CHAPITRE XIII

PAUVRE WAUPEE

 

 

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L'Aigle-Noir, furieux d'avoir perdu la prisonnière, fit, aussitôt après le combat, tous ses préparatifs pour la rechercher activement.

Néanmoins, il ne voulut pas se mettre en chasse sans avoir rempli un devoir sacré pour tout chef indien ; il fit enterrer ses guerriers morts, pansa les blessés et les renvoya dans leur village sous l’escorte de quelques hommes valides.

Ensuite, accompagné de ses meilleurs chasseurs, il se lança dans la montagne, bien décidé à ravoir sa prisonnière morte ou vive.

Les premières traces furent faciles à retrouver ; mais bientôt l'orage éclata, et au lieu de découvrir la voie suivie par la fugitive, les sauvages furent hors d'état de poursuivre leur route.

Ce fut sur leur tête que la tempête s'abattit avec le plus de fureur. Le tonnerre tomba sur le plus jeune et le plus vaillant compagnon d'Aigle-Noir et le réduisit en cendres. Renversés par la commotion effroyable qui rayonnait autour de leur malheureux camarade, les Indiens tombèrent la face contre terre et demeurèrent immobiles, glacés par la pluie torrentielle, frémissants sous les coups redoublés des rafales, osant à peine échanger quelques paroles de découragement.

Quand l'orage se fut un peu calmé, la petite troupe épuisée de fatigue se réfugia sous un abri de rochers et, trouvant une place sèche, s'y arrêta pour prendre quelque repos.

N'ayant pu parvenir à allumer du feu, les sauvages essuyèrent autant que possible leurs corps ruisselants de pluie, ensuite, se serrant les uns contre les autres, ils se couchèrent et s'endormirent d'un bon sommeil.

Pendant qu'ils se préparaient au repos, si leurs yeux vigilants n'eussent été obscurcis par la fatigue et l'effroi, ils auraient pu voir une ombre, silencieuse, courbée vers la terre, marchant sur leurs traces avec la tenace sagacité du chien de chasse sur la piste du gibier.

L'ombre, couronnée d'une longue chevelure noire qui fouettait l'air, et dont les yeux lançaient aux éclairs des reflets sauvages, l'ombre arriva sans bruit au lieu de leur repos, et, avec ses mains froides comme des mains de spectres, tâta les corps étendus des dormeurs, sans les éveiller par ce contact insaisissable ; on eût dit la mort triant et cherchant sa victime.

Quand elle eût passé en revue tous les guerriers, 1’ombre arriva à Aigle-Noir; un frémissement de satisfaction la fit tressaillir ; ses doigts froids et tremblants visitèrent en détail les vêtements et les armes du chef. Puis l'ombre se releva tenant élevé un large couteau qui brillait aux éclairs.

Le chef dormait présentant à découvert sa large poitrine bronzée ; l'arme meurtrière s'abaissa sur lui...

‑ Non ! non ! non ! murmura la triste Waupee en jetant au loin le poignard; non ! faucon blanc ne tuera pas Aigle-Noir. Le mari de Waupee est infidèle, il l’a laissée pour la fille pâle au teint de neige... Il a été méchant ! mais pourquoi Waupee serait-elle méchante ? quand le sang du chef aura taché ses mains, rien ne pourra les laver... ! Qu’il vive ! et que Waupee meure.

Tout en murmurant lentement ces tristes paroles, la jeune Indienne s'était reculée lentement, attachant un long regard sur ce tyran si dur et pourtant toujours aimé.

Quand l'éloignement ne lui permit plus de le voir, elle saisit sa tête dans ses mains crispées et s'enfuit au hasard éclatant en sanglots.

Quelques heures après, le soleil glorieux réjouissait la montagne par ses premiers rayons ; tout souriait au ciel et dans les feuillages. Aigle-Noir joyeux et dispos réveillait ses compagnons, et revenus à leur nature indomptable, tous s'élançaient dans la montagne comme des loups affamés à la poursuite du daim blessé.

Il s'en fallut de peu qu'ils se rencontrassent avec Waltermyer qui, infatigable comme son bon cheval, n'avait cessé de marcher pendant toute la nuit.

