LA MAISON DU LOUP

CHAPITRE III

LA ROUTE DE PARIS

 

 

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Le soleil ne se montrait pas encore au-dessus des collines, quand nous nous arrêtâmes tous trois, suivis d'un seul valet, à l'extrémité de la vallée pour jeter un dernier regard sur Caylus, sur la petite ville grise, massée à l'entour et sur les tours qui la dominaient. Nous laissâmes nos chevaux monter à l'aise. Nous étions un peu pensifs, je crois; les temps étaient durs et notre but sérieux, mais la jeunesse et une belle aurore sont des adversaires redoutables pour la tristesse et une fois sur le plateau, nous trottâmes gaiement, tantôt traversant de vastes clairières dans la forêt de chênes où les arbres s'inclinaient tous du même côté, tantôt sur des landes nues et balayées par le vent; ou bien redescendant au fond de quelque défilé crayeux, où le ruisseau babillait à travers de hautes fougères et quelque ferme se blottissait au milieu des vergers.

Après quatre heures de chevauchée, Cahors nous apparut au-dessous de nous, dans un détour de la rivière. Après avoir franchi au galop de chasse, le pont de Vallandré qui traverse le Lot, nous nous rendîmes sur la place à l'hôtellerie de notre oncle. Nous ordonnâmes le déjeuner, en annonçant avec orgueil que nous allions à Paris.

Notre hôte leva les mains au ciel et s'écria d'un ton de regret :

- Quel dommage! Si vous étiez arrivés hier, vous auriez pu voyager avec le Vidame de Bezers. Vous n'êtes qu'une petite bande, soit dit sans offenser vos seigneuries et les chemins ne sont pas trop sûrs!

- Mais le Vidame n'avait qu'une demi-douzaine d'hommes à sa suite, répondis-je négligemment, en jetant une botte au loin.

Notre hôte branla la tête et dit d'un air entendu :

- Ah ! monsieur, le Vidame connaît le monde. Ce n'est pas lui qui se laisserait surprendre! Un de ses hommes m'a dit tout bas que vingt braves garçons le rejoindraient à Châteauroux. On dit que les guerres sont finies, mais… et le bonhomme leva les épaules, avec un regard expressif, vers de beaux jambons suspendus dans sa cheminée et ajouta vivement : Au reste vos seigneuries en savent plus long que moi; je suis un pauvre homme et je ne désire que vivre en paix avec mes voisins, qu'ils aillent à la messe ou au prêche.

Ce sentiment était alors si commun et si sincèrement exprimé par tous les gens bien posés à la ville ou dans la campagne, que nous ne nous arrêtâmes pas pour y répondre; mais après avoir reçu du digne homme un billet grâce auquel on nous fournirait des chevaux frais à Limoges, nous reprîmes notre chemin, le corps reposé et l'esprit très occupé.

Vingt-cinq hommes, c'était plus que même un personnage comme Bezers, dont les ennemis étaient nombreux, n'emmenait en voyage à cette époque, à moins qu'il n'escortât des dames. Ce. renfort que s’était assuré le Vidame, autorisait à soupçonner un projet plus vaste que celui attribué par nous à Bezers. Toutefois nous ne pouvions rien deviner, car il avait dû appeler ses hommes avant d'avoir appris les fiançailles de Catherine. Ou bien sa jalousie avait été éveillée plus tôt, ou bien son attaque annoncée contre Pavannes, n'était qu'un épisode dans un complot plus important. Dans l'un ou l'autre cas notre entreprise n'en était que plus urgente, mais non plus assurée de succès.

Les spectacles variés de la route nous empêchaient néanmoins de trop nous absorber dans nos inquiétudes. Nos yeux étaient jeunes et tout nous plaisait, qu'il s'agît d'une jolie bohémienne, de deux musiciens de Valence (ils s'appelaient encore « jongleurs » et chantaient le dialecte de Provence), d'un marchand de chevaux normand avec sa longue file d'animaux attachés tête à queue, du Puy de Dôme dominant à l'est les montagnes d'Auvergne, ou de quelque soldat en haillons, blessé dans les guerres où il s'était battu tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon sa fantaisie.

