CHAPITRE V

 

LA PRISONNIERE DES DACOTAHS

 

 

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Les Dacotahs avaient établi leur camp sur la rive gazonnée d'un affluent de la Plate. Ils avaient adroitement profité de tous les accidents de terrain pour établir leurs wigwams; chaque bosquet avait été mis à contribution pour abriter une tente ou faciliter l’installation des ustensiles de ménage.

Les feux du matin commençaient à s'allumer, les femmes s'occupaient de préparer la nourriture pendant que les guerriers peints de cou­leurs éclatantes fumaient en silence dans une attitude contemplative.

Les enfante, demi‑nus, se roulaient sur le ga­zon, ou bien sautaient dans l'eau comme de petits phoques dans des accès de gaieté sauvage. Autour du camp, des chiens maigres affamés rongeaient les os abandonnés et volaient ce qu'ils pouvaient, poussant des glapissements aigus lorsqu'une correction inattendue venait punir leurs méfaits.

Dans une enceinte soigneusement gardée, les chevaux broutaient l'herbe verdoyante ou les feuilles naissantes. Quelques sentinelles faisaient le guet, invisibles et silencieuses au pied d'un arbre noir dont les teintes sombres s'harmonisaient avec celles de leur corps bronzé.

On pouvait voir, çà et là, traversant les fourrés, des chasseurs qui rapportaient leur gibier, l'unique espoir des festins de la journée.

Les cabanes formaient un grand cercle au cen­tre duquel s'élevait une tente plus élevée et plus ornée qui commandait non seulement le camp mais les environs. Cette tente, décorée richement, était couverte de peaux de buffles peintes qui descendaient jusqu'à terre. Tout autour de cette tente régnaient l’ombre et le silence; aucun mouvement, aucun bruit n'annonçait qu'elle fût habitée; aucune fumée n'en sortait ; nul enfant ne jouait autour ; nul sentier, même, ne se ha­sardait à y mener ; on aurait dit l'habitation de la mort

L'Aigle‑Noir, en revenant de son nocturne ren­dez‑vous, ne rentra pas au camp avec sa pompe accoutumée; il se glissa, au contraire, entre les tentes, comme s'il eût tenu à passer inaperçu.

Effectivement, inquiet sur l'issue de la négociation secrète qu'il venait de conclure, et où il devait jouer le rôle de traître, le chef dacotah cherchait à tenir cachées ses démarches noc­turnes. En outre, il ne savait où mettre l'or qu'il avait reçu et qu'il ne voulait partager avec per­sonne.

Son premier soin avait été de chercher quel­que cachette impénétrable pour y déposer son trésor ; pour cela il avait pensé à l'enfoncer dans la fente d’un rocher surplombant la rivière dans le canon du Diable : le lieu ne lui avait pas paru assez sûr. Il avait ensuite songé à l'enfouir dans le lit de la rivière, mais craignant quelque accident imprévu, et ne pouvant se décider à se séparer de ses chères richesses, il les avait gardées sur lui, et venait, farouchement, les cacher dans sa tente.

Entrant donc chez lui avec toutes sortes de précautions sauvages, il s'assura hâtivement de n'être vu par personne, et creusa sous son lit un trou profond où il enfouit son sac de dollars. Cela fait, Il effaça méticuleusement jusqu'au moindre vestige de sa cachette et sortit.

Sans parler à personne, il se dirigea vers la tente dont nous avons dépeint l'aspect morne et solitaire, souleva une des peaux qui cachait la porte et y entra brusquement.

Son arrivée fut saluée par un cri de terreur que poussa la malheureuse Esther Morse, prisonnière depuis la veille. Comme une gazelle surprise au gîte, elle s'élança jusqu'à l'extrémité la plus re­culée du wigwam, et s'y tint blottie, toute trem­blante, regardant le sauvage avec des yeux dila­tés par la terreur.

L'Aigle‑Noir jeta sur elle un regard de triomphe.

‑ La fille des faces‑pâles a reçu le sourire du Manitou des songes ? Les flots d'un sommeil léger ont bercé ses oreilles ? demanda-t-il en donnant à sa voix basse et gutturale des intona­tions douces et caressantes.

‑ Pourquoi suis‑je ici prisonnière? dites‑moi pourquoi l’on m'a si cruellement arraché à mon père ? s'écria‑elle avec exaltation. Avez‑vous bien eu le cœur de reconnaître ainsi ses bontés?... Souvenez‑voue de Laramie ! n'avons‑nous pas été pour vous meilleurs que vos propres frères ?

