DEUXIEME PARTIE

 

LES AMOURS DE Mlle ALDEE

 

XXI Où Fortune demande un miracle à Zerline XXII Où Fortune et Richelieu partagent en frères
XXIII Où Fortune fait passer M. de Richelieu pour un ivrogne XXIV Où Fortune prend le frais dans la forêt de Bretagne

 

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XXI Où Fortune demande un miracle à Zerline

 

Un quart d'heure s'était écoulé. Maître Raffé avait repris son siège, et Fortune se tenait toujours debout.

- J'étais un tout petit garçon en ce temps-là, dit le premier valet de chambre; comme tout cela nous vieillit ! Feu M. le duc a eu tort de ne pas te laisser quelque chose dans son testament, car son fils est la fleur des pois, il n'y a pas à dire non, mais il n'attache point ses chiens avec des saucisses. Voyons, mon enfant, quel rêve as-tu fait ? T'es-tu figuré que nous allions te donner de quoi rouler carrosse ?

- Oh ! dit Fortune bonnement; pas le moins du monde. Je vais à pied, tout au plus à cheval.

- Tu as jusqu'à sa voix ! fit observer Raffé; seulement un peu plus mâle, et cela ne nuit pas. Dis ce que tu veux.

- Pas grand-chose, allez, répliqua Fortune; j'ai pensé : mon frère ne me reconnaîtra pas...

- Chut ! interrompit Raffé : jamais ce mot-là mon frère !

- J'ai pensé encore, poursuivit Fortune : M. Raffé m'aimait bien autrefois...

- Pour cela c'est vrai.

- Et il avait bon cœur.

- Certes un cœur d'or; mais le temps passe et j'ai bien de la besogne. Dis ce que tu veux.

- Je voudrais simplement un habit; un habit complet par exemple !

- De moi ?

- Non, de mon frère.

- Chut ! fit encore Raffé.

- Vous comprenez, j'ai envie de paraître; l'habit fait le moine, quoi qu'en dise le proverbe, et il me semble que si j'étais galamment accoutré, je percerais mon trou tout comme un autre.

- Palsambleu ! mieux qu'un autre ! s'écria Raffé, et bien des gens, à ta place, demanderaient davantage.

- Moi, dit Fortune nettement, je ne demande que cela.

Raffé se leva et gagna une armoire située à l'autre bout de la chambre.

Il ouvrit l'armoire, qui était un portemanteau et contenait une demi-douzaine de vêtements complets.

- Viens ça, dit Raffé, qui était en vérité bon prince, regarde et choisis.

Fortune avait reconnu du premier coup d'œil, parmi les défroques, le costume que M. de Richelieu portait la veille, en quittant la petite maison de 1a Ville-l’Évêque.

- Je prends celui-ci, dit-il en le désignant.

- Eh bien ! mon fils Raymond, répliqua Raffé en riant, tu n'es pas maladroit. Il est frais comme une rose, et c'est ce matin que je l'ai apporté de Saint-Germain-en-Laye.

- Alors, je puis le prendre ? demanda Fortune.

- Tu peux le prendre, et grand bien te fasse.

Fortune décrocha le costume : pourpoint, veste et chausse; il en plia les diverses pièces sur un meuble et se mit à en faire un paquet.

- Je suis sûr, dit Raffé, que tout cela va t'aller comme un gant, quoique tu sois un peu plus vigoureusement musclé que M. le duc. Veux-tu que je lui demande avec cela deux ou trois cents pistoles pour t'aider à faire figure ?

- Non, répliqua Fortune, les habits me suffisent, et je vous dis grand merci, mon bon monsieur Raffé. Du reste, une bonne action est toujours récompensée : vous êtes attaché à votre maître, n'est-ce pas ?

- La belle question !

- Eh bien ! vous lui avez épargné ce matin deux grandissimes coups d'épée.

- Hein ! fit le valet de chambre, vous dites ?

- Je dis deux grandissimes coups d'épée : un de M. de Courtenay d'abord...

- Oh ! oh !s'écria Raffé, je le connais, celui-là !

- Et il n'y va pas de main morte ! ajouta Fortune en riant.

- Est-ce que tu sais l'histoire, petit coquin ?

- Oui, je sais l'histoire de la Bastille.

- Mais l'autre coup d'épée, demanda Raffé; qui l'aurait donné ?

- Moi, répondit Fortune.

- Comment ! toi ! s'écria Raffé indigné.

- C'eût été seulement, répliqua Fortune, à mon corps défendant, je vous l'affirme, car le souvenir du vieux duc me trotte toujours dans la mémoire : mais on a beau être sujet à ces accès de sensiblerie, quand un chien enragé rôde autour du logis, il faut l'assommer : n'est-ce pas votre sentiment, monsieur Raffé ?

Celui-ci revint s'asseoir à son bureau, et se remit à trier sa correspondance.

- Mon sentiment, répliqua-t-il en lorgnant Fortune du coin de l'œil, est que tu as de qui tenir, et que tu ne serais pas longtemps avant de perdre le respect.

A ce moment, Comtois annonça d'un ton ému :

- Trois dames ! toutes les trois pour M. le premier : la nièce du bailli, la petite de l'Opéra, et Mme la conseillère !

