CHAPITRE III

 

UNE VISITE

 

 

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La nuit – une belle nuit du mois d'août – était splendide, calme, sereine, illuminée par une lune éclatante et pure; l'atmosphère était transparente et d'une douceur veloutée; il faisait bon vivre !

Après le souper, Maggie s'était mise au piano et avait joué quelques morceaux, sur l'instante requête de l'artiste ; chacun s'était assis au ha­sard sous l'immense portique dont l'ampleur occupait la moitié de la maison.

Halleck et le jeune Will fumaient leurs ha­vanes avec béatitude; l'oncle John avait préféré une énorme pipe en racine d'érable, dont la noirceur et le culottage étaient parfaits.

Halleck était à une des extrémités du portail; après lui étaient Maria et Maggie ; plus loin se trouvait Will ; venaient ensuite M. et mistress Brainerd.

La nuit était si calme et silencieuse que, sans élever la voix, on pouvait causer d'une extré­mité à l'autre de l'immense salle. La conversa­tion devint générale et s'anima, surtout entre Maria et l'oncle John. Halleck s'adressait particulièrement à Maggie, sa plus proche voisine.

- Maria m'a parlé d'un Indien, un Sioux, je crois, qui est grand ami de votre famille? lui demanda-t-il.

‑ Christian Jim, vous voulez dire? ...

- C'est précisément son nom. Savez‑vous où il habite?

- Je ne pourrais vous dire ‑ je crois bien que sa demeure est aux environs de la Lower Agency; en tout cas il vient souvent chez nous. Il a été converti il y a quelques années, dans une occa­sion périlleuse, papa lui a sauvé la vie; depuis lors Jim lui garde une reconnaissance à toute épreuve: il nous aime peut-être encore plus que les missionnaires.

- Un vrai Indien n'oublie jamais un service ;  ni une injure, observa Halleck sentencieusement; quelle espèce d'individu est cet Indien?

- Il personnifie votre idéal de l'Homme‑Rouge, au moral, du moins; sinon au physique. C'est tout ce qu'on peut rêver de noble, de bon; mais il est grossier comme tous ceux de sa race.

Maggie s'étonnait de soutenir si bien la con­versation, contrairement à ses habitudes de si­lence. Elle subissait, sans s'en apercevoir, l'in­fluence d'Halleck, dont la délicate urbanité savait mettre à l'aise tout ce qui l'entourait ; le jeune artiste avait, en outre, le don de placer la conver­sation sur un terrain favorable pour la personne avec laquelle il s'entretenait.

Tout le monde n'a pas ce talent aussi rare qu'enviable.

Le coup d’œil général de cette réunion intime aurait fait un tableau charmant et pittoresque; dans un angle, la figure bronzée du vieux Brai­nerd demi noyé dans les nuages tourbillonnants qu'exhalait sa pipe; à côté de lui, le visage calme et souriant de son excellente femme. Un con­traste harmonieux de la force un peu rude et de la bonté la plus douce. Au centre, éclairée par les plus vifs rayons de la lune, Maria, rieuse, épanouie, alerte, toujours en mouvement; on aurait dit un lutin faisant fête à la nuit. Plus loin, Adolphe, son feutre pointu sur l'oreille, les jambes croisées, nonchalamment renversé dans son fauteuil, envoyant dans l'air, par bouffées régulières, les blanches spirales de son cigare ; Maggie, naïve et gracieuse, ses grands yeux noirs et expansifs fixés sur son cousin avec une atten­tion curieuse, toute empreinte de grâce innocente et juvénile, ressemblant à la fée charmante de quelque rêve oriental.

Vraiment, c'était un délicieux intérieur qui aurait séduit l'artiste le plus difficile.

Effectivement Adolphe était ravi, surtout quand ses yeux rencontraient les regards de sa gentille cousine.

‑ J'aimerais beaucoup voir ce Jim, observa-­t‑il après un long silence admiratif, je suppose que le surnom de Christian lui a été donné au sujet de sa conversion.

‑ C'est plutôt, je crois, parce que sa conduite exemplaire lui a, mérité ce titre. Lorsque mon père l'a rencontré pour la première fois, il était très méchant, ivrogne, brutal, querelleur, et il avait tué, disait‑on, plus d'un blanc. Il rodait de préférence dans les hautes régions du Minnesota, où les caravanes du commerce ont tou­jours couru de si grands dangers.

- Mais, depuis, il est complètement changé?

