LA MAISON DU LOUP

 

 

CHAPITRE PREMIER

GARE AU LOUP!

 

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J'eus, par la suite, de si bonnes raisons pour regarder en arrière et me remémorer les événements de cet après-midi, que la voix de Catherine semble résonner encore aujourd'hui à mes oreilles. En fermant les yeux je revois après tant d’années écoulées, tout ce que je voyais alors, le ciel bleu d’été et l'angle gris du donjon d'où un nuage cotonneux se traînait comme la fumée sortant d’une cheminée. Je ne pouvais rien voir de plus parce que j'étais étendu sur le dos, la tête appuyée  sur les mains. Marie et Croisette, mes frères, étaient couchés près de moi, exactement dans la même posture et à quelques pieds de nous, sur la terrasse, Catherine était assise sur un escabeau que Gilles avait apporté pour elle.

Cétait le second dimanche d'août et il faisait très chaud. Les pies elles-mêmes se taisaient. Je m’étais presque endormi en guettant mon nuage qui sallongeait de plus en plus, et s'amincissait toujours, lorsque Croisette, qui ne sentait pas la chaleur plus qu'un lézard, dit tout à coup d'un air fin :

- Mademoiselle, pourquoi surveillez-vous la roule de Cahors ?

Je n'avais pas remarqué cela. Mais quelque chose qui perçait dans la curiosité de Croisette, et peut-être aussi l'hésitation de Catherine à lui répondre, éveilla mon attention et je me tournai vers elle. Et voilà qu'elle rougissait d'une rougeur divine, que ses yeux se remplissaient de larmes et qu'elle nous regardait d'une façon adorable ! Tous trois nous nous assîmes comme trois petits chiens et nous la contemplâmes. Il y eut un silence, puis elle nous dit très simplement :

- Enfants, je vais épouser M. de Pavannes.

Je retombai sur le dos, étendis les bras et m'écriai d'un ton de reproche : Oh! mademoiselle !

- Oh! mademoiselle! répéta Marie et il retomba sur le dos en étendant les bras avec un gémissement. C'était un bon frère que Marie et bien obéissant.

Croisette aussi s'écria : Oh! mademoiselle! et retomba sur le dos, mais il était toujours absurde, notre Croisette. Il se mit à battre l'air de ses bras et à piailler comme un jeune poussin. Cependant il était fort intelligent. Le premier il se rappela notre devoir, alla, sa toque à la main, vers Catheine moitié fâchée, moitié confuse, et lui dit avec une belle rougeur sur les joues :

- Mademoiselle de Caylus, notre cousine, nous vous félicitons, nous vous souhaitons une longue vie, nous sommes vos serviteurs et les bons amis et alliés de M. de Pavannes en toutes querelles comme…

Mais je ne pouvais pas permettre cela.

- Pas si vite, Sainte-Croix de Caylus, dis-je en le poussant de côté (il voulait toujours avoir 1e pas sur moi, dans ce temps-là!), et je pris sa place. Avec mon plus beau salut, je commençai :

- Mademoiselle, nous vous souhaitons joie et longue vie et nous sommes vos serviteurs et les bons amis et seconds de M. de Pavannes en toutes querelles, comme... comme

- Comme il convient aux cadets de votre maison, suggéra Croisette doucement.

Je répétai : Comme il convient aux cadets de votre maison.

Alors Catherine se leva et me fit une profonde révérence, puis chacun de nous lui baisa la main tour à tour, en commençant par moi et finissant par Croisette, comme il convenait. Ensuite Catherine se cacha le visage dans son mouchoir (elle pleurait) et tous trois nous nous assîmes à la turque, juste où nous étions et nous dîmes bien doucement :

- Oh, Kit !

Mais bientôt une idée vint à Croisette :

- Que dira le Loup ? murmura-t-il à mon oreille.

- Ah ! c'est vrai ! m'écriai-je tout haut. J'avais pensé à moi jusque-là, mais ceci m'ouvrait un autre horizon.

- Que dira le Vidame, Kit ?

Elle laissa tomber son mouchoir et devint si pâle, que je regrettai d'avoir parlé (sans compter le coup de pied que m'octroya Croisette).

- M. de Bezers est-il ici ? demanda-t-elle avec anxiété.

-  Oui, répondit Croisette; il est arrivé hier, venant de Saint-Antonin avec une très petite suite.