- Mon cher monsieur Raymond, dit-il, chacun a sa fierté, et nous vivons dans un drôle de temps. Vous voyez que le loisir me manque pour continuer cet entretien; je vous dis au revoir et vous souhaite bonne chance.

- Et moi, mon bon monsieur Raffé, répondit Fortune, je déclare, en vous quittant, que je reste votre obligé.

Ils se saluèrent mutuellement avec la plus irréprochable courtoisie, et Raffé ajouta :

-Comtois, fais sortir ce jeune homme par le grand escalier et arrange-toi de manière à ce qu'il ne rencontre pas ces dames.

Fortune reprit sa route par la rue Saint-Honoré. Il ne pesait pas une plume, et ceux qui le voyaient passer si joyeux, pouvaient croire qu'il venait de faire une rafle copieuse à la loterie Quincampoix.

Sans se détourner, cette fois, ni perdre une minute en chemin, il revint tout droit à l'Arsenal, dont les abords présentaient une animation inaccoutumée.

Il y avait des carrosses qui stationnaient sur le mail d'Henri IV ; des cavaliers allaient et venaient le long du quai des Célestins, et, chose singulière, deux ou trois groupes, entièrement composés d'exempts, regardaient tout ce mouvement d'un œil paisible.

A l'arrivée de Fortune, ce ne fut qu'un exempt de plus, car notre cavalier portait toujours cet honorable costume, quoiqu'il eût sous le bras la peau d'un duc.

I1 entra dans la cour où descendait l'escalier qui menait chez Zerline, et trouva encore des exempts dans cette cour.

Il y en avait jusque dans l'escalier.

- Un bonheur ne vient jamais seul, pensa-t-il en grimpant les escaliers quatre à quatre; quelque chose se prépare pour aujourd'hui même, c'est sûr, et au lieu du pauvre petit traquenard sur lequel je comptais, c'est dans un brave piège à loup que je vais prendre les deux jambes de M. le duc !

Comme il frappait à la porte de Zerline, le battant s'ouvrit, et il se trouva face à face avec un exempt.

Celui-ci se recula, un peu décontenancé, et murmura :

- Voilà un gaillard que je ne connais pas !

- Il est des nôtres, monsieur le comte, repartit vivement Zerline : c'est le cavalier Fortune, l'homme qui a rapporté les traités de Madrid.

- Ah ! peste ! fit celui qu'on appelait M. le, comte, un jeune homme adroit et courageux, à ce qu'il parait. MM. de Pont-Callec et de Goulaine, qui l'ont vu chez la Badin, lors de son arrivée, m'ont déjà parlé de lui. Mais Mme Delaunay m'avait dit que M. de Richelieu et lui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Mettez-vous un peu au jour, mon camarade, s'il vous plaît ?

Fortune se prêta de bonne grâce à cette fantaisie de M. le comte qui reprit, après l'avoir examiné :

- Il y a quelque chose, mais c'est plutôt une goutte de lait et une goutte de vin.

- Où est le lait ? demanda Zerline en riant.

- Vous me trahiriez auprès du duc, repartit M. le comte. Au revoir, jeune homme; faites bien votre devoir aujourd'hui, et demain vous aurez du foin dans vos hottes.

- Qui est celui-là ? demanda Fortune, quand M. le comte eut descendu la première volée de l'escalier.

- C'est M. de Laval, répliqua Zerline ; comme qui dirait l'Arlequin en chef de notre troupe. C'est lui qui doit conduire M. le régent et le conduire prisonnier en Espagne.

- La peste ! s'écria Fortune en se frottant les mains, et c'est aujourd'hui qu'il fera cela ?

- Aujourd'hui même. En êtes-vous, cavalier ?

Fortune prit un air contrarié.

- J'aurais bien voulu, dit-il, mais c'est impossible. Je suis une affaire qui peut mettre un million dans votre ménage.

Zerline ouvrit de grands yeux.

- Mauvais plaisant ! fit-elle.

- Je n'ai jamais parlé plus sérieusement, reprit Fortune; demain, vous vous éveillerez veuve ou millionnaire.

- Comment ! veuve ? s'écria Colombine.

Fortune lui raconta en quelques mots le marché que le trop généreux La Pistole avait conclu avec Chizac en faveur d'elle-même, Zerline, et les jumeaux à naître.

Zerline avait les larmes aux yeux, mais elle riait comme une folle.

- C'était mon oreiller ! s'écria-t-elle. A-t-il pris cela pour des jumeaux ? Je m'étais déguisée en mère Gigogne pour lui inspirer le respect. Ah ! cavalier ! de Paris à Rome, je défie bien qu'on trouve un garçon plus bête que lui ! Mais quel cœur, et comme il a de l'esprit à sa manière ! S'il était là... mais tenez, je vais vous embrasser à sa place.

Dans le paroxysme de son attendrissement, elle se jeta au cou de Fortune, qui dit :

- Seulement, arrêtez-vous là et ne me battez pas !

- Oh ! cavalier ! s'écria Zerline, en essuyant ses yeux, je vois bien que le monstre m'a calomniée. Si vous saviez que de misères il m'a faites ! C'est par sa faute que je suis la servante d'une servante... Mais nous n'avons pas le temps de causer beaucoup et on peut nous interrompre d'un instant à l'autre. Que voulez-vous de moi aujourd'hui ?