- Si complètement qu'on peut dire, à la lettre, que c'est un autre homme. Il est allé jusqu'à prendre un nom anglais, comme vous voyez. Il y a quelques années, sa passion invincible était l'abus des boissons ; pour un flacon de whisky il aurait vendu jusqu'au dernier haillon qu'il avait sur le corps. Depuis sa conversion, en au­cune circonstance il ne s'est laissé tenter; il est resté sobre comme il se l'était promis.

- C'est là un type remarquable. Par consé­quent, miss Maggie, continua Adolphe en se retournant vers la jeune fille, vous admettrez que je ne me suis pas entièrement trompé dans mon appréciation du caractère indien.

- Mais précisément l'Indien a disparu, le chrétien seul est resté.

Cette remarque incisive était la réfutation la plus complète qui eût été opposée au système d'Halleck ; venant d'une aussi jolie bouche, elle avait pour lui autant d'autorité que si elle eut émané d'un philosophe ou d'un général d'armée.

 

Il resta pendant quelques instants silencieux, en admiration devant le bon sens ingénu de la jeune fille.

‑ Mais enfin, vous ne pourrez nier qu'il y ait eu des Sauvages, même non chrétiens, dont le caractère et la conduite aient été chevaleresques et nobles, de façon à mériter des éloges ?

‑ Cela est fort possible, mais, sur une grande quantité d'Indiens que j'ai vus, il ne s'en est pas rencontré un seul réalisant ces belles qualités, ‑ Ah ! mais, voici Jim en personne, qui arrive.

La porte, en effet, venait de s'ouvrir sans bruit, l'artiste aperçut, s'avançant sous le portique, une haute forme brune enveloppée des pieds à la tète par une grande couverture blanche.

Du premier regard, l'artiste reconnut un In­dien ; la démarche assurée et confiante du nou­veau venu faisait voir qu'il se sentait dans une maison amie.

En arrivant, sa voix basse et gutturale mais agréable, fit entendre ce seul mot :

‑ Bonsoir.

Chacun lui répondit par une salutation sem­blable, et, sans autre discours, il s'assit sur une marche d'escalier, entre l'oncle John et Maria.

Il accepta volontiers l'offre d'une pipe, et sembla absorbé par le plaisir d'en faire usage ; ensuite, la conversation recommença comme si aucune interruption ne fut survenue.

Adolphe Halleck ne pouvait dissimuler l'inté­rêt curieux que lui inspirait ce héros du désert. Sa préoccupation à cet égard devint si apparente que chacun s'en aperçut et s'en amusa beaucoup. Il cessa de causer avec Maggie, et se mit à con­templer Jim attentivement.

Ce dernier lui tournait le dos à moitié, de fa­çon à n'être vu que de profil, et du côté gauche. Insoucieux de la chaleur comme du froid, il était étroitement enroulé dans sa couverture ; dans une attitude raide et fière, il exposait à la clarté de la lune son visage impassible, mais dont les traits bronzés reflétaient les rayons argentés comme l'aurait fait le métal luisant d'une statue. Par intervalles; les incandescences intermittentes de sa pipe l'éclairaient de lueurs bizarres qui accentuaient étrangement sa physionomie caractéristique.

Cet enfant des bois avait un profil mélangé des beautés de la statuaire antique et des trivialités de la race sauvage. Lèvres fines et arquées; nez romain, droit, d'un galbe pur autant que noble; yeux noirs, fendus en amande, pleins de flammes voilées; et à côté de cela, sourcils épais; visage carré, anguleux; front bas et étroit, fuyant en arrière. La partie la plus extraordinaire de sa personne était une chevelure exubérante, noire comme l'aile du corbeau, longue à recouvrir en­tièrement ses épaules comme une vraie crinière.

Tout ce qui avait été dit précédemment sur son compte avait fortement prédisposé Halleck en sa faveur; aussi, le jeune homme, toujours absorbé par ses romanesques illusions sur les Indiens, tomba, pour ainsi dire, en extase devant cet objet de tous ses rêves. Il s'oublia ainsi, renversé dans son fauteuil, les yeux attentifs, dilatés par la curiosité, tellement que, pendant dix minute, il oublia son cigare au point de le laisser éteindre.

Il fallut une interpellation de Maria, plus vive que de coutume, pour le rappeler à lui; alors il tira une allumette de sa poche, ralluma, son cigare et se penchant vers Maggie :

- Il arrive de la chasse, n'est‑ce pas? Demanda-t-il

‑ Le mois d'août n'est pas une bonne saison pour cela.