Cependant nous ne perdions jamais de vue notre mission. Nous ne nous levions jamais le matin, trop souvent roides et endoloris, sans penser : « Aujourd'hui ou demain, ou le jour suivant, selon qu'il adviendra, nous arrangerons tout pour Kit! »

Pour Kit! Ce fut peut-être le plus pur enthousiasme de notre vie, le but le moins égoïste que nous devions poursuivre. Pour Kit!

Nous rencontrions peu de voyageurs de haut rang, sur notre chemin. La moitié de la noblesse française était encore à Paris pour les fêtes célébrées en l'honneur du mariage royal. Quand nous avions besoin de chevaux, nous les trouvions sans difficulté, et quoiqu'on nous eût beaucoup parlé des dangers de la route, infestée, disait-on, de soldats débandés, nous ne fûmes ni inquiétés, ni arrêtés une seule fois.

Je n'ai pas l'intention de raconter tous les incidents de mon premier voyage, bien que mon souvenir s'y arrête avec plaisir, ou de donner mon opinion sur les villes, toutes nouvelles et intéressantes pourtant, par lesquelles nous passions. Qu'il me suffise de dire que nous voyagions par Limoges, Châteauroux et Orléans et qu'à Châteauroux une de nos espérances fut déçue. Nous avions pensé que Bezers, quand il y serait rejoint par sa troupe, ne pourrait pas obtenir de relais et qu'en conséquence, si nous voyagions en poste, nous réussirions à le rejoindre, peut-être même à prendre secrètement les devants entre cette ville et Paris. Mais à Châteauroux nous apprîmes que ses hommes avaient reçu l'ordre de pousser jusqu'à Orléans et de l'y attendre; il en résulta qu'il put aller jusque-là avec de nouveaux relais. Evidemment il était très pressé, car étant reparti avec des chevaux frais, il traversa Angerville, à quinze lieues environ de Paris, vers midi, tandis que nous n'y arrivâmes qu'à six heures du soir le même jour : c'était le sixième depuis notre départ de Caylus.

Nous entrâmes à cheval dans la grande cour de l'auberge, vaste emplacement qui paraissait énorme dans la demi-obscurité; nous étions si fatigués, que nous pouvions à peine nous laisser glisser de la selle. Jean, notre serviteur, prit les quatre chevaux et leur fit traverser la cour pour arriver aux écuries; les pauvres bêtes le suivaient obéissantes et la tête basse. Quelques instants furent employés par nous, à piétiner pour nous dégourdir les jambes. L'hôtellerie semblait très affairée ; les casseroles et les plats s'entrechoquaient; le bruit nous en venait par les fenêtres au-dessous de l'entrée, avec celui des allées et venues dans les corridors et l'éclat des lumières. Une demi-douzaine d'hommes se tenaient aux portes des écuries ; d'autres s'accoudaient aux fenêtres. Quelques lanternes éclairaient çà et là le crépuscule; dans un coin deux forgerons ferraient un cheval.

Nous nous préparions à entrer dans la maison, quand nous entendîmes la voix de Jean qui semblait avoir une altercation et, pensant que notre rustique serviteur était dans l'embarras, nous nous dirigeâmes vers les écuries près desquelles il attendait encore avec ses chevaux.

- Qu'y a-t-il? demandai-je impérieusement.

- Ils disent qu'il n'y a pas de place pour les chevaux, répondit Jean d'une voix irritée, se grattant le crâne, moitié colère, moitié effrayé, image d'un vrai serviteur de campagne des pieds à la tête.

- Et il n'y en a pas, cria le plus proche de la bande, se plantant vivement devant nous.

Le ton était insolent et il était facile de voir que ses camarades ne demandaient qu'à épouser sa querelle. Il se croisa les bras et nous regarda avec un sourire impudent. A la lumière incertaine d'une lanterne posée par terre, je vis que tous portaient la même livrée.

- Allons donc! Repris-je, les écuries sont grandes et vos chevaux ne peuvent pas suffire à les remplir. Il faut qu'on trouve de la place pour les miens.

- Comment donc! Place au Roi ! riposta l'homme, pendant qu'un autre criait moqueur : Vive le Roi! et que le reste riait, non pas de bonne humeur, mais avec un mauvais vouloir évident.

Les querelles entre les serviteurs des gentilshommes étaient alors aussi fréquentes qu'aujourd'hui, mais les maîtres daignaient rarement intervenir; qu'ils s'arrangent! disait-on communément. En cette circonstance pourtant, la partie était trop inégale pour le pauvre Jean, et nous ne pouvions éviter de nous en mêler.

