L’image de la Russie dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre

Philippe Ethuin

 

 

Deuxième partie : l’idéologie dans les œuvres, Nationalisme, élitisme, progressisme et ambiguïtés

1. Le regard porté sur la Russie

2. Une certaine forme de / du nationalisme

3. L'élitisme du populaire

4. Une idéologie subversive ?

 

 

 

 

 

 

Troisème partie: L'écriture de la Russie.

Conclusion.

Bibliographie.

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Deuxième partie : l’idéologie dans les œuvres, Nationalisme, élitisme, progressisme et ambiguïtés

 

 

            Les œuvres populaires portent en elles des images idéologiques de et sur la société. Entendons nous : bien sûr les œuvres de Leroux et Souvestre-Allain n’ont pas explicitement une dimension idéologique, ce ne sont pas des œuvres à thèse comme il y en a dans la littérature populaire (ainsi les romans d’Eugène Sue défendent-ils une certaine forme de socialisme ou ceux du capitaine Danrit tentent-ils d’exacerber le nationalisme de ses compatriotes). Il n’en reste pas moins que le roman populaire de la Belle Epoque est largement empreint d’idéologie. « On n'imagine pas un roman policier de l'époque antérieure à 1914 qui ne se fonde pas sur un jugement de valeur à l'égard de la société »[1]. La représentation de la Russie porte les marques de ces jugements de valeurs.

 

            Les instances narratives et les personnages sont des juges de la Russie. Ils expriment des opinions le plus souvent fortes et extrêmement tranchées.

            Ces images idéologiques, ces jugements de valeur sont en plus grande partie présents de façon inconsciente. Il s'agit de messages, d'affirmations sous-entendues basés sur ce que Lacan appelle « le choix implicite du langage »[2] ; à chaque fois que le scripteur à quelque chose à dire il choisit une forme : paroles de personnages, actions, intervention de l'instance narrative... Les clichés ne sont pas tout à fait anodins, ils permettent à l'inconscient collectif de faire des rapprochements, de construire ces préjugés, d'alimenter des images idéo-affectives, c'est à dire jouant à la fois sur l'affectif et l'idéologique. Les auteurs participent de l’imaginaire collectif car ils appartiennent à la société de leur époque. Ils participent aussi à la construction de cet imaginaire : en médiatisant un ensemble de préjugés, ils les diffusent et les livres lui donnent une apparence de crédibilité. La partie signifiée « entre les lignes » par le choix des mots, des expressions, des thèmes et du langage, s'avère aussi importante que le discours explicitement idéologique lui-même.

 

Nous nous interrogerons ainsi sur l’idéologie explicite ou implicite mise en jeu dans les deux œuvres, sur les moyens par lesquels elle se formule. En écrivant sur la Russie, les auteurs livrent leur regard sur ce pays par l'entremise soit de la voix narrative soit des personnages. Ecrire sur l’autre c’est aussi écrire sur soi : le pays des tsars est également un miroir de la France. La Russie est en effet présentée par comparaison et opposition avec la France. Le pays qui sort grandi de la confrontation est la France, jamais la Russie.

Le roman populaire apparaît souvent comme élitiste, voire aristocratique. Il met en scène des personnages souvent nobles (de naissance ou de cœur), efface le peuple de son économie générale et fait de ses héros des surhommes, ici les Russes ne font plus que de la figuration.

Enfin, les auteurs doivent se plier à certaines contraintes idéologiques pour ne pas choquer les lecteurs et en même temps ils se réservent quelques libertés pour délivrer un message idéologique parfois équivoque.

 

 

1. Le regard porté sur la Russie

 

            La mise en place de l’univers russe s’appuie sur un réseau extrêmement dense de stéréotypes nationaux : le « savoir » qu’a la France de la Russie est la Russie. D’où une découverte de la Russie selon les stéréotypes français : la Russie est rendue Russe, d’une russité telle que se la représente le lecteur baignant dans un imaginaire collectif particulier, celui de la Belle Epoque. Les œuvres de notre corpus nous offre donc une re-production de la Russie selon un système de stéréotypes nationaux. Robert Frank attribue au stéréotype national quatre caractéristiques :

 

Le stéréotype national comporte une dimension simplificatrice, au sens où il structure l’image d’une nation. (p 18)

Le stéréotype dure et se répète dans le temps. Il grave une image stable à l’intention de la collectivité qui s’en empare. (p 20)

Il est produit et reproduit, dans un espace social donné, œuvre, non d’un individu, mais d’une société. (p 20)

Tous les stéréotypes sont des clichés et des lieux communs, mais, à l’inverse, tous les clichés ne sont pas des stéréotypes. En effet, ces derniers […] comportent une dimension supplémentaire : à la différence du lieu commun, ils expriment, en plus d’une idée, un jugement. (p 20)[3]

 

            Le regard porté sur la Russie par les œuvres peut être lu comme idéologique car le pays des tsars est simplifié, décrit, illustré et surtout jugé selon un mode de relation condescendant envers les cultures étrangères, la plupart du temps empreint de « racisme ».

 

 

 

1.1. Vue d’ensemble

 

Il fallut que Rouletabille dît ce qu'il pensait de la Russie, mais il n'avait pas encore ouvert la bouche qu'on la lui fermait:

     «  Permettez!... Permettez!... faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération, vous ne pouvez vous rendre compte... Il faut avoir vécu longtemps dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur... La Russie, mon jeune monsieur, est encore pour vous lettre close...

     ‑ Evidemment ! soupirait Rouletabille... (RCT, p 32)

 

            Peu après son arrivée à la datcha, Rouletabille est invité par ses hôtes à exprimer ce qu'il pense de la Russie. Tout de suite se manifeste un mystère russe difficile à apprécier, le trop court séjour du reporter-détective lui interdisant tout jugement sur le pays hôte. Habilement, Gaston Leroux prive le lecteur de l'opinion du reporter pour mieux donner la sienne. Il pose aussi l’expérience comme nécessaire au jugement : le jugement de valeur doit attendre le nombre des années. La jeunesse ne peut estimer la Russie à sa juste valeur car elle manque d’expérience. On peut aussi y voir une invitation de Leroux à ne pas aller trop vite en besogne : le jugement ne devrait-il pas être raisonné, appuyé sur l’expérience, ne demande-t-il pas un recul ? Pourtant à de nombreuses reprises Rouletabille ne s’exclame-t-il pas « Quel pays ! » ? (notamment RCT, p 404 et 405). Il s’agit, comme souvent, d’une ambiguïté savamment orchestrée par les auteurs : des jugements parfois hâtifs nuancés par d’autres contradictoires. Deux paroles s’opposent : celle du Russe et celle du jeune reporter. Pourtant, l’identification du lecteur permise par les œuvres ne laisse guère de possibilité de partager les idées exprimées par les personnages russes.

 

 

1.1.1. Des jugements tranchés

 

Le moins que l’on puisse dire est que les instances narratives qui régissent les textes ne pas sont toujours nuancées ou prudentes quand elles présentent la Russie. Ainsi quand les auteurs de La Cravate de chanvre, à travers l'instance narrative, présentent le(s) peuple(s) russe(s) comme extrêmement divisé(s) :

 

            La Russie, immense Etat, pourrait être comparé à quelque cuve gigantesque où bouillonneraient et écumeraient les ferments les plus divers.

            Il y a, en Russie, de véritables castes, et ces castes sont ennemies. La noblesse est haïe par le peuple. L'ouvrier des villes est haï par l'ouvrier des champs. Le Sibérien se révolte contre l'Ouralien, et les Mandchouriens eux-mêmes s'accordent mal avec les Polonais.

            Il y a mieux ou pis.

            Si les différents peuples rangés sous l'étiquette générale de Russes sont ainsi soulevés les uns contre les autres par des haines de races, si les différences de fortune ont créé de véritables castes rivales et ennemies, il ne faut pas davantage oublier qu'il y a, en Russie, de formidables partis politiques, et qu'en plus de ces partis politiques avoués, on compte des sociétés secrètes qui groupent, sous leur bannière, de formidables contingents.

            Par dessus ces éléments de discorde, enfin, plane le nihilisme. (CC p 571)

 

            Plusieurs catégories opposées apparaissent dans cet extrait : « la noblesse » contre « le peuple », « l’ouvrier des villes » contre « l’ouvrier des champs » ; c’est une véritable société de classes qui se manifeste ici marquée par « les différences de fortune ». Les questions nationales sont aussi mis en évidence : « le Sibérien » contre « l’Ouralien », « les Mandchouriens » contre « les Polonais ». L’opposition géographique, la Pologne est à l’opposé de la Mandchourie dans l’empire tsariste, s’affirme en « haines de races ». Au-delà des haines de classes, des luttes sociales, se situent les haines entre les nations qui composent la Russie ; l’empire multinational paraît condamné à l’échec. L’élément stabilisant de ce pays semble ainsi être le tsar, le petit père du (des) peuple(s), et il se trouve menacé par la force du nihilisme : comment donc croire à une quelconque stabilité à la lecture du portrait du tsar ?

Traversée en profondeur par des haines multiples, la société russe est représentée par les auteurs selon une axiologie extrêmement tranchée. Toute une partie de la vie russe est souterraine, se déroule dans le secret. Pierre Souvestre et Marcel Allain vont jusqu’à la mettre en scène (par métonymie ?) dans plusieurs chapitres se déroulant dans les souterrains près de la Néva. Il s’agit d’un topos de la littérature populaire qui se trouve réactivée dans le domaine russe. La Russie est donc inquiétante à plus d’un titre : opposition entre les classes sociales, opposition entre les nationalités, force des sociétés secrètes. Si l’assertion « il y mieux ou pis » semble introduire une nuance, l’ensemble du vocabulaire utilisé est puisé dans le registre du péjoratif : un bouillon de cultures instables rassemblant « les ferments les plus divers », « castes » ainsi que tous les termes évoquant de la haine : « haï », « s’accordent mal », « haines de races », « discorde ».

 

 

1.1.2. Approcher le mystère russe

 

            Les deux œuvres insistent sur la difficulté à saisir le mystère russe d’autant plus que les hommes taisent leurs sentiments et se révèlent souvent impénétrables :

 

... en vérité, on ne soupçonne jamais la tempête ou l'amour qui couve dans un cœur slave, sous une tunique de soldat... même quand un soldat joue bien sagement de la guzla, comme le correct Boris, ou qu'il allonge, d'un geste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, comme Michel, l'indifférent. (RCT, p 56)

 

            Le cœur slave apparaît comme inaccessible, « la tempête ou l’amour » peuvent couver sans que l’on soupçonne quoi que ce soit. « L’indifférent » Michel se révèle en fin de compte être le coupable, celui-là même qui présente « ses doigts soignés et parfumés » a les mains tâchés de sang et l’esprit corrompu par le lucre. De ce masque à la trahison, le chemin n’est pas loin :

 

Vous savez que, Iékatérina, que dans ce malheureux pays, tout n’est que traîtrises et félonies… (CC, p 730)

 

            Le mystère russe est renforcé par d’incessants rappels des intrigues diverses et variées auxquelles est soumis le pays et dont plus aucun Russe ne s’inquiète :

 

Il est en Russie, toutefois, tant de hauts personnages, qui, pour des raisons diverses, ont, dans de multiples circonstances, un pressant besoin d’incognito, qu’il [le médecin qui vient soigner Boris Prokoff] n’avait pas hésité à obéir aux prescriptions qui lui étaient données. (CC, p 568)

 

 

                        1.1.3. Un pays dangereux

 

            Le pays apparaît ainsi comme peu sûr : à qui faire confiance alors que derrière chaque Russe – même un honnête officier - peut se cacher un dangereux nihiliste ou un traître, quand tant de personnes de haute noblesse cachent ou travestissent leur identité ?

Les personnages russes semblent vivre sous la menace permanente de perdre la vie. Rester en Russie augmente les risques :

 

Depuis notre arrivée, il ne s'est guère passé de jour où le général n'ait reçu quelque lettre anonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires. Il est brave et n'a fait qu'en sourire ; mais moi, je savais bien que tant que nous serions en Russie, nous n'aurions pas une seconde de sécurité. (RCT, p 47)

 

La période est marquée par de nombreux troubles politiques : guerre russo-japonaise, révolution de 1905,… L’exaltation des nihilistes est un facteur de risques supplémentaires. Manipulés, des étudiants passent des idées aux actes avec enthousiasme, sans reculer devant sacrifice :

 

Cependant, de jeunes cœurs sincères, bardés de dynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce du mystère russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal, car ils ne demandent qu'à exploser de haine et d'amour : bombes vivantes ! (RCT, p 322)

 

Même les joyeuses soirées pour célébrer le premier janvier russe ne sont pas des modèles de sécurité, un repas pris en famille au milieu de la meilleure société de Saint-Pétersbourg peut se transformer en véritable tragédie à cause d’une simple maladresse :

 

... Il y avait avec sa famille un jeune étudiant très bien, très correct, en uniforme... ce malheureux jeune étudiant, qui s'était levé, comme tout le monde, pour écouter le bodje tsara krani[4], mit, par mégarde, son genou sur une chaise. Alors, vraiment, la position n'était plus déjà correcte : mais ce n'était pas une raison pour le tuer, n'est-ce pas ? Certainement non ! Eh bien, une brute en habit, un monsieur très chic a pris dans sa poche un revolver et l'a déchargé sur l'étudiant, à bout portant... vous pensez quel scandale, l'étudiant était mort ! (RCT, p 367)

 

            Ainsi, en tout lieu, par n’importe qui, même par la personne la plus insoupçonnable, un acte de violence peut être commis. Bien évidemment, il n’est pas étonnant de trouver une ambiance violente dans des œuvres qui se présentent comme des enquêtes policières, pourtant la multiplication d’exemples de brutalité n’ayant aucun lien avec les crimes et délits sur lesquels enquêtent les héros français – même pas comme fausse piste – donne de la Russie une image dégradée marquée par le danger permanent.

 

 

1.2. La répression

 

La force de la répression est un élément particulièrement important dans les thématiques idéologiques des deux œuvres. Cette mention récurrente rejoint les préoccupations de nombre de romans populaires depuis Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Pourtant, tournée sur la seule Russie, la critique des iniquités donne, au lecteur de notre corpus, l’image d’une Russie arbitraire, archaïque et profondément injuste. Dans l’économie des œuvres, la mobilisation de cette thématique met au premier plan le rôle journalistique du roman populaire : il s’agit d’enquêter et de dévoiler une réalité ignorée du lecteur (ou présentée comme telle dans les œuvres).

 

 

                        1.2.1. L’arbitraire

 

La police russe, même si elle est incapable de résoudre des énigmes ardues, apparaît comme particulièrement puissante, cette caractéristique n’est pas mise au service de l’ordre mais de l’arbitraire :

 

[…] en Russie, la police est si puissante que chacun craint toujours d’être espionné, d’être victime d’une dénonciation, et cela pour les motifs les plus futiles, les incidents les moins importants. (CC p 555-556)

 

            Pierre Souvestre et Marcel Allain insistent tout spécialement sur le caractère discrétionnaire de la déportation en Sibérie :

 

     « Il est facile, d'ailleurs, de faire condamner quelqu'un à cette mort lente.

     Une accusation de nihilisme, une inculpation politique, un soupçon même suffisent à décider les tribunaux à ces terribles sentences.

            Moins encore peut être assez. Les autorités russes, investies des pouvoirs de sécurité, c'est-à-dire chargées avant tout de veiller sur la sécurité du tsar peuvent, en effet, librement, sans rendre de comptes à personne, expédier là-bas qui bon leur semble.