Cette nouvelle parut calmer ses craintes, au lieu de les augmenter, comme je m'y serais attendu. Je suppose que Pavannes en était l’objet, plus qu’elle-même. Assez naturellement peut-être, car le loup lui-même n'aurait pas eu le cœur de frapper notre cousine. Sa taille frêle et flexible, son visage ovale et pâle, ses doux yeux bruns, sa voix séduisante, sa bonté nous semblaient alors résumer la femme idéale. Nous ne pouvions nous rappeler (pas même Croisette, le plus jeune d'entre nous, âgé seulement de dix-neuf ans, un an de moins que Marie et aloi qui étions jumeaux), le temps où nous n'avions pas été amoureux d'elle.

Mais qu'on me permette d’expliquer comment il se faisait que tous quatre, dont les âges réunis ne dépassaient guère soixante et dix années, nous étions réunis sur la terrasse, flânant en cette tranquille journée de paresse. C'était l'été de 1572. On se souvient que la paix solennelle entre les catholiques et les huguenots venait d'être conclue récemment, cette paix qui, dans un jour ou deux, allai' être célébrée et cimentée, du moins tous les Français l'espéraient, par le mariage d’Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, sœur du roi. Le vicomte de Caylus, père de Catherine et notre tuteur, était un des gouverneurs chargés de faire observer la paix ; le respect qu'il inspirait aux deux partis (il était catholique, mais non bigot, que Dieu ait son âme !) le désignait pour cette tâche. Il était donc parti depuis dix ou quinze jours pour Bayonne, le siège de son gouvernement. La plupart de nos voisins du Quercy étaient absents aussi, partis peur assister de part et d'autre, au mariage royal. En conséquence, nous autres jeunes gens, peu gênés par la présence de la bonne et somnolente Mme Claude, la duègne de Catherine, nous étions assez disposés à jouir de notre liberté et à célébrer la paix à notre façon.

Nous étions des campagnards. Pas un de nous n'était allé à Pau, à Paris encore bien moins. Le vicomte entendait l'éducation de la jeunesse plus sévèrement qu'on ne faisait alors et quoique nous eussions appris à monter à cheval, à tirer, à faire usage de notre épée, à lancer un faucon, à lire et s écrire, nous ne connaissions pas plus le monde que Catherine elle-même ; nous ignorions également les plaisirs et les vices de la cour, et nous étions dix fois plus dépourvus de ses grâces. Cependant elle nous avait appris à danser et à saluer. Sa présence avait adouci nos manières et depuis quelque temps, nous avions beaucoup gagné à l'intimité, à la franche camaraderie de Louis de Pavannes, un gentilhomme huguenot que le vicomte avait fait prisonnier à Moncontour et tenait à rançon. Nous n'étions donc pas, je crois, de simples lourdauds de terroir.

Mais nous étions timides; nous détestions les étrangers et nous les évitions ; et quand le vieux Gilles parut tout à coup, avant que l'impression amère de la nouvelle annoncée par Catherine se fût dissipée, et dit d'une voix sépulcrale : « M. le vidame de Bézers vient présenter ses respects à Mademoiselle », il y eut parmi nous, quelque chose ressemblant fort à une panique, je l'avoue. Nous nous levâmes précipitamment en murmurant : « Le Loup ! »

 On entre à Caylus par une rampe qui s'élève de la grande porte à la terrasse. Ce chemin creux est enserré dans de basses murailles, afin qu'on ne puisse y tomber en se promenant sur la terrasse. Gilles avait parlé un instant avant que la tête du visiteur fût tout à fait visible et cela nous donna un instant, rien qu'un instant de répit ! Croisette se précipita vers la porte du donjon, mais ne pouvant l’atteindre, se cacha derrière un contrefort de la tour, un doigt sur les lèvres. Je suis parfois un peu lent et Marie m'attendit, de sorte que nous étions à peine debout, l'air assez gauche et emprunté probablement, quand l'ombre du Vidame tomba sur le sol, aux pieds de Catherine.

- Mademoiselle, dit-il, s'avançant vers elle sur l'espace ensoleillé et s'inclinant sur sa petite main avec une sorte de grâce magnifique, résultant à la fois de sa grande taille et de son maintien, je suis arrivé tard de Toulouse hier soir, à cheval, et je pars demain pour Paris. Je n'ai pris que le temps d'effacer les traces du voyage avant de venir déposer mes... Ah !

Il parut nous voir pour la première fois et interrompit négligemment son compliment. Il se redressa, nous salua et continua d'un air indolent : Ah ! deux des demoiselles de Caylus, à ce que je vois, la troisième n'est pas loin, j'imagine. Pourquoi ne les faites-vous pas filer, mademoiselle ? Et il nous gratifia de ce sourire, qui, avec d’autres choses non moins mauvaises, l’avait rendu fameux.