- Allons, mes braves, prenez garde de vous mettre dans un mauvais cas, repris-je en retenant Croisette de la main, car je ne me souciais nullement d'une catastrophe semblable à celle de Caylus. Ces chevaux appartiennent au vicomte de Caylus. Si votre maître est de ses amis, ce qui est très probable, vous risquez de vous attirer des ennuis.

Il me sembla, quand je m'arrêtai, saisir au milieu des murmures les mots : Papegots! A bas les Guises! Mais tout haut l'individu se contenta de répéter plusieurs fois en agitant ses bras : Coco-ri-co! Coco-ri-co! Voilà un joli coq! et ainsi de suite, tandis qu'il se tournait vers ses camarades pour se faire applaudir.

La main me démangeait; j'aurais bien voulu le châtier et cependant j'hésitais; les choses allaient peut-être prendre une sérieuse tournure, quand un nouveau personnage entra en scène.

- Honte à vous, brutes! cria une voix aiguë au-dessus de nous, dans les nuages à ce qu'il semblait. Je levai les yeux et vis deux jeunes filles belles et grossières, debout à la fenêtre au-dessus des écuries, une lumière entre elles.

- Honte! Ne voyez-vous pas que ce sont des enfants? Laissez-les donc tranquilles, dit l'une d'elles.

Les hommes rirent plus bruyamment que jamais; quant à moi, je ne pouvais supporter qu'on m'appelât un enfant.

- Avancez ici, dis-je à l'individu qui barrait la porte, venez un peu ici, maroufle, que je vous donne la volée que vous méritez pour parler de la sorte à un gentilhomme.

Il s'approcha d'un pas traînard; c'était un lourdaud, de six pouces plus grand que moi et large en proportion. Le cœur me battit légèrement à la vue de ses dimensions, mais il n'y avait pas à reculer. Si j'étais mince, j'étais aussi agile et nerveux qu'un lévrier et dans ma surexcitation j'oubliais ma fatigue. J'arrachai à Marie une cravache plombée qu'il portait et je m'avançai.

- Garde à vous! petit homme, cria la jeune fille, moitié gaiement, moitié avec compassion, ou ce gros père vous tuera.

Cette fois mon adversaire ne rit pas avec les autres. Il me sembla même que son regard me fuyait et qu'il était moins pressé d'entrer dans le cercle que ses compagnons de le former. Mais avant que je pusse le mettre à l'épreuve, une main se posa sur mon épaule. Un homme, sorti je ne sais d'où, me poussa de côté assez rudement, mais sans insolence.

- Laissez-moi faire, dit-il avec un parfait sang-froid, en passant devant moi. Ne salissez pas vos mains sur ce coquin, mon jeune maître. Il me tarde d'avoir quelque chose à faire et ceci me va exactement. J'en ferai de la chair pour les vers, avant que les nonnettes de là-haut aient le temps de dire un Ave.

Je regardai le nouveau venu. Il était robuste; ni très grand, ni trop gros; son visage était bronzé, ses traits prononcés, la plume de sa toque cassée, mais il la portait crânement et il y avait dans sa démarche, dans toute sa personne, dans sa façon de faire sonner ses éperons, de mettre flamberge au vent, un air si matamore, si bravache, si provocant, qu'il n'y eut rien d'étonnant à ce que trois ou quatre des plus proches reculassent un peu.

-- Avancez! cria-t-il d'une voix de tonnerre, en faisant le moulinet avec son épée pour élargir le cercle autour de lui et agitant au-dessus de sa tête, le poignard qui brillait dans sa main gauche. Qui en est? Qui frappe un coup pour le petit amiral? Un, deux, trois, ou tous à la fois si vous voulez. Allons, avancez donc... et il termina son défi par une volée d'horribles jurons adressés à ses adversaires.

- Ce n'est pas votre querelle, répondit le gros homme d'un ton bourru; mais au lieu de tirer son épée, il recula un peu.

- Toutes les querelles sont mes querelles et aucune n'est la vôtre; voilà la chose, à mon avis.

Notre champion appuya cette brillante riposte d'un coup droit, joyeusement dirigé sur le grand rodomont, qui sauta prestement en arrière.

