DEUXIEME PARTIE
LES AMOURS DE Mlle ALDEE
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La jolie Mme Bertrand ne voyait qu'une chose en tout ceci : le gros lot gagné par Thérèse.
- Nous voilà bien ! murmura-t-ell ; pour être comtesse, la Badin vendra notre secret !
- Et te voilà veuve pour tout de bon, n'est-ce-pas ? interrompit maître Bertrand ; car Chizac ne me pardonnera pas les cauchemars de ses dernières nuits.
Le regard de Mme Bertrand fut une réponse nette et affirmative.
- Ferme la porte, Julie, reprit l'inspecteur, et assieds-toi là. Il ne faut pas mal penser de Thérèse Badin, qui est une honnête fille comme tu es une honnête femme.
- Bien dit, approuva Fortune. J'en mettrais ma main au feu ; mais l'idée d'épouser la fille d'un honnête homme qu'on a poignardé, voilà ce qui ne peut entrer dans mon esprit.
- Il a justement compté là-dessus ! s'écria Bertrand et vous donnez raison à son talent, camarade. Savez-vous ce que c'est qu'un alibi comme ils disent au palais ? C'est l'impossible opposé au probable.
« Avec tous ses millions, Chizac ne saurait acheter un alibi puisqu'on sait l'heure à laquelle il est sorti du cabaret et qui, dans le premier moment, il a déclaré lui-même avoir passé la nuit dans sa chambre, d'où il peut sortir et où il peut rentrer, sans éveiller personne; mais les choses qui ne peuvent entrer dans l'esprit des gens sont aussi l'impossible.
« Chizac s'est dit, après avoir bien cherché et il me semble que je l'entends :
« - Epousons la fille du mort, les soupçons reculeront devant ce coup d'audace !
- Et il a raison, appuya Julie; puisque, du premier mot, il a converti cette Badin.
- Je ne connais pas Thérèse depuis bien longtemps, répliqua Fortune, mais j'ai confiance en elle comme en moi-même. Avec celle-là le Chizac perdra son latin.
- Comme il travaille, pensa tout haut l'inspecteur, dont la figure intelligente exprimait une sorte d'admiration, comme il s'efforce ! comme il combat ; et il ne sait pas même encore qu'il a des ennemis, des accusateurs ! Il ne se connaît jusqu'à présent, qu'un seul adversaire, sa conscience, et il a déjà fait plus d'efforts qu'il n'en faudrait pour embaumer M. le régent à St-Denis et mettre Philippe V sur le trône de France ! Il a intrigué, il s'est ingénié, il a remué ciel et terre ; - il a tué une fois, deux fois, - il tuera dix fois, il tuera cent fois ! il mettra, s'il le faut, le feu aux quatre coins de Paris !
- La mule du pape, gronda Fortune, est-ce qu'on ne pourrait pas tout bonnement l'assommer au coin d'une rue ?
- Non, répliqua l'inspecteur, il est gardé par son argent, amoncelé autour de lui comme un rempart. Depuis trois jours, il se dit : on ne soupçonnera pas un homme qui donne tant, d'avoir volé si peu ! S'il n'était pas Chizac-le-Riche, tout ce qu'il fait tournerait contre lui.
La pendule sonna neuf heures, et maître Bertrand s'interrompit tout à coup.
- Ma journée est finie, mais ma nuit va commencer. Il faut nous séparer, s'il vous plaît.
Fortune vida son verre et se leva.
- Corbac ! dit-il, vous me prenez de court. J'avais une consultation à vous demander et un plan à vous soumettre. Le plan, ce sera pour une autre fois, et à la rigueur je pourrais bien me passer de vous pour l'exécuter...
- Prenez garde ! voulut dire l'inspecteur.
- Je suis un Nestor pour la prudence ! Ne craignez rien. La consultation, la voici : je ne voudrais trahir aucun secret, mais il se pourrait, le cas échéant, que j'eusse à faire arrêter un conspirateur sans nuire autrement à la conspiration... comprenez-vous ?
- Je comprends, répondit maître Bertrand, que vous courez deux lièvres à la fois.