- Comment vous êtes‑vous procuré cette chair d'ours que nous avons mangée ce soir?...

‑ Par un hasard tout à fait fortuit; et nous l'avons conservée, spécialement à votre intention aussi longtemps que le permettait la chaleur de la saison. Jim parlez‑nous!

- Hooh ! répondit le Sioux en tournant sur ses talons, de manière à faire face à la jeune fille.

‑ Coucherez‑vous ici cette nuit?

- Je ne sais pas, peut-être, répondit‑il laconi­quement en mauvais anglais ; puis il pivota de nouveau sur lui-même avec une précision méca­nique, et se remit à fumer vigoureusement.

- Il a quelque chose dans l'esprit, observa Maria; car ordinairement il est plus causeur que cela, pendant le premier quart d'heure de sa visite.

‑ Peut-être est‑il gêné par notre présence inaccoutumée?

- Non; il lui suffît de vous voir ici pour sa­voir que vous êtes des amis.

‑ On ne peut connaître tous les caprices d'un Indien; je suppose qu'à l'instar de ses congé­nères il a aussi des fantaisies et des excentricités.

La soirée était fort avancée, M. Brainerd insi­nua tout doucement qu'il était l'heure pour les jeunes personnes, de se retirer dans leur chambre; alors l'oncle John se leva, invita tout le monde à rentrer dans la maison. La lampe demi-éteinte fut rallumée; la famille s'installa confortablement sur des fauteuils moelleux qui garnissaient !e salon.

A ce moment, tous les visages devinrent sé­rieux, car on se disposait à réciter les prières du soir; M. Brainerd, lui-même, déposa momenta­nément son air rieur pour se recueillir ; avec gra­vité, il prit la Bible, l'ouvrit, mais avant de com­mencer la lecture, il promena un regard inquisiteur autour de lui.

‑ Où est Jim? demanda‑t‑il.

‑ Il est encore sous le portique, répondit Will; irai‑je le chercher?

‑ Certainement! on a oublié de l'appeler.

Le jeune homme courut vers le Sioux et l'invita à entrer pour la prière.

L'autre, sans sourciller, resta immobile et muet; Will rentra, après un moment d'attente.

‑ Il n'est pas disposé, à ce qu'il parait, ce soir dit‑il en revenant ; il faudra nous passer de lui.

Maggie s'était mise au piano, et avait fait en­tendre un simple prélude à l'unisson ; toute la portion adolescente de la famille se réunit pour l'accompagner. Will avait une belle voix de basse; Halleck était un charmant ténor; on en­tonna l'hymne splendide « sweet hour of Brayers » dont les accents majestueux, après avoir fait vibrer la salle sonore, allèrent se répercuter au loin dans la prairie.

Le chant terminé, chacun reprit son siège pour entendre la lecture du chapitre; ensuite, les exercices pieux se terminèrent par une fer­vente prière que l'on récita à genoux.

Les jeunes filles allèrent se coucher, sous la conduite de M. Brainerd; les hommes rallumè­rent des cigares et s'installèrent de nouveau sur leurs sièges. Chacun d'eux avait une pensée cu­rieuse et inquiète à satisfaire : Halleck voulait approfondir la question Indienne en se livrant à une étude sur Jim ; L'oncle John et le cousin Will avaient remarqué un changement étrange dans les allures du Sioux, ils désiraient éclaircir leurs inquiétudes en causant avec lui.

Ils s'acheminèrent donc tout doucement hors du salon et allèrent rejoindre sous le portique leur hôte sauvage. Ce dernier fumait toujours avec la même énergie silencieuse, et sa pipe illu­minait vigoureusement son visage, à chaque aspiration qui la rendait périodiquement incandes­cente. Il garda un mutisme obstiné jusqu'au moment où l'oncle John l'interpella directement.

‑ Jim, vous paraissez tout changé ce soir. Pourquoi n'êtes‑vous pas venu prendre part à la prière? Vous ne refusez pas d'adresser vos re­merciements au Grand‑Esprit qui vous soutient par sa bonté.

‑ Moi, lui parler tout le temps. Moi, lui parler quand vous lui parlez.

‑ Dans d'autres occasions vous aviez toujours paru joyeux de vous joindre à nous pour ces exer­cices.

‑ Jim n'est pas content : il n'a pas besoin que les femmes s'en aperçoivent.

‑ Qu'y a‑t‑il donc d'extraordinaire?

‑ Les trafiquants Blancs sont des méchants; ils trompent le Sioux, lui prennent ses provisions, son argent, jusqu'à ses couvertures.