- Je veux d'abord qu'on ne vienne pas nous interrompre, répliqua Fortune, en poussant le verrou de la porte d'entrée; ensuite, je veux que vous vous surpassiez vous-même : il me faut tout bonnement un chef d’œuvre !

Ce disant, il jeta son paquet sur la table.

Zerline adroite et curieuse, le défit en un clin d'œil.

- Oh ! oh ! murmura-t-elle en interrogeant sa mémoire, je suis bien sûre d'avoir vu ces rubans quelque part. Il sont d'un goût parfait, et la nuance du frac ; attendez donc.

Elle se baissa rapidement, et approcha ses narines du velours, qu'elle flaira avec une sorte de gourmandise.

- Jésus-Maria ! s'écria-t-elle, c'est du Richelieu ! du vrai.

- Première qualité, acheva Fortune; futée comme vous l'êtes, ma commère, je parie que vous devinez !

- Non, répondit Zerline, je ne devine point. Dites.

- Eh bien ! reprit Fortune, puisqu'il faut vous mettre les points sur les i, tout le monde prétend que je ressemble à ce mauvais sujet de Richelieu...

- Comme une goutte de vin à une goutte de lait.

- Il ne s'agit donc que de changer le vin en lait pour rendre la ressemblance complète, et c'est précisément votre état, ma chère Zerline.

Celle-ci secoua la tête d'un air mutin.

- Il s'agit d'une baronne pour le moins ? interrogea-t-elle. D'une comtesse, peut-être ? D'une marquise ?

- Mieux que cela, répondit Fortune; il s'agit, ma foi ! d'une duchesse !

- Bravo ! s'écria Zerline, qui riait de tout son cœur. M. de Richelieu nous fait justement aujourd'hui l'école buissonnière. Il refuse, lui aussi, de se rendre à notre assignation, à cause de sa fameuse gageure, qui doit se vider ce soir.

Le front de Fortune s'était rembruni légèrement.

- Ce soir, répéta-t-il, c'est vrai. Mettons-nous donc, s'il vous plaît, en besogne. Cette fois ce n'est plus une ressemblance qu'il faut, car il s'agit de tromper des yeux exercés; nous aurons les propres habits de M. le duc, je vous demande un miracle : il faut que dans ces habits vous mettiez le duc lui-même !

- Asseyez-vous là, cavalier, dit Zerline piquée au jeu ; nous allons vous arranger tant et si bien que dans une demi-heure vous pourrez, si vous le voulez, escalader le fameux balcon de l'hôtel de Condé ou entrer au Palais-Royal par l'armoire aux confitures !

 

XXII Où Fortune et Richelieu partagent en frères

 

- Pour fabriquer un duc, commença Zerline en préparant son papier à papillotes, il faut d'abord un cavalier immobile et sage comme une image.

- Je ne bougerai pas, dit Fortune, je ne parlerai pas...

- Ah ! si fait ! interrompit-elle, parlez un petit peu, car ce sera long, et je ne peux pas causer toute seule.

Elle s'était emparée déjà des cheveux de Fortune, et les maniait avec un art infini.

- Il y a la barbe, dit Fortune ; j'aurais dû me faire raser avant de venir ici.

Zerline, qui avait fini de mettre les papillotes, entra dans le cabinet de toilette et en ressortit avec un plat à barbe où le savon moussait déjà.

- Grâce à Dieu, dit-elle, nous sommes assez bien montés et je sais faire tout ce qui concerne l'état.

Fortune, barbifié, se lavait le visage à grande eau.

- Maintenant, reprit Zerline, immobilité absolue nous entamons l’œuvre d'art.

Elle rangea sur la tablette ses godets avec ses pinceaux :

- Je vous plante une petite ride au coin droit de la bouche, parce que M. de Richelieu rit toujours plus blanc de ce côté ! Mais ce sont les fossettes qui vont être difficiles à faire !

« Jetez un coup d’œil à la glace, s'il vous plaît, dit-elle au bout d'un instant.

Fortune se regarda et laissa échapper un cri d'admiration.

- Corbac ! fit-il, quel joli poupard ! Est-ce que c'est moi, ce bonhomme en sucre ? Si j'étais femme, j'aurais envie d'en manger.

- Sérieusement, demanda Mme La Pistole, insatiable d'encens comme tous les grands artistes, comment vous trouvez-vous ?

- C'est-à-dire, répliqua Fortune, que j'ai envie de me donner à moi-même une volée de coups de canne, tant l'illusion est complète !

Encore n'êtes-vous point coiffé, dit Zerline enchantée, ni habillé, ni retouché, car il faut diminuer un peu vos sourcils, éclaircir notablement la nuance de vos cheveux et donner le vernis général.

Ses doigts de fée arrachèrent les papillotes en un tour de main.

- Et coiffé à miracle ! s'écria Fortune.

- Maintenant, il faut passer dans le cabinet pour changer d'habits.

Fortune, ayant passé le seuil du cabinet, repoussa la porte et opéra vivement le troc entre son costume d'exempt et la dépouille de M. le duc.