     Ils ont, en somme, encore à notre époque, les terribles pouvoirs que conféraient jadis, avant la Révolution, les lettres de cachet. » (CC p553)

 

            Les auteurs de La Cravate de chanvre placent dans les pensées de Fandor ce réquisitoire accablant pour la justice russe :

 

« A coup sûr, pensait-il, puisqu'on m'a déjà enfermé avec les condamnés, si déjà l'on me considère comme un cordier, je n'aurai pas la faveur de passer devant le tribunal. La Russie est un pays d'arbitraire. [...] » (CC, p 613)

 

            D'autant plus arbitraire que ce sont des crimes bien minces qui sont sévèrement condamnés :

 

     Ils étaient tous des détenus politiques. Ils étaient là, dans la cellule des condamnés à mort, attendant leur dernière heure, pour des crimes insignifiants, que la loi qualifiait de monstrueux.

     Les uns avaient chanté quelque chant révolutionnaire dans la rue; d'autres avaient proféré des paroles insultantes contre l'empereur; quelques-uns étaient soupçonnés d’« expropriation », un terme russe qui sert à désigner ceux qui ont volé, non pour eux, mais dans un but politique, pour opérer, par exemple, une vengeance contre le fisc. (CC, p 611)

 

            Nulle mention d'attentats, de violences commises, de fautes irréparables. Au contraire, il se trouve même certainement dans la population française, réceptrice de l'œuvre, beaucoup de personnes prêtes à pardonner quelque « vengeance contre le fisc ». Une sympathie s'installe plutôt entre le lecteurs et ces nihilistes, qui plus est, le vocabulaire utilisé pour décrire les condamnés les absout d'emblée, ce sont des « enfants » qui rêvent d'un monde meilleur :

 

            Quoi, c'était exact, tous ceux qui l'entouraient, ces Russes graves au front pensif, ces révolutionnaires convaincus qui rêvaient une société universelle où tout le monde serait heureux, ces enfants de dix-sept et dix-huit ans, étaient réellement condamnés à marcher au supplice? (CC, p 612)

 

            Les auteurs renforcent et confirment, par leurs choix nominaux et adjectivaux pour décrire la souffrance des condamnés, l'indulgence qu'ils ont envers eux[5] :

 

            Lorsque tout retombait au silence, Fandor percevait des respirations haletantes, de faibles gémissements. Il était parmi ces candidats à la mort, des malheureux qui faisaient de doux rêves, de pauvres diables, aussi, qui avaient le cauchemar et se croyaient déjà au supplice. (CC, p 613)

 

            Les condamnés à mort sont qualifiés de « malheureux », de « pauvres diables », l'exécution est appelée « supplice ». Ce sont des suppliciés, condamnés par une justice sans cœur et arbitraire.

 

 

                        1.2.2. Des tribunaux expéditifs

 

Les tribunaux, ses instruments qui légitiment les pratiques discrétionnaires, ne sont pas montrés sous un meilleur jour. La justice russe ne respecte aucun des droits des accusés :

 

            Le matin arriva enfin. Jérôme Fandor était dans un état de véritable abrutissement lorsqu’on le conduisait avec trois autres condamnés devant le tribunal constitué par une cour martiale.

Et cela se faisait très vite. Un greffier pressé marmottait en russe quelques paroles incompréhensibles. Trois juges opinaient de la tête, et ne laissaient pas aux accusés le temps de se défendre.

            Malgré son énergie obstinée, Jérôme Fandor ne put placer un mot.

            Il n’y avait pas cinq minutes d’ailleurs qu’on l’avait amené dans la salle des débats qu’on l’en faisait ressortir. (CC, p 793)

 

Le civil Fandor est traduit devant « une cour martiale », le « procès » est expéditif, l’accusé ne peut se défendre. En face de lui se trouvent des juges qui « opinent de la tête » aux « paroles incompréhensibles » d’un greffier « marmottant ». La défense n’existe pas, Fandor ne dispose pas d’avocat et n’a pas le temps de se défendre. Il existe bien des lois en Russie mais elles semblent bien arbitraires par rapport à celles en vigueur en France. Le fait que ce soit le sympathique Fandor, celui auquel il est aisé de s’identifier, qui soit victime de ce procès expéditif montre le jugement négatif que l’œuvre porte sur la justice russe et donc sur la Russie :

 

Il [Jérôme Fandor] était bien, en effet, devant un tribunal. Ce tribunal devait être réuni aux termes de la loi russe, mais assurément, il ne rappelait en rien les tribunaux ordinaires, les tribunaux des autres pays, des contrées vraiment civilisées. (CC, p 614)

 

            Arrêté à une seconde reprise, avec Hélène cette fois, Fandor doit de nouveau passer devant un tribunal russe :

 

Arrêtés avec les nihilistes, considérés comme nihilistes, ils [Jérôme Fandor et Hélène] allaient avoir à répondre d’un crime que la Russie considère comme le plus abominable des crime, et pour lequel elle n’a ni loi, ni justice.

Ce serait à peine sans doute si on les traduirait rapidement devant quelque cour martiale dont le parti pris serait évident, dont la sentence serait arrêtée en principe, en dépit de toutes les défenses, en dépit de toutes les explications. (CC, p 791)

 

            Le soupçon même de nihilisme est une condamnation par avance : la justice s’arrête au seuil de la raison d’Etat car pour le nihilisme la Russie « n’a ni loi, ni justice ». Une nouvelle fois, les civils sont traduits devant une « cour martiale » ce qui est contraire aux plus élémentaires notions de droit.

            Et encore Fandor et Hélène ont-ils droit à un procès, ce qui n’est pas le cas de Natacha :

 

- Le tsar a décidé qu'il n'y aurait aucun procès et que la fille du général Trébassof serait dirigée administrativement sur la Sibérie. Le tsar, monsieur, est bien bon, car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait. (RCT, p370)

 

            La répression russe, sa dureté, voire sa cruauté, l'arbitraire total dans lequel elle s'opère sont les signes d'une certaine arriération de la Russie par rapport à la France ; la première étant rejetée hors « des contrées vraiment civilisées ». Elle est une manifestation de l’altérité radicale ( car extra-ordinaire) de la Russie par rapport « aux autres pays ». A la civilisation – dont la France représente le niveau le plus élevée - s'oppose la barbarie russe.

 

 

 

                        1.2.3. Dévoiler le côté sombre de la Russie

 

Dans les jugements que l’on perçoit dans les œuvres, deux Russies apparaissent : une Russie francophone et francophile, accueillante aux autres, joyeuse même et une Russie répressive, arbitraire et dangereuse. Il y aurait ce qui peut être dit sans risque et l'indicible (le dit et l’interdit), côté sombre qui seul est vraiment réel :

 

Rouletabille en avait assez ! Ah ! Ces histoires de concierge et de bombes vivantes ! ... Ces potins, ces racontars susurrés dans ce décor de petits bourgeois de province, ces combinaisons politico-policières dont seul le côté grotesque apparaissait, tandis que le côté terrible, le côté Sibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil et mort et martyre, restait si jalousement caché qu'on n'en parlait jamais ! (RCT, p 320)

 

            Une sorte de façade en carton-pâte prêtant à rire, dont s’amusent même les Russes, masque le vrai drame de l’Empire des tsars. Une réalité peut toujours en cacher une autre par le jeu des masques, des trappes et des doubles fonds. Le côté obscur de la Russie serait caché – celui qui dissimule une iniquité intolérable. Pourtant les auteurs insistent très fort sur le revers de la Russie – « on n’en parlait jamais » et les œuvres sont emplies de ce mystère. Les auteurs agissent comme des révélateurs, ils disent le secret de la Russie et ce secret repose sur cet arbitraire insupportable pour ceux qui sont vraiment civilisés. La méthode, pour le moins brutale, d’interrogatoire utilisée par le chef de la police révolte Rouletabille :

 

Mais déjà les deux gardavoïs s'étaient précipités sur Touman et lui avaient enlevé son paletot et sa chemise. L'homme était nu jusqu'à la ceinture.

« Qu'allez-vous faire ? Qu'allez-vous faire ?

- Laissez donc ! » dit Koupriane en repoussant brutalement Rouletabille.

Et, saisissant un fouet qui pendait à la ceinture d'un gardavoï, il en détacha un coup retentissant sur les épaules de Touman qui s'ensanglantèrent... Touman, sous l'outrage et sous la douleur, hurla : « Eh bien, oui, c'est vrai ! Je m'en vante ! » Koupriane ne se tenait plus de rage. Il criblait le malheureux de coups, ayant envoyé rouler, au bout de la pièce, Rouletabille qui avait voulu intervenir. Et, pendant qu'il procédait à cette correction, le maître de police lâchait contre l'agent qui l'avait trahi une bordée d'effrayantes injures, lui promettant, avant de le faire pendre, de le faire pourrir au fond des cachots les plus humides de Pierre-et-Paul, sous la Néva. Touman, entre les deux gardavoïs qui le maintenaient et qui recevaient parfois, par ricochets, des coups qui ne leur étaient pas destinés, Touman ne faisait pas entendre une plainte. En dehors des invectives de Koupriane, on n'entendait que le cinglement de la lanière et les cris de Rouletabille qui continuait de gémir que « c'était abominable » et qui traitait le maître de police de sauvage... enfin le sauvage s'arrêta. Des gouttes de sang avaient giclé un peu partout. (RCT, p 187-188)

 

Cet événement reste ignoré des Russes mais les lecteurs français peuvent s’en repaître aisément. La recherche du côté obscur de la réalité fait partie des éléments structurants nombre de romans populaires : les secrets familiaux[6], les coupables à démasquer[7], le goût pour les mystères[8] sont autant de composantes qui traversent ce type d’œuvres :

 

Le mystère, le secret, la conspiration, les menées souterraines, les caveaux, les cryptes, ou, encore, la société secrète, forment un complexe de rêveries politico-oniriques qui, de la Monarchie de Juillet, sont passées dans l’ensemble de notre corpus. Il existe un envers des choses, un dessous, un inconscient, un « ça » ou un refoulé, à l’œuvre chez l’individu comme dans le groupe […].[9]

 

D’ailleurs, plusieurs titres de romans populaires promettent le dévoilement de la vie souterraine des grandes métropoles : Les Mystères de Paris (1842-1843) d’Eugène Sue, Les Mystères de Berlin (1844), Les Mystères de Munich (1844)[10], Les Mystères de Londres de Paul Féval (1842-1844) ou encore Les Mystères de New-York de Jules Lermina ; nous ne sommes pas loin avec nos deux œuvres d’une sorte de Mystères de Saint-Pétersbourg. De par leur formation de journalistes, les auteurs tentent de percer les énigmes de la société et se posent comme devant la vérité à leurs lecteurs. Il s’agit là de l’idéologie du fait-divers : selon une boutade de Bourdieu « le fait-divers fait diversion »[11]. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs content les mystères de Saint-Pétersbourg ; et la répression, en tant que face cachée d’une Russie heureuse, se révèle un moyen d’y accéder.

Le caractère répressif du pouvoir russe est pourtant nettement surévaluée dans les œuvres. Dès 1741, l’impératrice Elisabeth a aboli la peine de mort pour tous les crimes de droit commun, elle ne fut maintenue que pour les crimes et délits politiques. Le terrible knout dont est régulièrement menacé Jérôme Fandor dans La Cravate de chanvre ne fait plus partie que de l’imaginaire français : quand Dostoïevski publie en juin 1862 des chapitres de Souvenirs de la maison des morts il émeut le général prince Nicolas Orlov, celui-ci adresse une lettre à l’empereur pour que soient supprimées les peines corporelles. Les libéraux russes, après de vigoureux débats, l’emportent et le 17 avril 1863 est promulguée une loi abolissant l’usage du knout.

 

 

 

 

 

 

1.3. Le système politique russe

 

1.3.1. Société et contre-société

 

            De leur condamnation de la violence de la répression en Russie découle une certaine clémence vis-à-vis des nihilistes. Les auteurs ne les condamnent pas totalement. On trouve même une certaine sensibilité aux thèmes mis en avant par les nihilistes russes. Pourtant l'illégalisme de leurs pratiques terroristes rappelle par trop les actions des anarchistes française, notamment la vague d’attentas qui secoue la France entre 1892 et 1894 puis l'assassinat de Sadi Carnot par Caserio en 1894, ou encore les agissements de la Bande à Bonnot en 1912-1913. Une certaine attirance littéraire vers cet anarchisme et la remise en cause des autorités existe. A titre de rappel, Arago avait des liens forts avec Lacenaire, Octave Mirbeau fit profession d’anarchisme et dans le domaine du roman populaire Eugène Sue collabora au journal socialiste de Benjamin Constant La Démocratie socialiste et Michel Zévaco (l’auteur de la série des Pardaillan) écrivait dans plusieurs journaux proches des milieux anarchistes. L'utilisation des personnages nihilistes, adeptes de l'anarchisme illégaliste, qui font du crime une forme audacieuse de propagande par le fait ajoute un thème qui rejoint la critique sociale : et si c'était la société la vraie criminelle ?

 

            La vie politique russe se trouve réduite à une sorte de caricature par l’opposition entre les nihilistes et le tsar. Pourtant quand Rouletabille se présente à Matrena, il explique la raison officielle de sa venue, un reportage sur la vie politique russe :

 

‑ Joseph Rouletabille, madame, je n'ajoute pas : pour vous servir, car je n'en sais rien encore. C'est ce que je disais, tout à l'heure, à Sa Majesté : vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n'est-ce pas ? ...

‑ Alors ? interrogea la générale, assez amusée du ton que prenait la conversation et de l'air un peu ahuri de Rouletabille.

‑ Alors, voilà ! Moi, j'suis reporter, s'pas ? C'est ce que j'ai d'abord dit à mon directeur à Paris... j'ai pas à prendre parti dans des affaires de révolution qui ne regardent pas ma patrie. A quoi mon directeur m'a répondu : « il ne s'agit pas de prendre parti. Il s'agit d'aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis. Vous commencerez par interviewer l'empereur. » Je lui ai dit : « comme ça, ça va ! » et j'ai pris le train. (RCT, p 16-17)

 

Fandor, alternativement victime de la police tsariste et des nihilistes, vit un véritable calvaire. Ce sont les deux faces d’une société que livrent les auteurs ; la société nihiliste est l’antithèse de la société russe : société secrète et souterraine et société officielle et visible. D’ailleurs, la société nihiliste possède toutes les caractéristiques d’une société avec ses instituions comme le tribunal - révolutionnaire – mis en scène dans les deux œuvres, qui prononce les condamnations à mort de Fandor et Hélène dans La Cravate de chanvre et de Rouletabille dans Rouletabille chez le tsar.

 

 

 

1.3.2. La vie politique russe :

 

            Le système politique russe limite sévèrement les possibilités d’expression. L’autocratie interdit toute opposition légale, d’ailleurs existe-t-il une vie politique ?

 

‑ Ne craignez rien, je ne vous quitterai pas, madame... mais il se peut que je ne déjeune pas... si on vous demande où je suis, vous direz que je fais mon métier et que je suis allé interviewer les hommes politiques dans la ville.

‑ Il n'y a qu'un homme politique en Russie, répliqua tout crûment Matrena Pétrovna, c'est le tsar...

‑ Eh bien, vous direz que je suis allé interviewer le tsar. (RCT, p 432)

 

            Dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre la vie politique russe semble tellement pauvre que l’un des amis du général s’étonne de l’intérêt que le petit reporter y porte :

 

Il [Rouletabille] parut, sur ces entrefaites, annonçant qu'il venait d'interviewer le maire de Saint-Pétersbourg, ce qui fit éclater de rire Athanase qui ne comprenait point que l'on vînt de Paris pour s'entretenir « avec ces gens-là ». (RCT, coupé dans l’édition Livre de poche, ce passage devrait se trouver page 104)

 

            La vie politique russe, hors de l’opposition entre le pouvoir tsariste et les nihilistes se résume à quelques « combinaisons politico-policières » (RCT, p 320) mais qui ne sont pas forcément sans conséquence tragique. La résolution des conflits politiques – qui ressemblent davantage à des intrigues de cour qu’au combat d’idéologies divergentes - peut passer par l’attentat meurtrier (radical moyen de régulation politique) :

 

Gounsovski, que l'on savait capable de toutes les besognes et qu'on accusait d'avoir parfois partie liée avec les nihilistes qu'il transformait en agents provocateurs, sans que ceux-ci s’en doutassent, et qu'il poussait à des attentats politiques retentissants.