Croisette faisait d’horribles grimaces derrière lui. Nous le regardâmes avec colère, mais sans rien  trouver à lui dire.

- Vous rougissez, ajouta plaisamment le misérable, jouant avec nous comme le chat avec les souris. Votre dignité s’offense peut-être de ce que je conseille à mademoiselle de vous faire filer au rouet ? Eh bien! moi, je filerais sur l’ordre de mademoiselle, et ce serait pour moi un bonheur !

- Nous ne sommes pas des filles, m’écriai-je, avec la rougeur et le tremblement de voix d’un adolescent furieux. Vous n'auriez, pas dit à mon parrain, le connétable Anne de Montmorency, qu’il était une fille, monsieur le Vidame !

Car, bien que ce fût une plaisanterie courante entre nous que nos trois noms féminins, nous étions encore assez jeunes pour être susceptibles à ce sujet. Le Vidame haussa légèrement les épaules. Comme il nous rapetissait tous, debout, là sur notre terrasse !

- M. de Montmorency était un homme, reprit-il dédaigneusement; M. Anne de Caylus est...

Et le mécréant nous tourna délibérément le dos (son large dos !) et s'assit sur le mur bas, près du siège de Catherine.

Il était clair, même pour notre vanité, qu'il ne nous jugeait pas dignes d'une autre parole, qu'il nous avait complètement bannis de sa pensée.

Mme Claude arrivait à ce moment, suivie de Gilles qui portait une chaise. Et nous... nous nous écartions pour aller nous asseoir de l'autre côté de la terrasse, d'où nous pouvions jeter nos regards furibonds sur l'ennemi.

Après tout qu'étions-nous pour le regarder ainsi ? Aujourd'hui encore je tremble en pensant a lui. Ce n'était pas tant sa haute taille et sa corpulence, quoiqu'il fût si grand, que sa barbe taillée en pointe, à la mode du jour, paraissait sur son visage, déplacée et efféminée ; ce n'était pas tant non plus le regard sinistre de ses yeux gris (il louchait légèrement), ni la suavité fausse de ses manières, ni la voix dure et menaçante qui ne lui permettait pas de dissimuler. C'était l'ensemble de toutes ces choses, l'aspect écrasant et brutal de cet homme qui accablait, qui faisait hésiter le riche et ramper le pauvre. Et puis sa réputation ! Nous ne savions guère combien le monde était mauvais, mais tout ce que nous en savions était venu jusqu'à nous accouplé à son nom. On nous avait dit que c'était un duelliste de profession, un bravache brutal, employant volontiers des bravi. A Jarnac il s'était détourné le dernier de la boucherie. Les hommes le disaient cruel, avide de vengeance, même pour cette époque disparue, Dieu soit loué ! et murmuraient son nom quand ils parlaient d'assassinat, disant habituellement de lui qu'il ne pâlirait pas devant un Guise et ne rougirait pas devant la sainte Vierge.

Tel était notre visiteur et voisin, Raoul de Mar, vidame de Bezers. Je le comparais, assis sur la terrasse, tantôt nous jetant un regard de côté, tantôt adressant un compliment à Catherine, à un gros chat devant lequel un papillon aurait étourdiment fait briller sa beauté. Pauvre Catherine ! Sans doute elle avait ses raisons pour être inquiète, plus de raisons, je crois, que je n'en devinais. Elle semblait avoir perdu la voix. Elle balbutiait, faisait de pauvres réponses, et Mme Claude étant sourde et stupide et nous autres, garçons, trop timides après la rebuffade que nous avions subie, pour remplir les vides de la conversation, celle-ci languissait. Le Vidame n'était pas homme à se donner grand peine par une journée si chaude.

Ce fut après une de ces pauses, non pas la première, mais la plus longue, que je tressaillis en voyant ses yeux fixés sur les miens; bien plus, je frissonnai. Je ne sais trop comment le décrire, mais je vis à ce moment, dans les yeux du Vidame, un regard que je n'y avais jamais aperçu, presque un regard de souffrance, certainement d'alarme muette et terrible. De moi, ses yeux allèrent lentement vers Marie et l'interrogèrent à son tour. Puis ils revinrent à Catherine et se fixèrent sur elle.