Elle remit aux mains de notre cavalier une canne à pomme d'or, car il y avait de tout dans son magasin.

On trouva un chapeau fort sortable. On était en train de chercher un manteau lorsque, sur le carré, une voix sucrée se fit entendre, disant :

- Coquin, ne pouvais-tu me conduire jusqu'en haut ? me voilà entre deux portes et je ne sais laquelle est celle de cette soubrette !...

A écouter cette voix, Fortune et Zerline restèrent immobiles, comme s'ils eussent été changés en statues.

Ils se regardèrent, puis tous deux partirent en même temps d'un irrésistible éclat de rire.

- On va pouvoir comparer ! murmura Zerline, qui était la vaillance même et ne s'étonnait jamais de rien ; rabattez votre chapeau, relevez votre manteau.

Fortune n'eut que le temps d'obéir; le bout d'une canne heurta la porte au dehors.

- Entrez ! dit Zerline qui avait tiré le verrou.

La porte s'ouvrit et une seconde épreuve de Fortune, grimé en Richelieu, parut sur le seuil.

C'était M. de Richelieu en personne.

Et Zerline avait raison : Fortune était un peu plus Richelieu que lui.

M. le duc promena l'impertinence suprême de son regard tout autour de la chambre.

- Ah ! ah ! petite, dit-il, vous n'êtes pas seule ?

Zerline mit ses mains au-devant de ses yeux, comme pour parer à un éblouissement.

- Je serai seule dès que monseigneur le voudra, répondit-elle.

- Ah ! ah ! tu me connais ? fit encore le duc. Eh bien ! sois seule, mignonne.

Zerline prit aussitôt la main de Fortune, qui se laissa faire docilement, et le conduisit vers la porte.

Le duc se rangea et dessina une moitié de salut, car il était gentilhomme, après tout, et ne pouvait oublier complètement la courtoisie.

- Mon cher monsieur, dit-il en pirouettant sur les talons, je suis désolé de vous déranger, mais jugez qu'il s'agit d'une affaire majeure ! Pour venir ici, j'ai fait faux bond à Mme de Tencin et perdu ainsi l'occasion de mortifier cruellement ce coquin de Dubois.

Sur le carré, Zerline dit à Fortune :

- Mme de Tencin n'est que marquise.

- On peut voir, après la duchesse ! repartit Fortune.

- Surtout, n'abusez pas des secrets que je vous ai confiés, recommanda l'ancienne Colombine.

Elle rentra toute rose d'émotion et de curiosité.

- J'attends les ordres de M. le duc, dit-elle.

- Petite, répondit le duc, ta réputation est venue jusqu'à moi ; tu passes pour déguiser les gens à merveille. Je suis embarqué dans une aventure qui n'a pas le sens commun ; cherche-moi un travestissement sous lequel personne ne puisse me reconnaître.

Il posa sans bruit sur la table une bourse brodée de perles et très convenablement garnie.

Zerline fit semblant de réfléchir, et dit en contenant à grand-peine l'envie de rire qu'elle avait :

- Si monseigneur se déguisait en exempt !

- Le diable, en effet, n'irait pas me chercher là-dessous, répliqua Richelieu. Tu es une friponne de génie. Mais, dis-moi, as-tu tout ce qu'il faut ?

- Tout ce qu'il faut, repartit Zerline en s'élançant dans le cabinet.

Elle disparut un instant, puis revint avec l'uniforme complet que venait de dépouiller Fortune.

Le duc s'assit dans le fauteuil encore chaud de notre cavalier, et dit, en se livrant aux soins de la soubrette :

- Enlaidis-moi tant que tu pourras, ma bonne ; je te donne carte blanche. En somme, il doit être plus facile de faire un exempt avec le duc de Richelieu que de faire un duc de Richelieu avec un exempt ?

- Quant à cela, Monseigneur, répondit Zerline en plantant le peigne dans ses cheveux et en riant de bon cœur, il ne faut pas demander l'impossible. Pour faire le duc de Richelieu, il a fallu l'amour, les grâces et les fées !

 

XXIII Où Fortune fait passer M. de Richelieu pour un ivrogne

 

Fortune, nous n'avons pas besoin de le dire au lecteur, suivait désormais une idée et entamait l'exécution de son fameux plan.

Seulement, pour une partie de ce plan qui n'était pas la moins importante, il avait compté sur maître Bertrand, l'inspecteur de police, et maître Bertrand lui manquait.

D'autre part, le temps pressait.

Si Fortune n'eût point rencontré M. le duc de Richelieu chez Zerline, peut-être se fût-il ingénié autrement, mais cette rencontre lui donna beaucoup à réfléchir et changea tout un acte de sa comédie.

II avait promis au hasard peut-être, de souffler une duchesse à M. de Richelieu : ce n'était ici descendre que d'un cran ; Mme de Tencin était marquise.

- Le diable, pensait notre cavalier en longeant la rue Saint-Antoine à la recherche d'un loueur de carrosses, le diable c'est que ce misérable Adonis est sombre comme Caton ! Pour commettre certaines indiscrétions, même auprès d'une femme, quand une femme tient de si près à Dubois, roi des mouches, il faut avoir une pointe de vin, et chacun s'accorde à dire que le Richelieu ne se grise jamais.

