Troisième partie : Idéologie, roman et altérité chez Gustave Aimard

3.1. Une vision tronquée du monde indien

3.2. Le dépérissement d’un imaginaire

 

3.1. Une vision tronquée du monde indien

3.1.1. L’idéologie évolutionniste dans le roman de l’Ouest

3.1.2. Le « destin » des peuples indiens

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3.1.        Une vision tronquée du monde indien

 

Nous avons déjà eu l’occasion d’affirmer que la prétention d’Aimard à connaître le monde indien repose sur des bases fortement influencées par l’idéologie racialiste du XIXème siècle. Il nous faut maintenant examiner les conséquences romanesques et les implications de ce substrat idéologique dans l’œuvre de Gustave Aimard.

 

 

3.1.1. L’idéologie évolutionniste dans le roman de l’Ouest

 

Dans un passage de L’Éclaireur, Gustave Aimard rend hommage à son illustre prédécesseur, Fenimore Cooper, qui, depuis la traduction de ses oeuvres en français, n’a cessé d’être une référence pour tout écrivain « américain ». Ce témoignage de respect n’est toutefois pas dénué d’une certaine distance critique à l’égard du romancier :

 

« Fenimore Cooper, l’immortel historien des Indiens de l’Amérique du Nord, nous a initiés, dans ses excellents ouvrages, aux ruses employés par les Turscaroras, les Moéganes et les Hurons, lorsqu’ils veulent déjouer les recherches de leurs ennemis ; mais n’en déplaise aux nombreux admirateurs de la sagacité du jeune Uncas, magnifique type de la nation Delaware, dont il ne fut cependant pas le dernier héros, puisque, bien que fort diminuée, elle existe encore[1], les Indiens des États-Unis ne sont que des enfants, comparés aux Comanches, aux Apaches, aux Pawnees et autres nations des grandes Prairies de l’ouest du territoire mexicain, qui, au reste, peuvent à juste titre, passer pour leurs maîtres sous tous les rapports. »[2]

 

Sous couvert de considération pour l’auteur américain, Aimard tente donc de se démarquer de Cooper, en renvoyant les héros de ses romans à une humanité puérile. Mais, percevant probablement le caractère péremptoire et quelque peu fallacieux de ce jugement, Aimard ne tarde pas à expliquer ce qui l’amène à penser de cette manière:

 

« Les tribus du Nord n’ont jamais réellement existé à l’état de puissances politiques[3] ; chacune d’elles se gouverne séparément et en quelque sorte selon sa fantaisie ; les Indiens dont elles sont formées s’allient rarement avec leurs voisins, et ont, de temps immémorial, constamment vécu de la vie nomade. Aussi n’ont-ils jamais possédé que les instincts très développés, il est vrai, des hommes qui sans cesse habitent les bois, c’est-à-dire une agilité merveilleuse, une grande finesse d’ouïe et une longueur de vue miraculeuse, qualités que, pour le dire en passant, on retrouve au même degré chez les Arabes et, en général, chez tous les peuples errants, quel que soit le coin de terre qui les abrite.

Pour ce qui est de leur sagacité et de leur adresse, les bêtes fauves les leur ont enseignées, ils n’ont eu que la peine de les imiter. »[4]

 

Pour Aimard, les vrais sauvages ne sont pas ces tribus pillardes du Sud des États-Unis, ce sont les Indiens du Nord du territoire, les seuls qui aient encore des mœurs authentiquement issues de la nature. Le narrateur leur concède d’ailleurs volontiers les qualités des sauvages : une acuité visuelle et auditive sans pareille, une facilité de mouvement digne des grands primates, tout ceci n’étant cependant qu’un don de la nature.[5] Comme tous les êtres primitifs, ils ne connaissent que très peu la nécessité de s’allier pour former une véritable société capable de s’imposer politiquement et culturellement : une de leurs tribus n’est qu’un îlot qui « se gouverne séparément et en quelque sorte selon sa fantaisie ». D’où il ressort qu’ils ne possèdent aucun projet politique assurant la pérennité de leur mode de vie, ce qui les condamne inexorablement à ne vivre que d’une manière « sauvage ».

