LA MAISON DU LOUP

 

 

CHAPITRE II

LA MENACE DU VIDAME

 

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Croisette racontait une histoire dont je n'ai d'autre souvenir que celui d'un mauvais rêve. Il affirmait que cette nuit-là je quittai ma couchette (j'en avais une à moi seul, en qualité d'aîné, tandis que Marie et Croisette en partageaient une autre, dans la même chambre) et que je vins à lui et le réveillai tremblant, sanglotant, m'attachant à lui et le suppliant dans ma terreur de ne pas me lâcher, et qu'ainsi je dormis dans ses bras, le reste de la nuit. Mais comme je vous l'ai dit, tout ce que je me rappelle, c'est que je fis un vilain rêve cette nuit-là et qu'en m'éveillant le matin, je me trouvai couché entre lui et Marie. Je ne saurais dire positivement ce qui s'était passé. En tout cas si j'avais éprouvé quelque chose de ce genre, cela ne dura pas longtemps; au contraire; il serait inutile de le nier, je fus flatté du respect que Gilles et autres me témoignèrent tout à coup. Ce que Catherine pensa de la chose, je l'ignorai ; elle avait sa lettre et apparemment la trouvait satisfaisante. Au reste nous ne la voyions guère. Quant à Mme Claude, elle était occupée à faire bouillir des simples et à panser les blessures du courrier. Il semblait tout naturel que je prisse le commandement. Il ne pouvait y avoir de doute, du moins nous n'en avions aucun, que l'attaque eût été préméditée par le Vidame. Ce qui nous étonnait, c'était qu'il n'eût pas simplement fait couper la gorge au messager pour lui prendre la lettre. Mais en regardant en arrière, il me semble maintenant qu'à cette époque les hommes mêlaient un peu d'enfantillage à leur cruauté; les guerres de religion avaient surexcité les plus mauvaises passions; il ne suffisait pas de tuer un ennemi. Les gens prenaient littéralement plaisir à jouer à la balle avec sa tête, à jeter son cœur aux chiens, et probablement la gaieté féroce du Vidame avait trouvé divertissant de faire entrer chez sa maîtresse, le porteur de la première lettre d'amour de Pavannes, couvert de boue et de sang et de rendre la lie de notre populace complice de l'insulte.

La colère de Bezers ne devait vraisemblablement pas être apaisée par l'issue de l'affaire et la manière dont j'avais traité l'un des siens. En conséquence on inspecta les verrous, les barres de fer et les fenêtres, quoique le château soit à peu près imprenable, le roc tombant à pic de tous les côtés à environ vingt pieds au-dessous des murailles. O pouvait, avec de la poudre, faire sauter la porte d'entrée, nous avait souvent dit Pavannes, mais on ferma la grille qui barrait la route à mi-chemin de la rampe. Ceci fait, quand même l'ennemi réussirait à entrer de force, il serait pris au piège dans le chemin creux, profond, montueux, étroit et exposé au feu des deux côtés aussi bien que par devant. Nous avions deux couleuvrines que le Vicomte avait prises vingt ans auparavant, à la bataille de Saint-Quentin. On en plaça une au sommet de la rampe et l'autre sur la terrasse d'où nous pourrions la braquer sur la maison de Bezers qui était à notre merci.

Non que nous nous attendissions réellement à une attaque, mais en vérité nous ne savions ce que nous devions attendre ou craindre. Nous n'avions pas dix serviteurs, le Vicomte ayant emmené une vingtaine des plus robustes valets et gardes pour l'accompagner à Bayonne. Et notre responsabilité nous paraissait énorme. Notre principale espérance était que le Vidame partit de suite pour Paris et différât sa vengeance. Donc, à chaque instant, nous jetions des regards sur la maison du Loup, voulant voir dans tout mouvement un avant-coureur de départ.

Ce fut en conséquence un grand coup pour moi et un non moins grand désappointement, lorsque Gilles vint avec un visage grave, m'annoncer sur la terrasse, que M. le Vidame était à la grille et demandait à voir mademoiselle.

- Il ne peut être question de cela, dit le vieux serviteur, en se grattant la tête dans sa perplexité.

-Assurément non, répondis-je avec fermeté ; je le verrai à sa place. Laissez François et un autre à l'entrée, Gilles. Marie, ne me perds pas de vue et que Croisette vienne avec moi.

Ces mesures prises en peu d'instants, je rejoignis le Vidame au haut de la rampe.

- Mlle  de Caylus, dis-je en saluant, est, je regrette d'.avoir à vous le dire, Vidame, très souffrante aujourd'hui.