- La mule du pape ! s'écria Fortune qui lui prit la main pour la serrer rudement, c'est ici mon meilleur lièvre, camarade, et si je l'attrape, dans dix ans j'aurai autant d'enfants que vous !
L'inspecteur, dont les sourcils s'étaient froncés, ne put s'empêcher, de sourire.
- On fera ce que vous voudrez, cavalier, dit-il ; mort ou vivant, nous exerçons toujours notre petite influence au Châtelet. Demain matin, je serai tout à vous pour arrêter votre conspirateur.
- Grand merci, camarade, répondit Fortune, et au revoir !
Ils se séparèrent.
- Demain matin, pensait-il, j'espère bien amener maître Bertrand à me donner un coup d'épaule ; mais, en attendant, j'ai mon plan qui mûrit vite et qui se débrouille d'une façon admirable. Quand la nuit aura passé dessus, je crois, en vérité, que ce sera un chef-d’œuvre.
« Le diable, s'interrompit-il, c'est qu'il me faudrait un camarade ou deux, car je ne peux pas être partout à la fois, et cela me fend le cœur de laisser notre belle Aldée sans garde du corps. Si La Pistole était un homme au lieu d'être un Jocrisse...
Il avait dépassé le terre-plein de Henri IV et arrivait déjà aux abords du quai Conti, lorsqu'il entendit par-derrière un bruit de pas précipités.
Il se retourna et vit au clair de lune, qui remplaçait les réverbères éteints par économie, un homme arrivant sur lui à pleine course, tête nue et les cheveux au vent.
Comme la lune éclairait cet homme à revers, il ne put distinguer les traits de son visage.
Derrière le fugitif, toute une meute humaine courait.
Le fugitif, qui était jeune et bien pris dans sa taille gracieuse, avait l'air harassé de fatigue. La meute gagnait sur lui.
En apercevant Fortune, qui avait mis d'instinct l'épée à la main, il eut un mouvement d'hésitation. Cela lui fit perdre une grande avance.
Il était sans armes.
Fortune le vit faire un geste de découragement, puis se retourner pour mesurer toute la distance qui le séparait encore de la meute.
Comme si une idée soudaine l'eût pris, le fugitif sauta sur le parapet d'un bond facile et gracieux.
Il était si près de Fortune que celui-ci l'entendit murmurer, en se lançant dans le vide à corps perdu :
- Le malheur, c'est que je ne sais pas nager ! A la grâce de Dieu ! Les drôles ne m'auront pas vivant.
Les drôles, qui étaient des archers de la Prévôté, s'arrêtèrent un instant déconcertés, puis reprirent leur course vers le quai Conti en disant :
- Allons à la berge, nous trouverons un bateau !
Fortune ne les suivit point. Sans trop savoir ce qu'il allait faire, il monta, lui aussi, sur le parapet du pont.
- Corbac ! murmura-t-il, je veux mourir si je n'ai pas entendu cette voix-là quelque part ! Il ne sait pas nager ! C'est de la pâture pour les poissons.
il resta pensif deux ou trois secondes, après quoi, déposant son manteau et son feutre sur la murette, il joignit son épée au paquet en disant :
- Ce ne peut être que lui, puisqu'on l'a dirigé sur une forteresse, au nord, à l'ouest ou au midi. Les voix peuvent se ressembler comme les visages; mais, la mule du pape ! quand je ne repêcherais qu'un garde du corps pour notre Aldée, ce serait encore un bon coup de filet. Au petit bonheur!
Il prit la pose des gens qui piquent une tête selon l'art, et se précipita à son tour dans le fleuve, dont les eaux blanchâtres et hautes bouillonnaient en passant sous les arches.
Peu de temps auparavant, pendant que Fortune, était chez maître Bertrand, une main timide avait soulevé le manteau de l'hôtel habité par Thérèse Badin, rue des Saints-Pères.
Un homme, vêtu de noir et si pâle que le portier l'aurait pris volontiers pour un pauvre honteux n'ayant point mangé depuis la veille, demanda le cavalier Fortune.
- J'ai ouï parler d'un original qui porte ce nom-là, répondit le suisse, et Mlle Badin à donné l'ordre de le laisser entrer chaque fois qu'il se présentera, mais je ne sache pas que ce soit ici sa demeure. Pour le moment, d'ailleurs, il n'est pas à la maison.