Des gens bien renseignés affirmaient que la mort de l'avant-dernier « premier ministre », que l'on avait fait sauter devant la gare de Varsovie dans le moment qu'il se rendait à Péterhof, auprès du tsar, était son oeuvre et qu'il s'était fait là l'instrument du parti qui, à la cour, avait juré la perte de l'homme d'Etat qui le gênait. (RCT, p 110-111)

 

 

1.3.3. L’effacement des autres forces politiques

 

            Les autres forces politiques russes, et pourtant elles sont nombreuses, n’apparaissent pratiquement pas dans les deux œuvres. Il ne s’agit pas d’un témoignage de l’ignorance des auteurs. Gaston Leroux a longuement séjourné en Russie et s’est justement intéressé à la vie politique russe. Dans divers articles, publiés dans le journal Le Matin et recueilli dans L’Agonie de la Russie blanche, le journaliste Leroux a présenté toutes ces forces politiques avec quelques détails. Quelques passages de Rouletabille chez le tsar attestent de la profonde connaissance qu’a Leroux de la vie politique russe, de ses débats et des enjeux : quand Koupriane, le chef de la police russe, invite Rouletabille à quitter le territoire russe, le petit reporter lui répond :

 

‑ Impossible ! Fit-il. Impossible ! Je ne... je ne puis pas partir encore.

‑ Pourquoi ?

- Mon dieu ! Monsieur Koupriane, parce qu'il me reste à interviewer le président de la Douma et à finir ma petite enquête sur la politique des cadets. (RCT, p 192)

 

            L’idéologie du roman populaire repose sur une axiologie manichéenne très forte. L’actualité politique russe doit être simplifiée pour se réduire à un antagonisme entre deux pôles de la société : « l’actualité […] se vide de toute authenticité puisqu’elle s’impose comme un réseau de pures oppositions »[12]. L’opposition tsar/nihilistes mise en évidence efface nécessairement toutes les strates politiques intermédiaires : il en va du fonctionnement l’économie narrative des œuvres.

 

 

Cette Russie décrite par les auteurs apparaît donc comme emplie de mystères, qui rendent difficilement saisissables ses caractéristiques, extrêmement répressive et exerçant une justice pour le moins arbitraire – ce que semblent condamner les auteurs-, et traversée par des haines multiples de nature politique, sociale et ethnique. La France, où s’originent les regards des scripteurs et des personnages principaux n’est pas absente des récits, par allusion des personnages tant français que russes, par intervention de l’instance narrative et par de multiples comparaisons entre les deux pays.

 

            En présentant la Russie dans leurs œuvres, les auteurs font des choix ; ils régissent l’action en accentuant sur des points particuliers, mettent en scène des catégories particulières de personnages avec leurs qualités et leurs défauts, leurs habitudes et leurs goûts. De même, ils sélectionnent des décors dans l’encyclopédie du monde russe. Cette sélection donne à lire une Russie imaginaire, recréée, bien que se voulant réaliste. Elle se fonde sur la subjectivité des auteurs (mais peut-il en être autrement ?) et partant ne peut être exempte d’une vision du monde. C’est le propre même de l’idéologie que de donner une représentation orientée du monde :

 

L'idéologie constitue une représentation orientée du monde [...]. On en tire des directives de comportements, d'actions, individuels ou collectifs. Elle peut laisser en dehors de son domaine une partie de l'univers pour laquelle sont nécessaires des représentations objectives, conditionnées seulement par les nécessités de l'action technique et les possibilités de compréhension du réel, mais elle tend souvent à s'étendre même à ce domaine.[13]

 

            Le « réel russe » se trouve dès lors compris à travers le prisme des conceptions que s’en font les auteurs, et, s’agissant d’œuvres de littérature populaire qui cherchent à emporter l’adhésion du plus grand nombre de lecteurs sans (trop) les choquer, de la doxa française.

 

La mention d’une âme spécifiquement slave répond à cette vision orientée du monde. L’ensemble des traits attribués à tel ou tel personnage russe est généralisée à tous les Russes et crée une unité que ce soit de caractère, de goût, ou de psychologie. Ce n’est pas le peuple russe réel qui est représenté mais un peuple russe mythifié :

 

De plus, l'extrapolation est la règle, [qui conduit à la] généralisation des qualités réelles des êtres. Il y a processus constant de mythification [...]. On attribue aux divers groupes un ensemble de traits, une personnalité, un « caractère » du même type que ceux qu'on reconnaît à un individu. Ces traits peuvent correspondre parfois à des observations sur des faits réels. Mais ils sont « essentialisés ». Ils généralisent à l'ensemble du groupe des traits qui peuvent être valables pour une partie seulement de ses membres. Ils les éternisent et les rattachent à une « vocation » éternelle, à une essence immuable dont le groupe ne peut et ne pourra se défaire.[14]

 

            C’est bien ainsi une Russie archétypale, archétypale pour le regard français qui se pose sur elle, peut-être stéréotypique pour les Russes qui liraient ces œuvres, qui se trouve mise en scène dans les deux œuvres de notre corpus. A cette Russie « mythique » correspond dans les deux œuvres une France elle aussi mythique.

 

 

2. Une certaine forme de / du nationalisme

 

            La première allusion à la France dans Rouletabille chez le tsar est linguistique :

 

Après s'être - comme il disait – « récuré la bouche » (car ces messieurs n'ignorent rien de notre belle langue française qu'ils parlent comme la leur [...]), après s'être récuré la bouche d'un grand verre de « mousseux pétillant vin de France », il s'esclaffait. (RCT, p 10)

 

            En une phrase est condensé un double reflet : celui de la Russie et celui de la France. Le Russe se « récure la bouche » en buvant un symbole de l'excellence française, du champagne et parle « notre belle langue ». A partir de cet exemple nous nous demanderons si les auteurs, et leurs personnages, déprécient ou non la Russie, et quelle image la Russie renvoie de la France car l'intervention des personnages français en Russie ne va pas sans poser de questions sur l'identité française. Les liens entre nationalisme et roman populaire à la veille de la guerre ont déjà largement été mis en évidence. Quand les auteurs parlent de la Russie, ils parlent aussi de la France, la Russie étant comme un miroir (soit fidèle, soit déformant) ou comme un modèle inversé de la France : d'une certaine altérité surgit l'identité.

 

 

2.1 La dépréciation de la Russie

 

La citation ci-dessus présente un Russe se récurant la bouche : la délicatesse ne semble pas de mise au pays du tsar. Manifestement, ce personnage manque de distinction ; le Russe de la sorte montré se trouve bien éloigné de l’élégance française. La Russie est constamment dévalorisée par de nombreux éléments plus ou moins explicitement livrés par les œuvres

De multiples éléments déprécient la Russie que ce soit par les interventions de l’instance narrative introduisant un jugement sur le pays, par les descriptions des personnages ou encore la mise en scène des goûts russes.

 

 

2.1.1. Les signes de l’arriération

 

Les personnages livrent régulièrement leur point de vue sur la Russie. Par exemple Fantômas lui-même :

 

Boris Prokoff était sans doute un homme de haute intelligence, un civilisé raffiné dans cette grande Russie qui compte encore tant de fils à demi sauvages, car il monologua encore :

            - Un pays curieux, vraiment !… Le Chef de la police obligé de faire ces besognes lui-même… Ses agents occupés à s’espionner l’un à l’autre… Partout des intrigues complexes… De tous côtés, des difficultés sans nombre venant des nihilistes.. Et puis, S.M. le tsar, ce jeune homme timide et doux, qui vit dans la peur d’un attentat, et que tant de ses sujets ont juré sur l’honneur de mettre à mort. (CC, p 567)

 

Ainsi, les auteurs présentent-ils une Russie toujours entre civilisation et barbarie entre la civilisation raffinée et la demi sauvagerie :

 

[les] exécutions capitales qui tiennent la Russie sous l’effroi, et qui font que l’on pense avec terreur à la main de fer qui dirige ce grand et sympathique pays (CC, p 544)

 

            La Russie apparaît de ce fait souvent comme dans un état de civilisation inférieur à celui de la France :

 

            Ils ont, en somme, encore à notre époque, les terribles pouvoirs que conféraient jadis, avant la Révolution, les lettres de cachet. (CC, p553)

 

            L’existence du tsar et surtout l’étendue de ses pouvoirs manifeste un anachronisme, une survivance d’un état ancien :

 

C’était Nicolas II, c’était le tsar, l’empereur de toutes les Russies, l’autocrate formidable, dont l’autorité souveraine semble, par extraordinaire, survivre aux anciennes mœurs, en nos siècles de liberté et de modernisme ! (CC, p 573)

 

            La justice russe est symptomatique de l'ensemble de la situation du pays, le tribunal devant lequel passe Fandor « ne rappelait en rien les tribunaux ordinaires, les tribunaux des autres pays, des contrées vraiment civilisées ». (CC, p 614)

 

            Si la Russie est à ce point éloignée des canons de la civilisation – tels qu’ils sont entendus par les auteurs – c’est qu’elle est proche d’un état originel, celui de nature. Mais cet état de nature n’a rien à voir avec celui vanté par Jean-Jacques Rousseau : il est signe d’arriération.

Les deux œuvres reprennent l’idée reçue, largement partagée à l’époque de leur rédaction, y compris par les milieux scientifiques, de l’évolutionnisme des sociétés. Les sociétés non occidentales sont envisagées selon un degré plus ou moins primitif en comparaison avec la société source de l’observation, nécessairement vue comme la plus avancée. L’exotisme russe met ainsi en scène un des stades antérieurs à la modernité.

 

            L’excursion de Rouletabille dans la steppe finlandaise (à quelques kilomètres de Saint-Pétersbourg) le conduit à rencontrer une sorte de horde préhistorique :

 

Tout à coup, un bruit singulier lui fit tourner la tête. D'abord, il ne vit rien ; il entendait au lointain un clapotement immense, cependant qu'une sorte de buée commençait de monter au-dessus des marais. Et puis il distingua, plus près de lui, les herbes hautes des marécages qui ondulaient ; et enfin, il se rendit compte que, du fond des marécages, des troupeaux sans nombre accouraient. Des bêtes, des escadrons de bêtes, dont on voyait les cornes dressées comme des baïonnettes, se bousculaient pour tenir plus tôt la terre ferme. Beaucoup d' entre elles nageaient et, çà et là, sur le dos de quelques-unes, il y avait des hommes nus, des hommes tout nus, dont les cheveux descendaient aux épaules ou flottaient derrière eux comme des crinières. Ils poussaient des cris de guerre et agitaient des bâtons. Rouletabille s'arrêta devant cette invasion préhistorique. Jamais il n'eût imaginé qu'à quelques kilomètres de la perspective Newsky il pourrait lui être donné d'assister à un spectacle pareil. Ces sauvages n'avaient même point une ceinture. D'où venaient-ils avec leurs troupeaux ? De quel bout du monde ou de l'histoire accouraient-ils ? Quelle était cette nouvelle invasion ? Quels prodigieux abattoirs attendaient ces hordes galopantes ? Elles faisaient un bruit de tonnerre dans les marais. Et cela avait mille croupes et cela ondulait comme un océan à l'approche de l'orage. Les hommes tout nus sautèrent sur le chemin, levèrent leurs bâtons, poussèrent des cris gutturaux qui furent compris. Les troupeaux bondirent hors des marécages, s'ébrouèrent vers la cité, laissant derrière eux s'apaiser et retomber une nuée pestilentielle qui faisait comme une gloire aux hommes nus aux longs cheveux. C'était terrible et magnifique. (RCT, p 347-348)

 

            Ainsi, à quelques kilomètres seulement de l’artère européenne de Saint-Pétersbourg peut-on faire un bond dans le temps et découvrir des hordes sauvages dont J.-H. Rosny aîné aurait pu faire la description : voyager en Russie c’est se plonger dans des époques antédiluviennes.

            Les personnages russes eux-mêmes sont dans un état quasi originel proche de celui de nature :

 

De la véranda, on apercevait un des plus beaux coins des îles et l'heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée, étaient encore tout près de la nature. (RCT, p 55)

 

            La beauté de Natacha est proche de celle de la nature:

 

Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille. Oui, ce fut tout d'abord la parfaite sérénité de ce visage qui l'étonna, le calme suprême, l'harmonie tranquille de ces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s'enrouler aux oreilles qu'ils cachaient. Son profil était très pur ; sa bouche n'était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu fortes et sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d'une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. (RCT, p 33)

 

            Natacha dégage une impression d’animalité : elle possède une large bouche, « sous des lèvres fortes et sanglantes », ses dents sont celles d’une « jeune louve ». Elle a la « majesté aimable et frêle des vierges » telle qu’ont la trouve « chez les primitifs ». Se dégage de ce type d’extrait une déshumanisation des Russes rencontrés dans les œuvres. Proches de la nature, ils ont aussi conservé des traits de sauvages comme si la civilisation était passée à côté d’eux les laissant dans un état quasi-animal.

 

            Leur amour immodéré pour l’alcool est également un signe d’animalité primitive. Les Russes, nous l'avons vu, apparaissent souvent un verre à la main, buvant alcool fort, la vodka le plus souvent, les histoires de soupeurs, « les histoires à boire » (RCT, p 13) sont couramment rapportées, montrant les Russes se vautrant dans l'alcool non avec élégance mais grossièrement : on est loin de l'alcoolisme mondain. Ils sont plutôt rustiques, ce qui n’est certainement un compliment de la part d’auteurs parisiens, d’ailleurs Leroux insiste sur les origines terriennes de Trébassof et de plusieurs de ses amis.

 

 

                        2.1.2. Les (mauvais) goûts russes

 

            Autre procédé dépréciatif est le jugement du goût russe à l’aune des habitudes française. La mode décorative en vigueur dans les maisons russes est présentée comme manquant de goût :

 

            Ce devait être une grande pièce, lourdement tapissée à la mode russe, d’épaisses tentures. (CC, p 543)

 

            Tous les Russes, quelque soit leur classe sociale, partagent, selon le narrateur, ce mauvais goût russe :

 

Cherchait-elle donc à reconnaître un de ces placides conducteurs qui, pour être à la mode du pays, et faire honneur à leurs clients d’occasion, portaient tous, suivant la coutume russe, d’énormes tournures leur composant de bedonnantes silhouettes, ce qui, à Saint-Pétersbourg, est le comble de l’élégance pour un cocher ? (CC, p 556)

 

            Faire preuve de bon goût passe nécessairement par l’adoption du raffinement français :

 

Le policier, en effet, s’intéressait vivement à la décoration de la pièce dans laquelle il se trouvait. Ce salon était meublé d’ailleurs avec le meilleur goût, tout à fait à la française et à la manière du dix-huitième siècle. Des tableaux de maîtres étaient pendus au mur, et, à part deux ou trois petites erreurs qui faisaient comprendre qu’on était en pays étranger, Juve retrouvait, dans le superbe hôtel de la duchesse russe, l’influence élégante et distinguée du goût français. (CC, p 680)

 

            Le goût français est posé comme la référence, c’est son influence qui permet à la demeure de la grande-duchesse d’accéder à l’élégance et la distinction : c’est le trope de la France éclairant le monde qui est ici à l’œuvre. La représentation de la Russie nous conduit sur le terrain des mécanismes de l’auto-représentation. La référence reste la France. Les auteurs déversent leurs a priori sur la Russie.