Il s'arrêta en face de l'église Saint-Paul, devant une cour, d'aspect villageois, au fond de laquelle on voyait tout un peuple de poules et de canards. La boue de cette cour était souillée par une demi-douzaine de porcs qui semblaient là dans le paradis.

Fortune prit par le bras un courtaud de boutique qui passait et lui dit :

- Mon ami, vous voyez que je ne peux mettre mes chaussures dans cette fange, allez dire au palefrenier, là-bas, qu'il fasse atteler un carrosse, et vite ! je n'aime pas attendre.

Le courtaud le regarda, rougit, et se précipita à pleine course dans la cour boueuse.

Il revint au bout de cinq minutes, précédant un carrosse attelé de deux bons chevaux, et aida Fortune à y monter en disant :

- A votre service, Monsieur le duc !

- Dis au cocher, mon ami, reprit Fortune, qu'il me conduise à l'hôtel de Tencin, et qu'il galope !

Il referma en même temps la portière sur le courtaud ébloui qui pensait :

- Pas même un grand merci ! il est comme cela, ce duc de Richelieu ! C'est égal, je l'ai vu de près, et je ne donnerais pas ma soirée pour une pièce de quinze sous !

Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin, sœur de l'abbé du même nom qui devait être cardinal, ancienne religieuse au couvent de Montfleury, puis chanoinesse de Neufville, n'était plus alors de la première jeunesse et comptait pour le moins trente-six ans.

Dans son salon, autour du sofa recouvert d'édredon où elle reposait, mollement étendue, cinq ou six graves fauteuils étaient rangés.

Il y avait d'abord l'abbé de Tencin, aussi doux que sa sœur, aussi obligeant et presque aussi joli ; il y avait ensuite l'abbé Dubois, cette bête noire des romanciers et des dramaturges, qui tend aujourd'hui à se relever un peu dans l'opinion par les recherches plus sérieuses de la nouvelle école historique. Law de Laurisson, à qui on peut donner une note pareille, M. Leblanc et le marquis Voyer d'Argenson, dont les mémoires récemment publiés semblent faire un assez honnête homme.

M. de Machault, lieutenant général de police, assis auprès de la fenêtre, car le jour allait déjà baissant, compulsait un volumineux dossier.

Un valet entra et annonça :

- M. le duc de Richelieu.

Cela produisit un certain mouvement dans le salon. Mme de Tencin quitta sa posture indolente et se leva, Dubois fit de même.

- Cette démarche, dit M. d'Argenson, est à la décharge du jeune duc : on ne rend pas ses visite aux dames à l'heure d'un coup de main politique.

- Lisez Cujas, Monsieur le marquis, répliqua Dubois, et la page qu'il consacra au mot latin alibi, vous comprendrez l'intérêt que peut avoir M. de Richelieu pour faire, en un pareil instant, ses visites aux dames.

- Vous permettez, Messieurs ? dit la belle chanoinesse en traversant le salon de son pas gracieux et léger.

- Messieurs, ajouta Dubois qui gagna lourdement une autre porte, vous permettez ?

Et ils sortirent tous deux.

M. de Machault murmura en reprenant sa lecture :

- L'abbé peut être un grand ministre, mais quel dommage de ne pas l'avoir fait inspecteur de police !

Selon l'ordre donné longtemps à l'avance, on avait introduit M. le duc de Richelieu dans le boudoir de la marquise: Celle-ci le trouva déjà assis sur l'ottomane et ne fut point étonnée de ce fait que M. le duc ne prît pas la peine de se lever pour la recevoir.

- Venez ça, chère belle, dit-il, et dépêchons de causer, car je suis l'homme le plus pressé du monde.

A quelques pas de là, un bruit presque imperceptible se fit derrière une porte vitrée qui s'ouvrait sur un cabinet noir.

- Le maladroit ! pensa la chanoinesse, i1 ne peut jamais entrer là sans s'accrocher à quelque meuble !

Elle parlait de l'abbé Dubois qui, paraîtrait-il, ne prenait pas pour la première fois possession de cet observatoire.

M. le duc de Richelieu n'avait point donné attention au bruit; du moins, dans toute sa personne, rien n'indiquait l'ombre de la défiance.

- Pourquoi donc sommes-nous si pressé, cher duc ? demanda la chanoinesse en s'asseyant près de lui. Comme je vous remercie d'être venu !

Richelieu lui baisa les deux mains et jeta ensuite son bras autour de sa taille.

Mme de Tencin eut comme un mouvement de surprise.

- Tiens ! tiens ! fit-elle.

Et notre ami Fortune rougit sous sa peinture, car c'était un fin matois et il se disait :

- Je ne peux pourtant pas savoir comment s'y prend ce coquin de duc !

- Vous êtes tout singulier, aujourd'hui, murmura Mme de Tencin.

- Ce Cadillac, répondit Fortune, m'a fait boire du vin de Sicile, et le verre à la main, vous savez, chère belle, que je suis pitoyable.

La chanoinesse le regarda longuement.

- C'est pourtant bien vous ! pensa-t-elle tout haut.