Un instant avant, elle n'avait eu que trop conscience de sa présence. Maintenant il se trouva par malchance ou pas la volonté de la Providence, que quelque chose avait attiré son attention ailleurs. Elle ne voyait pas le regard du Vidame. Le sien se portait fixement au loin ; ses  joues se coloraient, ses lèvres s'entrouvraient, sa poitrine se soulevait doucement.

L'ombre s'épaissit sur le visage du Vidame. Lentement il détacha d'elle ses yeux et les porta comme elle, vers le nord.

Le château de Caylus s'élève sur un rocher, au milieu de l'étroite vallée de ce nom. Le bourg se presse si étroitement sur les parties planes du rocher, que lorsque j'étais enfant, je pouvais lancer une pierre au delà des maisons. Les collines, à peine distantes de trois cents toises à droite et à gauche, se dressent en murailles sombres, des prairies verdoyantes qui avoisinent le ruisseau. De la terrasse on peut voir toute la vallée et le chemin qui la traverse en droite ligne. Les yeux de Catherine se fixaient sur le nord du défiléla grande route de Cahors descend des hauteurs. Tout l'après-midi elle était restée tournée de ce côté.

Je regardai à mon tour ; un cavalier solitaire descendait le chemin escarpé des collines.

- Mademoiselle ! s'écria tout à coup le Vidame.

Tous nous levâmes les yeux. Le ton dont il avait prononcé ce seul mot était tel que Catherine blêmit. Il y avait dans sa voix quelque chose qu'elle n'avait jamais entendu dans aucune voix quelque chose qui, pour une femme, ressemblait à un coup !

- Mademoiselle, reprit-il en ricanant, attend des nouvelles de Cahors, des nouvelles de son fiancé ? J'ai l'Honneur de féliciter M. de Pavannes de sa conquête !

Ah ! il avait deviné ! Comme les paroles insultantes tombaient de ses lèvres ! Je bondis sur mes pieds, confondu et furieux, mais émerveillé cependant de la vivacité de son esprit et de la longueur de sa vue. Il avait dû reconnaître la livrée de Pavannes malgré la distance.

Monsieur le Vidame ! m'écriai-je indigné (Catherine était toute blanche et sans voix), monsieur le Vidame... Mais je m'arrêtai, balbutiant, déconcerté. Car derrière lui je voyais Croisette, et Croisette ne me faisait aucun signe d'encouragement, ou de soutien.

Nous restâmes ainsi face à face un instant, l’enfant et l'homme du monde, l'innocent et le blasé. Puis le Vidame me salua d'une façon toute nouvelle.

- Monsieur Anne de Caylus désire répondre pour M. de Pavannes ? demanda-t-il, avec une douceur moqueuse.

Je compris ce qu'il voulait dire, mais quelque chose. (Croisette me dit plus tard que ç'avait été une heureuse idée, quoique je sache maintenant que la crise fut moins sérieuse qu'il ne l'avait imaginé), quelque chose donc m'inspira de répondre :

- Non, pas pour M. de Pavannes, nais plutôt pour ma cousine. Et je le saluai. J'ai l'honneur d'accepter en son nom vos félicitations, monsieur le Vidame. Il lui plaît que notre plus proche voisin soit aussi le premier en dehors de la famille à lui offrir ses vœux. Vous avez deviné juste, elle sera prochainement unie à M. de Pavannes.

Je suppose, car je vis le géant changer de couleur et ses lèvres trembler pendant mon discours, qu'il avait parlé un peu au hasard. Pendant un instant le diable lui-même sembla nous regarder par ses yeux; ce regard adressé à Marie et à moi, était celui de l'animal sauvage à ses gardiens. Cependant il parvint à conserver en partie sa politesse railleuse.

- Mademoiselle désire mes félicitations, dit-il lentement, chaque mot sortant avec effort; elle les aura certainement au jour heureux qu'elle attend; elle les aura certainement alors. Mais nous vivons dans des temps troublés et le fiancé de mademoiselle est un huguenot et il est parti pour Paris. Paris... L'air de Paris n'est pas bon pour les huguenots, à ce qu'on me dit.

Je vis Catherine frissonner ; par le fait, elle était sur le point de s'évanouir. J'interrompis durement, car ma colère surmontait mes craintes.

- M. de Pavannes peut se protéger lui-même, dis-je brusquement, croyez-moi, monsieur.