 

 

 

                        2.1.3. Une Russie orientalisée par les œuvres

 

            La Russie des œuvres apparaît comme une marche, une marge de l’Europe, ni tout à fait dedans, ni tout à fait en dehors. Elle entretient des rapports avec l’Orient. Très clairement, elle est rejetée en dehors de l’espace européen par les auteurs de La Cravate de chanvre  :

 

Peut-être, en sa qualité d’Européen, en sa qualité de Français, avait-il [Fandor] plus froid encore que ses sinistres compagnons de route. (CC, p 664)

 

Cette expression d’une radicale dissemblance entre la France et la Russie permet l’émergence de l’altérité. Cette Russie mise en scène dans les deux œuvres a plus à voir avec l’Orient qu’avec l’Europe Occidentale :

 

Ah ! Cher petit monsieur français, il faut voir cela à souper, avec les femmes, et les bijoux, et la musique ! On n'a aucune idée de cela en France, aucune. La gaieté, le champagne ! ... et des bijoux, monsieur, pour des millions de millions de roubles ! ... nos femmes sortent tout, tout ce qu'elles ont. Elles sont parées comme les saintes châsses... tous les bijoux de famille, tout le fond des coffrets ! Ah ! C'est magnifique, tout à fait russe ! Moscovite... que dis-je ? Asiate ! ... monsieur ! ... le soir, dans la fête, nous sommes asiates ! (RCT, p 366)

 

            L’excès qui caractérise les Russes s’origine donc dans leur « orientalité » : elle se manifeste par le (mauvais selon nos œuvres) goût pour le paraître (les bijoux clinquants et portés avec ostentation), la débauche (les femmes russes semblent bien facilement accessibles aux désirs masculins, par exemple Mme Nirdinsko dont le mari « ne se rendait pas compte que sa femme, qui avait décidément du goût pour la jeunesse, était du dernier bien avec tous les gamins du quartier, en âge de commettre le mal » (CC, p 578 )) et le goût pour la musique (topos très important dans les récits et romans orientalistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle).

 

Dans le même temps, il est difficile de faire le procès d’œuvres qui sont marquées par le cadre conceptuel et idéologique de leur époque : toute perception de l’Autre est nécessairement (fondamentalement ?) biaisée à cause des préjugés et de l’éventail conceptuel possédé par l’observateur. La lecture du « réel » russe passe nécessairement par ces outils conceptuels.

 

 

            Le goût de l’exotisme peut répondre à deux objectifs distincts :

 

L’exotisme répond à un vertige qui nous entraîne vers les mondes autres, soit afin d’enraciner notre identité en réduisant ceux-ci à quelques éléments concrets ou comiques, soit afin de nous ressourcer et de découvrir dans l’altérité une indispensable et enrichissante différence.[15]

 

            Ici nulle volonté de se ressourcer, de découvrir ou de s’enrichir. Il s’agit avant tout de conforter des positions idéologiques acquises. La réduction est une forme de dépréciation, de négation de la valeur de la Russie dans ses choix politiques, esthétiques, civilisationnels. L’altérité se trouve altérée par des a priori idéologiques puissamment à l’œuvre dans notre corpus. De l’altération à la réduction au statut de subalterne le chemin est bien court ; la nécessité pour les Russes de faire appel à des Français pour résoudre les énigmes criminelles auxquelles ils sont confrontés est la marque de leur infériorité. Rouletabille n’hésite pas à contredire Koupriane, qui lui fait fausse route, le petit reporter et Juve donnent des ordres à tous, y compris au tsar.

 

            Le corollaire de cette entreprise de dépréciation systématique de la Russie – certes peut-être inconsciente mais bien réelle à la lecture des œuvres – est l’apologie incessante de la France et de ses valeurs. l’imaginaire projeté sur la Russie est plus ou moins fondé sur une conscience française supérieure.

 

 

2.2. L’excellence française

 

A travers la description de la Russie (au sens large du terme) s’affirme par contraste ce qui est propre à la France. Les auteurs tracent à grands traits le portrait d’une Russie sauvage, archaïque, autocratique, ravagée par l’alcool, ayant des goûts douteux, orientale, excessive en tout. Au contraire, la France incarne la civilisation, la modernité, la démocratie, la sobriété et la quintessence du bon goût, l’Occident triomphant et la modération.

 

Partant du postulat que la France est une nation supérieure, le pays, le peuple, la culture, les coutumes français sont systématiquement valorisés dans les œuvres. Alors que le premier chapitre de Rouletabille chez le tsar regorge de personnages russes s’adonnant joyeusement et bruyamment à la boisson, à une offre de la maîtresse de maison, le reporter français réplique :

 

- Jamais d'alcool. (RCT, p 21)

 

            Rouletabille refuse le verre de vodka offert par Matréna : à l'immodération russe répond la mesure française. Même les plus infimes détails sont l’occasion de valoriser la France et ses produits, ainsi quand Rouletabille exprime le désir de fumer à Matrena :

 

- Je désire fumer une pipe !

- Ah ! une pipe ! Veux-tu du tabac blond, parfumé, que je reçois tous les mois de Constantinople ? un vrai régal de harem… Je t’en ferai parvenir, si tu l’aimes, de quoi fumer dix mille pipes…

- Je préfère le « caporal », répondit Rouletabille… (RCT, p 163)

 

Le simple tabac à rouler de la marque « caporal », tabac commun, est préféré à tous les charmes du tabac turc, mais le « caporal » a l’incomparable avantage d’être français…

 

Dans les enquêtes racontées par les œuvres, ce sont deux attitudes qui s’opposent : Les policiers russes ont « dénichés une multitude de paperasses chez Boris : des livres d’Occident, des essais d’économie politique, une histoire de la Révolution française, des vers capables de le faire pendre. » (RCT, p 268) Soupçonné, par Koupriane, d’être nihiliste et donc coupable des attentats contre le général , c’est ce fait même qu’il l’innocente aux yeux de Rouletabille. Michel, chez qui, et sur le cadavre de qui, rien n’a été trouvé, se révèle en définitive le coupable : « cette absence de papiers, de portefeuille n’est pas naturelle » (RCT, p 270). Du côté russe, la police s’attache à des indices évidents, mais l’évidence n’est pas la vérité, elle peut n’être qu’illusion : nous sommes face à une forme de sensualisme avec, au fond, un aspect vitaliste de la culture. Du côté français, l’évidence n’est que signe d’une vérité cachée, elle demande un effort d’herméneutique, l’enquête réussie du reporter fait surgir le la dimension rationaliste de la culture française.

La France se définit par contraste : l’identité se précise en se démarquant de la Russie, qui est une forme d’elle même inférieure et refoulée.

 

            La France apparaît comme un havre de paix, de repos, de régénération alors que la Russie est un pays inquiétant, sans cesse livré à la violence. Dans Rouletabille chez le tsar, seule la coupure d’avec le reste de l’Empire et l’enfermement dans un lieu topographiquement clos permet la convalescence du général :

 

L'empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s'achèverait dans le midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des îles. (RCT, p 47)

 

            Les Russes, pour bénéficier de la meilleure formation possible, font leurs études en France tel l’herboriste dans Rouletabille chez le tsar ou encore le médecin qui soigne le chef de la police dans La Cravate de chanvre :

 

Maître Alexis, au temps de sa jeunesse, était venu en France à pied, pour faire ses études en pharmacie, car il se sentait un singulier goût pour la chimie. Mais il était resté très paysan, très petit russien, très ours d'Orient, et la science officielle ne fut pas son fait. Il prit quelques inscriptions, mais ne parvint jamais à passer ses examens. (RCT, p 298)

 

Il s’agissait d’un jeune Russe récemment nommé, et revenu plus récemment encore en Russie, car il avait été conquérir ses grades à la faculté de Paris (CC, p 568)

 

            Les auteurs n’hésitent pas à recourir à des stéréotypes pour parler de la France :

 

Et la bonne Matrena Pétrovna leva vers Rouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmes qu'elle retenait... et elle ajouta tout de suite :

- Mais mangez donc, mon cher petit hôte, mangez donc !... Mon cher enfant, il faudra oublier tout ce que vous a dit Koupriane... quand vous serez retourné dans la belle France...

 

Les expressions « la belle France » et celle « un enfant de France » (qu’utilise Rouletabille au cours de son entretien avec le tsar) reprennent le stéréotype de la nation comme personne, vieux cliché qui traverse les siècles[16] :

 

Les Français se sont forgés, dès la Révolution de 1789, une image positive de leur nation sous les traits d’une femme incarnant la liberté, et que l’on appellera plus tard Marianne.

[Après la guerre franco-prussienne de 1870-1871] se constitue l’image stéréotypée d’une Allemagne masculine représentée par le soldat, et de la France, jeune femme innocente violée par l’agresseur allemand.[17]

 

Le moment de la parution des œuvres coïncide avec une montée en puissance des nationalismes aussi bien en Allemagne et qu’en France, Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre participent au jeu de la construction de l’identité collective française et c’est l’un des mérites du stéréotype que de favoriser cette entreprise :

 

Les systèmes de stéréotypes offrent aux esprits que peut désorienter la complexité du monde le confort et la familiarité d’un tableau bien ordonné et qu’ils s’y sentent comme protégés, au chaud de trop simples certitudes.[18]

 

Que les personnages français valorisent la France, soit. Mais à de multiples reprises, la France se trouve aussi valorisée par des personnages russes :

 

« Monsieur Rouletabille ! Ah ! Ah ! Parfaitement ! Asseyez-vous donc ! Enchanté ! ... M Koupriane sera très heureux de vous recevoir... mais, en ce moment, il passe l'inspection... oui, l'inspection des dortoirs des gardavoïs dans la caserne... on va vous conduire... une idée à lui ! ... il ne faut rien négliger, n'est-ce pas ? Grand chef ! ... avez-vous vu les dortoirs des gardavoïs ? Admirables ! Premiers dortoirs du monde ! Disons cela sans vouloir offenser la France. Nous aimons beaucoup la France. Grande nation. Je vais vous conduire immédiatement auprès de M Koupriane. Sera enchanté. (RCT, p 178-179)

 

            Le langage utilisé par le guide de Rouletabille pose une question au lecteur : s’agit-il d’une sorte de prise de notes sur le vif, dans un style télégraphique comme dans les expressions : « disons cela sans vouloir offenser la France », « grande nation », « sera enchanté », formulations qui élident les pronoms, voire qui se réduisent à des phrases non verbales ? Ou plutôt d’une sorte de langage « petit nègre » à la mode russe, le groupe nominal « Grand chef » semble quant à lui renvoyer au vocabulaire employé par les Indiens des westerns (alors très en vogue sous la forme de fascicules en France) ? La coexistence de niveaux de langage différents dans le discours du même personnage permet de se poser la question. Quand est mise en avant l’excellence française le scripteur utilise ce « petit nègre » vaguement raciste, l’excellence s’en trouve redoublée - excellence de la « grande nation », ridicule des tournures utilisées par le Russe et donc excellence du langage français qui ne peut être maîtrisé par des « inférieurs », aussi bien sur le plan social qu’ethnique.

 

La place de la langue française dans les œuvres est révélatrice. Il ne fait nul doute que l’aristocratie russe usait à l’époque de « notre belle langue française » (RCT, p 10), montrer cet usage par la classe dominante redouble l’idée que la France est un pays dominant. Dans La Cravate de chanvre si, en arrivant à Saint Pétersbourg, Juve jette « son adresse à un gros cocher ventru qui comprenait quelques mots de français » (CC, p 679), l’ensemble du personnel romanesque russe des deux œuvres comprend parfaitement le français : jamais la communication n’est entravée par des problèmes linguistiques ; la langue française est donc implicitement présentée comme universelle car tout le monde la comprend. Dans le roman de Gaston Leroux, la langue russe est la langue des domestiques, une langue destinée à ceux qui sont considérés comme socialement inférieurs ; si le chef de la police Koupriane parle français, ses subordonnés non pour le plus grand nombre. Rouletabille, qui est la figure d’identification lectorale dans le roman, ne comprend pas le russe. Son usage est une entrave à la compréhension. Par effet de lecture peut-être, la langue russe apparaît comme un baragouin incompréhensible. Si le petit reporter n’y entend rien, lui qui possède tant de qualité, c’est que cette langue n’est pas essentielle. Le français étant présenté comme la langue des élites dans Rouletabille chez le tsar, et comme moyen universel de communication et d’échange dans La Cravate de chanvre : le raccourci idéologique par lequel les Français, parlant l’élite des langues, incarnent de ce fait l’élite des peuples est facilement emprunté.

 

 

Rejetant la thèse de Frank Kermode, pour qui le « le racisme n’est pas simplement présent, mais inévitable dans la production populaire. Que loin de ne constituer que l’hypothétique « reflet » textuel d’un discours social préexistant , la vision négative de l’altérité est littéralement produite par le récit de détection[19] », Uri Eisenzweig avance que « loin qu’il y ait création d’une xénophobie ex nihilo, au sein du récit de détection, il est assez évident que c’est l’existence pré-textuelle du discours négatif sur l’Autre, au contraire, qui rend possible son fonctionnement proprement narratif[20] ».

 

 

2.3. Une certaine idée de la France et de ses valeurs

 

            Nous l’avons vu, les autostéréotypes[21] dans les œuvres sont valorisants pour la France contrairement aux hétérostéréotypes[22] qui dévalorisent la Russie. En dévalorisant certains goûts, habitudes ou caractéristiques présentés comme typiquement russes, les œuvres expriment par reflet ce que sont le bon goût, les habitudes correctes et les caractéristiques valorisantes pour un peuple :

 

            L’« auto-image », créatrice d’identité, se nourrit [des] « xénotypes ». C’est pourquoi le stéréotype national nous renseigne davantage sur la communauté, la nation et l’époque qu’il l’a produit, que sur la nation qu’elle brocarde.[23]

 

Les autostéréotypes mettent en évidence des caractérisations mélioratives qui définissent une certaine idée de la France et des valeurs que la communauté nationale doit incarner :

 

[...] mais Jérôme Fandor avait l'âme ainsi faite que, dans les pires moments, aux instants les plus abominables, il avait l'énergie nécessaire pour réagir, pour trouver un mot, une saillie, et cacher sous une ironie à la française, ses sentiments les plus aigus. (CC. p 615)

 

            Le Français apparaît comme porteur d’une détermination inébranlable alors que les Russes sont fatalistes. La généralisation « une ironie à la française » est ici valorisante, cette ironie permet de taire ses sentiments et d’agir sans se résigner ni se complaire dans son malheur. La mention de l’âme slave, résignée, fataliste, dans les œuvres permet, par contraste de montrer des personnages français énergiques, dynamiques. Les hétérostéréotypes renforcent de cette manière les autostéréotypes : l’ensemble des stéréotypes à l’œuvre dans La Cravate de chanvre et Rouletabille chez le tsar converge en une représentation fortement valorisante de la France et des Français.

 

            A ce titre, la description d’Hélène dans La Cravate de chanvre est exemplaire par la multiplication des tournures mélioratives et par le contraste entre la jeune fille et « la » Russe :

 

            La jeune femme qui manifestait une si grande tranquillité d'âme, un courage si surprenant, une audace si placide, était grande, pouvait avoir une vingtaine d'années et devait être jolie.

            Elle avait fine tournure, possédait une voix plaisante, et tout, dans ses moindres mouvements, avait une grâce particulière, une distinction innée, un charme véritablement profond.

            Son visage disparaissait sous une très épaisse voilette; il eût été difficile, voire impossible, de la reconnaître, mais cependant l'éclat de ses grands yeux, à la fois énergiques et doux, suffisait à faire deviner une réelle beauté de ses traits très expressifs.

