CHAPITRE XI

 

LE CAVALIER  SOLITAIRE

 

 

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Waltermyer, suivi de la petite caravane, arriva assez rapidement jusqu'au pied des montagnes ; mais là il fallut s'arrêter encore; les montures de ses compagnons étaient hors d'état d'aller plus loin.

Ce ne fut pas sans regret que l'infatigable chasseur se vit obligé de faire halte, lui dont le cheval franchissait sans s'arrêter cent milles du lever au coucher du soleil. Le sort d'Esther l’inquiétait vivement, qu'elle fut au pouvoir des Indiens ou au pouvoir des Mormons ; ces derniers même lui paraissaient plus dangereux que les sauvages.

‑ Enlevez les selles, mes amis, et frictionnez vigoureusement vos chevaux; dit-il à voix basse; un pansage soigné rafraîchit et repose ces pauvres bêtes presque autant que la bonne nourriture. Nous n'en marcherons que mieux ensuite,

‑ Croyez-vous, Waltermyer, qu'il nous reste quelque chance d'atteindre les ravisseurs?

- C'est probable, fit le guide d'un air rêveur ; puis il continua après quelques instants de silence.

‑ Dites-moi, vieux père aux cheveux blancs, vous qui devez savoir beaucoup de choses,... croyez‑vous qu'un pauvre ignorant comme moi, un homme grossier et incivilisé, puisse après sa mort, aller là haut...?

Parlant ainsi il montrait le ciel du doigt.

‑ Dieu reçoit dans sa miséricorde tous les cœurs droits et honnêtes comme le vôtre, mon ami; pourquoi cette question?

‑ Elle s'appelle Esther, n'est-ce pas?

‑ Oui ! ma pauvre, ma chère fille ?

‑ C'est bien cela... murmura Waltermyer avec un regard vague, pendant qu'une grosse larme tremblait au bord de sa paupière; Esther ... ! moi je l'appelais Est', ma petite Est'. Quand est venue la fonte des neiges, l'enfant a pâli, ses petits membres sont devenue faibles, son petit corps a maigri... bientôt elle n'a plus marché; je la portais dans mes bras au soleil pour la réchauffer ; alors elle me remerciait d'un sourire, ne pouvant plus parler... Ensuite je l'ai portée dans sa tombe, et pendant que les fossoyeurs jetaient de la terre sur elle, le prêtre me disait que c'était un ange envolé au ciel.

‑ Une enfant? pauvre homme ! vous avez perdu votre enfant !

‑ Non ! c'était ma plus jeune sœur ; le dernier rejeton d'une famille qui s'éteindra avec moi dans le désert .... J'ai souvent cru entendre au travers de la solitude, le son des cloches qui tintaient pour la pauvre petite créature... Et dans mes longues nuits silencieuses, alors que, couché sur la terre nue, je n'ai pour abri que cette grande couverture bleue qu'on nomme le ciel, il me semble voir tomber sur moi avec le rayon d'une étoile le regard azuré de l'enfant, il me semble entendre sa voix frêle et douce qui me disait: «  A présent, dépose-moi sur le gazon, je m'y reposerai... » Oui... alors je m'inclinais pour la soutenir jusqu'à terre, et ses petites mains froides caressaient mes joues en signe de reconnaissance... Oh! ma pauvre petite Est' ! hélas !.. je suis seul maintenant !

Waltermyer se tut, la voix lui manquait.

C'était un touchant spectacle de voir les larmes couler sur ces joues bronzées par tous les vents de la prairie.

Morse, ému de cette douleur si vraie et si naïve, ne put trouver une parole pour le consoler, et lui serra silencieusement la main ; tous deux restèrent longtemps absorbés dans leurs tristes pensées.

‑ Que devrons-nous faire après ce temps de repos? demanda enfin le vieillard, auquel les minutes paraissaient longues comme des siècles.

Waltermyer sembla sortir d'un songe profond.

‑ Pardonnez-moi, répondit-il avec un soupir, j'avais tout oublié; vous pourrez encore la retrouver, votre Esther... mais moi... jamais je ne reverrai ma petits Est'.

‑ Au ciel, ami ! où elle vous attend ! répliqua la voix grave et solennelle de Morse.

‑ merci ! vous me demandez ce que nous allons faire?

‑ Oui ! hâtons-nous, ami !

‑ Ami, oui! maintenant, croyez-moi, ce que je vais vous dire est très vrai. Vous ne pouvez poursuivre vos recherches plus longtemps.

‑ Moi, m'arrêter ? vous perdez la raison !

‑ Nullement, vieillard, nullement ; j'ai dit ce que je voulais dire. Vous êtes trop âgé pour soutenir une pareille épreuve. La nature humaine ne peut aller au delà de ses forces; je connais ce que peut faire un cheval, je connais ce que peut faire un homme. Dans quelques heures la nuit descendra sur la terre, plus noire que le fond d'une caverne; il faudra, pour marcher dans les sentiers de la montagne, avoir un pied et un œil exercés, sous peine de mort. Croyez-moi, arrêtez-vous ici, cessez de vous acharner à une poursuite impossible.