Suivant son habitude, le trappeur causait tout seul.

‑ Mon brave Star ! de toutes les pistes que nous avons suivies ensemble, voilà bien la plus rude, n'est‑ce pas ? J'avais vu bien des orages dans la montagne, mais aucun ne valait celui-ci. Quels tonnerres ! quels coups de vents ! on aurait dit la fin du monde ! Comme elle a dû avoir froid, dans sa tombe, ma pauvre petite Est’, lorsque cette pluie furieuse tombait sur elle.

Il s'interrompit un instant, perdu dans ses mélancoliques souvenirs ; bientôt il revint à lui, et passa la main sur son front pour dissiper ces sombres pensées.

- Je connais des chevaux, mon brave Star, continua-t-il en s'adressant à son compagnon, comme si ce dernier avait pu lui répondre ; je connais des chevaux qui ne voudraient pas marcher par une nuit si noire, ni grimper dans de tels chemins, - non, pour tout l'or du Shasta...

- Holà ! quelle cabriole est-ce là !

Star venait de faire un haut-le-corps si brusque et si soudain que son excellent cavalier faillit être désarçonné.

Les regards vigilants de Waltermyer fouillèrent l'obscurité à la hâte, une forme noire se dessina vaguement dans les broussailles, à quelques pas devant lui.

Le fusil en joue, prêt à tirer, il se tient en observation.

‑ Par le ciel ! grommela-t-il, ce n'est pas un Indien ?... un loup, peut-être ?... ou un ours ?... non ! non !... Tonnerre ! qu'est-ce donc cela ?

Il sauta à bas de son cheval, et marcha sur l'apparition, le fusil en avant.

‑ Si vous êtes une créature humaine, parlez ! cria-t-il brusquement ; si c'est un ours ou un loup... mais non, continua-t-il en se parlant à lui-même, par un temps semblable la bête fauve et l'homme deviennent presque amis, je ne tirerai pas. Qu'elle passe son chemin, la créature, je n'ai pas besoin de gibier. - Pourtant... il y a quelque chose d'humain, là... ! serait-ce un esprit ... ?

A ce mot, il passa ses mains sur sa tête pour assurer son bonnet; il lui semblait que le frisson de la terreur faisait dresser ses cheveux.

Puis, peu soucieux d'approfondir le mystère, du moment qu'il paraissait surnaturel, il fit sentir l'éperon à son cheval pour la première fois de sa vie; le généreux coursier fit un bond et continua sa route.

‑ Oui ! c'était un esprit..., murmura Waltermyer,... pauvre âme ! quel triste sort ! d'errer par des temps et dans des lieux semblables... ! qui sait où elle va... ?

Cependant, avec les premiers rayons du jour se dissipèrent peu à peu les sinistres préoccupations du brave chasseur. Le soleil se montra clair et brillant ; bientôt, cheval et cavalier réchauffés et réjouis sentirent une nouvelle ardeur les ranimer.

D'épais brouillards blancs s'élevaient de la plaine ; leur surface onduleuse couvrit entièrement la prairie, séparant ainsi la montagne des rases terres comme si une immense mer argenté eut soulevé ses flots jusqu'à la hauteur des rochers. Perdu, dans une île aérienne, ayant sous ses pieds les nuages floconneux, sur sa tête l'azur étincelant, Waltermyer respira d'aise ; ses longues fatigues, son infatigable persévérance allaient être récompensées.

Tout à coup, au travers d'une éclaircie, il entrevit sur l'extrême pointe d'un roc, le même objet qui l'avait si mystérieusement effrayé tout à l'heure.

C’était décidément une créature humaine ; elle se trouvait dans la plus dangereuse position qu'on put imaginer ; encore un pas, un seul mouvement ! elle tombait dans un affreux précipice.

Waltermyer lança son cheval au galop en criant :

‑ Holà, hé ! prenez garde ! pas par là ! arrêtez, au nom du ciel, arrêtez !

Il arriva juste à temps pour la retenir par ses vêtements, au moment où elle se jetait dans l'abîme.