[…]

Un instant plus tard, l’étrangère, il s’agissait certainement d’une étrangère, car cette jeune femme n’avait rien de la Russe, se trouvait dans la rue. (CC, p 555, c’est nous qui soulignons)

 

Tout porte donc à croire, si l’on suit le narrateur, qu’il existe un type de la femme russe, un archétype qui est en fait dégradé en stéréotype comme en atteste le seul fait d’écrire « la Russe », en utilisant des singuliers généralisants pour désigner un peuple :

 

Nous supposons alors implicitement que ces catégories existent, nous généralisons, moins pour produire du concept que pour étiqueter un groupe, pour reconnaître son existence.[24]

 

            La catégorisation est double : la Française incarne le type parfait de la femme, le fort réseau adjectival sur-caractérise dans une sens profondément mélioratif l’excellence de la femme française, quant à faire le portrait de « la » Russe, rien de plus simple : c’est l’envers de la Française et ce n’est guère élogieux :

 

Une certaine vision du Beau s’accommode aisément de la laideur de l’Autre.[25]

 

            La France elle-même éclaire le monde, c’est la France des Lumières qui est convoquée dans les récits, celle qui donne la leçon à la Russie et au-delà tonne contre les tyrannies et plaide pour la démocratie. Au moment où Rouletabille négocie une proposition avec le Tsar – la vie du général Trébassof contre son héritage -, il défend un attachement au progrès et à la nécessaire réforme du système politique russe dans le sens d’une plus grande ouverture :

 

- Voilà bien des millions donnés à la révolution !

- Oh ! sire ! ils ne le sont pas encore !… Le général a soixante-cinq ans, mais il est encore plein de jours, si vous le voulez ! D’ici qu’il meure de sa belle mort, si vous le voulez vos ennemis auront désarmés !

- Mes ennemis ! murmura le tsar d’une voix sourde… non, non, mes ennemis ne désarmeront jamais !… Qui donc pourrait les désarmer ? ajouta-t-il mélancoliquement, en secouant la tête.

Et le petit Rouletabille, crânement, lui jeta :

- Le progrès, sire, si vous le voulez !…

Le tsar devint tout rouge et considéra ce jeune audacieux qui ne baissait pas son regard sous celui d’une majesté.

- C’est gentil ce que vous dites là, mon petit ami !… mais vous parlez comme un enfant !

- Comme un enfant de France au père du peuple russe !

Cela avait été dit d’une voix si profonde et, en même temps, si sûrement touchante que le tsar tressaillit. Il fixa quelques temps encore en silence le gamin qui, cette fois, détourna ses yeux humides :

- Le progrès et la pitié, sire !

- Allons ! fit l’Empereur, c’est promis ! » (RCT, p 427)

 

            On trouve le même type de discours dans La Cravate de chanvre mais la charge est encore plus appuyée. Juve a pris l’identité de Roger Darmont et donne une conférence dont le sujet « ne manquait pas d’originalité et de pittoresque. […] Il s’agissait de traiter des influences de la culture des fleurs sur la mentalité publique ».(CC, p 691) Juve en profite pour avancer ses idées sur l’autoritarisme :

 

            Ah ! proférait l’orateur d’une voix inspirée et convaincue, quel dommage que notre vœu ne soit point encore réalisé, que dans de grands empires, qui sont la clé de voûte du monde civilisé on ne s’adonne point uniquement à la culture des roses !… Je connais plus d’un souverain, plus d’un César, qui gagnerait énormément, à s’adonner à cet exercice inoffensif et reposant, alors que ces mêmes Césars, en développant leurs armées, en augmentant leur flotte de guerre, en chargeant de contributions leur peuple, méritent les qualificatifs de potentats et de tyrans. (CC, p 692)

 

            Le titre « tsar » étant une déformation de César, on voit la charge contre le militarisme russe[26], contre l’oppression d’un peuple et contre l’autocratie. Par contraste apparaît le penchant pour la paix, les droits de l’Homme et la démocratie. Cet attachement aux valeurs républicaines se retrouve régulièrement rappelé dans la série Fantômas, par exemple, dans Un Roi prisonnier de Fantômas, Juve se déclare « vieux démocrate » voire « démocrate invétéré »[27].

 

            L’idéologie des œuvres se manifeste aussi par des traces d’antigermanisme. Ce ne sont pas encore des charges très prononcées[28] mais les allusions existent et devaient être lues à l’époque comme telles. Par exemple, on trouve dans Rouletabille chez le tsar l’emploi du terme « tudesque » :

 

Thadée était allé une fois à Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les Françaises. Il dit, voulant être tout de suite aimable et appuyant sur chaque mot, et prononçant à la mode tudesque, car il était des provinces occidentales : « Vos gogottes ! ... Monsieur... Ah ! vos gogottes ! ... on tirait tes femmes tu monte ! » (RCT, p 31)

 

            « Tudesque » est ici employé avec une visée caricaturale : l’accent est appuyé et livre des Allemands une image guère élogieuse, la vulgarité allemande se trouve renforcée par la fin de la phrase même qui peut être lue comme fortement lubrique. De même, la violente critique du pouvoir des empereurs dans La Cravate de chanvre devait se lire à l’époque de la publication comme une attaque contre la politique militariste du Kaiser Guillaume II. Le débarquement de Guillaume II à Tanger le 31 mars 1905 puis l’envoi la canonnière Panther devant Agadir en juillet 1911 avaient mis en évidence la nouvelle puissance maritime de l’Allemagne au service de ses ambitions territoriales. La critique de Juve semble donc bien s’adresser autant aux tyrans en général qu’au Kaiser en particulier.

 

            A leur manière, même si l’action ne se situe ni en France ni en Allemagne, si le rapport peut sembler lointain avec la montée des périls internationaux, les auteurs ne dédaignent pas de participer à une certaine forme de propagande patriotique et anti-germanique, rejoignant ainsi la majorité de la production populaire des années 1912-1919, comme le note A-M. Thiesse :

 

[…] Jusqu’en 1912, les feuilletons « anti-boches » sont rares. […] En revanche, après 1912 et pendant la guerre, le feuilleton est mis au service de la propagande patriotique[29]

 

            Ce n’est pas seulement la Russie dans sa réalité qui souffre de la mise en scène de l’autre. La représentation de l’altérité construit un discours sur l’autre. En même temps, décrire l’autre, c’est aussi donner une image de soi :

 

            Il faut dire qu’ils [les stéréotypes] apportent plus de confort ou de réconfort à l’identité de la collectivité, qu’ils ne lui fournissent de savoirs sur l’Etranger.[30]

 

            La France est placée à la première position des nations civilisées : c’est un lieu commun déjà dénoncé par Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, à l’article « Français », il donnait cette définition : « - Premier peuple de l’univers ». Leroux, Souvestre et Allain réactivent sans vergogne cet autostéréotype, quand même très flatteur pour le lecteur français des œuvres, il faut bien le dire. Les Français sont les seuls à même de valider un trait d’esprit : quand Athanase parle à l’assemblée et dit…

 

Il faut qu'un chef de l'okrana soit bien avec tout le monde, avec tout le monde et son père, comme dit le joyeux La Fontaine (on connaît ses auteurs), s'il tient à son poste sur cette terre ! Vous m'avez compris, s'il vous plaît ! Ah ! Ah ! énorme rire d'Athanase enchanté de son esprit bien français ; coup d'œil  à Rouletabille pour savoir si le petit apprécie tout le sel de la conversation d'Athanase Georgevitch ; mais Rouletabille est trop occupé à découvrir tout là-bas, au fond d'une loge, un profil très enveloppé d'une mantille de dentelle noire, à l'espagnole, pour répondre par un sourire conscient aux mines d'Athanase. (RCT, p 206)

 

            …c’est vers Rouletabille qu’il cherche une confirmation de l’« esprit français » dont Athanase se veut pourvu. D’une part, cette mention d’un « esprit français » est liée à une idéologie sinon nationaliste au moins cocardière. D’autre part, le regard français légitime le trait d’esprit : la Russie a besoin du regard de la France pour se juger, la France fait donc référence.

 

Dans le discours tenu sur l’autre, les œuvres considèrent leur propre cadre de référence comme la normalité, ce qui conduit par conséquent à envisager les autres par rapport à ce cadre de référence et à en déduire leur infériorité.

 

            Dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre, la volonté de comparer les deux pays est donc manifeste : la Russie se trouve décrite par rapport à la France, ses institutions, ses pratiques, ses coutumes, l’ensemble même de ses caractéristiques morales, physiques ou ethniques sont jugés à l’aune de la France. Nous sommes proches de ce que critiquait déjà Montaigne :

 

Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage […] il semble que n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes.[31]

 

La comparaison est ainsi définie par le Gradus : « On rapproche deux entités quelconques du même ordre, au regard d’une même action, d’une même qualité, etc. ». Dans le cas de nos œuvres, la France et la Russie ne sont pas données par les scripteurs comme étant de même ordre ni de même qualité. Dans les rapprochements entre Russie et France, les auteurs font « dysfonctionner » la comparaison : le comparé (thème : la Russie) et le comparant (phore : la France) : ici la comparaison repose seulement sur le comparé. La Russie est d’emblée posée en comparé dégradé car trop éloigné du phore : la France. Seul le comparé est observable, le comparant ne l’est pas : il n’y a pas d’observation réciproque, ce qui est affirmé par les Russes ne fait que confirmer les assertions des personnages français ou des instances narratives. Le mécanisme de la comparaison est biaisé. La Russie est jugée à l’aune des valeurs françaises, par rapport à un modèle qui lui est étranger. Il existe, sous la plume des auteurs, une radicale différence entre le thème et le phore : la comparaison « honnête » se révèle donc impossible. Le particulier juge l’universel. Le jugement se construit par un ensemble serré de stéréotypes qui remplit, en catégorisant simplement le monde, une double fonction :

 

            En simplifiant la représentation de l’Autre, les stéréotypes nationaux simplifient en même temps le représentation de Soi. Par conséquent, ils jouent un rôle fondamental dans le construction de l’identité collective, et, plus particulièrement, de sa propre identité nationale. L’exercice par lequel un peuple « catégorise » les autres, lui permet, à son tour, de « catégoriser » la sienne propre, de la construire par rapport aux autres peuples : face à eux, contre eux, ou à côté d’eux. Cette construction s’opère dans un mouvement incessant, et les images stéréotypés de l’Autre, comme dans un jeu de miroirs, contribuent à nourrir ce processus d’identification.[32]

 

 

3. L'élitisme du populaire

 

Les œuvres mettent avant tout en scène des personnages issus de l'aristocratie et/ou des institutions de pouvoir. Ceux qui ne sont pas aristocrates de naissance y sont assimilés de diverses manières (cf. Rouletabille et les agents de l'ordre Juve, Fandor et Hélène dans La Cravate de chanvre). Le peuple semble donc s'effacer, il ne reste souvent de lui qu'une masse informe, une foule tout au plus aperçue. Enfin, les personnages principaux sont capables de toutes les prouesses, ils s'élèvent au dessus du commun des mortels. Sont-ils donc des surhommes ?

 

3.1 Aristocratie des récits

 

            Les œuvres mettent en scène une élite aristocratique, militaire, bourgeoise et commerciale à laquelle se raccroche une élite du cœur et du savoir (incarnée par les journalistes Rouletabille et Fandor, le policier Juve et la belle Hélène) : dans Rouletabille chez le tsar Athanase est avocat, Trébassof général, Thadée Tchichnikof, un gros marchand de bois qui a diversifié ses activités dans le pétrole. Pratiquement toute l’action se déroule dans l’entourage du tsar et met en scène tout un personnel romanesque issu de l’aristocratie russe.

 

Cette élite, à laquelle, somme toute, les auteurs appartiennent eux aussi, professe une idéologie qui est celle de la classe dominante en France comme en Russie.

Dans Rouletabille chez le tsar, l’auteur développe des idées sur la vie politique russe :

 

Ils [Natacha et Rouletabille] rejoignirent le général qui, en attendant sa vodka, s'amusait à expliquer à Matrena Pétrovna ce que c'était que la « Constitution » . Il avait vidé une boîte d'allumettes sur la table et il la rangeait avec soin.

« -Venez ! Cria-t-il à Natacha et à Rouletabille... Venez que je vous explique aussi ce que c'est que la Constitution. »

Curieux, les jeunes gens se penchèrent sur la démonstration, et tous les yeux, dans le kiosque, étaient sur les allumettes.

« -Vous voyez cette allumette, disait Féodor Féodorovitch, c'est l'empereur... et cette autre allumette, c'est l'impératrice... et celle-ci, c'est le tsarewitch... et celle-là, le grand-duc Alexandre Nikolaïevitch... et celles-là, les autres grands-ducs... voilà maintenant les ministres, et puis les principaux des tchinownicks, et puis les généraux... là, ce sont les métropolites. »

Toute la boîte d'allumettes y avait passé, et chaque allumette était à sa place comme il convient dans un empire où l'étiquette n'a pas perdu ses droits...

« -Eh bien, continuait le général, veux-tu savoir, Matrena Pétrovna, ce que c'est qu'une Constitution ? ... voilà ! ... voilà ce que c'est que la Constitution ! ... »

Et le général, d'un tour de main, mêla toutes les allumettes. Rouletabille riait, mais la bonne Matrena Pétrovna dit :

« -Je ne comprends pas, Féodor Féodorovitch.

- Eh ! Cherche l'empereur, maintenant ! »

Cette fois Matrena Pétrovna comprit. Elle rit bien, elle rit aux éclats, et Natacha aussi rit. Enchanté de son succès, Féodor Féodorovitch saisit un des petits verres que Natacha avait remplis de vodka en arrivant.(RCT, p 289-291)

 

            Dans cet extrait, Féodor explique ses conceptions politiques. Chacun, comme les allumettes, doit être « à sa place comme il convient ». Il s’agit d’une vision très conservatrice de la société, fortement hiérarchisée (l’empereur puis l’impératrice puis le tsarévitch, puis le grand duc, puis les ministres,…) et dominée par les militaires (les généraux). Face à ce bel ordonnancement, la Constitution (le mot se trouve entre des guillemets qui souligne le caractère ironique de son utilisation), c’est à dire un régime démocratique, apparaît comme le désordre politique : tout est mêlé et l’empereur devient introuvable. Le rire de Rouletabille marque un assentiment à la vision du général qui est partagée par l’instance narrative : « chaque allumette était à sa place comme il convient dans un empire où l'étiquette n’a pas perdu ses droits... » dans cette affirmation semble poindre une nostalgie.

 

            L’aristocratie des récits se révèle aussi dans les portraits des personnages : seuls les membres de l’aristocratie bénéficient d’une description majestueuse et porteuse d’une esthétique agréable :

 

C’était la grande-duchesse Iekatarina, proche parente de l’empereur, dame d’honneur de la tsaritsa.

La grande-duchesse, encore qu’elle eût un visage blanc d’émotion, souriait d’un sourire charmant.

[…]

La noble Russe, à ce moment, frémissait toute. Elle était délicieusement belle, captivante.

[…]

Sur son épaule [de Boris Prokoff son amant], sanglotante, la grande-duchesse Iekatarina venait de poser sa jolie tête blonde. (CC, p 576-577)

 

            Le même traitement est réservé à Natacha, dans le portrait que nous avons étudié sous un autre aspect plus haut, quand elle devient le centre de l’attention de l’assemblée, et singulièrement de Rouletabille, et que les yeux se braquent sur elle :

 

Elle était d'une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s'être réfugiée dans ses yeux qui étaient d'un bleu sombre et profond. L'impression que l'on recevait en voyant Natacha était fort complexe. Et l'on n'eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d' un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance. (RCT, p 33)

 

            C’est un trait, dont semblent friands les lecteurs, présent dans l’immense majorité des romans populaires que cette aristocratie des récits qui mêlent personnages issus des classes sociales les plus favorisées et événements rocambolesques dans un ensemble à proprement parler hors du commun :

 

Aussi éloignée d’une démarche réaliste naïve que d’une recherche intellectuelle surréaliste (retrouver la liberté de l’imaginaire dans l’accumulation des stéréotypes, comme le firent, à propos du roman, Desnos ou Apollinaire), la lecture populaire suppose et applique le réalisme du conventionnel et la distanciation du réel. Ces lecteurs populaires qui ne songeraient pas que leur vie pût être l’objet d’un livre ne s’étonnent pas d’ailleurs que les héros romanesques et théâtraux appartiennent en général au grand monde et que nombre de situations soient proprement invraisemblables. Ignorant la sémiologie de la représentation, ils n’évaluent pas le travail de transformation du matériau initial mais considèrent comme vrai et beau ce qui reprend et illustre la convention usuelle.[33]

 

Pour rester aux personnages russes de la série des Fantômas, remarquons que tous les Russes présentés dans les différents épisodes de Fantômas révèlent une hypertrophie de l’aristocratie et de la sphère militaire : Soniaf Davidoff est princesse (épisode XIX), le comte Saratov et le lieutenant prince Nikita sont des diplomates (épisodes X et XI), Ivan Ivanovitvh est le commandant du navire de guerre le Skobeleff (épisodes X et XI), on trouve encore le général Karkine (au cours de l’épisode XXX).