Fortune se prit à rire.

- Voilà ce que c'est, dit-il, que d'avoir une pauvre petite vertu par hasard ! Quand j'ai bu un demi-flacon de vin de Sicile, mes meilleurs amis ne me reconnaissent plus.

Dans le cabinet noir, Dubois écoutait et se disait en mordant le bout de ses doigts :

- Je vous demande un peu si ne voilà point une conversation ridicule ! ne va-t-elle point enfin le laisser parler un peu d'affaires ?

En ce moment Richelieu reprenait :

- Où en étions-nous ? ah ! je vous disais que j'avais de la besogne par-dessus la tête, et, en vérité, chère belle, il faut que vous me protégiez contre cet éhonté drôle l'abbé Dubois, votre ami de cœur.

- Voilà du vrai Richelieu ! dit en riant Mme de Tencin.

- Va toujours ! pensait Dubois dans son trou.

- Je me déplais horriblement à Saint-Germain, continua le duc, et, les voyages me volent le meilleur de mon temps. Que voulez-vous que fasse un malheureux obligé d'être quatre heures par jour en carrosse, sans compter les courses dans Paris ? En outre voici déjà quelques-unes de ces dames qui ont été s'établir à Saint-Germain, de sorte que je suis tiraillé, écartelé...

- Roué vif, en un mot ! interrompit la chanoinesse, et, je vous prie de croire, mon cher duc, que votre sort malheureux m'inspire une sincère pitié.

- Les bavards ! oh ! les bavards ! pensait Dubois. dans son trou.

Il fit un mouvement d'impatience qui dérangea une chaise et Mme de Tencin eut un accès de toux.

- Il faudra soigner ce rhume, belle dame, lui dit affectueusement M. de Richelieu. S'il vous plaisait de faire la paix entre ce fieffé maraud et moi j'irais jusqu'à consentir à souper avec lui et à ne lui point dire trop ouvertement que je le regarde comme le dernier des bellâtres.

Il se leva en sursaut parce que la pendule sonnait dans le salon voisin.

- Déjà six heures ! s'écria-t-il. Vertudieu ! quand je vous disais que nous n'aurions pas le temps de causer ! Il faut que je vous quitte, belle dame, la traite est longue jusqu'à l'endroit où je vais.

- Et peut-on savoir ?... demanda Mme de Tencin.

- Le secret le plus absolu, répondit Fortune sentencieusement, est le point de départ de ces sortes d'affaires. Vous pouvez bien travailler pour moi, allez ! qui sait si dans peu de jours je ne serai pas à même de vous rendre la pareille ? En ce monde, tout est heur et malheur, et quand nous aurons fait mourir sous le bâton cette abjecte créature, l'abbé Dubois...

« Mais j'en ai déjà trop dit, s'interrompit-il, et au diable le vin de Sicile !

Son regard glissa vers le cabinet où, pour la troisième fois, un bruit léger venait de se faire entendre.

Puis il baisa la main de la marquise et sortit en disant :

- Qui vivra verra. Demain vous comprendrez pourquoi je me suis montré si discret malgré le demi-flacon de M. de Cadillac.

 

XXIV Où Fortune prend le frais dans la forêt de Bretagne

 

Fortune se frottait les mains en descendant l'escalier de l'hôtel de Tencin ; il se disait :

- Le Dubois était dans le cabinet ! il a mordu à l'hameçon et l'affaire de M. le duc est aux trois quarts faite. Seulement, mon rôle est plus épineux que je le croyais. La mule du pape ! cette jolie échappée de couvent a été deux ou trois fois sur le point de percer à jour ! Il va falloir jouer serré à l'Arsenal, et la prudence veut qu'on y avale encore mon demi-flacon de vin de Sicile.

Comme il passait la porte cochère, il vit des ombres se glisser le long de la muraille.

- Bravo ! pensa-t-il, la meute est déjà découplée ! détalons ! je me charge désormais de mener la chasse jusqu'à la petite maison de la Ville-l'Evêque.

L'ami, dit-il au cocher en montant dans le carrosse, tu vas me conduire au mail d'Henri IV. Veille bien en chemin, et si tu découvrais quelque figure suspecte, aie le soin de me prévenir.

Le cocher protesta de son zèle, mais il riait dans sa barbe : les ombres avaient déjà causé avec lui.

Après le départ de Fortune, la chanoinesse avait hésité, pendant la moitié d'une minute, puis elle s'était élancée sur ses pas en pensant :

- Le malheureux va se perdre !

- Duc ! s'écria-t-elle au haut de l'escalier, car Fortune n'avait pas encore descendu les dernières marches, au nom du ciel, prenez garde ! n'allez pas ce soir à l'Arsenal !

Fortune n'entendit pas sans doute, car la porte cochère se referma bruyamment pendant que la chanoinesse parlait encore.

Mais un autre avait entendu. Dubois enfila derrière elle une demi-douzaine de ces jurons gras et dodus qui rendaient sa conversation si accentuée.

- Est-ce que tu veux finir aux Madelonnettes, toi, la belle ! dit-il dans un furieux accès de colère. Jour de Dieu ! à l'heure où tu cesseras d'être un instrument docile, tu ne pèseras pas une once !