 

- Elle refuse de me voir? me demanda-t-il, en me regardant d'une façon fort désagréable.

- Son indisposition la prive de ce plaisir, répondis-je avec effort. En vérité c'était un homme extraordinaire, car à sa vue, les trois quarts de mon courage et toute mon importance s'évanouirent comme par enchantement.

- Elle ne veut pas me voir? Fort bien, reprit-il, comme si je n'eusse rien dit.

Ces simples paroles résonnaient comme une sentence de mort.

- Maintenant, monsieur Anne, j'ai un compte à régler avec vous. Quelle compensation pensez-vous .m'offrir pour la mort de mon serviteur, un honnête et paisible individu que vous avez tué hier, le pauvre homme! parce que son enthousiasme pour la vraie foi l'avait entraîné un peu trop loin?

- Que j'ai tué parce qu'il avait levé un poignard sur M. de Sainte-Croix Caylus, à la porte du Vicomte, ripostai je sans broncher. Naturellement j'avais prévu cela et j'étais préparé. Vous savez, monsieur de Bezers, poursuivis-je, que le Vicomte a droit de vie et de mort sur tous les habitants de la vallée?

- Ma maison exceptée, répliqua-t-il, tranquillement.

- Précisément, tant qu'on ne quitte pas le courtillage de votre maison, monsieur. Toutefois comme le châtiment a été sommaire et que l'homme n'avait pas eu le temps de se confesser, je consens à...

- A quoi?

- A payer le Père Pierre afin qu'il dise dix messes pour le repos de son âme.

La façon dont le Vidame reçut ma proposition, me surprit. Il éclata d'un rire bruyant.

- Par Notre-Dame! mon ami, s'écria-t-il avec une grosse gaieté, vous êtes un bon plaisant! Des messes, en vérité! Mais cet homme était protestant!

Ceci me surprit plus que tout ce qui avait précédé, plus vraiment que je ne puis l'expliquer. Car cela semblait prouver que cet homme qui riait de son rire impie, n'était pas pareil aux autres hommes. Il ne choisissait pas ses serviteurs pour leur religion. Il était sûr que le huguenot lapiderait son frère sur un ordre de lui, que le catholique crierait : Vive Coligny! J'étais si absolument confondu, que je ne trouvai rien à répondre et ce fut Croisette qui lui dit avec sa finesse :

- Et l'enthousiasme pour la vraie foi, monsieur, que devient-il?

Il répondit : La vraie foi pour mes serviteurs, c'est la mienne. Puis une pensée nouvelle sembla lui venir et il ajouta :

- Et qui plus est, des milliers de gens apprendront aussi avant dix jours, que c'est la seule et vraie foi pour tous. Rappelez-vous mes paroles, jeune homme! Il poursuivit de son ton ordinaire : Je suis désireux d'être agréable à un voisin. Il va sans dire, monsieur Anne, que je ne pourrais pas vouloir vous causer un ennui pour ce mien coquin. Mais mes gens s'attendront à quelque dédommagement. Abandonnez-moi l'individu qui a causé tout ce bruit, afin que je le fasse pendre, nous serons quittes.

- Ceci est impossible, répliquai-je froidement. Inutile de lui demander ce qu'il voulait dire. Lui abandonner le courrier de Pavannes! Jamais !

Il me regarda, fort peu ému de mon refus, avec un sourire qui m'irrita sans qu'il me fût possible de le laisser voir.

-Ne soyez pas trop fier d'un premier exploit, mon jeune gentilhomme; dit-il en hochant la tête d'un air badin; à votre âge je m'étais déjà battu une douzaine de fois. Dois-je comprendre que vous refusez de me donner satisfaction?

- De la manière que vous indiquez, certainement, répondis-je, mais...

- Bah! s'écria-t-il d'un air goguenard, les affaires d'abord et le plaisir ensuite! Bezers obtiendra satisfaction comme il l'entend, je vous promets cela, et au moment qu'il aura choisi, mais il ne la demandera pas à des oisillons comme vous qui n'ont pas encore jeté leur premier duvet. Qu'est ceci? demanda-t-il, en donnant un formidable coup de pied à l'une des couleuvrines qu'il n'avait pas encore aperçue. Ah! ah! je comprends ! poursuivit-il, en jetant son regard perçant sur chacun de nous. Vous comptiez être assiégés; mais, jeune niais, vous oubliez que la fenêtre de votre arrière-cuisine est à vingt pieds au-dessus du toit du vieux Fréti, et toujours ouverte, je le parierais. Croyez-vous que je serais venu par ici tant qu'il y aurait eu une échelle dans Caylus? Preniez-vous le loup pour un agneau?