‑ Ça a toujours été ainsi.

‑ L'Indien est fatigué ; il trouve ça trop mauvais. Il tuera tous les Settlers.

‑ Que dites‑vous? s'écria l'oncle John.

‑ Il brûlera la cabane de l'Agency; il tuera hommes, femmes, babys, et prendra leurs scalps.

- Comment savez‑vous cela?...

- Il a commencé hier; ça brûle encore. Le Tomahawk. est rouge.

‑ Dieu nous bénisse ! Et, viendront‑ils ici, Jim?

‑ Je crois pas, peut-être non. C'est trop loin de l'Agency; ils ont peur des soldats.

‑ Enfin, les avez‑vous vus, Jim?

‑ Oui j'ai vu quelques-uns. Ça contrarie Jim . Il y a trop chrétiens qui sont redevenus Indiens pour tuer les Blancs. C'est mauvais, Jim n'aime pas voir ça, il s'est en allé.

‑ Fasse le ciel qu'ils ne viennent pas dans cette direction. Si je savais qu'il y eût danger pour l'a­venir, nous partirions instantanément.

‑ Ne serait‑il pas convenable de nous embar­quer demain, sur le Steamboat, pour Saint‑Paul? demanda Halleck, singulièrement ému par les inquiétantes révélations de l'Indien.

‑ Ah! répliqua l'oncle John en réfléchissant, si nous quittons la ferme, elle sera pillée par ces larrons à peau rouge, en notre absence. Je n'aimerais pas, à mon âge, perdre ainsi tout ce que j'ai eu tant de peine à amasser.

‑ Mais cependant, père, si notre sûreté l'exige! observa Will.

‑ S'il en était ainsi je n'hésiterais pas un seul instant; néanmoins, je ne crois pas qu'il y ait à craindre un danger immédiat. C'est probable­ment une terreur panique dont on s'émeut au­jourd'hui, comme cela est arrivé au printemps dernier: le seul vrai danger à redouter c'est que ce désordre prenne de l'extension et arrive jus­qu'à nous.

- Les Sauvages sont vindicatifs et implacables lorsque le diable les a soulevés, remarqua sen­tencieusement Halleck en allumant un autre Havane; mais, comme je le soutenais tout à l'heure à table, leurs actions même blâmables reposent toujours sur une base honorable.

‑ Christian Jim, voulez‑vous ce cigare? Il sera je crois, pré­férable à votre pipe.

- Je n'en ai pas besoin, répliqua l'autre sans bouger.

‑ A votre aise! il n'y a pas d'offense! Oncle John, nous disons donc qu’il n'y a pas lieu de s'effrayer ?

- Ah! ah! mon garçon, il y a bien réellement un danger, c'est certain; viendra‑t‑il, ne vien­dra‑t‑il pas jusqu'à nous?... c'est incertain. Avez‑vous entendu dire quelque chose de ces troubles pendant que vous étiez sur le steamer?

‑ Depuis que vous me parlez de tout çà, il me revient un peu dans l'esprit que j'ai dû ouïr murmurer je ne sais quoi au sujet des craintes qu'inspiraient les Sauvages. Mais je ne me suis point préoccupé de ces fadaises; d'ailleurs, je commence à croire que les Blancs par ici n'ont qu'une toquade, c'est de dénigrer les Peaux-Rouges.

‑ Ah! pauvre enfant! comme vous aurez changé d'opinion, lorsque vous serez plus âgé d'un an seulement! dit le jeune Will qui sem­blait beaucoup plus affecté que son père des mauvaises nouvelles apportées par le Sioux. Les plus funestes légendes que nous aient léguées nos ancêtres sur la barbarie Indienne, ont pris naissance dans ce pays même, dans le Min­nesota.

- Sans nul doute, les informations de Jim sont sures, et il ne voudrait pas sciemment nous tromper, reprit l'oncle John sans prendre garde à cette dernière remarque ; je vais tirer cela au clair avec lui. ‑ Jim devons‑nous quitter les lieux cette nuit?

L'Indien resta deux bonnes minutes sans ré­pondre. Les bouffées s'envolèrent de sa pipe plus épaisses et plus rapides ; son visage se contracta sous les efforts d'une méditation profonde : enfin il lâcha une monosyllabe

‑ Non.

‑ Quand faudra‑t‑il partir? demanda Will.

‑ Sais pas. Peux pas dire. Il faut attendre d'en savoir davantage ; j'irai voir et je dirai ce que j'aurai vu ; peut-être il vaudra mieux rester.