- S'il revient, prononça le pâle jeune homme à voix basse, vous lui direz seulement mon nom : René Briand, et vous ajouterez que je pars pour un bien long voyage.
II sortit.
Dès qu'il eut tourné les talons, le suisse haussa les épaules.
René Briand suivait le quai, pensif et la tête inclinée.
Il descendit sur la berge et gagna le bord de l'eau en face des Petits-Augustins.
Il regarda la rivière qui allait vite.
Il s'arrêta.
Le lieu était enfin propice. Il s'agenouilla et pria.
Cela dura longtemps parce que des souvenirs bien aimés lui arrivaient en foule et mettaient de la distraction dans sa prière.
L'instant après, l'eau s'ouvrait et se refermait sur lui.
C'était le moment où Fortune, revenant de souper avec maître Bertrand, traversait le Pont-Neuf pour regagner le logis de Thérèse. Si son attention n'avait point été attirée par la chasse à outrance que les archers de la Prévôté donnaient au fugitif inconnu, il aurait pu entendre dans le grand silence de la nuit, le bruit sourd que rendit l'eau en prenant le corps de René.
Volontairement ou non, tout homme qui plonge doit revenir à la surface. La maison où René avait passé son enfance était située sur le quai de Grève, à deux pas de la Seine, et René était bon nageur, comme presque tous les enfants des quartiers riverains.
II fit un effort pour rester sous l'eau, mais la nature et l'instinct l'emportèrent : au moment de perdre connaissance, il se laissa flotter pour donner encore une gorgée d'air à ses poumons.
Il flottait au courant comme une épave, lorsqu'un cri de détresse parvint à son oreille.
Il rouvrit ses yeux qui allaient se fermant, et son regard rencontra, à moitié route du ciel, une maison blanche aux murailles de laquelle se jouaient les rayons de la lune et dont le toit se couronnait de grands arbres.
Une lumière brillait à la façade de cette maison, qui était celle de Thérèse.
René se retourna contre le courant et sa poitrine fit écumer l'eau.
- Il y a une créature humaine à sauver, s'était-il dit, et j'ai tout le temps de mourir.
Pour une âme douce et généreuse comme la sienne, le prétexte était bon, et je crois que cette lumière lointaine, aperçue à la fenêtre de Thérèse, venait en aide au prétexte.
René se mit à nager vigoureusement. Il ne gagnait pas beaucoup sur le courant, mais le courant devait lui amener celui ou celle qu'il avait la volonté de sauver.
Dès les premières brasses qu'il détacha, le bruit d'une seconde chute, qui avait lieu sous le Pont-Neuf, et précisément au même endroit que la première, vint étonner et lui donner à réfléchir.
La seconde chute fut suivie, après un court intervalle, d'un cri qui avait quelque chose de comique.
- Etes-vous mort, mon camarade ? demanda-t-on bonnement.
Personne ne répondit, et la voix dit encore :
- Corbac ! me serais-je mouillé pour le roi de Prusse ?
En même temps, sur la berge, non loin du collège des Quatre-Nations, un bruit de pas et de conversation se faisait. René put entendre le grincement produit par la chaîne d'un bateau qu'on essayait de détacher.
La lune était sous un nuage. Quand ses rayons frappèrent la berge de nouveau, René put voir un groupe d'ombres qui s'agitait sur le bord.
Presque aussitôt après, le niveau de l'eau se souleva légèrement en avant de lui, et une tête apparut, voilée entièrement par de longs cheveux mouillés.
René saisit ces cheveux à poignée; et commença à couper le courant de biais pour se rapprocher de la rive.
La vue de ces hommes qui mettaient à l'eau une barque le rassurait, bien loin de l'effrayer, car il pensait que ces hommes deviendraient au besoin des auxiliaires.
Le bateau était loin encore, mais deux ou trois ombres s'étaient détachées du groupe et filaient silencieusement le long du bord.
- La mule du pape ! dit une voix à quelque vingt toises de René, pourquoi aviez-vous dit que vous ne saviez pas nager, mon camarade ? Vous voyagez dans l'eau comme père et mère !