A ces mots il tourna sur ses talons et s'éloigna d'un pas vainqueur, jouissant de son triomphe, car c'en était un!

Nous restâmes abasourdis, honteux de nous regarder en face. Bien entendu la fenêtre en question était ouverte, nous nous le rappelions maintenant et nous étions si mortifiés, que pour ma part, j'oubliai mes devoirs de courtoisie et ne reconduisis pas le Vidame comme je l'aurais dû. Nous payâmes cela plus tard.

- C'est le diable en personnel m'écriai-je furieux et montrant le poing à la maison du Loup en arpentant la terrasse. Je le hais plus que tout.

-- Et moi aussi, dit Croisette doucement. Mais ce qui est de plus grande importance, c'est qu'il nous hait. En tout cas nous fermerons l'arrière-cuisine.

- Attendez un instant, repris-je, comme après une nouvelle bordée de malédictions sur notre visiteur, Croisette allait s'éloigner pour s'occuper de cette affaire. Que se passe-t-il donc là-bas?

- Sur ma parole, je crois qu'il nous quitte, répondit vivement Croisette.

Il y avait en effet un bruit de sabots de chevaux au-dessous de nous, sur le pavé. Une demi-douzaine de cavaliers sortaient de la maison du Loup et l'air léger du matin nous apportait le son de leurs voix et le cliquetis de leurs harnais. Le valet de Bezers, que nous connaissions de vue, venait le dernier avec deux grands sacs de voyage posés devant lui et à cette vue un cri de joie nous échappa :

- Il part! murmurai-je, en croyant à peine mes yeux.

- Attends! répondit le prudent Croisette.

Mais j'avais raison. Nous n'attendîmes pas longtemps. Il partait! Un instant après il sortit à son tour, monté sur un puissant cheval gris de fer et nous vîmes qu'il y avait des fontes à sa selle. L'intendant courait près de lui, sans doute pour recevoir ses derniers ordres. Un mendiant infirme, que le bruit avait attiré hors de sa place habituelle sous le porche de l'église, tendit la main pour recevoir son aumône. Le Vidame en passant, le cingla férocement à travers le visage, avec son fouet et le maudit à haute voix.

- Que le diable le prenne! s'écria Croisette, saisi d'une juste rage.

Moi je ne dis rien, me rappelant que l'infirme était un protégé préféré de Catherine. Je pensai que tout récemment, le Vicomte étant chez lui, nous avions fait une chasse au faucon. Bezers et Catherine avaient gravi la montée à cheval, ensemble et quand elle avait donné une pièce de monnaie au mendiant, Bezers lui avait jeté toute sa part de gibier. Et mon cœur se serra.

Ce ne fut que pour un instant; il était parti ou du moins il partait. Nous restâmes muets et immobiles, surveillant la route; enfin après un long intervalle, la petite troupe de sept cavaliers redevint visible sur le chemin blanc, loin au-dessous de nous; elle se dirigeait vers le nord. Cependant nous guettions toujours, échangeant un mot par-ci par-là, jusqu'à ce qu'enfin le pas des chevaux se ralentit et s'engageât sur le sentier qui conduisait aux collines et à Cahors, voire même à Paris.

Avec une grande exclamation de joie, nous nous précipitâmes sur la terrasse (Croisette le premier) et par la cour dans la grande salle nous arrivâmes hors d'haleine.

- Il est parti! cria Croisette de sa voix..stridente; parti pour Paris! Que la mauvaise chance l'accompagne! Et toutes nos toques volèrent en l'air. Mais la réponse à laquelle nous nous attendions ne vint pas; quand nous eûmes ramassé nos toques et que nos regards se tournèrent vers Catherine, un peu honteux de nous-mêmes, elle fixait sur nous de grands yeux pleins de dédain et .très pâle, elle dit : « Insensés! » Ce fut tout, mais c'était assez pour nous confondre. Je m'étais attendu à voir son visage se rasséréner à la nouvelle que nous apportions; au lieu de cela il y avait une expression que je n'y avais jamais vue: Catherine si bonne et si douce, nous appelant insensés, sans cause apparente! Je n'y comprenais rien. Je me tournai abasourdi vers Croisette. Il la regardait et je vis qu'il était effrayé. Quant à Mme Claude, elle pleurait dans un coin. J'eus un pressentiment de malheur; mon cœur devint lourd comme du plomb. Qu'était-il arrivé?