‑ Enfin, il sera encore temps demain, n'est‑ce pas.

‑ Je l'ignore. Attendez que Jim ait vu ; il parlera à son retour.

‑ Eh bien! je pense que nous pourrons dor­mir tranquilles cette nuit. En tout cas, nous sommes entre les mains de Dieu, et il fera de nous ce que bon lui semblera. Je suis fâché, mon cher Adolphe, qu'un semblable déplaisir trouble la joie que nous éprouvions tous de votre visite.

‑ Ne prenez donc pas cela à cœur, par rap­port à moi, cher oncle, répliqua l'artiste en renversant la tête et lançant méthodiquement des bouffées, tantôt par l'un tantôt par l'autre coin de la bouche ; je suis parfaitement insoucieux de tout cela, et je prolongerais, s'il le fallait, ma visite exprès pour vous convaincre de mon inal­térable sang-froid en ce qui concerne les Peaux-Rouges. Vous connaissez mon opinion sur les Indiens, je suppose; au besoin, je vais vous la manifester de nouveau.

‑ L'expérience ne la modifiera que trop! ré­pondit l'oncle John.

‑ La vérité parle par votre bouche, cher oncle! Lorsque j'aurai été témoin de ces atro­cités dont on me menace tant, alors seulement je croirai que les guerriers sauvages ne ressem­blent pas à l'idéal de mes rêves.

- Je crains fort...

L'oncle John s'arrêta court; en se retournant par hasard, il venait d'apercevoir dans l'entrebâillement de la porte, le visage inquiet de sa femme, plus pâle que celui d'une morte.

‑ John ! murmura‑t‑elle; au nom du ciel! de quoi s'agit‑il ?

Le mari était trop franc pour se permettre le moindre mensonge; il se contenta dire :

‑ Polly, regagnez votre chambre; je vous dirai çà tout à l'heure.

Mistress Brainerd resta un moment irrésolue, hésitant à obéir et à rester; enfin elle s'éloigna en disant à son mari

‑ Ne vous faites pas attendre longtemps, John, je vous en supplie.

Aussitôt qu'elle fut hors de portée de la voix, l'oncle John reprit :

‑ Allons nous reposer; il est temps de dormir pour réparer nos forces. Allons Jim !

‑ Non, il faut partir, moi, répondit le Sioux.

‑ Vous ne voulez pas passer la nuit avec nous, mon ami? lui demanda Halleck, de sa voix af­fable et gracieuse.

- Je ne peux rester; il faut aller loin, moi grommela l'Indien en se levant et s'éloignant à grands pas.

Chacun se rendit à sa chambre respective et se coucha. Halleck ne put s'endormir; il agitait dans son esprit les probabilités des événements, mais n'accordait aucune confiance aux appréhen­sions que chacun manifestait autour de lui. Les jours néfastes de massacre et de vengeance in­dienne, lui apparaissaient éloignés de plus d'un siècle; il considérait comme une absurdité inad­missible l'occurrence d'une catastrophe semblable, en plein Minnesota, c'est‑à‑dire en pleine civilisation ; décidément les terreurs de ses amis lui faisaient pitié.

Néanmoins il éteignit sa bougie ; déjà un a­gréable assoupissement, précurseur du sommeil, commençait à fermer ses paupières, lorsqu'une clarté indéfinissable se montra au travers de ses volets. Il sauta vivement à bas de son lit, et courut à la fenêtre pour explorer les alentours. Un coin de l'horizon lui apparut rouge et san­glant des reflets d'un incendie ; ce sinistre sem­blait être à une distance considérable, dans la direction des basses prairies; l'obscurité ne permettait de distinguer aucun détail du paysage.

Cependant, les regards investigateurs de l'artiste finirent par remarquer une grande forme sombre découpée en silhouette sur le fonds lu­mineux ; Ce fantôme humain marchait à grands pas dans la direction du feu; à sa longue couverture blanche, Halleck reconnut Christian Jim ; il resta longtemps à sa fenêtre, le regardant s'é­loigner, jusqu'à ce qu'il ne fut plus visible que comme un point mourant; enfin il alla se cou­cher en murmurant :

- C'est un drôle de corps que ce Sioux ; bien certainement, lui et mes honorables parents vont mettre cet incendie sur le compte des pauvres Indiens... comme si ces malheureux Sauvages n'avaient pas assez de leurs petites affaires, sans venir se mêler des nôtres !...

Sur quoi Halleck s'endormit et rêva chevalerie indienne.

 

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