Aimard concède donc quelques « qualités » à cet Indien du Nord des États-Unis, mais ceci relève d’une volonté d’ « ensauvagement » : représenter l’Indien du Nord comme le seul véritable sauvage permet de faire apparaître les qualités extraordinaires des Indiens du Sud, et en particulier des Comanches, « véritables rois du désert » selon Aimard[6] : « Les Indiens du Mexique joignent aux avantages que nous avons signalés les restes d’une civilisation avancée, civilisation qui, depuis la conquête, s’est réfugiée dans des repaires inabordables, mais qui n’en existent pas moins de fait. »[7]

Il n’est nullement besoin de prouver l’existence de cette civilisation indienne réfugiée dans les profondeurs du territoire américain[8], puisqu’elle n’existe que par l’imagination d’un lecteur bénévole : il suffit par conséquent d’affirmer avec aplomb qu’elle existe, bien que personne ne l’ai vue, et elle ne peut ainsi être mise en doute.

L’existence de ces villes indiennes est un enjeu capital pour Aimard. En effet, la valeur des Indiens du Mexique se mesure à leur degré de civilisation ; et le fait d’habiter une cité est une première preuve de l’appartenance à une société civilisée. Ainsi, à la différence des Indiens des États-Unis, ceux du Mexique ont une organisation sociale proche du modèle occidental :

 

« Les familles ou tribus se considèrent entre elles comme les parties d’un même tout : la nation.

Or la nation américaine continuellement en lutte avec les Espagnols d’un côté et les Américains du Nord de l’autre, a senti le besoin de doubler ses forces pour triompher des deux formidables ennemis qui la harcèlent sans relâche, et peu à peu ses enfants ont modifié dans leurs mœurs ce qui leur était nuisible, pour s’approprier celles de leurs oppresseurs et les combattre par leurs propres armes ; ils ont poussé si loin cette tactique, qui, du reste, les a jusqu’à ce jour sauvés non seulement du joug, mais encore d’une totale extermination, qu’ils sont passés maîtres en fourberies et en ruses ; leurs idées se sont agrandies, leur intelligence s’est développée, et ils sont parvenus à surpasser leurs ennemis en astuce et en diplomatie (...). Et cela est si vrai que, depuis trois cents ans, ceux-ci non seulement n’ont pas réussi à les dompter, mais même à se soustraire à leurs invasions périodiques, ces invasions que les Comanches nomment superbement la lune du Mexique, et pendant le cours desquelles ils ruinent impunément tout ce qui se rencontre sur leur passage. »[9]

 

L’organisation sociale des Indiens du Mexique semble être à l’origine de leur survie, comme le laisse entendre la conjonction de coordination « or » en début de deuxième paragraphe.[10] Unis dans une même nation, ils ont ainsi pu être assez forts pour ne pas céder de terrain à l’ennemi. Dans l’esprit du narrateur, si ces Indiens ont pu résister aux attaques américaines, c’est grâce à leur bravoure et à leur courage, mais aussi à leur capacité d’adaptation et d’amélioration face à de nouveaux dangers. Contrairement à leurs congénères septentrionaux, les Indiens du Mexique ont su opérer une transformation dans leur nature sauvage, pour acquérir une intelligence supérieure au contact de leurs ennemis américains : « leurs idées se sont agrandies, leur intelligence s’est développée, et ils sont parvenus à surpasser leurs ennemis en astuce et en diplomatie ».[11]

Pour Aimard, le perfectionnement de la race indienne ne fait aucun doute : s’ils ont pu se soulever contre leurs spoliateurs, c’est qu’en effet ils ont su modifier leurs techniques de guerre en les adaptant à leurs ennemis. Cependant cet argumentaire n’a au fond qu’un but : prouver que les Indiens font partie intégrante de l’humanité civilisée.

 

« Peut-on véritablement considérer comme des sauvages ces hommes qui, refoulés jadis par la terreur des armes à feu et la vue des chevaux, ces animaux dont ils ignoraient l’existence, contraints de se cacher au sein de montagnes inaccessibles, ont cependant défendu leur terrain pied à pied, et, dans certaines régions, sont arrivés à reconquérir une portion de leur ancien territoire ? »

 

Cette question rhétorique ne peut amener qu’une réponse négative de la part du lecteur : non, les Indiens du Mexique ne peuvent pas être considérés comme des sauvages car ils ont acquis l’indépendance des véritables nations conquérantes et souveraines. Mais ce qu’Aimard semble accorder aux tribus mexicaines, il le dénie à celles qui n’ont pas eu les moyens de s’opposer à la colonisation de leurs territoires :

 