‑ Ah ! une femme ! dit-il, pensant qu’il venait de trouver Esther; psahw... ! ce n'est qu'une squaw indienne... ! ajouta-t-il en l'examinant; elle est jolie, ma foi !... pauvre misérable, comme elle est mouillée, échevelée, souillée de boue !

Comme une biche effarouchée, la femme sauvage jeta autour d'elle des regards égarés, puis elle essaya de s'échapper, gardant toujours un farouche silence.

Mais le trappeur la retenait d'une main d'acier, il écarta doucement sa chevelure noire qui ruisselait sur son visage, et la fit asseoir à côté de lui.

‑ Allons, ma bonne femme ! dit-il ne sachant trop de quelle manière entamer la conversation, il ne faut plus songer à faire un pareil saut, je vais vous emmener à quelque distance sur mon bon cheval, et quand vous serez reposée, je vous conduirai chez vous.

‑ Waupee n'a pas de maison, répondit-elle sombrement.

‑ Pas de maison... ? ah ! oui, j'en puis dire autant. Nous logeons tous deux sous le ciel, dans les bois, dans la plaine ; mais enfin je vous ramènerai dans votre tribu...

‑ Waupee ne veut pas revoir sa tribu.

‑ Oh ! oh ! ceci est sauvage ! et pourquoi ?

‑ Il y a une lune, la lumière régnait dans son wigwam; aujourd'hui tout y est sombre. Waupee voulait se livrer à l'ange de la mort, lorsque la Face-Pâle l'a retenue, elle la remercié... une fois déjà, dans la nuit, elle avait vu l'homme blanc.

‑ Moi ? vous m'avez aperçu ?

‑ Waupee se glissait comme un serpent dans les broussailles du sentier.

‑ Ah ! c'était vous ! j'avais cru avoir affaire à un esprit.

‑ Elle avait dans le cœur des pensées rouges comme le sang ; elle cherchait son mari, pour mourir ensuite, car il la force à mourir.

‑ L'infernale brute !

‑ Elle l'a trouvé endormi sur la colline ; son couteau s'est levé sur lui.

‑ Vous l'avez frappé... ?

‑ Non, Waupee l'a bien aimé.

‑ Pauvre femme ! vous avez été heureuse peu de temps avec lui; ensuite il vous a chassée ?

‑ Oui, - le méchant ! - à présent pourquoi vivrait-elle ? plus de mari, plus de tribu, plus rien ! Elle doit mourir.

Comment ce double traître a-t-il pu se décider à renvoyer une jolie femme comme vous ? L'innocente flatterie du chasseur décida l'Indienne à devenir communicative.

‑ Il a vu une femme au teint de neige ; il l'a enlevée pour la conduire à son wigwam et...

‑ Un moment, s'il vous plait ! Une fille blanche ?

‑Belle comme les fleurs du printemps, avec des cheveux blonds comme la soie qui flotte autour du maïs en automne, des yeux bleue comme le ciel, des joues comme les roses de la prairie, des lèvres rouges comme les fruits du Sumac, une voix douce comme le murmure d'un ruisseau dans le désert.

‑ Et où se trouve-t-elle maintenant ?

Peu à peu Waupee lui raconta tout ce qu'elle savait sur Esther ; mais ses souvenirs n'allaient pas plus loin que la bataille avec les mormons, elle ignorait les événements survenus depuis.

Quand son récit fut terminé. Waltermyer recommença ses questions :

‑ Et comment nommez-vous ce coquin voleur de fille ?

‑ Les Dacotahs l'appellent Aigle-Noir.

‑ Démon noir !! oui ! Je le connais, le scélérat ; son âme est plus noire encore que son nom ; il a tué et pillé plus de malheureux émigrants qu'il n'a de cheveux sur la tête ; mais enfin, il est Peau Rouge ; je suppose que c'est dans sa nature. Quant à ce gueux de Thomas, son compte est bon ; à la première occasion je le traiterai comme un buffle ou un grizzly, si ce que vous me dites est vrai !

‑ La langue de Waupee a suivi la voie de la vérité.