 

            Enfin, l’aristocratie des récits – cette fois au sens de noblesse - se lit dans le contenu même des textes ; tout est hyperbolique, les auteurs ne font pas dans la demi-mesure : les méchants sont réellement méchants, les gentils extrêmement gentils. Chaque personnage incarne un type : Matrena est le type de l’épouse dévouée comme Fantômas est le type du méchant ; chacun, dans son domaine, excelle. Nous touchons ici à l’une des caractéristiques essentielles du roman populaire : son fonctionnement basé sur la classification de tout et de tous :

 

Il n’y a de stéréotypes que là où s’affirme le sérieux d’une idéologie qui classe, ordonne, range. Il n’y a de clichés que dans le même registre : porteurs de plénitude, ils possèdent une valeur ontologique. Hyperboles et stéréotypes, au travers d’une rhétorique générique, témoignent ainsi d’une vision du monde. Cette vision est une pensée des essences : chacun assume son destin et se doit d’être lui-même, parce que figé une fois pour toute dans sa nature. […] Assignant à chacun sa place, le roman populaire est nostalgique d’un Ordre.[34]

 

 

3.2 L’effacement du peuple

 

            Résultat de cette aristocratie des récits, le peuple est bien peu de choses. Après l’attentat des « bombes humaines », Féodor Trebassof, indemne, « poussait des hurlements de joie. On dut le faire taire, car enfin, autour de lui, quelques gaspadines étaient bien endommagés, sans compter que ce pauvre Ermolaï était, lui, tout à fait mort. Si les domestiques, dans les sous-sols, avaient été sérieusement blessés, brûlés, déchirés, c’est que la force de l’explosion s’était surtout fait sentir en bas, - ce qui avait, peut-être, sauvé les habitants d’en haut ». (RCT, p 342). Les soutiers de la société russe, les habitants d’en bas et des sous-sols de la hiérarchie sociale, sont des quantités bien négligeables même si la noblesse doit faire preuve de compassion à l’égard de leurs malheurs.

 

            Lors de la promenade de Trébassof au parc, du fait même de leur statut social, les pauvres sont exclus des lieux de l’action :

 

Rouletabille regardait cela et regardait le général, et il se rappelait la terrible parole de la nuit : « ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, et ils n'avaient point trouvé un seul coin de cette terre sans gémissements ! » - « Eh bien, et ce coin-là, pensait-il, ils n'y sont donc pas venus ? Je n'en connais point de plus beaux, ni de plus heureux au monde ! » Non ! Non ! Rouletabille, ils n'y sont point venus. C'est qu'il y a, dans tous les pays, un coin pour la vie heureuse, dont les pauvres ont honte d'approcher, qu'ils ne connaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragées les mères affamées, aux seins secs ; et, s'il n'en est point de plus beau que celui-là, c'est que nulle part sur la terre il ne fait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d'autres qu'en ce pays de Scythie, aurore du monde... (RCT, p 109)

 

            Le peuple est spectateur ou victime mais jamais acteur. Il se trouve d’ailleurs exclu du fait de l’usage de la langue française par ceux qui gravitent dans les hautes sphères de la société russe :

 

ces messieurs n'ignorent rien de notre belle langue française qu'ils parlent comme la leur, et dont ils usent volontiers entre eux pour n'être point compris des domestiques. (RCT, p 10)

 

            L’exclusion linguistique redouble l’exclusion sociale. Les dialogues en français avec des personnages français dans un univers largement inspiré par les références françaises ne peuvent aucunement être accessibles au peuple russe - considéré comme ignare car il ignore la langue française. L’usage de cette langue est une marque de distinction (au sens de bon goût et d’élégance) et un facteur de distinction (au sens de discrimination et de différenciation) sociale.

 

            Le petit reporter, au début de Rouletabille chez le tsar, ne parle pas russe et ses hôtes s'adressent à lui en français. Voulant interroger un policier de faction chez le général, Rouletabille demande tout d'abord : « L'un d'eux parle-t-il français ? » (RCT, p 26). A de multiples reprises son ignorance du russe est rappelée par le narrateur:

 

Rouletabille sortit à nouveau son billet tout couvert de cachets, de signes, de lettres cabalistiques, auquel il ne comprenait goutte. La générale traduisit [...]. (RCT, p 27)

 

" Que voulez-vous que je vous chante ? demanda-t-elle [Natacha] [...]

- Invente! dit le général. Invente en français, à cause de notre hôte... (RCT, p 34)

 

            Cette mention de l'ignorance du russe par Rouletabille apparaît bien au-delà de l'exposition de l'intrigue :

 

Ils ont eu une discussion en russe que je n'ai naturellement pas comprise. (RCT, p 65)

 

            Pourtant pendant les quelques jours que dure l’histoire, Rouletabille apprend quelques mots et expressions russes qu'il ne renonce pas à employer :

 

Il ne prit que le temps d'ouvrir les portes [...] et de revenir, en laissant échapper ce cri joyeux, emprunté à sa science restreinte et toute neuve du russe : « Caracho! » (Très bien !). (RCT, p 119)

 

            Ce que les domestiques russes sont incapables de faire, apprendre au moins quelques mots d’une langue étrangère dans laquelle ils baignent quotidiennement en servant leurs maîtres, Rouletabille y parvient rapidement : privilège de l’élite de l’intelligence !

 

            Si Leroux règle rationnellement la question linguistique, Pierre Souvestre et Marcel Allain ne s'embarrassent pas de cohérence. Fantômas qui nous avait été présenté comme ne comprenant pas un mot de russe dans le onzième récit de ses criminels exploits (L'Arrestation de Fantômas) est capable d'usurper l'identité du chef de la police tsariste Boris Pokroff. Fantômas est ainsi parfaitement intégré à l'univers russe tout comme les autres membres du noyau narratif de la série. Hélène participe à une réunion nihiliste, Fandor est engagé comme domestique,… Seuls des êtres « supérieurs » sont capables de ce genre de prodiges.

Les membres du peuple n’ont guère droit à une représentation individualisée, celle ci est réservée à l’élite sociale. Quelques extraits de La Cravate de chanvre traitant du peuple russes sont singulièrement éclairants :

 

Quelques instants plus tard, cependant, un coude brusque de la piste permettait d’apercevoir, à quelque distance, un petit bois de sapin autour duquel semblaient être blotties une dizaine de maisonnettes, de véritables chaumières, construites en bois, des maisonnettes comme en ont les paysans russes, les pauvres misérables. (CC, p 558)

 

            ou encore :

 

Le malheureux Russe devait évidemment appartenir à la classe la plus déshéritée du peuple.

Il venait de très loin, des confins de la Sibérie. Là bas on crevait de misère… des champs à cultiver qui ne rapportaient rien… (CC, p 580)

 

            Evidemment, il existe une compassion envers ces « malheureux » ou ces « misérables » mais jamais un rôle de premier plan ne leur est offert : ils sont systématiquement déterminés par des articles qui généralisent leur condition (« les pauvres russes », « les pauvres misérables »), ou même des pronoms indéterminés (« on »).

 

            Tout concourt donc à l’effacement du peuple dans les œuvres de notre corpus. Tout au plus les actants issus du peuple peuvent-ils servir de faire-valoir ou d’instruments des héros. Rouletabille utilise les talents de l’herboriste Alexis mais se réserve les déductions, Fantômas demande une bombe pour simuler un attentat contre lui-même au vieux Riga : le peuple n’est ainsi qu’un outil au service des héros, un adjuvant certes nécessaire mais toujours réduit à des fonctions de subalternes.

            C’est bien une société construite sur un modèle pyramidal de type féodal, avec tous les rapports de dominants à dominés qui en découlent, qui est mise en scène dans les deux œuvres de notre corpus :

 

 

            Cette configuration idéologique induit la présence d’êtres supérieurs qui dominent les isolats (datcha, château, palais impérial) grâce à leur capacité extra-ordinaires : ils appartiennent non au peuple mais à une forme d’aristocratie quelle soit de l’intelligence ou du crime.

 

 

3.3. Des surhommes ?

 

            Rouletabille est appelé en Russie comme un Sauveur, le seul à pouvoir déjouer les plans des criminels et ainsi sauver le général Trébassof, il est de ce fait en dehors du commun des mortels. Fantômas quant à lui est un génie du crime (voir les surnoms utilisés dans Le Cravate de chanvre).

            Selon Umberto Eco, « Le héros doué de pouvoirs supérieurs à ceux du commun des mortels est une constance de l'imagination populaire. Souvent, la vertu du héros s'humanise, et ses pouvoirs ultra- surnaturels ne sont que la réalisation parfaitement aboutie d'un pouvoir naturel, la ruse, la rapidité, l'habileté guerrière, voire l'intelligence syllogistique et le sens de l'observation à l'état pur que l'on retrouve chez Sherlock Holmes. »[35] Fantômas et Juve sont capables d'assumer toutes les identités alors que les policiers russes sont immédiatement repérables grâce à « leur col en astrakan » ! Dans Rouletabille chez le tsar, seul le petit reporter peut dénouer les fils de l'intrigue, aucun policier n'a pu le faire.

 

            Rouletabille apparaît largement hors du commun, sur-naturel : les Russes tout empreints de religion qu’ils sont l’ont bien compris ; le chef de nihilistes quant il ordonne de laisser Rouletabille en liberté pour vingt-quatre heures afin de permettre au journaliste de délivrer Natacha, répond aux objections par un « Laissez faire ! Il accomplira des miracles » (RCT p 401). L’attitude physique même de Rouletabille rappelle la figure christique. Au moment où sonne l’heure de sa mort, il découvre la solution de l’énigme policière et se met dans la position de la crucifixion :

 

[…] on vit Rouletabille tressaillir, lever une tête, un front inspiré, aux yeux pleins de rayons… étendre les bras et s’écrier :

            «  J’ai trouvé ! »

Une telle joie rayonnait de son visage en extase qu’il en était comme auréolé, et nul ne doutait plus, de ceux qui étaient là, qu’il n’eût trouvé la solution de l’impossible problème.

            « J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! »

            Ils se pressaient tous autour de lui. Il les écarta d’un geste d’halluciné. (RCT, p 397)

 

            La plume de Leroux, en pointant une suspension, s’est-elle arrêtée devant son audacieuse analogie entre le Christ et le petit reporter ? Où est-ce plutôt un autre signe de l’humour de Leroux qui, en suspendant le récit en une courte pause, laisse au lecteur le temps de former mentalement l’image qu’il nous donne ? Toujours est-il que l’« extase », l’« auréole », la découverte de l’« impossible » sont du domaine du surnaturel et que seul Rouletabille y a accès. De la même manière, quand il va exposer la solution au tsar, le petit reporter lui demande de taire le secret car « J’ai [Rouletabille] dit le secret non à l’Empereur, mais au représentant de Dieu sur la terre russe… Je me suis confessé au prêtre qui doit oublier la parole prononcée seulement devant Dieu » (RCT, p 413). Il n’y a pas d’intermédiaire entre Rouletabille et le divin, le détective est en communication directe avec des forces qui dépassent largement le commun des mortels.

 

            Dans La Cravate de chanvre, Fandor se révèle une nouvelle fois capable de réaliser des prodiges : monté sur un toit, il fait preuve d’un odorat étonnant lui permettant de déduire que Boris Porkoff est un meurtrier et qu’il s’est débarrassé du cadavre en le brûlant :

 

C’est bien cela, pensa-t-il. L’autre jour quand j’étais sur le toit, j’avais bien reconnu l’odeur caractéristique qui s’échappait de cette cheminée. (CC, p 585-586)

 

            Ce n’est qu’un échantillon de l’étendue de ses talents : il peut grâce à un simple crachat au bon moment sur l’anneau de fer qui lui enserre la cheville s’échapper de la chaîne des forçats au grand étonnement de ses compagnons de misère, il arrête un train en graissant les rails du transsibérien avec … du savon noir,…

 

            Le véritable surhomme dans La Cravate de chanvre est évidemment Fantômas – évidemment car c’est un des invariants narratifs de la série. Juve rappelle d’ailleurs au lecteur la dimension épique du combat qu’il mène contre le Génie du crime et le caractère mythique du Maître de Tout et de Tous :

 

[Juve] croyait voir surgir devant ses prunelles une vision fantastique.

            C’était celle d’un colosse, d’un géant, d’un personnage légendaire et surhumain ! (CC, p 596)

                        […]

Juve était certain de vaincre, il viendrait un moment où la justice primerait la force, où le droit primerait le crime ! Il ne fallait pas se laisser abattre, il ne fallait pas s’épouvanter de la grandeur de l’œuvre ni de ses difficultés.

Juve eut, au coin des lèvres, ce calme sourire ironique qui faisait dire de lui que rien n’était capable de l’émouvoir.

- A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! murmurait-il. Il faut que, quelque jour, on dise aux petits enfants : il était un monstrueux criminel, et il se trouva un brave policier qui en débarrassa l’humanité… (CC, p 596)

 

Le personnage se trouve placé à la jonction du roman policier, de l’épique et du conte de fée : dans ces trois genres, le héros est toujours hors du commun.

 

 

            En définitive, l’idéologie est fortement marquée par l’individualisme. Les héros agissent dans un cadre de référence réaliste, correspondant à l’Histoire immédiate pour les lecteurs contemporains de la publication et à un cadre historique donné, connu et pouvant être authentifié par la chronique. Pourtant, comme le remarque Sarah Mombert à propos du roman de cape et d’épée dumassien Les Trois Mousquetaires :

 

Il s’agit d’actes héroïques, non répertoriés par la chronique et sans portée politique réelle, puisqu’ils ne peuvent avoir d’incidence sur l’enchaînement des événements historiques. En tant que tels , ils ne peuvent engager que l’individu, et non la communauté, le groupe social.[36]

 

            Les héros sont donc condamnés à agir seuls, dans un cadre étroit, en marge de l’Histoire officielle, et leur action ne peut qu’être limitée car si elle s’étendait elle entrerait en concurrence avec les événements historiques. De fait, les intrigues s’en trouvent fortement dés-historicisées : il ne s’agit que de l’illusion d’une réalité.

 

 

4. Une idéologie subversive ?

 

Evidemment cette littérature dite « populaire » prospère sur un substrat idéologique qui doit largement à l’imaginaire collectif de son temps. Les auteurs se montrent souvent prudents pour ne pas être trop marqués politiquement. Pourtant, une lecture attentive révèle des tensions idéologiques au sein des œuvres. Ces tensions peuvent créer des équivoques voire dévoiler une dimension subversive que portent en elles les œuvres de notre corpus.

 

 

4.1. Une idéologie nécessairement consensuelle ?

 

Les auteurs ont pour objectif d'être lus par le plus grand nombre possible de lecteurs. Leurs choix idéologiques explicites sont donc limités pour ne pas les choquer lecteurs :

 

En règle générale il [le roman feuilleton] se garde d’allusions trop précises et se contente de reproduire les lieux communs fournis par l’idéologie dominante.[37]

 

Le roman populaire d'aventures policières, tel qu'il se présente dans les deux œuvres de notre corpus, n'est donc pas révolutionnaire. Le fonds idéologique demeure celui de la Loi et de l'Ordre. Rouletabille se trouve clairement du côté de l’Ordre. Il protège finalement le général Trebassof responsable de la répression des mouvements révolutionnaires. L’ordre social vacille parfois mais se trouve rétabli à la fin de Rouletabille chez le tsar par les révélations du reporter.