« Mieux que personne, nous savons qu’il existe des sauvages en Amérique, sauvages dans toute l’acception du mot ; mais ceux-là on en a eu bon marché, chaque jour ils disparaissent du sol, car ils n’ont ni l’intelligence nécessaire pour comprendre, ni l’énergie pour se défendre. Ce sont ces sauvages dont nous parlons qui, avant d’être soumis aux Espagnols ou aux Anglo-Américains, l’étaient aux Mexicains, aux Péruviens et aux Araucans du Chili, et cela à cause de leur organisation intellectuelle qui le élève à peine au dessus de la brute. » [12]

 

Dans la lutte pour la vie qu’est la colonisation, seuls les plus forts survivent ; les autres n’ont qu’à périr.[13] Il n’est donc pas lieu de s’apitoyer sur le sort de ces sauvages qui, de toute façon, auraient nécessairement péri tôt ou tard : leur inaptitude au changement les a en effet condamnés à disparaître pour laisser place à une race plus puissante, capable de se mesurer et de résister aux colonisateurs. D’ailleurs, pour Aimard :

 

« Il ne faut pas confondre ces peuplades d’ilotes qui ne sont que des exceptions dans l’espèce, avec les grandes nations indomptées dont nous essayons ici de décrire les mœurs, mœurs qui se modifient sans cesse ; car, malgré les efforts qu’elles font pour se soustraire à son influence, la civilisation européenne qu’elles méprisent plutôt encore par haine héréditaire de leurs conquérants et de la race blanche en général que pour tout autre motif, les cerne, les accable et les envahit de toutes parts. »[14]

 

La lutte des races se trouve donc érigée en loi universelle du progrès : les plus faibles étant amenés à disparaître, se produit inévitablement une amélioration de la race au contact de la civilisation.[15] Comme le note Pierre-André Taguieff à propos de la théorie de la lutte des races chez Gustave Le Bon :

 

« La lutte pour l’existence n’est (...) pas un simple fait constatable, elle est aussi et surtout un comportement souhaitable et ce moins pour la survie du groupe (espèce, race, peuple, classe, etc.) que pour les perfectionnements ou les progrès qu’elle est censée provoquer. Cette vision lebonienne de la lutte comme facteur non seulement d’évolution, mais d’évolution progressive, ordonnée à une amélioration indéfinie, retrouve un principe téléologique commun à la nature et à l’Histoire : tout se passe comme si, à travers la lutte universelle et la guerre perpétuelle, se réalisait une finalité cachée, quelque chose comme l’idée d’une amélioration sans fin. »[16]

                                                              

Cette idée d’amélioration indéfinie de la race indienne est sous-jacente chez Aimard. Sa vision de l’avenir politique des Indiens repose en effet sur l’extrapolation de ce phénomène de perfectionnement qui, ayant atteint son paroxysme, pourra produire une race nouvelle, aussi noble et fière que ses sœurs.

 

« Peut-être avant cent ans les Indiens émancipés qui sourient de pitié à la vue des luttes mesquines que se livrent entre elles les républiques, fantômes qui les entourent, et le colosse pygmée des États-Unis qui les menace, reprendront leur rang dans le monde et porteront haut la tête ; et ce sera justice, car ce sont d’héroïques natures richement douées, capables, bien dirigées, d’entreprendre et de mener à fin de grandes choses. »[17]

 

Fort de l’idée d’une éventuelle amélioration de la race indienne, Aimard promet donc les Peaux-Rouges à un avenir meilleur au sein de l’humanité. La tentative de réhabilitation de la race indienne débouche donc sur une vision de l’Histoire, dans laquelle les Indiens ont malgré leur défaite un rôle à jouer, si maigre soit-il. Selon Aimard, l’affrontement interracial produira en effet un Indien d’un nouveau genre. Vaincu de la conquête, mais auréolé par sa tentative de résistance face à un envahisseur sûr de lui, ce nouvel Indien saura trouver sa place parmi la civilisation anglo-américaine. Dès lors nul ne saurait lui trouver un meilleur sort qu’au sein de cette civilisation prête à absorber toutes les différences raciales et culturelles.