‑ Je vous crois, ma fille ; maintenant essuyez vos yeux et ne songez plus à ce serpent de Dacotah.

‑ Le guerrier pâle sait tout ce que pouvait lui apprendre la pauvre squaw ; il va suivre la piste et le Grand Manitou lui sourira. Waupee n'oubliera jamais combien il a été bon pour elle. A présent elle s'en va.

‑ Et où ? tonnerre ! où irez-vous, pauvre abandonnée ?

- Le Manitou dirigera mes mocassins.

‑ Mais vous dites que vous n'avez plus ni maison ni tribu.

‑ Waupee se réfugiera dans les cavernes de la montagne. Elle attendra patiemment que l'ange de la mort vienne la chercher.

‑ Si vous faites cela, je veux être... ! oh pauvre petite Est’ !

‑ Où pourrais-je aller ?

‑ Eh, donc ! avec moi.

‑ Les chefs des Faces-Pâles riront de leur frère quand ils le verront avec une femme des Dacotahs.

‑ C'est bien le dernier de mes soucis ; j'ai de bonnes épaules, elles ne ploieront pas sous un sourire.

‑ Mais ils jetteront un regard méprisant sur Waupee, ils riront d'elle, et l'insulte lui brisera le cœur.

‑ Vous les laisserez faire sans vous en inquiéter. Et ceux qui en diront trop... Kirk Waltermyer se chargera de leur donner une leçon dont ils se souviendront plus longtemps que de ce qu'ils ont appris à l’école.

‑ L'homme blanc est trop bon; la fille des Dacotahs ne veut pas qu'on l'insulte à cause d'elle.

‑ Ecoutez, femme ! je respecte vos scrupules, mais je ne partirai pas sans vous. Et si vous vous mettez dans la tête de rester ici, je plante ma tente ici, et nous nous y installons avec Star.

‑ L'homme blanc a-t-il réfléchi à ce que dira son peuple ?

‑ Son peuple ! Dieu le bénisse ! je n'ai pas plus de peuple que vous ; même pas de famille... ! Tranquillisez-vous donc sur ce point comme une brave fille et venez avec Kirk Waltermyer. Vous verrez que c'est un ami qui vaut bien tous vos gredins rouges.

‑ Waupee ira avec l'homme blanc, mais plus tard.

‑ Oui ; je suppose qu'il se passera du temps avant que vous trouviez un asile dans ces montagnes désolées. Ici, Star !

Le bon cheval vint aussitôt se présenter au harnais ; quand il fut sellé et bridé, Waltermyer saisit lestement la taille frêle de Waupee et l'enlevant de terre avant qu'elle se fût doutée de son intention, il la plaça délicatement sur le devant de la selle; puis il sauta à cheval, passa un de ses bras autour d'elle pour l'empêcher de tomber, et se mit en route.

Une vive rougeur colora le visage et les épaules de la jeune Indienne lorsqu'elle se vit auprès de Waltermyer. Mais les craintes modestes et l'embarras de Waupee se dissipèrent en lisant sur l'honnête visage de son sauveur l'expression de bonté et de loyauté qui était le reflet de son cœur.

‑ Bon ! dit-il joyeusement, vous voila équipée comme une princesse; ‑ je le pense du moins, car je n'en ai jamais vu, ‑ je suis content que vous n'alliez pas à pied pendant que je suis à cheval. Je sais bien que les braves de votre race aiment à se prélasser sur leurs selles, pendant que leurs pauvres femmes marchent derrière eux, épuisées de fatiguée, mais c'est une honte, même pour des sauvages. Jamais Kirk Waltermyer n'en usera ainsi avec aucune femme.

‑ Quand le Visage-Pâle sera fatigué, je marcherai.

‑ Fatigué ! moi, fatigué ! voilà qui est fort ! jamais je n'avais entendu parler de ça...

‑ Mais le cheval doit être las ; le voyage a été rude par cette nuit de tempête.

‑ Mon cheval, las ! voilà qui est encore plus fort ! Quand arrivera cette étrange aventure que Star soit las, je vous prendrai sur un bras, lui sur un autre, et je vous porterai tous deux.

 

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