Sur ce il y eut un éclat de rire général, même parmi les camarades de l'ennemi.

- Oh ! le gros porc! cria la chambrière d'en haut.

Et elle cracha sur l'ex-Hector qui faisait maintenant assez piteuse mine.

-Vous en apporterai-je une tranche, ma belle? demanda mon étrange défenseur. Un petit morceau choisi, ma charmante? ajouta-t-il d'un ton persuasif; une bouchée de foie à la sauce aux câpres?

- Non, grand merci! pas de cette brute pour moi, répliqua la fille, au milieu des rires de la cour.

- Vous entendez? La demoiselle ne veut rien de vous, poursuivit le bourreau! Chien de Gascon! Et remettant vivement son poignard dans sa gaine, il saisit le grand lâche par l'oreille, le fit tourner sur lui-même et lui allongea de son pied lourdement botté, un coup qui l'envoya contre la muraille, par-dessus un seau d'eau. Le maroufle resta où il était, se frottant et jurant, tandis que son vainqueur s'écriait triomphant : Il a son compte! Si quelqu'un veut épouser sa querelle, Blaise Buré est son homme; sinon qu'on n'en parle plus. Que quelqu'un trouve des places pour les chevaux de ces gentilshommes et que tout soit dit. Quant à moi, ajouta-t-il, en se tournant vers nous et soulevant sa toque avec une politesse exagérée, je suis aux ordres de votre seigneurie.

Je le remerciai avec une chaleur moitié sincère, moitié feinte. Son manteau était râpé, ses hauts-de-chausses, assez fins dans 1'origine, étaient tachés, sa fanfaronnade indescriptible; capitaine d'aventure était écrit sur toute sa personne. Néanmoins il nous avait rendu service, car Jean ne fut plus ennuyé au sujet des chevaux. En outre on a facilement de la sympathie pour le courage et l'on ne pouvait mettre en doute celui de cet homme.

- Vous venez d'Orléans, monsieur? me dit-il assez respectueusement, mais comme sûr de son fait et sans poser une question.

- Oui, répondis-je étonné; est-ce que vous nous avez vus entrer?

- Non; j'ai seulement regardé les bottes de ces messieurs; poussière blanche vient du nord, poussière rouge du midi. Comprenez-vous?

- Parfaitement, répliquai-je, non sans admiration. Vous avez dû être élevé à bonne école, monsieur Buré.

- Tel maître, tel élève, dit-il en riant. J'eus occasion plus tard de me rappeler cette réponse.

- Vous venez aussi d'Orléans`? ajoutais-je, en me préparant à entrer.

- Oui, messieurs, mais je suis arrivé plus tôt que vous, avec des lettres... des lettres d'importance! Puis il nous adressa un clignement d'yeux plein de confiance, se redressa, lança un regard sévère aux gens de l'écurie, se caressa la poitrine, et finalement frisa sa moustache en jetant de tendres œillades à la chambrière d'en haut qui hachait de la paille. Je croyais fort probable que nous aurions de la peine à nous débarrasser de lui. Il n'en fut rien. Après avoir reçu avec un plaisir évident, nos remerciements répétés, il nous salua avec la même affectation grotesque et s'en alla, grave comme un Espagnol, en chantonnant :

Ce petit homme tant joli

Qui toujours chante et toujours rit,

Qui toujours baise sa mignonne,

Dieu gard'de mal ce petit homme!

A notre entrée, l'hôtelier nous accueillit poliment, mais avec quelque curiosité et une légère agitation dans sa manière d'être.

- De Paris, mes gentilshommes ? demanda-t-il avec un profond salut et se frottant les mains, ou du midi?

- Du midi, répondis-je, d'Orléans et de plus affamés et fatigués, notre hôte.

- Ah! fit-il, sans prêter attention à la seconde partie de ma réponse et ses petits yeux brillant de satisfaction. Alors, je jurerais, monseigneur, que vous ne savez pas la nouvelle.

Il s'arrêta dans l'étroit corridor, éleva la chandelle qu'il portait et interrogea nos visages de fort près, comme s'il désirait nous mieux connaitre avant de parler.

- Quelle nouvelle? dis-je brusquement, car j'étais las et affamé, comme je le lui avais annoncé. Nous n'en avons appris aucune et la meilleure que vous puissiez nous donner, sera de dire que notre souper est servi.