La Prairie, en tant que lieu imaginaire ancré dans une réalité historique, était le lieu désigné pour la mise en scène de cette lutte pour l’existence théorisée par les penseurs scientifiques européens de la seconde moitié du XIXème siècle. Cette exploitation romanesque d’un phénomène historique mettant aux prises deux peuples considérés comme antagonistes, se résout chez Aimard dans une représentation de l’Histoire dans laquelle les Indiens finiront, au bout du compte, par gagner la considération de leurs frères humains. C’est donc un pari sur l’avenir qu’engage Aimard, même si cette résolution ne fait que conforter les lecteurs dans l’idée que les Indiens tireront bénéfice de la perte de leur racines culturelles et de leur inclusion dans une civilisation prête à les digérer.[18]

 

 

 

3.1.2. Le « destin » des peuples indiens

 

« L’expérience prouve que tout peuple inférieur mis en présence d’un peuple supérieur est fatalement condamné à bientôt disparaître. »[19] Telle est la loi scientifique qui, selon la doxa racialiste du XIXème siècle, a toujours réglé les rapports entre les races. Postulant comme moyen de compréhension de l’Histoire de l’humanité l’irréductibilité des races et l’impossible équilibre entre les peuples, elle légitime ainsi la colonisation des peuples « inférieurs » et leur relégation au rôle de vaincu condamné à s’adapter, pour le bien de l’humanité, à la civilisation occidentale.

Dans le roman de l’Ouest, cette idée d’incompatibilité entre les races se manifeste sous différents vocables désignant de manière stéréotypée les rapports entre Blancs et Peaux-Rouges : parfois décrite comme « invétérée »[20], voire « héréditaire »[21], la haine des Peaux-Rouges envers leurs colonisateurs demeure un des moteurs de l’action romanesque, et en tant que telle elle se doit d’être « naturalisée » de manière à nourrir de façon plus convaincante l’antagonisme entre les personnages indiens et blancs. [22]

L’affrontement entre ces deux races doit alors inévitablement se résoudre par la victoire de l’un des protagonistes. Or, pour des raisons idéologiques évidentes, il serait impossible de faire battre les Blancs par leurs ennemis Peaux-Rouges, sous peine de faire naître l’incrédulité du lecteur.[23] L’Indien fait donc figure de vaincu naturel dans la lutte qui l’oppose au Blanc.

Toutefois, ce schéma se complique un peu chez dans une des dernières œuvres de Gustave Aimard, Les Bandits de l’Arizona. Ce roman met en effet en pratique ce qui n’est qu’encore sous-jacent dans des oeuvres antérieures telles que L’Éclaireur : la division du monde indien en deux pôles distincts opposant d’un côté des Comanches soumis aux Blancs et décrits comme « rois de la Pairie » et de l’autre, des Apaches obstinément rebelles à la colonisation, et pour cette raison voués à disparaître.

Pour convaincre le lecteur de la pertinence de ce schéma dans l’œuvre d’Aimard, il suffirait de citer le portrait que dresse le narrateur de trois guerriers apaches venus apporter quelques renseignements à don José de Sandoval :

 

« Les trois hommes qui parurent étaient bien des enfants du désert, fiers, hautains, cauteleux, rusés, trompeurs, le regard chercheur, ne se fixant jamais.

Ces chefs étaient sans doute en expédition, car ils étaient peints et armés en guerre.

Ils étaient à demi-nus, ce qui permettait de voir leur torse athlétique ; cependant leurs bras étaient maigres et sans biceps ; ils se drapaient avec grâce dans de larges couvertures ; leurs cheveux étaient retenus par une bandelette de laine rouge qui les ceignait au-dessus des oreilles.

(...)

(...) guerriers et ulmenes[24] étaient d’une saleté dégoûtante et même honteuse ; ils sentaient à plein nez la graisse rance et empestaient.

Seul le grand chef était d’une propreté méticuleuse et d’une coquetterie poussée même un peu trop loin »[25]

 

Unique mention de la répugnance du corps du sauvage, la première remarque du narrateur, marquée par un prosaïsme que l’on pourrait qualifier de vulgaire, est une des manières employées pour discréditer le guerrier apache : sa saleté ou, a contrario, la trop grande finesse de sa tenue, ne sont que les stigmates d’une condamnation plus ample, visant à calomnier les Apaches pour les ranger du côté de ces « ilotes » incapables d’adopter un mode de vie civilisé et donc « fatalement » appelés à disparaître.