- Insensés! répéta ma cousine, avec une extrême amertume et frappant sans cesse le parquet de son pied. Croyez-vous qu'il se serait abaissé à se venger sur vous? Sur vous! Ou qu'il pourrait me faire ici la centième partie du mal qui….. qui….. Elle s'arrêta hors d'haleine, puis reprit : C'est un homme! Il sait, lui! s'écria-t-elle dans un élan superbe, la tête rejetée en arrière; mais vous êtes des enfants ! Vous ne comprenez pas !

Je contemplais stupéfait cette femme furieuse. Il m'était difficile de reconnaître en elle ma cousine. Quant à Croisette, il s'avança brusquement et ramassa une feuille de papier aux pieds de Catherine.

- Oui, lisez-la, cria-t-elle, ah !

De son petit poing fermé, elle frappa la table de chêne si fortement qu'une gouttelette de sang jaillit sur ses jointures. Pourquoi ne l'avez-vous pas tué? Pourquoi n'avez-vous pas profité de l'occasion? Vous étiez trois contre un! Vous l'aviez en votre pouvoir! Vous auriez pu le tuer et vous ne l'avez pas fait. Maintenant c'est lui qui me tuera!

Mme Claude murmura quelque chose en pleurant, au sujet de Pavannes et des Saints. Je regardai par-dessus l'épaule de Croisette et je lus la lettre.

Elle commençait brusquement, sans aucune des formules ordinaires et voici ce qu'elle contenait :

« J'ai une mission pour Paris, mademoiselle, une mission qui n'admet aucun délai; votre mission aussi bien que la mienne. J'ai à voir Pavannes. Vous avez conquis son cœur; il est à vous et je vous l'apporterai ; ou bien sa main droite pour vous prouver qu'il a renoncé à ses droits au vôtre. A cela je m'engage solennellement. »

Pas de signature. C'était écrit en rouge, peut-être avec du sang, procédé banal et mesquin! L'adresse portait en caractères irréguliers : A Mademoiselle de Caylus; sur le cachet, une tête de loup!

- Le lâche! Le misérable lâche! s'écria Croisette.

Le premier il comprit ce que signifiait la lettre et ses yeux se remplirent de larmes….. larmes de rage. Quant à moi j'étais absolument furieux. Il me semblait que mes veines se remplissaient de feu, à mesure que je comprenais la basse cruauté capable de torturer ainsi une jeune fille.

- Qui a remis cette lettre? dis-je d'une voix de tonnerre. Qui l'a donnée à mademoiselle? Comment est-elle arrivée dans ses mains? Parlez, quelqu'un!

Une camériste qui pleurnichait dans un coin, me dit que François la lui avait donnée pour la remettre à mademoiselle.

Je grinçai des dents et Marie sortit pour chercher François François et une lanière de cuir! Le Vidame avait sans doute apporté sa lettre dans sa poche, pensant bien qu'il n'aurait pas d'audience de ma cousine. Retourné seul à la grille, il avait saisi l'occasion et donné la lettre à François, avec une bonne-main probablement pour s'assurer qu'elle serait remise.

Nous nous regardâmes, Croisette et moi.

- Il couchera ce soir à Cahors, dis-je d'un air sombre.

Le cher enfant secoua la tête et répondit tout bas : Je crains que non. Ses chevaux sont frais. Je crois qu'il poussera plus loin. Il voyage toujours vite maintenant, tu sais

Je lui fis signe que je le comprenais trop bien, hélas !

Catherine s'était jetée sur un siège; ses mains étaient étendues sans force sur la table; son visage se cachait sur ses bras. Mais soit qu'elle nous eût entendus, soit qu'une nouvelle pensée se fût emparée d'elle, elle se leva tout à coup, pleine d'angoisse, les traits contractés, la taille redressée, comme raidie par la douleur physique.

Oh ! je ne peux pas supporter cela, nous cria-t-elle d'une voix terrible. Oh! personne ne tentera donc rien? J'irai le trouver; je lui dirai que je renonce à tout. Je ferai tout ce qu'il voudra si seulement il consent à l'épargner!

Croisette quitta la chambre en pleurant. C'était un spectacle horrible pour nous, que cette jeune fille dans l'agonie du désespoir. Et il était impossible de la rassurer. Pas un de nous ne mettait en doute l'affreuse signification de la lettre, de ses menaces à mots couverts. Les guerres civiles, les haines religieuses (étranges mots accouplés ensemble!) et, j'imagine, l'esprit italien avaient pour le moment changé nos concitoyens en brutes. On commettait alors des actes bien plus affreux que ceux qu'annonçait Bezers; même en les prenant au pied de la lettre on peut affirmer qu'il se passait des choses encore beaucoup plus horribles et qu'on les tolérait. Mais il me semblait que dans l'ingéniosité diabolique de sa vengeance sur elle, la femme aimante et sans défense, Raoul de Bezers surpassait tous les autres. Hélas! malheur au papillon quand le chat l'a jeté sur la terre, malheur en vérité!