Il s'arrêta étouffé par un hoquet.

Certes, bien qu'il ne s'en vantât point, comme le faux duc de Richelieu, il avait dans l'estomac plus d'un demi-flacon de vin de Sicile ou autre.

Mme de Tencin se redressa et le regarda de son haut.

- Bien, bien, mignonne, fit-il, méprise-moi si tu veux, appelle-moi maraud comme le commun des imbéciles, mais ne me trahis pas, je te le conseille, ou, par la Mort-Dieu ! tu la danseras.

- Et qui songe à vous trahir, ingrat ! dit la chanoinesse reprenant son ton doucereux, je crains toujours que vous ne vous fassiez de trop puissants ennemis.

- Tu es coquine comme un ange ! répliqua Dubois soudainement apaisé. Puisque tu ne songes qu'à moi, trésor, et à mes intérêts, je vais te rassurer d'une seule parole : ce bichon des dames, ce caniche à l'eau de rose a déjà le lacet autour du cou. J'ai lâché à ses trousses une demi-douzaine de bons garçons qui vont le suivre jusqu'à l'Arsenal. L'homme qui les conduit est passé maître à cette sorte de pêche. Il va lui tendre la nasse et le laissera s'empêtrer jusqu'au fond du filet. J'ai donné l'ordre de mitonner la haute trahison; cette fois l'amour-perruquier pourrira à la Bastille.

La chanoinesse ne put retenir un gros soupir.

- Je te donne ce bénéfice que tu m'as demandé pour ton gourmand de frère, reprit Dubois, et tu peux envoyer prendre cinq cents louis à la cassette demain matin. Es-tu un peu consolée ?

- Guillaume, dit la chanoinesse attendrie, vous êtes le plus généreux des mortels !

Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous et les meilleurs amis du monde, dans le salon où MM. d'Argenson, Leblanc, de Machault, Law et d'autres les attendaient.

Là, Dubois, redevenu administrateur et ministre, dicta au lieutenant général de police une série d'ordres précis et nets qui devaient parer à tous événements, au cas où les chevaliers de la Mouche-à-Miel viendraient jusqu'à l'Opéra ce soir.

Le carrosse de Fortune s'arrêtait cependant sous les grands peupliers du mail d'Henri IV.

Fortune ordonna au cocher de l'attendre et ne quitta point le carrosse sans s'être bien assuré de n'avoir pas perdu ses ombres. Elles étaient là, cachées derrière les peupliers, il put voir qu'il avait affaire à cinq ou six exempts, solides et bien découplés.

- Voici de quoi remplacer le pauvre Bertrand ! se dit-il.

L'image des blondins en deuil passa devant ses yeux et lui mit un peu de mélancolie dans le cœur.

Au moment d'entrer à l'Arsenal il hésita, non parce qu'il eût peur de n'être point introduit, mais parce qu 'i1 songeait à ses ombres et qu'il se demandait :

- Comment diable mes gaillards vont-ils faire pour me suivre ? J'ai été les chercher assez loin pour ne pas m'exposer à les perdre !

Pendant qu'il se consultait ainsi, une des ombres continua de marcher et le dépassa.

- Corbac ! pensa Fortune, n'allez pas faire de maladresse ! ce n'est point ici qu'il me faut attaquer, mes braves !

L'exempt, revenant sur ses pas, lui fit un grand salut et dit à voix basse :

- Monseigneur aurait-il ignoré le mot qui donne accès dans la forêt ?

Fortune se redressa bien haut et répliqua :

- Qui êtes-vous, l'ami ? je ne vous connais pas.

- J'ai l'honneur d'être, répondit l'ombre, un des vingt-deux colonels chargés d'appuyer la chasse aux flambeaux. Si vous daignez vous présenter à la porte du Serment, on vous dira Espoir, vous répondrez :

- Espagne, parbleu ! interrompit Fortune. Je sais cela aussi bien que vous.

Le vingt-deuxième colonel salua et s'écarta. Fortune pensait en gagnant la porte du Serment, ainsi baptisée pour la solennité de ce soir :

- La mule du pape ! ceux-là en savent bien long. Est-ce que l'abbé Dubois et moi nous avons la berlue ? au lieu de mouches m'aurait-il donné des conspirateurs ?

Il échangea le mot d'ordre avec deux sentinelles déguisées en druides, comme il convient à des gens qui gardent la forêt de Bretagne, et entra.

Un regard glissé derrière l'assura que ses ombres entraient également.

Il pouvait être sept heures du soir. Des guirlandes de lampions éclairaient la petite pelouse, surabondamment garnie de statues, qui faisait face au perron de l'Arsenal. Les deux petits jets d'eau lançaient de maigres filets d'écume, et la façade lourde du vieux palais de Sully regardait par ses hautes fenêtres illuminées un spectacle à la fois gracieux et comique.

C'était le ballet des exempts qui se dansait sur l'herbe au son des violons de Rameau.

Mme Delaunay, la muse indigente et laborieuse, avait ouvert la fête, comme de raison, en récitant sous un costume mythologique, quelques stances charmantes. Elle était là pour tout faire même les vers, et six mois plus tard, quand elle sortit de la Bastille, Mme du Maine ne lui envoya que des compliments aigres-doux.