Dans les trente deux volumes de la série des Fantômas « la caractéristique principale est le triomphe du crime, la sympathie du public allant à l'assassin impuni, sadique impitoyable, et non à la police réduite au rang pathétique et dérisoire de la vertu inefficace. »[38] Certes. Mais la satisfaction de prendre le parti du méchant, qui est un plaisir de lecteur tout à fait appréciable, à défaut d’être moralement irréprochable, n'est pas remettre en cause l'ordre établi : on en prend consciemment le parti, il reste donc le méchant, les valeurs ne sont pas renversées. On joue seulement à être du côté du méchant le temps de la lecture. Ce n'est pas la seule raison du succès de la saga du Maître de l'effroi. La capacité des auteurs, grâce aux techniques d'écriture (fortement oralisée de fait) et du fait de la nécessaire rapidité d'écriture, à absorber, de manière consciente ou non, l'air du temps, de saisir (ou d'être saisi par) l'imaginaire collectif fait du roman un condensé de l'horizon conceptuel du début du XXe siècle. Ils sont donc à même de répondre aux aspirations du lectorat de la Belle Epoque. Le contenu idéologique de La Cravate de chanvre et de Rouletabille chez le tsar rejoint la prudence politique des grands quotidiens commerciaux faisant paraître des feuilletons :

 

Ces derniers s’inscrivent, avec quelques nuances, dans l’idéologie bourgeoise et républicaine et se caractérisent par leur opportunisme politique. Leur public populaire n’est pas politiquement homogène […][39]

 

Pour qu'un livre populaire devienne un succès il est primordial qu'il soit idéologiquement consensuel : il est alors en mesure de satisfaire le plus large lectorat possible.

 

Ces œuvres sont, somme toute, très morales. Certes il y a transgression, puisqu’il y a crime ou tentative de crime, mais les crimes ne contreviennent pas aux normes sociales. Le mobile des crimes est toujours la cupidité, l’accaparement des biens d’un autre est conduit ou tenté par des personnages présentés comme mauvais soit par tentative de captation d’un héritage (celui du général par Michel) soit par vol (le collier de la tsaritsa par Fantômas). Dans Rouletabille chez le tsar, le coupable n’hésite pas à « charger » son colocataire pour se dédouaner, au-delà même de la mort et à trahir aussi bien Natacha que les nihilistes. Dans La Cravate de chanvre, le criminel Fantômas est l’incarnation du Mal d’une façon fidèle à l’invariant de la série. D’autres crimes que ceux racontés dans les œuvres du corpus sont potentiellement possibles mais, du fait de la norme sociale dans le domaine moral, trop scandaleux pour être commis : ils sont envisagés comme une hypothèse néanmoins il n’y a pas de passage à l’acte.

Sous l’identité du chef de la police Fantômas se trouve face au tsar et à la tsarista à plusieurs reprises. Il ne tente pourtant rien, même si l’idée lui vient à l’esprit :

 

Fantômas [sous l’identité de Boris Prokoff] s’inclinait et, ironique, il déclara :

- Où donc, Majesté, ce collier pourrait-il être plus en sécurité que sur votre auguste poitrine !… Je suis certain qu’il n’est personne au monde qui oserait porter une main sacrilège…

L’impératrice, souriant tristement, interrompit son interlocuteur.

- Je sais, fit-elle, que ce collier est convoité par Fantômas. La réputation de Fantômas est telle que non seulement on assure qu’il parvient toujours à ses fins, mais encore qu’il n’est personne au monde d’assez sacré pour qu’il hésite à la frapper s’il en éprouve le besoin.

«  Ceci est assez juste, pensa Fantômas, qui se voyant seul avec l’impératrice, se demandait s’il n’allait pas tout simplement se jeter sur elle, lui ravir par la force le collier et s’enfuir sans autre forme de procès. » (CC, p 703)

 

La possibilité du vol avec violence sur la personne de l’impératrice existe, est formulée mais ne reste qu’à l’état de potentialité narrative. Le caractère absolument criminel de Fantômas est rappelé toutefois il ne frappe pas. Le régicide est un tabou, de plus ce serait une attaque par trop brutale contre le Pouvoir, enfin il bouleverserait l’univers référentiel mis en place dans les œuvres car il est a-chronique ; trois transgressions que les auteurs ne conduisent jamais jusqu’au bout dans les nombreux épisodes où des chefs d’Etat sont aux prises avec le Génie du Crime.

Dans Rouletabille chez le tsar, hormis le coupable, deux personnages sont soupçonnés : l’officier poète Boris et la fille du général Natacha. Les normes sociales s ‘opposent pourtant à leur culpabilité : Boris ne peut être coupable car il est poète, c’est donc un rêveur qui souffre de devoir participer à la répression contre les révolutionnaires ainsi apparaît

 

le soldat poète Boris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs barricades. (RCT, p 13)

 

D’emblée, le personnage de Boris est placé sous le signe de la sensibilité. Peut-être pourrait-il commettre un crime sous l’emprise d’une vive émotion mais il est impossible qu’il agisse par calcul ou de sang-froid contrairement à Michel. Aussi  le contraste est-il très fort entre les deux officiers d’ordonnance du général, le coupable Michel et l’innocent Boris, dans le portrait qu’en fait la femme du général :

 

Sans compter qu'il y avait ce Boris, que j'aime bien, du reste, comme mon enfant, car je serais très heureuse de le voir uni à notre Natacha, -ce pauvre Boris qui revenait toujours de la fusillade plus pâle qu'un mort et qui ne savait que gémir avec nous.

- Et Michel ? Questionna Rouletabille.

- Oh ! Michel est venu à la fin... c'est un tout nouvel officier d'ordonnance du général. C'est le gouvernement de Saint-Pétersbourg qui le lui a envoyé, parce qu' on n'était point sans savoir que Boris manquait de zèle dans la répression et n'encourageait guère le général à se montrer sévère comme il le fallait pour le salut de notre empire. Celui-là, c'est un cœur de marbre qui ne connaît que la consigne et qui massacrerait père et mère en criant : « Vive le tsar ! » en vérité, son cœur ne s'est ému qu'en voyant Natacha. (RCT, p 93)

 

Une autre impossibilité idéologique apparaît : le parricide. Boris est vu comme l’enfant de Matrena, comment pourrait-il tuer son mari le général ? De même ce tabou rend impossible la culpabilité de Natacha. On peut aussi noter que pour La Cravate de chanvre le tsar est une image paternelle et que plus largement les chefs d’Etat qui sont le plus souvent épargnés par les crimes dans le roman populaire incarnent la Loi c’est-à-dire, selon la psychanalyse, le Père. Qu’un fils ou qu’une fille tue son père représenterait une transgression trop grave pour être possible dans ces œuvres. Les normes socialement acceptables par les lecteurs encadrent toujours fortement les transgressions commises dans les romans populaires.

 

 

4.2. L’équivoque idéologique

 

            L’équivoque idéologique se révèle à plusieurs niveaux : les stéréotypes peuvent se lire de différentes manières et ainsi être facilement retournés, les personnages sont aussi souvent ambigus idéologiquement, enfin la mise en scène d’une société aristocratique dans laquelle se déroulent intrigues et crimes pose la question de la légitimité de cette classe dominante dans l’ordre social.

 

L’utilisation massive des stéréotypes pose le problème de leur ambivalence : ainsi les Français sont-ils montrés comme énergiques mais Gaston Leroux représente aussi Rouletabille se lançant avec une énergie désordonnée sur diverses pistes et se trompant à plusieurs reprises : l’énergie tant vantée des personnages français ne se révèle parfois qu’une agitation stérile. Dès lors que penser de la France tellement valorisée dans les œuvres ?

Les enquêteurs français ne prostituent-ils d’ailleurs pas leurs talents tels des mercenaires en allant en Russie résoudre quelques énigmes ? Un passage de Rouletabille chez le tsar peut être significatif : et si les personnages français n’étaient que des danseuses largement rémunérées pour le bon plaisir des Russes ?

 

Les danseuses nationales et exotiques, mais surtout les chanteuses françaises les petites gommeuses des petits cafés-concerts, pourvu qu'elles soient jeunes, jolies, et luxueusement habillées, peuvent y rencontrer la fortune. A défaut de celle-ci, elles sont sûres de trouver chaque soir vingt-cinq roubles, et même davantage, généreusement offerts par quelque boyard et souvent quelque officier, qui paie ainsi le seul plaisir d'avoir à sa table de souper une jolie frimousse née sur les bords de la Seine. (RCT, p 199)

 

Dans le monde russe inquiétant mis en scène par les œuvres, le fatalisme et la résignation slaves peuvent être perçus non seulement comme un renoncement (vision péjorative) mais aussi comme une forme de sacrifice (rien de plus beau que le sacrifice dans les œuvres populaires !). La Russie ne serait donc pas seulement dévalorisée mais pourrait être aussi un exemple à suivre, au moins dans ce domaine.

 

            L'équivoque idéologique qui pèse sur le personnage de Fantômas est différente de celle qui est attachée, par exemple, à Arsène Lupin. En lisant avec attention les aventures du gentleman cambrioleur, on s’aperçoit qu’il est loin de «  l'image de Robin des Bois, le gentil voleur qui détrousse les riches pour donner aux pauvres [car en fait] Lupin, lui vole les riches qu'il méprise non parce qu'ils sont trop riches mais parce qu'ils le sont trop peu et n'ont pas son talent à devenir plus riche qu'eux: Lupin n'entend pas redistribuer la richesse, il veut accumuler le pouvoir, comme tout gentilhomme qui se respecte. »[40] Fantômas est parfois présenté comme un redresseur de torts qui tue les riches pour les punir d'être ce qu'ils sont, une sorte de vengeur populaire qui fait subir aux classes sociales supérieures, à la bourgeoisie, ce que doivent endurer les ouvriers à longueur de vie, un anarchiste illégaliste qui s'en prend aux autorités. La confusion vient aussi certainement d’une des appellations de Fantômas : « Il était le maître, le maître de tous, le maître de tout ! » (CC, p 596) qui peut être lu comme une variation sur la devise anarchiste : « Ni Dieu, ni maître ». La véracité de ces assertions est plus que douteuse, elle est même contestable au regard des actes du Génie du crime. Premièrement, Fantômas assassine aussi les pauvres. De plus, s'il tue Boris Prokoff c'est pour endosser son identité et utiliser, à son seul profit, les avantages conférés par la fonction, pas pour remettre en cause le fonctionnement de la police tsariste, et partant les autorités policières en général. Maître de la police il est encore plus terrible que son prédécesseur. Sa première victime est la domestique Marfa, qui a cinquante ans « mais les privations, la misère et le travail l'avaient fatiguée au point qu'elle en paraissait bien soixante » (CC, p 550) ; une certaine idée de la justice sociale en somme... Enfin, le personnage de Fantômas ne s'attaque jamais aux fondements de la société de son temps, tout au plus à la propriété privée, et encore dans son propre intérêt, il ne rêve pas de la rendre plus juste mais seulement plus profitable pour lui et lui seul. Vers 1912, Raymond la science, membre de la « Bande à Bonnot » avait déjà exprimé la distance existant entre Fantômas et les anarchistes politiques dans les premiers couplets d'une java qu'on lui attribue :

 

« Dans la rue des Bons-enfants

On vend tout au plus offrant

Y avait un commissariat

Et maintenant il n'est plus là

 

Une explosion fantastique

N'en a pas laissé une brique

On crut qu'c'était Fantômas

Mais c'était la lutte des classes [...] »

 

            Ici c'est surtout le mais d'opposition qui est important : manifestement les anarchistes illégalistes ne comptent pas Fantômas parmi les leurs.

            La place de Rouletabille est dans une certaine mesure tout aussi équivoque : journaliste, il fréquente les membres des classes dominantes. Pourtant, il a beau protéger Natacha ou être pris par l’affection maternelle de Matrena, il n’en reste pas moins un subalterne qu’on promène dans les beaux quartiers, avec qui les aristocrates russes partagent quelques moments parfois intimes, Rouletabille ne fait que rendre service. Il aspire à faire partie de l’aristocratie mais il n’y est qu’accueilli temporairement. L’équivoque tient à cette situation d’entre deux dans laquelle il se trouve qui peut le faire passer soit pour un aristocrate de forme dégradée (il est certes héritier comme le lecteur l’a appris dans Le Parfum de la dame en noir mais il déroge en se livrant à la gesticulation du journaliste d’investigation), soit pour un nouveau modèle de noblesse (qui permettrait de légitimer comme membres de la classe dominante tous les journalistes… dont Gaston Leroux qui dans sa vie privée se disait descendant de Guillaume le Conquérant et qui fut le condisciple de Philippe d’Orléans au Collège d’Eu).

 

            Enfin, que dire de l’image de la société aristocratique mise en scène par les œuvres ? Devant le pittoresque désordre orchestré par les nihilistes, le lecteur se trouve face à l’incurie et à l’incapacité extraordinaire du tsar (dans La Cravate de chanvre et dans une moindre mesure dans Rouletabille chez le tsar) nécessitant l’intervention des enquêteurs français. Le lecteur est aussi témoin de l’anarchie économique et de la tyrannie des élites autochtones (la façon d'agir de Fantômas sous l’identité de Boris Prokoff est toute faite d’arbitraire, Trébassof quant à lui est le bras armé responsable de tueries d'étudiants). La société livrée dans les œuvres de notre corpus, gangrenée par les mensonges, les trahisons (à qui se fier ?), les crimes est aussi « un reflet d’une vision pessimiste d’une société où toutes les valeurs sont corrompues »[41]. Certains membres de cette caste n’ont rien à envier aux malfrats des bas-fonds, plus encore leur condamnation doit être impitoyable car ils sont censés, dans « l’ordre des choses » représenter des modèles, pour ne pas dire des Parangons, de vertu, de fidélité et d’abnégation.

 

 

4.3. Les tensions idéologiques

 

            Même si les auteurs populaires cherchent le consensus idéologique, ils n'hésitent à pas à prendre part, avec la médiation de leurs personnages aux débats qui traversent à la société de la Belle Epoque.

 

            Jérôme Fandor, un instant plus tard, un instant qui durait une seconde peut-être et qui semblait plus long qu'un siècle, voyait s'avancer, sous la protection de quatre cosaques qui tenaient le sabre nu, deux gardiens de prison.

            « Comme ils ont peur ! pensa Fandor. Comme il faut du monde pour tuer un homme ! »

            Et dans le désordre de ses sentiments, cela lui apparaissait soudain grotesque et vil, cette peine de mort qui est la base de toutes les sociétés modernes.

            Comment, en pleine nuit, des gens se réunissaient ainsi pour en venir égorger un autre! Ils se cachaient dans l'ombre, ils se faisaient protéger par des soldats!... Puis, quand ils avaient donné la mesure de leur lâcheté, ils venaient dire : « Au nom du tsar », et ils entraînaient leur victime, ligotée, pour aller furtivement l'assassiner au nom des lois morales !

