Présentation: Ce texte de l'écrivain et intellectuel turc Ahmet Altan est un magnifique témoignage de l'attachement que l'on peut ressentir pour l'univers imaginé par Michel Zévaco - et plus généralement pour les univers romanesques de la littérature populaire. Il offre également un exemple parmi mille de l'intérêt du public turc pour l'oeuvre de l'écrivain des Pardaillan, dont la France ne redécouvre que depuis peu le charme grâce aux éditions Bouquins.
Ahmet Altan est une des grandes figures intellectuelles turques. Écrivain et journaliste, connu pour ses prises de position en faveur de la démocratisation de son pays, il est l'auteur de Comme une blessure de sabre, publié aux éditions Actes Sud. Ces réflexions sur l'oeuvre du socialiste Michel Zévaco donnent un éclairage passionnant sur ses propres combats.
Merci à Umur Daybelge pour avoir bien voulu me proposer ce texte dans une version traduite en anglais.
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Pardaillan amoureux. |
Il existe deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Pardaillan et ceux qui ne l’ont pas lu. Ceux qui ont lu Les Pardaillan appartiennent à une société secrète, avec des signes distinctifs, un langage et des goûts particuliers. Il vivent en exil et tentent toujours de retrouver leurs semblables parmi la foule de ceux qui n’ont pas lu Les Pardaillan.
Le Pardaillaniste a deux caractéristiques: la première transparaît dans sa relation aux livres; c'est une relation sensuelle, pour ne pas dire sexuelle. Il prend doucement un livre dans ses mains, en respire le parfum et, lorsqu’il le lit, il le caresse et s’imprègne de l’incomparable joie de la lecture, trouvant dans chaque mot, dans chaque phrase, des plaisirs renouvelés.
La seconde caractéristique, qu’il n’avoue jamais aux étrangers, est secrète ! Chaque Pardaillaniste rêve de posséder un large chapeau doté d’une longue plume qui touche le sol lorsqu’il salue d’une profonde révérence. Il rêve de sentir cette plume toucher son épaule lorsqu’il remet son chapeau sur la tête, et de la voir flotter au vent. En réalité, pour lui, le chapeau à plume est un mode de vie.
La victoire de Pardaillan. |
Lorsqu’un enfant se lance avec Les Pardaillan dans l’aventure de la lecture, il ne pourra jamais plus y échapper. Ayant découvert l’incroyable plaisir qu’on peut trouver dans la lecture, il recherche toujours davantage de livres. Faisant voler les plumes de son chapeau imaginaire, il court héroïquement d’une page à l’autre, d’un livre à l’autre. Il a compris que les livres sont plus précieux que l’existence. L’existence est un rêve, une illusion, une fiction. L’enfant ne rencontre pas de Pardaillan dans la vie. Mais un tel homme existe dans les livres !
L’aventure débute avec Les Pardaillan, mais elle continue peut-être avec Lermontov : on admire Pechorine ! Puis, Dostoïevski, Tolstoï, Balzac, et d’autres livres encore. Un Pardaillaniste ne lit pas dans le but d’apprendre quelque chose. Pour lui, les livres représentent un enchantement que rien d’autre ne peut lui offrir. Il lit pour le plaisir. Et une telle lecture s’apparente à une relation amoureuse.
Pardaillan est un compagnon de voyage pour le jeune lecteur esseulé. C’est comme un chapeau magique qui peut transformer l’enfant désemparé, perdu dans un monde plein de dangers, de menaces et de punitions, en héros surpuissant. Tous les enfants sont des héros, mais des héros qui ont peur de tout et de tout le monde. A ces enfants, Pardaillan montre le chemin de la bravoure. Il prend par la main le jeune lecteur et lui apprend à devenir un héros. Pardaillan devient un brillant exemple pour ses rêves héroïques. Il l’exhorte à ne pas devenir un menteur, un traître ou une canaille.
Les millions de Pardaillan. |
Puis le jeune lecteur vieillit. Certes, on trouvera aussi des canailles parmi ces Pardaillanistes plus âgés ; mais ceux-ci regretteront d’être devenus ainsi. Je sais que l’idée d’une canaille regrettant ce qu’elle est devenue n’a pas grande importance. Mais les pardaillanistes ont appris auparavant à aimer des choses sans importance !
Il existe deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Pardaillans et ceux qui ne l’ont pas lu. Chaque Pardaillaniste souffre de ne pas être un Pardaillan. Et il erre souvent, avec son chapeau à plume imaginaire, parmi les rayonnages d’un bouquiniste. Il est facile de le reconnaître au sourire mélancolique qui flotte sur ses lèvres et à son chapeau imaginaire.