Même cette observation peu encourageante ne l'arrêta pas. Il désirait trop conter sa nouvelle.

- L'amiral de Coligny, dit-il hors d'haleine, vous ne savez pas ce qui lui est arrivé?

- A l'amiral? Non! Quoi? demandai-je vivement, mon intérêt enfin éveillé.

Qu'on me permette une courte digression. Mes rares contemporains se rappellent et ceux de la, jeune génération savent par ouï-dire, qu'à cette époque la reine mère italienne était la puissance régnante. Le but de Catherine de Médicis, son principal objectif, était de conserver son influence sur Charles IX son fils qui, faible, vacillant et emporté, était destiné à mourir jeune. Le second désir de la reine mère était de se servir des catholiques extrêmes contre les huguenots; pour y parvenir elle flattait tantôt un parti, tantôt l'autre. En ce moment elle s'était engagée plus avant que d'habitude avec les huguenots. Leurs chefs, l'amiral Gaspard de Coligny, le roi de Navarre et le prince de Condé passaient pour jouir de toute sa faveur; les chefs de l'autre parti, le duc de Guise et les deux cardinaux de sa maison, le cardinal de Lorraine et le cardinal de Guise étaient en disgrâce et il semblait que leur ami de cour, le fils favori de la reine, le duc d'Anjou lui-même fût impuissant à les faire rentrer en faveur.

Tel était l'aspect extérieur des choses en août 1572, mais le bruit courait déjà que Coligny, profitant de ce qu'on lui accordait, avait acquis sur le jeune roi, une influence qui menaçait Catherine elle-même. Donc, l'amiral, que la population protestante de la France considérait depuis longtemps comme son chef, était maintenant surveillé de très près par tous. La faction Guise le haïssait (elle l'accusait même d'avoir fait assassiner le duc de Guise) avec une intensité plus profonde encore que l'affection de ses partisans, si grande qu'elle fût.

Cependant beaucoup de gens, sans être huguenots, l'estimaient comme un grand Français et un brave soldat. Nous qui étions de la vieille religion, nous avions entendu dire beaucoup de bien de lui. Le Vicomte avait toujours parlé de lui comme d'un grand homme, dans l'erreur peut-être, mais brave, honnête et capable, malgré son erreur. C'est pourquoi, lorsque l'hôtelier m'apprit sa nouvelle, j'oubliai ma faim.

- On a tiré sur lui, monseigneur, comme il traversait la rue des Fossés, hier, reprit l'hôtelier à voix basse; on ne sait s'il survivra. Paris est très agité et certaines gens ont de grandes craintes.

- Mais, dis-je avec un reste de doute, qui a osé faire cela? Il avait un sauf-conduit donné par le roi lui-même.

Notre hôte leva les épaules sans répondre, ouvrit la porte et nous introduisit dans la salle à manger. On avait déjà fait quelques préparatifs pour notre souper à un bout de la longue table. A l'autre bout était assis un homme approchant de la vieillesse, richement, mais simplement vêtu. Ses cheveux gris, coupés courts sur sa tête massive, son visage grave et résolu, à la mâchoire carrée, aux rides profondes, inspiraient le respect et nous le saluâmes avant de nous asseoir. I1 nous rendit notre salut, fixa un instant sur nous son regard pénétrant et continua son repas. Je remarquai que son épée et son ceinturon étaient appuyés contre une chaise, à portée de sa main et qu'un pistolet, évidemment chargé, reposait à côté du chandelier tout près de lui. Deux laquais se tenaient debout derrière sa chaise; ils portaient la livrée que nous avions vue dans la cour. Nous commençâmes à causer tout bas, pour ne pas le déranger. L'attentat contre Coligny n'était pas sans rapports avec notre affaire, car si un huguenot si puissant et si célèbre et jouissant de la faveur toute spéciale du roi, était en danger à Paris, quels risques devait courir un homme dans la situation de Pavannes? Nous avions espéré trouver la ville tranquille. Si au lieu de cela le tumulte y régnait, les chances de Bezers étaient d'autant plus grandes et les nôtres, ou plutôt celles de Kit, notre pauvre Kit, d'autant plus mauvaises.

Notre voisin avait fini de souper, mais il restait à table et semblait nous observer avec quelque curiosité. Enfin il parla.