‑ Face‑Pâle, vos paroles charment les oreilles d'Aigle‑Noir comme le chant d'un oiseau printanier, son cœur les boit avidement comme la terre altérée boit une pluie d'été. Parlez encore!

‑ Vous êtes un homme cruel et rusé, vous éludez ma question. Dites‑moi, dites‑moi, je vous en supplie, dans quel but j'ai été enlevée, empri­sonnée ?... Voulez‑vous de l'or ? mon père, pour me revoir, en remplira vos mains.

‑ La poudre jaune du vieux chef des visages pâles sera tôt ou tard entassée dans les wigwams des Dacotahs.

‑ Que voulez‑vous dire, homme des bois si toutefois vous êtes une créature humaine ; quelle terrible signification ont vos paroles ?

‑ Les Dacotaha sont maîtres de la prairie ! Quand le mocassin de leur ennemi a laissé une trace dans leur sentier, les guerriers rouges prennent leur vol comme des oiseaux de proie. L'étranger leur a dérobé leurs terres, leurs chasses, leurs pêches ; le daim et le buffle ont fui bien loin, effrayé par le tonnerre et l'éclair de ses armes. L'homme rouge a faim, l'ennemi est dans l'abondance. L'homme ronge poursuit en vain les chevaux sauvages, l'ennemi en pos­sède par troupeaux. Les enfants de l’homme rouge pleurent pour avoir du lait, ceux de l'ennemi en ont à répandre par terre.

‑ C'est pourquoi, après avoir bassement enlevé la fille vous vous préparez à dépouiller le père !

‑ Que la jeune femme au teint de neige veuille prêter l'oreille. Les paroles du guerrier seront courtes. Sa langue n'est pas babillarde comme celle des enfants, ou celle d'une vieille femme ayant compté cent hivers. - L’aigle des Dacotahs a aperçu une jeune colombe dans sa vallée, il a fondu sur elle, et l'a emportée au vol de ses fortes ailes, jusqu'à son nid ; elle pleure maintenant et se couvre la figure de ses mains,

‑ Mais, pourquoi avez‑vous agi ainsi, puisque ce n'est pas de l'or que vous voulez !

‑ Lorsqu'un doux regard du soleil pénétra dans le wigwam des Visages‑pâles, cherchent‑ils à le chasser? Lorsqu'un sourire du ciel bleu passe au travers des nuages sombres, les visages‑pâles tendent‑ils un voile pour ne pas l'apercevoir ? l'homme rouge n'est pas fou ; il a des yeux et sait voir,

‑ Pourquoi parlez‑vous en énigmes? faites vous donc comprendre si vous voulez que je réponde.

‑ La fille du chef aux longues carabines viendra habiter le wigwam d'Aigle‑Noir. Depuis qu'il l'a vue son cœur est dégoûté des bruns visages de sa tribu. Quand il reviendra d'une longue piste, les pieds meurtris, les membres fatigués, la présence de la jeune femme au blanc visage réjouira le guerrier.

‑ Je ne vous comprends pas encore ; vos paroles sont aussi mystérieuses que vos actions sont cruelles, répondit Esther dont le visage devint d'une pâleur mortelle.

‑ Aigle‑Noir voudrait avoir pour femme une Face-Pâle qui apprêtera ses repas et lui tressera un manteau avec ses chevelures scalpées.

‑ Moi ! votre femme !!!  Ciel miséricordieux ! vous n'y songez pas?

‑ La langue de la fille pâle est douce; sa che­velure ressemble aux filaments soyeux du maïs brunis par la lune des feuilles tombantes. Elle est dans le droit chemin ; sa maison sera celle de l'homme rouge ; Aigle‑Noir a dit.

‑ Jamais ! je mourrai plutôt !

‑ L'esprit aux ailes noires qui plane sur la rivière sombre ne vient pas toutes les fois qu'on l'appelle. Pendant bien des années encore, la femme d'Aigle‑Noir promènera dans la prairie son léger mocassin.

‑  Votre femme, c'est le Faucon‑Blanc.

‑ Waupee sera la servante de la nouvelle femme, Elle est sortie du cœur du guerrier.