Plusieurs bons esprits, anciens et modernes, professent, par rapport au cœur des princes, la même opinion que notre ami Fortune.

Après la cantate était venu le ballet. On changea d’œuvre, mais l'auteur était toujours le même, et quand on songe que cette pauvre Delaunay dansait, voyageait, conspirait et faisait en même temps la chasse aux maris, personne assurément ne l'accusera d'avoir été une demoiselle de loisirs.

L'originalité du ballet nouveau consistait en ce fait que toutes les danseuses gardaient leur costume de cour, tandis que tous les danseurs étaient accoutrés en exempts.

L'idée était de la sœur d'Apollon. A l'estime de M. de Malézieux, le père, ainsi que selon l'opinion de l'abbé Le Camus, de l'abbé de Chaulieu et autres critiques compétents, l'idée était d'autant plus ingénieuse qu'elle expliquait tout naturellement la présence d'un si grand nombre d'exempts, réunis au même endroit.

M. le Prince de Conti avait dit, en parlant de son cousin le régent, de Dubois, de Leblanc, de d'Argenson et autres

- La congrégation de la bedaine n'y verra que du feu et nous les tenons !

Par le fait, l'Arsenal semblait être en hausse aujourd'hui, et jamais on n'y avait vu plus noble réunion.

Fortune avait son loup sur le visage comme la plupart de ceux qui n'étaient point en scène, et suivait tranquillement les allées du jardin où beaucoup de personnages semblaient, à son exemple, rechercher l'incognito. Il écoutait, il regardait, il constatait avec satisfaction que ses ombres ne le perdaient pas un seul instant de vue.

Les beaux noms se croisaient autour de lui, chuchotés par les passants. Il serait inexact d'affirmer que tout ce monde fût dans le secret de l'expédition projetée, mais quelque chose planait dans l'air ; on s'attendait à une prochaine péripétie, et personne n'eût versé des larmes bien amères sur le malheureux sort de Philippe d'Orléans, prisonnier des Espagnols.

- Voici M. de Brancas ! les roués eux-mêmes abandonnent le régent.

- Le prince de Cellamarre est à son poste.

- Mme de Polignac cause là-bas avec le comte de Toulouse.

- Voici Praslin ! voici Chevreuse !

- Voici la belle Courcillon avec sa mère, Mme la marquise de Pompadour !

- Et le bataillon des Bretons, Montlouis, Du Couédic Kéranguen !

- On a vu le chancelier d'Aguesseau !

- On a vu le duc de Richelieu !

Fortune tressaillit à ce dernier mot, prononcé tout contre son oreille.

Le nom du régent lui-même n'aurait pas produit un plus foudroyant effet dans l'assemblée.

Ce nom de Richelieu se répandit de proche en proche, comme si on eût mis le feu à une tramée de poudre.

- Il vient avec la belle Badin, disaient les uns.

- Et vous savez, ajoutait-on, que cette belle Badin va hériter de toute la fortune de Chizac-le-Riche !

- Il arrive avec la duchesse, disaient les autres.

- On lui a assuré dans le traité un joli petit royaume indépendant...

- Qui sera le plus riche du monde si chaque cotillon paye seulement dix louis d'entrée à la frontière !

Les derniers accords du ballet vibraient sous les arbres ; un mouvement se fit dans la foule vivement éclairée qui grouillait sur la pelouse, et une sorte de cortège descendit lentement la grande allée conduisant aux parties les plus sombres du jardin.

La tête du cortège était tenue par une petite femme de tournure assez disgracieuse qui ne portait pas bien son costume d'impératrice romaine. Elle donnait la main à une sorte de colosse, habillé en grand prêtre de la religion celtique, qui tenait entre ses doigts une serpe d'or et portait au cou un collier tout composé d'abeilles.

Derrière ce couple magnifique mais dépareillé, venait à cheval Polymnie, la muse de la Rhétorique.

Cette malheureuse Delaunay eût gagné ses gages amplement rien qu'à changer de costumes !

Elle était suivie par les autres muses, ses huit sœurs, que menait un blond dadais d'Apollon musagète.

- Voici, dit-elle de sa voix harmonieuse, et peut-être le dit-elle en vers : « Voici l'union symbolique de la civilisation et de la nature ! le prince des druides conduit l'impératrice d'Occident au fond de la forêt celtique où va se consommer la mystérieuse alliance ! »

La procession fit en somme grand effet, et plus d'un cœur romanesque battit à la pensée des événements mémorables qui allaient s'accomplir.

Fortune regardait de tous ses yeux et s'amusait comme au spectacle. Il avait même un peu oublié son plan, lorsqu'il se sentit toucher le bras.

L'ombre qui lui avait parlé au dehors, dit tout bas bien respectueusement à son oreille :

- Monseigneur, voici et une dame qui vous a reconnu, c'est bien sûr, et un jeune seigneur qui vous reluque d'un œil mauvais !

Fortune suivit tour à tour les deux gestes de l'exempt et vit d'abord Thérèse Badin, splendide sous ses habits de deuil, puis René Briand, tout blême, dont les yeux brûlaient à travers les trous de son demi-masque.

 

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