- Allez-vous à Paris, messieurs? Demanda-t-il d'une voix haute et rude.

- Oui, monsieur, répondis-je.

- Demain?

- Oui.

Nous nous attendions à ce qu'il continuât la conversation. Au lieu de cela, il redevint silencieux et fixa son regard concentré sur la table. Tout en mangeant et en causant, nous l'avions presque oublié, lorsqu'en levant les yeux, je le trouvai près de moi; il me tendait un petit morceau de papier.

Je tressaillis. Son visage était si grave! Puis, voyant qu'il y avait plusieurs convives de rang plus modeste à une autre table, je devinai qu'il voulait nous faire une communication secrète et je me hâtai de prendre le papier sur lequel je lus ces trois mots griffonnés : « Va chasser l'Idole. »

Rien de plus. Je le regardai fort intrigué, n'y comprenant rien. Sainte-Croix eut beau se plisser le front, il ne comprit pas davantage; inutile donc de consulter Marie.

- Vous ne comprenez pas? demanda l'étranger en remettant le papier dans sa sacoche.

- Non, répliquai-je en hochant la tête.

Nous nous étions levés tous, par respect pour lui, et nous l'entourions.

- Très bien! Je n'ai rien à ajouter, reprit-il, nous regardant, à ce que je crus remarquer, avec une bonté grave. Ce n'est rien. Suivez votre chemin. Mais... j'ai un fils qui n'est pas beaucoup plus jeune que vous, mes jeunes messieurs, et si vous aviez compris, je vous aurais dit : arrêtez-vous. Il y a bien assez d'agneaux pour le tondeur!

Il se détournait après avoir prononcé ces paroles d'oracle, lorsque Croisette lui touchant le bras, lui dit avec anxiété :

- Permettez-moi, monsieur, de vous demander s’il est vrai qu'on ait tiré hier sur l'amiral de Coligny et qu'il ait été blessé?

- C'est vrai, répondit le vieux gentilhomme, fixant ses yeux graves sur son interlocuteur (un instant son air sévère l'abandonna); c'est vrai, mon enfant, reprit-il, avec une singulière solennité. Celui que le Seigneur aime, le Seigneur le châtie. Et que Dieu me pardonne si j'ajoute : Celui qu'Il veut détruire, Il le frappe de folie!

Je remarquai qu'il regardait avec un plaisir particulier, la douce figure de Croisette, une figure de jeune fille, auprès de laquelle nous paraissions noirs et presque laids, Marie et moi.

Mais il se détourna tout à coup avec un geste étrange et l'air agité et frappa le parquet de sa canne à pomme d'or. Il appela ses serviteurs de sa voix haute et rude et quitta la salle apparemment en colère, les poussant devant lui, l'un chargé de son pistolet, l'autre des deux flambeaux.

Quand je descendis de bonne heure, le lendemain matin, la première personne que je vis, fut Blaise Buré. Il avait l'air plus terrible et plus râpé en plein jour qu'à la lumière, mais il nous salua respectueusement et comme il était évident

 

qu'il ne devait pas respecter beaucoup de gens, je fus disposé à lui en savoir gré. Je lui demandai qui était le seigneur huguenot que nous avions vu la veille, car nous ne pouvions douter que ce ne fût un huguenot.

- Le baron de Rosny, répondit-il, et il ajouta narquoisement : c'est un homme prudent. S'ils étaient tous comme lui, avec des yeux des deux côtés de la tête et un pistolet chargé près du chandelier... eh bien! monseigneur, il y aurait un roi de plus en France, ou un de moins! Mais ils sont tous aveugles, aveugles comme des chauves-souris.

Il marmotta quelque chose; je ne saisis que le mot : cette nuit; je n'entendis pas le reste et je ne compris rien.

- Vos seigneuries vont à Paris? reprit-il, sur un ton différent, et quand je lui eus répondu affirmativement, il me regarda moitié timide, moitié arrogant et dit d'un air embarrassé :

- J'aurais une petite faveur à vous demander. Moi aussi, je vais à Paris. Je n'ai pas peur de grand'chose, comme vous l'avez pu voir, mais les routes sont dans un état étrange; s'il se passe quelque chose dans la ville... bref, je préférerais cheminer avec vous, messieurs, plutôt que tout seul.

