Louis NOIR
LE COUPEUR
DE TETES
[page trois]
AVANT-PROPOS
I
Les
tombes ouvertes.
Il fait nuit.
Une nuit
d'Afrique, étincelante de clarté.
Le ciel,
resplendissant des feux qui scintillent dans l'azur, verse à flots la lumière
sur une immense plaine qui, fauve espace, s'étend à perte de vue, morne et désolée.
Plus triste
que la mer, cette étendue silencieuse, que rien n'agite, porte au cœur un
vague effroi.
Rien dans
l'air.
La brise est
muette.
Rien sur
terre.
Le Sol est
d'une aridité désespérante.
Pas un brin
d'herbe.
Pas un cri de
bête fauve.
pas un chant
d’oiseau.
C’est la
solitude absolue, c'est le désert.
Ce silence de
mort pèse lourdement au voyageur qui s'égare dans ces profondeurs ; son
âme y éprouve toutes les angoisses de isolement et une terreur intense le
saisit.
Rares du reste
sont ceux qui s'y aventurent.
Pourtant, loin
du chemin des caravanes deux
silhouettes se profilaient, sur la surface plane du sol
C’étaient
deux chasseurs européens deux de ces hommes qui s'en vont sans peur, guetter l'
autruche aux abords des oasis, bravant le yatagan des Arabes, la dent des panthères
et les fureurs du simoun, ce vent qui
tue.
Que venaient-ils
faire dans cette région perdue à cent lieues de toute fontaine, de toute
tribu?
Là, point de
pâturage pour l'antilope ; point de gibier ; point d'amis ni
d’ennemis ; personne...
Ils étaient
armés jusqu'aux dents ; ils marchaient d'un pas rapide et n'échangeaient
pas un mot.
Ils semblaient
aller droit à un but.
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La plaine était
unie, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre
Tout à coup
ils s'arrêtèrent.
-
Nous approchons, dit l'un.
L'autre
regarda autour de lui, puis se courba sur le sable et
le tâta de la main.
- Oui, dit-il,
nous ne sommes plus éloignés.
Ces voix
avaient un timbre étrange au milieu du calme
qui régnait.
Tous deux, ils
dégagèrent leurs baguettes de fusil et les enfoncèrent dans le sol; puis ils
attendirent quelques minutes, les retirèrent et passèrent
le fer entre leurs doigts, les examinant ensuite aux rayons de la lune.
- Nous
y sommes, dit l'un.
- Nos
baguettes sont très humides, dit l'autre, le puits n'est pas profond.
- Combien
devons-nous avoir d'avance sur les Mozabites? demanda le premier.
- Depuis
le jour où nous surprîmes leur secret, nous avons dû les
devancer de sept heures; j'ai calculé notre marche pour qu'il en soit ainsi; du
reste, on ne voit rien absolument à l'horizon.
- Mangeons
et buvons alors.
Ils
s'assirent.
D'un lourd
sac, chacun tira un biscuit, de la viande séchée et fumée, et fit un frugal
repas.
Les deux
chasseurs burent, dans une gourde qui pouvait contenir dix litres de liquide,
une gorgée d'eau mêlée
d'absinthe; puis ils se mirent à causer.
C'étaient
deux hommes remarquablement beaux, ayant l'un trente
ans,
l'autre vingt
environ; ils avaient des traits fins et distingués, des têtes d'une rare énergie
et l'apparence robuste d'hommes accoutumés à vivre en plein air au milieu de fatigues
incessantes.
Leurs allures
étaient farouches.
Leurs figures étaient
loyales.
Après avoir
fini leur repas, ils commencèrent à creuser dans le sable deux trous de la
longueur d'un homme; de temps
à autre,
ils se ouchaient dedans;
puis ils se relevaient et recommençaient leur travail.
On eût dit
qu'ils se préparaient des tombes.
Ils échangeaient
quelques paroles de temps à autre ; c’était un dialogue entrecoupé.
Enfin, ils
finirent leurs fosses, car c'étaient de véritables fosses.
-
Maintenant, dit l'un, enterrons-nous!
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- Pourvu, dit
le plus âgé, qu'ils n'arrivent pas avant que la brise n’ait soufflé.
-
Elle se lève dans une demi-heure, dit l'autre après avoir regardé les étoiles;
nous ne risquons rien.
Au désert le
vent souffle à de certains moments bien connus de ceux qui le parcourent.
Couchés dans
leurs trous, les chasseurs ramenèrent avec leurs bras le sable sur leurs corps
qu'ils ne purent ensevelir complètement; mais quand ils eurent fait tout ce
qu'ils pouvaient faire de cette besogne, ils se tinrent immobiles, laissant au
vent le soin de finir le reste.
Ils avaient
placé dans leurs bouches un roseau qui devait dépasser le sol et leur apporter
de l'air aux poumons.
Vers onze
heures du soir, la brise s'éleva brusquement et de son aile cingla les sables.
Il arriva ce
qui arrive toujours dans les plaines poussiéreuses ; sous un vent fort, les
creux se comblent avec une rapidité surprenante; c'est ce qui fait que le pied
n'y laisse point de traces et qu'elles sont unies comme des lacs.
Peu à peu il
ne resta plus apparence du travail fait par les chasseurs.
Cette ruse est
fréquemment employée au désert où des troupes entières se dérobent de la
sorte aux poursuites, pour peu qu'elles aient une avance de plusieurs heures sur
leurs adversaires.
Le jour allait
poindre à l'Orient.
Deux hommes étaient
sous le sol, respirant et vivant : mais nul ne s'en fût douté.
Deux tombes
ouvertes, comme disent, les Arabes!