            « La peine de mort, une infamie ! pensa Jérôme Fandor, l'un des restes de la barbarie des temps passés, quelque chose d'indigne dans notre époque civilisée, que la philosophie toute entière réprouve, que le cœur humain ne peut admette. Décidément, si je n'étais pas moi-même condamné à mort, je m'occuperais un jour d'écrire quelque bouquin là-dessus ! » (CC, p 616)

 

            La peine de mort est dévalorisée; ceux qui sont chargés de l'exécuter ont peur : ils se cachent dans l'ombre, ils se font protéger par des soldats, donnant ainsi la mesure de leur lâcheté, elle est grotesque et vile, infâme, on n'exécute pas, on égorge, on assassine au nom des lois morales. Tout condamne la peine de mort: le progrès, la civilisation, la philosophie et le cœur. Fandor se fait porte-parole et en appelle à toutes les valeurs qui font l'humanité pour refuser le meurtre légal commis par la société. Les deux auteurs ne partagent certainement pas la paternité de cette plaidoirie sans appel contre la peine de mort. Si l'avocat Marcel Allain s'est toujours dit homme de gauche[42], le mondain Pierre Souvestre a collaboré au très réactionnaire journal Le Soleil pour lequel il a écrit nombre d'articles, dont un vantant les mérites du caractère expéditif de la justice anglaise :

 

Mais il faut ajouter que la moindre peccadille vous expédie sous la potence et qu'en Angleterre, on pend haut et court, sans que les philosophes aient à discutailler sur l'opportunité de l'abolition de la peine de mort!

Est-ce un mal?...[43]

 

            La question de la peine de mort est exemplaire de la triple tension idéologique que l'on entrevoit dans La Cravate de chanvre. Une première tension, propre à l'œuvre, entre les auteurs: Marcel Allain fait figure de progressiste alors que Pierre Souvestre est plutôt du côté des « bien-pensants ». Une seconde tension, attachée aux personnages, Fandor quelques pages avant de plaider vigoureusement, même si c'est intérieurement, pour l'abolition de la peine de mort, était prêt à tirer sur Fantômas, sans autre forme de procès, quand il le tenait au bout du canon de son arme. Dans le même ordre d'idées et plus largement on peut s'interroger sur l'impossibilité pour Juve d'arrêter Fantômas : le Génie du Crime apparaît toujours comme le bourreau, celui qui tue de sang froid, c'est donc le Mal, Juve est à sa poursuite, il représente le Bien. Arrêter Fantômas, le faire condamner et exécuter serait pour Juve passer du côté du bourreau et donc renverser l'ordre idéologique construit depuis le début. Enfin, troisième tension, est celle qui existe entre le texte et le hors-texte. Le texte est écrit pour être reçu le plus largement possible par des auteurs qui expriment des idées, nous en revenons donc au nécessaire consensus idéologique tout en sentant bien une certaine équivoque : combler le lecteur dans son attente sans le choquer tout en exprimant explicitement ou implicitement ses opinions. Les auteurs populaires sont tributaires des nécessités propres à la communication de masse : lisibilité, consensus idéologique...[44]

 

 

            Les auteurs, dans les textes, ne font pas que déprécier la Russie et valoriser la France. Des assertions, placées comme en passant, égratignent l’image de la France. Rouletabille se plaint ainsi des pratiques de la police de son pays :

 

- Oui, Monsieur Koupriane, sans quoi ce n'eût pas été la peine de me déranger... quelque chose que je n'ai confié à personne, pas même à mon carnet... car un carnet, n'est-ce pas ? ça peut toujours se perdre... je vous dis cela pour le cas où vous voudriez me faire fouiller avant mon départ...

- Oh ! Monsieur Rouletabille.

- Eh ! Eh ! Avec cela que la police se gêne dans votre pays ! Dans le mien non plus, du reste... oui, oui, on a vu ça : la police, furieuse de n'avoir rien découvert dans une affaire qui l'intéresse, arrêtant un reporter qui en sait plus long qu'elle pour le faire parler... mais avec moi, vous savez, rien à faire ! Vous pouvez me faire conduire à votre fameuse terrible section, je ne desserrerai pas les dents, même sous les coups de fouet... (RCT, p 114-115)

 

            Dénoncer ces pratiques à l’encontre des journalistes, c’est se positionner certes pour la défense de la liberté d’expression et d’enquête mais le lecteur se trouve aussi face à une critique de l’Ordre. Ordre social auquel le petit reporter tente de substituer symboliquement une Justice qui se trouve hors de la justice humaine tel le Rodolphe des Mystères de Paris. La justice des hommes ayant failli, le recours à des êtres dotés de compétences surhumaines est nécessaire à l’éclat de la vérité et à la punition des coupables.

 

            Fantômas qui s’immisce dans les hautes sphères de l’aristocratie russe n’est pas un simple malfrat qui cherche à s’élever. Il est présenté comme ancien officier ayant participé à la guerre des Boers sous le nom de Gurn. Il ne vient donc pas des bas-fonds. Pour satisfaire ses envies d’accaparement de la richesse des autres, il prend avant tout là où l’argent existe : dans les classes aisées. Ce n’est pas seulement par cupidité qu’il agit :

 

Motivé par l’appât du gain, Fantômas l’est davantage encore par la haine et le mépris qu’il voue à la haute société dont il est issu et qu’il combat le plus volontiers.[45]

 

            Cette haine et ce mépris contre la classe dominante, le lecteur populaire peut la partager à une époque où les rapports sociaux sont marqués par une grande violence tout comme le lecteur de la bourgeoisie en rupture ou miné déjà par les critiques de la « bêtise » de l’idéologie bourgeoise qui traversent toute la seconde partie du XIXe siècle. De plus, le quasi effacement de toutes les strates sociales, ne laissant apparaître que la haute société et le monde de la pègre est certes nécessaire à l’économie des œuvres mais a un second effet, indirect celui-là :

 

[…] l’on trouve dans Fantômas un élément très intéressant, bien que […] sans doute inconscient : la mise en parallèle du monde des truands et de la société bourgeoise.

Fantômas est à l’origine un bourgeois. Il en a l’éducation, les manières, les goûts. C’est, dira Marcel Allain, « un fils de famille qui a mal tourné ». Il tue sans remords, par intérêt et plaisir. D’une certaine façon, il symbolise l’immoralité d’une société qui escroque, vole et tue ses ouvriers sans scrupules ni hésitation.

C’est là le côté paradoxal de Fantômas : il incarne la bourgeoisie et lutte implacablement contre elle. Il la détruit avec ses propres armes et sa propre absence de morale. Cette vision résolument pessimiste, anarchiste, de l’ordre social n’était bien sûr pas exprimée telle quelle dans Fantômas, mais plutôt sous-jacente. D’où certains titres particulièrement révélateurs comme Le Magistrat cambrioleur ou Le Policier apache : les serviteurs de l’ordre sont les premiers criminels. [46]

 

            Dès lors, les agissements criminels de Fantômas qui fait arbitrairement déporter, emprisonner et exécuter nombre de Russes dans La Cravate de chanvre ne heurte pas les autres personnages : c’est dans l’ordre des choses même si cet ordre est mauvais.

 

            La mise en exergue des vices, des délits et des crimes de la classe dominante dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre retourne les stéréotypes attachés au couple « classes laborieuses »-« classes dangereuses » et peut alors être lue comme une compensation fantasmatique. Le fait que des « riches et puissants » soient menacés ou assassinés peut se lire aussi comme une « revanche facile et fantasmatique[47] » des petits.

 

 

 

L’ambivalence intrinsèque des stéréotypes et les nombreuses équivoques idéologiques autorisent plusieurs lectures des œuvres de notre corpus : une lecture naïve (mais le public populaire est nettement moins naïf que veulent bien le dire les critiques du roman populaire), une lecture ludique (certainement la plus en usage), une lecture de l’Ordre, une lecture de la Transgression. La principale subversion idéologique semble donc se trouver du côté de l’« impureté » de ces œuvres. Elles se révèlent en effet extrêmement ouvertes à diverses interprétations idéologiques. Ceci leur a valu d’être condamnées par les penseurs de « gauche », pour qui elles sont « contre-révolutionnaires », voire aliénantes (ce n’est pas en jouant à la Trangression le temps d’une lecture que l’on renverse « l’ordre bourgeois »), avec « l’idée selon laquelle une littérature, pour être « populaire », se doit de peindre les conditions de vie du peuple, présenter un reflet immédiat et aussi exact que possible d’une certaine infrastructure économique et sociale[48] ». Quant aux penseurs de « droite » -notamment catholiques -, ils leur reprochent de mettre en scène des personnages immoraux et ainsi de donner de mauvais exemples à la jeunesse :

 

Dans un premier temps, L’Eglise a condamné la lecture du feuilleton, accusé de corrompre les âmes […][49]

 

 

En ce qui concerne l’image du pays des tsars, les œuvres sont porteuses d’une idéologie : le discours pré-construit sur l’autre fabrique une représentation de la Russie dans les deux œuvres. L’altérité est donc instrumentalisée pour être en définitive radicalement refusée. Cette altérité dans l’idéologie des œuvres à l’époque de leur publication est impossible à concevoir car :

 

pour rassembler le plus grand nombre de lecteurs autour de ce qui leur est commun, le roman populaire aborde les grands sujets dans l’espace restreint de ce qui choque le moins. Soumis à un grand nombre de contraintes, il dispose d’une petite palette de teintes criardes mais fondamentales, le noir, le blanc, le rouge et il doit ni ménager, ni mélanger les couleurs.[50]

 

Dans Rouletabille chez le tsar et dans La Cravate de chanvre, la Russie apparaît bien comme en état d’infériorité à plusieurs niveaux :

- à l’époque de la parution des œuvres, au plan du hors texte, le pays des tsars a besoin des capitaux étrangers (les fameux emprunts russes) : il s’agit d’une infériorité financière.

- la langue française est présentée comme la langue de l’élite et l’élite des langues dans Rouletabille chez le tsar et comme une langue universelle parlée par tous et partout dans La Cravate de chanvre : infériorité linguistique.

- les œuvres montre la civilisation russe parvenue à un niveau moindre que celle de la France : infériorité « civilisationnelle ».

- l’aide apportée par les personnages français, dont les efforts sont parfois contrariés par les policiers russes, révèle l’incapacité des Russes dans le domaine de l’enquête. Ces romans plaident pour une approche indicielle et cérébrale de l'investigation : l’impuissance des enquêteurs russes affirme leur infériorité intellectuelle.

 

Esthétiquement, si tant est que ce terme puisse s’appliquer à notre corpus (pour notre part nous le pensons), la russité est enfin le support d’une émotion exotique qui a un fonctionnement propre à travers une écriture particulière.

 

 

 

 

Troisème partie: L'écriture de la Russie.

Conclusion.

Bibliographie.

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[1] Jean-Paul Colin, La Belle époque du roman policier français : Aux origines d’un genre romanesque, Delachaux et Niestle, 1999, p 32.

[2] Nous citons de mémoire.

[3] Robert Frank, « Qu’est ce qu’un stéréotype ? », Une idée fausse est un fait vrai, les stéréotypes nationaux en Europe, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney, éd. Odile Jacob, 2000.

[4] Hymne russe.

[5] «  Un imaginaire spécifique du forçat parcourt le XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle à travers les figures de Vautrin/Vidocq, Jean Valjean, Rocambole, Chéri-Bibi, les romans de Balzac, Hugo, Zacconne, Ponson du Terrail, Gaston Leroux et autres. Or il est à remarquer que les romanciers, populaires ou non, sont volontiers dépeints métaphoriquement au travers de ce personnage à eux familier : forçats des lettres, galériens de l’écriture, rivés à leurs clous, traînant leur boulet, etc. » Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, PULIM/Nuits Blanches, 1997, p 297.

[6] Victor ou l’enfant, rappelons aussi que la question des origines d’Hélène est centrale dans la partie roman familial de la geste fantômassienne, La Dame en noir renvoie aux origines de Rouletabille.

[7] Qui sont à la base des romans de détection classiques.

[8] Les Mystères de Paris et toutes ses imitations.

[9] Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914), op. cit., p 313.

[10] Avec l’immense succès des Mystères de Paris, « des mystères-pirates se multiplient, assaisonnés d’adjectifs : petits, grands, vrais, nouveaux, etc. Les Allemands paraphrasent […]. On comptera, rien que pour l’Allemagne, en 1844, trente-six « Mystères » différents. » (Armand Lanoux, « Introduction » à Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Bouquins, éditions R. Laffont, 1989, p 3.)

[11] « Sur la télévision », entretien télédiffusé par Paris Première, novembre 2001.

[12] Alain-Michel Boyer, « Le contrat de lecture », in Trames, Littérature populaire, peuple, nation, région (Actes du colloque international des 18-19-20 mars 1986), Limoges, 1987, p 96.

[13] Maxime Rodinson Article « Nation » - Nation et idéologie, Encyclopedia Universalis 1985, T. 12, p.941 et sq.

[14] Ibid.

[15] Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, op. cit., p III de l’avant propos.

[16] Joseph Jurt remonte au début du XIIIe siècle pour trouver la première expression assimilant la France à une femme et de citer Primat écrivant en 1224 : « Ainsi ne fut-elle pas sans raison dame renommée sur les autres nations ».

[17] Joseph Jurt, « Le couple franco-allemand », Une idée fausse est un fait vrai…, op. cit., p 104-106.

[18] Jean-Joël Jeanneney, « La profondeur du dérisoire », Une idée fausse est un fait vrai…, op. cit., p 18.

[19] Cité par Uri Eisenzweig, in Le Récit impossible, op. cit., p 243.

[20] Ibid., p 244.

[21] C’est à dire les stéréotypes qu’une société projette sur elle-même.

[22] C’est à dire les stéréotypes sur l’Etranger.

[23] Robert Frank, « Qu’est ce qu’un stéréotype ? », Une idée fausse est un fait vrai, … op. cit.,, p 23.

[24] Ibid., p 18

[25] Uri Eisenzweig, Le Récit impossible, op. cit., p 242.

[26] Et aussi certainement contre le militarisme allemand en cette période d’avant-guerre.

[27] Un Roi prisonnier de Fantômas.

[28] Gaston Leroux publie en 1917 Rouletabille chez Krupp, Marcel Allain quant à lui participe à la propagande patriotique au cours de la Première Guerre Mondiale avec le roman au titre sans équivoque Zizi dit « le tueur de Boches » (35 livraisons hebdomadaires, 4 mars – 29 octobre 1915).

[29] Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque, « Point », Seuil, p 113-114.

[30] Robert Frank, « Qu’est ce qu’un stéréotype ? », op. cit., p 25

[31] Montaigne, Essais, « Des Cannibales », chapitre 31.

[32] Robert Frank, « Qu’est ce qu’un stéréotype ? », op. cit., p 23-24.

[33] A-M. Thiesse, op. cit., p 46.

[34] J-Cl. Vareille, Le Roman populaire français, op. cit., p 89-90.

[35] Umberto Eco, De Superman au Surhomme, trad par Myriem Bouzaher, Grasset, 1993, p 131.

[36] Sarah Mombert, « Alexandre Dumas entre l’histoire et l’aventure – Eléments d’une poétique du roman de cape et d’épée » in Dramaxes, op. cit., p 138.

[37] A-M. Thiesse, op. cit., p 115.

[38] Umberto Eco, op. cit., 122.

[39] A-M. Thiesse, op. cit., p 212.

[40] Umberto Eco, op. cit., p 119.

[41] Claude Aziza et Anne Rey, La Littérature policière, Pocket, 2003, p 29.

[42] Marcel Allain, « Je suis donc un homme de gauche », extrait des « Entretiens sur la paralittérature de Cerisy-la-Salle », septembre 1967, repris in Europe n° 590-591, juin-juillet 1978, p 45.

[43] Pierre Souvestre, Le règne des Apaches, Le Soleil, 11 septembre 1905, cité dans la Nouvelle Revue des études fantomassiennes, op. cit., p 123-127.

[44] Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Seuil, « Poétique », 1992.

[45] Christian Romain, 100 personnages célèbres de la littérature, Marabout, 1994, p 132.

[46] Ibid., p 134.

[47] Ibid.

[48] J.-C. Vareille, Le Roman populaire français, op. cit., p 17.

[49] A.-M. Thiesse, op. cit., p 115.

[50] Michel Nathan, Splendeurs et misères du roman populaire, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p 192