Hélas ! vous ne dites que trop vrai: j'ai déjà senti mes forces s'affaiblir. Mais, ma fille, ma chère et malheureuse enfant sera donc perdue?

‑ Qui vous dit cela? ne m'avez-vous pas dit que le Seigneur étend sa protection sur l'habitant des déserts aussi bien que sur celui des cités. Esther ne restera pas sans ami, quand ce ne serait qu'en souvenir de celle dont elle porte le nom.

‑ Mais que deviendrai-je, moi, pendant cette attente cruelle?

‑ Vous coucherez ici avec votre troupe. Demain vous irez rejoindre Lemoine; en deux heures vous aurez franchi la distance qui vous sépare de lui. Là vous attendrez tous de mes nouvelles.

‑ Mais, s'il vous arrivait malheur?

‑ Malheur ? Étranger, je ne connais pas ce mot-là. Enfin, si dans trois jours vous ne me voyez pas revenir avec votre fille saine et sauve, envoyez Lemoine sur ma piste, et dites‑lui de vous rapporter mes os.

‑ Pourquoi ne prendriez-vous pas deux ou trois hommes d'escorte ?

‑ Pas un : ils me gêneraient sans m'aider.

‑ Eh bien ! adieu, courageux ami, que le ciel vous guide! Et si dans trois jours je ne vous vois pas revenir, je marcherai sur vos traces, et je ne m’arrêterai que quand je vous aurai retrouvé, vivant ou mort; à moins que je ne succombe moi-même.

Les deux amis se serrèrent la main avec émotion, et se quittèrent silencieusement.

Waltermyer ne tarda pas à arriver à l'entrée du canyon au passage du Diable; là, il mit pied à terre, débarrassa son cheval de tout harnais autre que la bride, enveloppa ses pieds de mousse liée avec des lambeaux de couverture, afin d`amortir le bruit de ses pas, et se mit à gravir la montagne, marchant à pied, sondant le terrain sur lequel son fidèle compagnon devait s'aventurer à sa suite.

Bientôt le jour s'éteignit; une nuit profonde, épaissie par de lourds nuages, s'appesantit sur la terre. Il devint impossible de rien distinguer à deux pas de distance.

- Il fait noir comme dans un trou de loutre, murmura le brave chasseur se parlant à lui-même; je pense aussi que tous ces reptiles se voient noirs comme nous, ami Star, continua-t-il en caressant l'encolure de son cheval. Ah ! je plains ceux qui sont obligés de voyager cette nuit... si la pauvre fille est dans les bois, je... Par le ciel ! voilà l'orage qui se met de la partie! c'est cela ! de larges gouttes me tombent lourdement sur la main. Ca va bien aller ! marchons doucement et soyons prudents, mon garçon!

Une traînée fulgurante d’éclairs et un immense coup de tonnerre déchirèrent les nuages ; tout trembla dans la montagne. Le cheval et le cavalier ne purent maîtriser un mouvement de surprise.

Immédiatement une pluie diluvienne s'abattit sur les rochers qui, en quelques secondes, furent inondés et transformés en torrents furieux.

L'obscurité devint telle que Waltermyer fat obligé de sonder le terrain, pas à pas, avec la main, et d'avancer en tâtonnant comme un aveugle. Son cheval tout effrayé, et frissonnant, se collait contre lui, comprenant bien que son unique refuge était auprès de son maître.

Bientôt recommença le fracas de la foudre; le vent se mit de la partie, et avec des gémissements terribles fit voler devant lui les feuilles, les branchages fracassés, les pierres même lancées des hautes cimes. Sous les élans convulsifs de ta tempête, la terre tremblait; les gorges rocailleuses se renvoyaient en échos formidables la grande voix de l'ouragan; les rochers aigus envoyaient dans les airs de longs et sinistres sifflements; sur toute la montagne roulait à flots précipités l'harmonie sauvage et immense du souffle foudroyant que Dieu, dans sa colère, envoie sur la terre.

Mais au milieu de cet effrayant cataclysme, Waltermyer, l'homme au cœur loyal et fort, n'avait pas peur ; il suivait une route sainte; il marchait au nom d'un vieillard, d'un père désolé; il allait délivrer une innocente victime.

Couragel Waltermyer ! Dieu est avec toi! Les éclairs servent de flambeaux à tes pas ; la foudre assourdit l'oreille de tes ennemis, pour qu'ils ne t'entendent point ; la pluie lave tes traces, nul ne pourra les reconnaître.

Courage, Waltermyer ! Dieu est avec toi !

 

 

Chapitre XII.

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