Mme Claude se leva et vint envelopper la jeune fille de ses bras, me faisant signe en même temps de me retirer. Je sortis, passai devant deux ou trois serviteurs effarés et me dirigeai aussitôt vers la terrasse; il me semblait que je ne respirerais que là. J'y trouvai Marie et Croisette silencieux, le visage marbré des traces de leurs larmes. Nos yeux en se rencontrant exprimèrent la même pensée. Nous prononçâmes en même temps le même mot : Quand? Et les deux autres attendirent de moi la réponse.

Ceci me calma un peu; je réfléchis avant de répondre; enfin je dis : Demain matin, au petit jour! J'ajoutai peu après : Il est déjà une heure de l'après-midi. Nous avons besoin d'argent et les chevaux sont dehors; il faudra bien une heure pour les faire rentrer. Après cela nous pourrions encore atteindre Cahors ce soir, mais….. non; à l'aube demain nous partirons.

Ils approuvèrent de la tête.

C'était une grande chose que nous méditions, rien moins que d'aller à Paris, la ville inconnue, loin au delà de nos montagnes, pour y découvrir M. de Pavannes et le mettre sur ses gardes. Ce serait une lutte entre le Vidame et nous, une course dont l'enjeu était la vie du fiancé de Kit. Si nous, pouvions atteindre Paris les premiers, ou même vingt-quatre heures après Bezers, nous arriverions probablement à temps pour prévenir Pavannes. Notre première pensée à tous avait été de prendre avec nous autant d'hommes que possible et de tomber sur Bezers n'importe où nous le rencontrerions, pour le tuer tout simplement. Mais les laquais que le Vicomte nous avait laissés, la paix étant conclue et le voisinage tranquille, étaient de pauvres hères sans énergie.. La poignée d'hommes qui entouraient Bezers étaient au contraire des Suisses prêts à tout. Tel maître, tels serviteurs. Nous décidâmes qu'il serait plus sage de prévenir Pavannes et ensuite de lui prêter main-forte au besoin.

Nous aurions pu dépêcher un messager, mais nos gens, excepté Gilles (et il était trop vieux pour supporter le voyage), ignoraient Paris. En outre nous ne pouvions confier à aucun d'eux une mission si délicate. Nous avions bien le courrier de Pavannes, mais c'était un Rochellois qui ne connaissait pas Paris. Il n'y avait donc qu'un parti à prendre : y aller nous-mêmes.

Cependant je me rappelle que notre décision ne fut pas prise d'un cœur léger. Paris nous apparaissait au loin immense et terrible. L'éclat de la cour nous effrayait plus qu'il ne nous attirait. Nous éprouvions cet éloignement pour le monde, qu'engendre la vie campagnarde et en même temps cette crainte de n'être pas comme les autres, qui est l'apanage de la première jeunesse. C'était un saut périlleux, un plongeon terrible que nous allions faire et nous tremblions: Si nous en avions su davantage, de l'avenir surtout, nous aurions tremblé bien plus.

Mais nous étions jeunes et à nos craintes se mêlait une` surexcitation délicieuse. Nous nous embarquions dans une aventure de chevalerie errante où nous pourrions gagner nos éperons. Nous allions voir le monde et jouer des rôles d'hommes pour sauver un ami et faire le bonheur de notre dame!

Nous donnâmes nos ordres sans rien dire à Catherine, ni à Mme Claude; Gilles les informerait de tout après notre départ. Il fut convenu qu'un messager serait expédié immédiatement vers le vicomte de Caylus à Bayonne; jusqu'à ce qu'il eût de ses nouvelle, Gilles tiendrait les portes closes , sans oublier la fenêtre désignée par le Vidame.

Quand tout fut prêt, nous nous étendîmes sur nos couchettes, mais ce fut avec des cœurs battant d'émotion et des yeux très éveillés.

- Anne! Anne! dit Croisette, se soulevant sur son coude, environ trois heures après, que penses-tu qu'ait voulu dire le Vidame ce matin, quand il a parlé de ce qui arriverait dans dix jours?

- Quels dix jours? demandai-je avec humeur. Il m'avait dérangé juste au moment où je m'endormais profondément.

- Au sujet de ce que le monde verrait dans dix jours, que la vraie foi était la sienne?

- Je n'en sais certes rien. Pour l'amour du ciel, dormons, répliquai-je. En vérité Croisette m'impatientait avec ses sornettes, quand nous devions penser à tant de choses sérieuses.

 

 

Chapitre III.

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