Les Apaches sont les véritables perdants de la colonisation : victimes de leur penchant pour l’alcool, « l’eau-de-feu » des Blancs, ils sont principalement accusés de cultiver ce vice au détriment de leur race.[26] Les personnages d’Aimard ont ainsi beau jeu de s’apitoyer sur la nation apache parce qu’elle compte parmi ses guerriers un bon nombre d’ivrognes.[27] Mais finalement ils ne font que rendre plus crédible l’idée selon laquelle cette nation est condamnée à mourir : en insinuant qu’une fatalité raciale est responsable de cette disparition, Aimard conclut ainsi qu’il ne peut être autrement et que, tout compte fait, ceci est peut-être un bienfait pour la race indienne.

La division de la race indienne permet donc de légitimer le mouvement de colonisation du territoire américain. En présentant à la fois les Apaches comme un peuple destiné à mourir à cause de leur inaptitude à évoluer et à s’adapter à la civilisation, et en décrivant la nation comanche comme une bénéficiaire de la colonisation, Aimard atténue le choc provoqué par la disparition progressive des Indiens. Le lecteur est ainsi amené à penser la colonisation comme un mal nécessaire dont l’inconvénient (la disparition des plus faibles, c’est-à-dire des Apaches) sera compensé par l’élévation des plus forts (les Comanches) au profit de la race indienne.


 

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[1] Uncas est en effet le héros d’un des plus célèbres romans de Cooper, le Dernier des Mohicans.

[2] L’Éclaireur, p.663.

[3] Affirmation dénuée de fondement : l’existence d’alliances entre nations amérindiennes est historiquement prouvée. La plus connue est certainement l’Hotinonshonni (« Ligue des Cinq puis Six Nations ») qui, depuis le XVIIème siècle, regroupait des peuples iroquois (Nord-Est des États-Unis) et a joué grâce à sa puissance un rôle décisif dans le changement de perception des « Sauvages ». (cf. James Wilson, la Terre pleurera, une histoire de l’Amérique indienne, Albin Michel, coll. « Terre indienne », 2002, pp.139-177).

[4] L’Éclaireur, p.663.

[5] Formulées sous le régime de la concession (comme le montre l’expression « il est vrai ») , les remarques d’Aimard n’en laissent apparaître que plus facilement un mépris contenu à l’égard des Indiens.

[6] Cf. le discours tenu par don José de Sandoval au Français Coulon de Villiers lors de leur entrevue avec des guerriers apaches venus leur fournir des renseignements (les Bandits de l’Arizona, p.806).

[7] L’Éclaireur, pp.663-664.

[8] Nous avons déjà eu l’occasion de souligner ce qui relève du mythe dans la représentation des villes indiennes telle qu’elle est donnée dans les oeuvres d’Aimard. Nous voudrions souligner ici ce qui nous apparaît relever des lectures d’Aimard (sans pour autant affirmer que ses romans ont été entièrement écrits à partir de connaissances livresques, bien que l’on puisse, selon nous, légitimement se poser la question). L’existence de villes indiennes, telles qu’elles sont décrites par Aimard (cf. L’ Éclaireur, pp.639-645 et Les Bandits de l’Arizona, pp.896-898) , n’a semble-t-il jamais été historiquement prouvée. On connaît bien en revanche, en particulier au Mexique, l’existence de pueblos, sortes de villages indiens dont la taille, bien que la plupart du temps souvent modeste, pouvait atteindre celle d’une ville occidentale. L’existence de cités aztèques depuis le Moyen Age ne fait elle aussi aucun doute ; toutefois, si les villes indiennes d’Aimard semble plus proches de ces cités encore aujourd’hui visibles au Mexique, elles n’étaient plus habitées depuis la disparition de la civilisation qui leur a donné naissance, disparition qui est datée de 1521 et de la prise de la capitale aztèque Tenochtitlán par Hernàn Cortés. Ces villes indiennes nous semblent donc le fruit d’une transposition des villes aztèques dans l’Amérique du XIXème siècle. De même, la mise en scène de protagonistes descendants directs des empereurs incas (cf. Les Bandits de l’Arizona) nous semble relever d’un phénomène similaire : à partir de connaissances tirées d’ouvrages historiques, Aimard a su bâtir une vision personnelle, et pour une grande part imaginaire, de la Prairie tout en y intégrant sa propre expérience du désert et des peuples indiens.

[9] L’Éclaireur, p.664.

[10] Cette conjonction exprime dans ce cas précis un rapport de conséquence entre l’organisation sociale des Indiens et leur capacité à repousser les colons hors de leurs territoires.