- Peut-être bien ! répliqua Bezers, d'une voix qui ressemblait au grincement de l'acier sur l'acier. En tout cas, ce jour-ci sera mémorable pour mademoiselle : le jour où elle reçut ses premières félicitations ! Elle s'en souviendra toute sa vie. Oh oui ! j’en réponds, monsieur Anne, ajouta-t-il, en fixant sur nous ses yeux étincelants et plus obliques que jamais, mademoiselle s'en souviendra, je vous l'affirme.

II serait impossible de décrire le regard démoniaque qu'il lança sur la pauvre jeune fille défaillante, l’horrible emphase qu'il mit sur ces dernières paroles, la menace latente qu'elles contenaient, même pour l'oreille la moins fine ! Il partit alors, il avait fait tout le mal possible pour le moment. S'il désirait laisser la crainte derrière lui, certes il avait réussi.

Kit pleurant sans bruit, rentra dans la maison ; son innocente coquetterie était déjà plus que suffisamment punie.

Nous nous regardâmes tous trois effarés. Il était clair que nous nous étions fait un ennemi dangereux et un ennemi à notre porte. Ainsi que l’avait dit le Vidame, nous vivions dais des temps troublés, où l'on faisait aux hommes et même aux femmes et aux enfants, des choses dont nous osons à peine parler maintenant.

- Je voudrais que le Vicomte fût ici, dit Croisette inquiet, après que nous eûmes envisagé différentes éventualités désagréables.

- Ou même Malines l'intendant, répliquai-je.

- Il ne serait pas d'un grand secours, reprit Croisette, mais en tout cas il est à Saint-Antonin et ne reviendra pas cette semaine. Le Père Pierre est, de son côté, à Albi.

- Vous ne pensez pas qu'il nous attaquera ! dit Marie.

- Certainement non, riposta Croisette dédaigneusement. Le Vidame lui-même n'oserait pas faire cela en temps de paix. En outre il n'a pas dix hommes ici, ajouta l'intelligent garçon, et en comptant Gilles et nous, nous en avons autant. De plus, Pavannes a toujours dit que trois hommes défendraient la porte au bas de la rampe contre vingt assaillants. Oh ! il ne risquera pas cela !

- Non, certes répondis-je. Et Marie fut annihilé. Quant à Louis de Pavannes...

Catherine m'interrompit. Elle sortit vivement et toute différente de ce qu'elle était tout à l'heure, le visage rouge de colère, ses larmes séchées.

- Anne, cria-t-elle impérieusement, que se passe-t-il donc en bas ? Voulez-vous voir ?

Ceci n'était pas difficile. Tous les bruits de la ville montaient vers la terrasse. Nous pouvions entendre de le marchandage des mesures de blé sous les galeries de la place du marché, le grognement d'un chien, la voix d'une virago grondant, la cloche de l'église, le cri du veilleur. Je n’avais qu'à m'approcher du mur pour tout voir. Pendant cette journée d'été, le calme avait régné presque tout le temps dans la ville. Si nous n’avions été absorbés par nos propres affaires, nous aurions pris l'alarme plus tôt et remarqué le commencement de ce qui devenait maintenant une querelle sérieuse. Le bruit augmentait à mesure que nous approchions du mur.

Nous pouvions voir, grâce à un coude que faisait la rue, une partie de la maison du Vidame, la sombre bâtisse carrée qu'il avait héritée de sa mère. Son château de Bezers était bien loin, en Franche-Comté, mais depuis quelque temps, il avait paru préférer (Catherine aurait sans doute pu en expliquer la raison) cette vilaine maison de Caylus. C’était la seule dans la ville qui ne nous appartînt pas. Elle était connue sous le nom de « Maison du Loup », cette revêche demeure en pierre grise, et entourait une cour. Des rangées de têtes de.loups en pierre sculptée flanquaient les fenêtres d'où leurs crocs découverts menaçaient nuit et jour l'église d«en face.

Le bruit attira nos regards dans celte direction et là, nonchalamment appuyé à une fenêtre au-dessus de la porte, regardant la rue d'un œil moqueur, était Bezers en personne. La cause de sa gaieté (nous n’eûmes pas à la chercher loin) était un cavalier qui montait la rue non sans peine. Il tenait de court son cheval, qu'il n'était pas facile de gouverner sur le pavé glissant et montueux, et essayait de se présenter de front devait une vingtaine de misérables déguenillés qui le serraient de près, le huant et lui jetant de la boue et des cailloux. L'homme avait tiré son épée et ses jurons arrivaient jusqu'à nous, mêlés aux cris aigus de « vive la messe » et noyés en partie dans le piétinement bruyant des sabots du cheval. Nous vîmes une pierre frapper l'homme au visage et faire couler le sang, et il jura plus énergiquement que jamais.