- Vous êtes le bienvenu, répliquai-je; seulement je vous préviens que nous partons dans une demi-heure. Connaissez-vous bien Paris?

- Aussi bien que le pommeau de mon épée, dit-il vivement, soulagé, je crois, d'avoir reçu mon consentement, et je le connais depuis que je porte des culottes. Si vous voulez faire une partie de paume ou la connaissance d'une jolie fille, je peux vous procurer l'une et l'autre.

Ma crainte instinctive et campagnarde de la grande ville me suggéra la pensée que notre aventurier pourrait nous aider s'il le voulait; et sous l'impulsion d'un premier mouvement je lui demandai : Connaissez-vous M. de Pavannes? Savez-vous où il demeure à Paris?

- M. Louis de Pavannes?

- Oui.

- Je sais, répondit-il lentement, se caressant le menton et regardant à ses pieds comme un homme qui réfléchit, je sais où il logeait en ville il y a peu de temps, avant... Ah! je sais! Je me souviens, ajouta-t-il se frappant la cuisse, quand j'étais à Paris il y a quinze jours, on me dit que son intendant avait pris un logement pour lui dans la rue Saint-Antoine.

- Parfait! m'écriai-je ravi. Nous désirons mettre pied à terre chez lui, si vous pouvez nous guider tout droit à sa maison.

- Je le pense, dit-il simplement, et ma compagnie ne vous sera pas inutile. Paris est un lieu étrange dans les jours de troubles, mais vos seigneuries ont trouvé l'homme qu'il leur faut pour les piloter à travers la grande ville.

Sans lui demander de quels troubles il voulait parler, je courus boucler mon épée et apprendre à Marie et à Croisette, quel allié précieux j'avais recruté. Ils furent enchantés naturellement, de sorte que nous reprîmes notre route tout joyeux et avec l'intention d'arriver à Paris dans l'après-midi. Mais le cheval de Marie perdit un fer et nous eûmes quelque peine à trouver un maréchal ferrant. Puis à Étampes où l'on s'arrêta pour faire collation, on nous fit attendre outrageusement, de sorte que nous n'approchâmes de Paris qu'au soleil couchant. Une lueur pourpre enveloppait les hauteurs vers l'est et faisait ressortir sur un fond de flamme, les tours jumelles de Notre-Dame, ainsi que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie. Une douzaine de toits, plus hauts que leurs voisins, brillaient comme du feu et une longue chaîne de nuages s'étendait du nord au sud, semblable à une main ouverte sur la ville; peu à peu elle passa du rouge sang au violet et du violet au noir; la nuit venait.

On franchit une porte; on traversa plusieurs ponts et nous fûmes bientôt surpris, étourdis du bruit et du tumulte qui nous enveloppaient. Des centaines de piétons allaient et venaient dans les rues étroites; des femmes s'interpellaient en criant de fenêtre à fenêtre; les cloches d'une demi-douzaine d'églises sonnaient le couvre-feu. Nos oreilles de campagnards étaient assourdies. Quant à nos yeux, ils trouvaient moyen de tout voir : les hautes maisons aux toits élevés, çà et là une tour enclavée dans le mur, les églises curieuses et les groupes d'habitants dont quelques-uns, aux visages patibulaires, se tenaient à l'entrée de ruelles fétides et nous regardaient passer d'un mauvais œil. Tout à coup, il fallut s'arrêter. Un rassemblement s'était formé pour voir six gentilshommes traverser la rue à cheval. Ils allaient deux par deux, prenant leurs aises, causant entre eux, dédaigneux de la foule et de ses observations. Leur maintien gracieux et la richesse de leurs équipements surpassaient tout ce que j'avais jamais vu. Une douzaine de pages et de laquais les suivaient à pied et l'écho de leurs plaisanteries et de leurs rires arrivait jusqu'à nous, par-dessus la tête des spectateurs.

Pendant que je les examinais, un remous de la foule jeta le cheval de Buré contre le mien et fit jurer le cavalier avec une violence qui me parut inexplicable. A ce moment même mon attention fut attirée par Croisette qui me toucha le bras avec sa cravache.

- Regarde, me dit-il vivement; n'est-ce pas lui?