- Que Dieu soit loué ! répondit notre jeune homme dont le souffle était déjà plus pressé ; ce pauvre malheureux se débat comme un diable, et vous arrivez à propos !
- Ah ! vous êtes deux ? s'écria Fortune. Voilà ce que j'appelle une drôle d'aventure ! Je suis bien certain de ne vous avoir point vu mettre à l'eau : preniez-vous donc un bain à cette heure de nuit, mon compagnon ?
René ne répondit rien.
- Aidez-moi, murmura-t-il seulement, depuis que je tiens sa tête hors de l'eau, il m'épuise par ses efforts.
Le fugitif, en effet, se débattait comme une demi-douzaine de démons.
- Eh bien ! répondit Fortune, remettez-lui la tête sous l'eau, cela le calmera.
Une demi-douzaine d'élans solides l'avaient rapproché, et il put, lui aussi, saisir aux cheveux le fugitif.
- Lâchez, dit-il, et faites un peu la planche pour vous reposer, car nous ne sommes pas au bout de nos peines.
- La rive n'est pas à plus de trente toises, répondit René.
- Ah ça, coquin ! s'écria Fortune qui se débattait avec le noyé, tu as donc la rage de me prendre par les jambes ? Je ne lâcherai pas, c'est sûr, mais je pourrai bien te ramener au bord assommé ou étouffé, si tu continues à faire le méchant.
Il plongea la tête du fugitif, qui cessa de se débattre, et il reprit en s'adressant à René :
- C'est juste, nous sommes bien près du bord, mais ne voyez-vous point ces oiseaux qui se glissent le long de la berge ? Le pauvre diable qui boit un coup en ce moment s'est jeté du haut du Pont-Neuf pour les éviter.
- Quelque prisonnier ! murmura René. Alors il nous faudra gagner l’autre rive.
- Et peut-être loin d'ici, car ils ont un bateau... Je crois qu'il est temps de donner un peu d'air au pauvre camarade.
Il souleva la tête du fugitif. A peine la bouche de celui-ci eut-elle dépassé le niveau qu'il éternua violemment et se remit à gigoter de plus belle.
- Quel enragé !...commença Fortune.
Mais il n'eut pas le temps de venir à la parade. Le fugitif lui noua ses deux mains autour du cou et l'étrangla de la belle manière.
Notre cavalier poussa un cri rauque et sa tête disparut à son tour sous le courant.
Il y eut une lutte courte, mais terrible, à la suite de laquelle Fortune reparut seul.
- Plongez ! s'écria-t-il. J'ai été obligé de lui appuyer le pouce au nœud de la gorge, sans cela nous étions perdus tous deux. Et le diable sait où nous allons le repêcher maintenant !
René disparut, Fortune le suivit, et pendant un instant, rien ne se montra à la surface de l'eau qui coulait silencieuse et rapide.
Au bout d'une minute, et comme la première fois, une tête chevelue souleva, puis perça le niveau.
C'était le fugitif qui secoua ses cheveux et cria d'une voix éperdue :
- A l'aide !
Le bateau avait quitté la rive et venait, conduit par deux archers armés de longues perches.
- Présent ! dit Fortune dont les doigts s'accrochèrent aux cheveux du fugitif, à l'instant où celui-ci allait de nouveau disparaître.
René se montra à quelques toises plus loin et cria :
- Gagnez au large ou le bateau va nous couper !
Le bateau avançait, en effet, poussé énergiquement par les deux percheurs.
- Ce gaillard-là, dit notre cavalier, a trente-six démons dans le corps, c'est clair, et je ne voudrais pas le perdre, parce que j'ai précisément besoin d'un bon diable pour mes affaires. Je crois, mon camarade, que nous allons être obligés de livrer un combat naval, car nous ne pourrons gagner ce bateau de vitesse.
- Le danger m'importe peu, répondit René, qui souriait tristement, mais je ne voudrais pas livrer ce pauvre malheureux à ceux qui le poursuivent.
- Rendez-vous, monsieur le chevalier, crièrent en ce moment les archers qui n'étaient pas à dix toises de distance.