[11] L’image de l’élève dépassant le maître dans l’art qu’il lui a enseigné a ici une double fonction. Dans un premier temps, elle montre que l’attitude indienne ne peut être considéré indépendamment d’un contexte colonial mettant en présence deux protagonistes techniquement inégaux. Dans un deuxième temps, elle permet de légitimer la représentation de l’Indien fourbe en la renversant à son profit : si la ruse est devenue naturelle chez les Peaux-Rouges, cela prouve qu’ils ne sont pas « irrécupérables », et que, par conséquent, ils ont une chance d’être assimilés dans la société américaine. Aux États-Unis, cette dernière idée sera à l’origine du processus dit de termination, entamé dans la première moitié du XXème siècle, et qui visait à faire de l’Indien un Américain comme les autres en le coupant de ses origines culturelles et linguistiques ou, pour reprendre une formule utilisée par James Wilson (op. cit.), en « tuant l’Indien pour sauver l’homme ». Sur cette question, voir James Wilson, op. cit., pp.355-486.

[12] L’Éclaireur, p.664.

[13] Cf. Les Trappeurs de l’Arkansas (p.66) : « Dans les combats incessants qui se livrent sur les frontières indiennes, les lois de nos guerres civilisées sont complètement inconnues. Le vae victis règne dans toute l’acception du mot. Les ennemis acharnés qui combattent les uns contre les autres avec tous les raffinements de la barbarie ne demandent et n’accordent pas de quartier. Toute lutte est donc question de vie ou de mort. » Le discours scientifique de Gustave Le Bon n’exprime pas autre chose lorsqu’il s’attache à décrire les lois de l’évolutionnisme : « Le seul procédé que la nature ait pu trouver pour améliorer les espèces est de faire naître beaucoup plus d’êtres qu’elle ne peut en nourrir et d’établir entre eux une lutte perpétuelle dans laquelle les plus forts, les mieux adaptés, peuvent seuls survivre. (...)C’est par ce procédé de la sélection que se sont perfectionnés les êtres depuis l’origine du monde, (...) que nos sauvages ancêtres de l’âge des cavernes se sont lentement élevés à la civilisation. (...) La lutte que la nature a imposée aux êtres créés par elle est universelle et constante. Partout où il n’y a pas lutte, non seulement il n’y a pas progrès, mais il y a tendance rapide à rétrograder (...) La nature professe donc une intolérance absolue pour la faiblesse. Tout ce qui est faible est bientôt condamné par elle à périr. » (cité par Pierre-André Taguieff, op. cit., p.120). Rappelons que Charles Darwin publia Sur l’origine des  espèces en 1859 et établit ainsi les premières lois de l’évolutionnisme.

[14] L’Éclaireur, p.664.

[15] Dans la citation précédente, la conjonction de coordination « car » est claire sur ce point : c’est parce qu’elles sont en contact permanent avec la civilisation européenne, que les « grandes nations indomptées » voient leurs mœurs « se modifier sans cesse ».

[16] Pierre-André Taguieff, op.cit., pp.121-122.

[17] L’Éclaireur, pp.664-665. Pour étayer son argumentation, Aimard se propose alors de prendre un exemple pour prouver que la race indienne peut prétendre à un avenir meilleur : « Au Mexique même, depuis l’époque où à la mâle heure ce pays a proclamé sa soi-disant indépendance, tous les hommes éminents qui ont surgi soit dans les arts, soit dans la diplomatie, soit dans la guerre, appartiennent à la race indienne pure. À l’appui de ce dire, nous citerons un seul fait d’une immense signification : la meilleurs histoire de l’Amérique du Sud qui ait été publiée en espagnol jusqu’à ce jour a été écrite par un Inca : Garcilasso de la Véga ! Cela n’est-il pas concluant ; n’est-il pas temps de faire justice de toutes ces théories systématiquement absurdes qui s’obstinent à représenter la race rouge comme une race bâtarde, incapable d’amélioration et fatalement appelée à disparaître ! » Le lecteur scrupuleux, et surtout peu confiant, peut aisément mettre à bas la stratégie argumentative d’Aimard, en consultant un dictionnaire encyclopédique : on y apprend en effet que Garcilasso de la Véga n’est pas, comme le prétend Aimard, un individu de « race indienne pure », mais bien le fils naturel d’un conquistador célèbre, Sébastián Garcilasso de la Véga, et d’une princesse inca. À la décharge d’Aimard, il nous faut toutefois préciser qu’il a probablement été trompé par le surnom, l’Inca, attribué couramment à ce chroniqueur de la fin du XVIème siècle.