Je suivis la direction de son doigt, autant que me le permirent les courbettes de mon cheval que celui de Buré avait effrayé et regardai attentivement les deux derniers cavaliers. Ils traversaient la rue et je ne les voyais que de profil, du moins le plus proche de moi. Il était remarquablement beau, pouvait avoir de vingt-deux à vingt-trois ans et ses longs cheveux bouclés tombaient sur une collerette de dentelle et un manteau de soie orange. Son visage était merveilleusement doux, gracieux et bon, mais je ne le connaissais pas.

- J'aurais juré que c'était Louis, M. de Pavannes, reprit Croisette.

- M. de Pavannes! m'écriai-je, comme nous avancions de nouveau au milieu de la foule qui se dispersait. Oh! non! certainement.

- Non, non, m'expliqua Croisette; pas celui-là; celui qui est de l'autre côté.

Je n'avais pu qu'entrevoir le plus éloigné des deux. Nous nous retournâmes sur nos selles pour les regarder encore et vu de dos, il me rappela Pavannes en effet. Mais, Buré qui le connaissait de vue, se mit à rire.

- Votre ami, dit-il, a plus de carrure que celui-là, et il me parut avoir raison; il est vrai que le changement de costume pouvait y être pour quelque chose.

- Ils viennent de jouer à la paume au Louvre, poursuivit Buré, j'en jurerais. Il faut donc que l'Amiral aille mieux; celui qui se tenait près du plus éloigné, était M. de Téligny, le gendre de l'Amiral, et celui que vous désigniez était le comte de la Rochefoucauld.

Nous enfilions, comme il parlait, une rue étroite près de la rivière et nous vîmes assez près de nous une sombre masse de bâtiments; Buré nous dit que c'était le Louvre, la résidence du roi. De cette rue on passa dans une autre fort courte, où bientôt Buré s'arrêta et frappa bruyamment à une porte massive. L'obscurité était telle qu'une fois les portes ouvertes et après avoir suivi Buré dans la cour, il nous fut impossible de voir autre chose qu'une maison à pignons pointus qui se perdaient au-dessus de nous, dans un ciel pâle, et dans un coin un groupe d'hommes et de chevaux. Buré parla à l'un des hommes et nous pria de mettre pied à terre, afin qu'on pût nous conduire vers M. de Pavannes.

L'idée d'être à la fin de notre long voyage et à temps pour prévenir Louis de son danger, nous faisait oublier nos fatigues et retrouver nos jambes.

Jetant joyeusement nos brides à Jean, nous montâmes en courant derrière le domestique. Le tour était joué! Victoire! Le tour était joué!

En traversant un long corridor, après avoir atteint le palier, la maison nous parut pleine de monde. Plus d'une fois le bruit des voix et le cliquetis des armes frappèrent nos oreilles. Mais notre guide, sans s'arrêter, nous conduisit à une petite pièce éclairée par une lampe suspendue.

- Je vais informer M. de Pavannes de l'arrivée de vos seigneuries, dit-il respectueusement et il disparut derrière un rideau qui semblait cacher la porte d'un appartement intérieur, d'où le choc des verres et le murmure d'une conversation vinrent jusqu'à nous.

- Il a du monde à souper, dis-je avec inquiétude, et j'essayai d'enlever un peu de la poussière de mes bottes avec ma cravache. - Je me rappelais que j'étais à Paris.

- Il sera bien étonné de nous voir, dit Croisette en riant, mais un peu intimidé, à ce qu'il me sembla. Et nous attendîmes.

Je commençai à m'étonner quand je vis les minutes s'écouler. Les gais compagnons que nous avions aperçus, me revenaient à l'esprit et je me demandais si M. de Pavannes de Paris ne pourrait pas se montrer très différent du M. de Pavannes de Caylus; si le courtisan du roi serait aussi amical que l'amoureux de Kit. Je réfléchissais à cela sans pouvoir résoudre la question à mon gré, lorsque la portière fut soulevée de nouveau. Un homme très grand portant un magnifique vêtement noir et argent et une fraise très raide, entra vivement, un petit chien sous le bras et salua souriant. Le petit chien se dressa et grogna. Croisette perdit haleine_ Ce n'était pas notre ancien ami, ce n'était pas un ami du tout. C'était le Vidame de Bezers!

- Soyez les bienvenus, messieurs, dit-il, toujours souriant et louchant plus fort que jamais. Soyez le bienvenu à Paris, monsieur Anne!

 

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