- oh ! mon Dieu ! tous les maux plutôt qu'un tel sort ! juste ciel... suis‑je donc réservée à cet affreux malheur?

‑ La colombe frappe vainement sa poitrine aux barreaux de sa cage; elle roucoule, et son chant sert de signal à son compagnon, alors son aile frémissante le ramène vers elle.

‑ Moi ! votre femme ! moi ! habiter votre wigwam !! écoutez‑moi, monstre sauvage ! plutôt que de subir de tels outrages, je me jetterai dans un précipice et mon corps se brisera en atomes sur les rochers ; je me précipiterai dans la ri­vière….. je me déchirerai de mes propres mains il….. mon Dieu, mon Dieu ! pardonnez‑moi ces funestes paroles.

Sans daigner répondre à ces douloureuses exclamations qu'il n'avait pas même écoutées, l'Indien fit entendre un sifflement long et aigu. Sur le champ la malheureuse délaissée, Waupee entra tremblante, en proie à une mortelle ter­reur. Son maître lui donna, en langue indienne des ordres qu'Esther ne put comprendre. Sans avoir levé les yeux, Waupee disparut.

‑ Que la fille des hommes blancs se prépare, la médecine (corporation savante et religieuse) de la tribu dispose tout pour un mariage chez les Dacotahs. Les femmes amassent des fleurs, les guerriers prennent leurs plus beaux vêtements. L'heure approche ; le wigwam des Sachems ou­vrira sa porte à la nouvelle mariée.

‑ Oh ! méchant homme ! votre cœur ne con­naît donc ni la pitié, ni la crainte ?

Un sifflement, un signal apparemment, retentit au dehors ; aussitôt l'indien parut troublé, et sans répondre, s'élança hors du wigwam. Au même instant une forme humaine entra par le côté opposé.

‑ Waupee ! s'écria Esther en se jetant à ses pieds; sauvez‑moi ! souvenez‑vous de mon père !.. Pour l'amour du ciel, sauvez‑moi !

La jeune indienne posa silencieusement son doigt sur la bouche, et embrassa la robe d'Esther. D'un mouvement rapide, elle tira de ses vêtements un couteau long et effilé qu’elle remit aux mains de la prisonnière, puis disparut soudai­nement.

‑ Ah ! merci, Waupee ! murmura Esther, le cœur gonflé; j'en ferai usage ! merci !

En entendant des pas approcher, elle cacha promptement le couteau dans son sein, recula jusqu'au fond de la tente, et s'y tint immobile et froide, attendant le moment suprême.

C'était seulement une jeune fille dacotah appor­tant de la nourriture. Dans son désespoir, Esther essaya de la questionner; mais l'enfant demeura immobile et muette devant elle, les yeux baissés vers la terre.

Elle déposa sur une natte, au milieu du Wig­wam, du grain grossièrement apprêté dans un plat d'écorce de bouleau, et s’en alla sans avoir prononcé une parole. Tourmentée d'horribles craintes, Esther n'osa toucher à ce qu'on venait de lui apporter ; elle tira son couteau et le serra dans sa main, toute prête à s'en servir pour se défendre, ou se tuer !

‑ Et pourquoi n'en ferais‑je pas usage, de suite, avant que personne ne vienne? se demanda‑t‑elle avec un sombre désespoir ; quelques gouttes de mon sang jailliront et je serai sauvée... oh ! mais... que deviendra mon âme, en ces ré­gions sombres et inconnues de la mort? mon âme, que le Seigneur n'aura pas appelée à lui?... Non, je ne commettrai pas un crime, même pour me soustraire à cette terrible situation; je remets entre vos mains, mon Dieu ! cette existence que vous m'ordonnez de conserver.

Le contact d'une main légère la fit tressaillir; elle cacha son couteau, Waupee était auprès d'elle.

‑ Que la fille des Faces‑pâles se rassure. Aigle­-Noir est à la poursuite des ennemis; un grand tourbillon de poussière est apparu dans le lointain ; les guerriers sont partis en armes. Mangez en paix; il ne reviendra qu'après le soleil couché.

Le courage revint un peu à la pauvre Esther, elle se jeta au cou de la jeune indienne et la dé­vora de baisers en versant un torrent de larmes.

Une heure après, montée sur un cheval demi-­privé, ayant deux guerriers rouges à ses cotés, elle galopait rapidement vers le canyon plein de rochers, connu sous le nom de passage du sud.

 

 

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