Oh ! s'écria Catherine, frappant ses mains l'une contre l'autre avec indignation, ma lettre ! Ils vont prendre ma lettre !

- Mort de ma vie ! s'exclama Croisette; elle a raison ! C'est le courrier de M. de Pavannes. Il faut empêcher cela ; nous ne pouvons le permettre, Anne !

- Par Notre-Dame ! ils nous le paieront cher, m'écriai-je, jurant il mon tour. Et en temps de paix, encore ! Les coquins ! Gilles ! François ! hurlai-je ; où êtes-vous ?

Je cherchai des yeux mon fusil de chasse, tandis que Croisette, sautant sur le mur, faisait un porte-voix de ses mains et criait de toutes ses forces :

- Arrière ! Il apporte une lettre au Vicomte ! Mais la ruse ne réussit pas et je ne trouvais pas mon fusil. Pendant un instant, nous ne pûmes rien taire et avant que je fusse revenu avec mon arme, le cavalier et la canaille sur ses talons tournèrent un coin de la rue et furent cachés à nos yeux par les toits.

Toutefois un autre détour allait les amener devant la grande porte et voyant cela, nous descendimes la rampe en courant, pour nous jeter à leur rencontre. Je restai un instant en arrière pour dire à Gilles de rassembler les serviteurs, de sorte que Croisette gagna l'étroite rue avant moi.

Comme je le suivais, je fus presque renversé par le courrier dont le visage était couvert de sang et le cheval devenu fou de terreur. Sautant de côté, je le laissai passer (aveuglé comme il l'était, il ne pouvait m’apercevoir), et je vis que Croisette, le brave enfant ! avait pris au collet le premier des misérables et le battait avec son épée au fourreau, tandis que le reste de la canaille restait en arrière, honteuse, mais sombre et menaçante (un dangereux ramassis, pensai-je, et pour la plupart étranger à la ville).

- A bas les huguenots ! cria une voix plus hardie que les antres, quand je parus.

- A bas la canaille ! ripostai-je, avec un regard impérieux sur le rassemblement d'aspect sinistre. Prétendez-vous vous mettre au-dessus de la paix du roi ? Boue que vous êtes ! Retournez à vos chenils.

A peine avais-je prononcé ces mots, que je vis l’homme châtié par Croisette, brandir un poignard. Je criai : Garde à toi ! Trop tard ! La lame retomba et, Dieu soit loué ! frappa la boucle du ceinturon sans faire aucun mal. Je vis l'acier briller de nouveau, je vis la haine dans les yeux de cet homme, mais cette fois j'étais prêt et avant que l’arme frappât, je passai mon épée au travers du corps de ce mécréant. Il tomba lourdement et ses doigts crispés entraînèrent Croisette dans sa chute.

Je n'avais jamais tué ; je n'avais jamais vu mourir et peut-être, si j'avais eu le temps de réfléchir, mon cœur eût-il faibli, mais ce n'était le cas ni de réfléchir, ni de faiblir. La foule nous serrait de près ; de muraille à muraille s'étendait une rangée de visages menaçants. Un seul regard me fit comprendre que l'homme était mort et je posai mon pied sur son cou.

Chiens ! Brutes ! criai-je, non pas très haut cette fois, car bien que je fusse en proie à une véritable rage, c’était une rage intérieure. Rentrez dans vos chenils ! Oseriez vous lever la main sur un Caylus ? Arrière ! Ou, quand le Vicomte reviendra, une douzaine d'entre vous seront pendus sur la place du marché.

J'imagine que je devais avoir l'air assez féroce ; je sais que je ne ressentais aucune crainte, seulement une étrange exaltation, et ils s'éloignèrent la tête basse. De mauvaise grâce, mais promptement le groupe s'évanouit ; les gens de Bezers (j'avais reconnu le mort pour l'un des siens) disparurent les derniers. Tout à coup pendant que je leur lançais des regards furieux, la rue fut déserte.

En me retournant, je me trouvai face à l'ace avec une demi-douzaine de serviteurs. tout pâles. Croisette saisit ma main avec un sanglot.

Le vieux Gilles cria :

- Oh! monseigneur ! Mais je secouai l'un pour m’en débarrasser et je fronçai le sourcil à l'adresse de l’autre.

- Emportez cette charogne, dis-je, en la poussant du pied et pendez-la à l'arbre de justice ; ensuite fermez les portes ! Obéissez, marauds, et sans perdre de temps.

 

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