[18] La contradiction consistant d’une part à déplorer la disparition du monde indien et de l’autre, à considérer que la colonisation est un mal inévitable mais qui sera au final bénéfique, cache en fait un enjeu d’importance : il permet la perpétuation quasi indéfinie du conflit sur le plan romanesque. En effet, condamner trop sèchement la colonisation américaine reviendrait à condamner du même coup le conflit avec les Indiens et la manière dont il est mené par les États-Unis. Or le roman d’aventures, et le roman de l’Ouest en particulier, se nourrit expressément de cette violence et en fait même le moteur de l’action romanesque. Ne pas remettre fondamentalement en cause la colonisation, c’est donc laisser la possibilité pour le roman d’une réitération quasi éternelle du conflit entre Indiens et colons.

[19] Gustave Le Bon, cité par Pierre-André Taguieff, op. cit., p.130.

[20] Balle-Franche, p.293.

[21] L’Éclaireur, p.664.

[22] Cette haine naturelle entre les races blanche et rouge est une bonne illustration de l’horizon idéologique du roman d’aventures au milieu du XIXème siècle. L’irréductibilité des races est en effet un des points fondamentaux de ce que Tzvetan Todorov appelle « l’idéologie racialiste commune et anonyme de l’époque, (...) sorte de bon sens racial » (Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, coll. « la couleur des idées », Paris, 1989, p.129). Selon la perspective racialiste, que nul ne semble à l’époque remettre en cause, l’existence de plusieurs races (distinguées selon des critères physiques et culturels plus ou moins européocentriques) est un fait indiscutable. A partir de données empiriques, est ainsi construite une hiérarchie des races selon qu’elles se rapprochent plus ou moins d’un idéal de civilisation et d’humanité incarné par l’Europe blanche. Dans l’échelle de l’évolution humaine, l’Indien est ainsi placé à un niveau sensiblement identique au plus vil représentant de l’espèce humaine, le Nègre. Cette hiérarchie des peuples ne tarde pas à déboucher sur une justification et une rationalisation de la guerre que se livrent Européens et indigènes, notamment sur le continent américain. Les différences physiques et mentales constatées entre Européens et Indiens expliquent alors pourquoi l’incompréhension règle leurs échanges : inférieurs par nature, les Indiens sont incapables de saisir la supériorité des Blancs et ils ne peuvent que se tourner vers la lutte armée ; dès lors, la force peut seule faire plier ces « hordes de sauvages ». Le roman d’aventures du XIXème siècle trouve dans cette naturalisation de la lutte des races un puissant moteur romanesque. Les oeuvres de Gustave Aimard n’échappent bien sûr pas à cette règle.

[23] À moins que cette victoire n’associe Indiens et Blancs contre des bandits : dans ce cas précis, l’Indien est alors considéré comme vainqueur. Néanmoins, ce n’est pas sur lui que retombe l’aura de la victoire, même s’il y a grandement contribué, mais bien sur le héros blanc (cf. Les Trappeurs de l’Arkansas et L’Éclaireur).

[24] « Chef araucan, au pouvoir essentiellement symbolique » selon le glossaire de l’édition « Bouquins » des romans d’Aimard.

[25] Les Bandits de l’Arizona, pp.802-803.

[26] Décrivant un chef indien comanche dévoué aux Blancs, le narrateur n’oublie pas de préciser que son grand âge est surtout dû à la sobriété de son comportement : « en général les Indiens vivent très vieux, les centenaires sont nombreux parmi eux ; beaucoup dépassent cent vingt ans et plus. Nous parlons ici, bien entendu, des Indiens indépendants, qui ont su se préserver des liqueurs des Blancs et ne boivent que de l’eau, comme les Comanches ; les ivrognes ne sont plus que des Indiens dégénérés, méprisés et chassés des atepelts à grands coups de bâton par les femmes et les enfants. » (Les Bandits de l’Arizona, p.788).

[27] Les paroles de don José déplorant la déchéance de la nation apache (« malheureusement les Apaches sont des ivrognes, l’eau-de-vie les abrutit et les rend fous », les Bandits de l’Arizona, p.806) ne l’empêche pas de distribuer de l’alcool aux guerriers de cette nation venus lui vendre leurs renseignements.

 

Mémoire de lettres modernes d'Emmanuel Dubosq.