- Tiens, tiens, dit Fortune, il paraît que nous tenons un chevalier ! Et c'est singulier, mon camarade, ajouta-t-il en s'adressant à René, il me semble que je connais votre voix.
Ils avaient tous les trois leur cheveux mouillés comme un voile sur le visage.
- Vous ne pouvez pas échapper, continua le chef de la Prévôté, et vous autre, mes drôles, pour vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, vous ferez un tour à la Conciergerie.
- Cela n'a rien d'impossible, grommela Fortune, et je veux être pendu si j'avais besoin de me jeter dans ce nouvel embarras !
Pour les suivre, le bateau fut obligé d'obliquer, et les perches se noyant de plus en plus finirent par perdre le fond.
Le bateau, qui n'était plus appuyé, s'en alla aussitôt à la dérive.
Ce fut un concert d'imprécations auquel répondirent les cris de victoire de Fortune, car René gardait le silence, et le fugitif avait la bouche sous l'eau.
- Vous en serez pendus, coquins ! hurla le chef des archers, vous avez détourné un prisonnier d'État !
- La peste ! dit Fortune, il paraît que ça en valait la peine.
- Au contraire, acheva l'homme de la Prévôté dont la voix s'éloignait, je vous promets vingt bonnes pistoles, si vous vous comportez en honnêtes gens et si vous nous rendez le chevalier de Courtenay !
- Corbac ! s'écria Fortune, qui éleva du coup la tête et les épaules du fugitif hors de l'eau, n'allons pas étouffer l'héritier de tant de royaumes ! Je savais bien que j'avais entendu cette voix-là quelque part.
Cette idée de Fortune était bonne en principe, car il y avait vraiment bien longtemps que la tête du petit Bourbon était sous l'eau, mais il est permis de croire que les descendants de tant de rois peuvent avoir l'haleine plus longue que les autres hommes, car ce démoniaque chevalier n'eut pas plutôt le nez et la bouche à l'air libre qu'il toussa, renifla, se secoua comme un barbet sortant d'une mare, et donna en même temps une telle secousse que les deux mains de ses deux sauveurs lâchèrent prise à la fois.
Il n'eut garde de plonger. Ses yeux, qui lançaient des éclairs à travers les mèches collées de ses cheveux, brillèrent comme des chandelles; il cria : « A moi ! à moi ! » et ses deux mains, semblables à des paquets de griffes, se cramponnèrent à l'abondante chevelure de René.
- Ne le tuez pas ! cria Fortune en s'adressant à René.
Mais René ne pouvait déjà plus l'entendre. Le choc irrésistible du chevalier l'avait déjà entraîné au fond de l'eau.
Fortune se laissa couler résolument, quoique la fatigue commençât à le gagner. Le drame prenait des proportions redoutables : nos trois amis étaient au plein milieu de la Seine. Le bateau qui, à la rigueur, pouvait être un instrument de salut, avait disparu dans le lointain, et l'aventure pouvait avoir ici son dénouement tragique.
Fortune parvint, en effet, à ramener ses deux compagnons, mais il lui fut absolument impossible de dégager René qui avait perdu connaissance.
Au contraire, le petit Bourbon se démenait comme un possédé.
Il n'y avait pas à réfléchir longtemps. Fortune comprit qu'il n'y avait plus qu'une seule ressource : c'était de ménager avec un soin extrême les forces qui lui restaient et de remorquer ses deux compagnons à la traîne, en se reposant pour le surplus sur l'aide de la Providence.
Ce fut sur le petit Bourbon qu'il mit le grappin d'abord, parce que l'autre était un inconnu pour lui, ensuite parce qu'il était bien sûr que le petit Bourbon, ayant une fois crispé ses doigts dans la chevelure de l'autre, devait rester cramponné mort ou vif.
Notre cavalier était un jeune homme robuste et un bon nageur, mais il ne pouvait se dissimuler les difficultés de sa tâche.
- Je n'en peux plus ! se disait-il. Et à quoi bon tout cela ? pour ramener deux corps morts à la berge ? Ce damné chevalier, qui grimpe si bien aux murailles, n'aurait-il pas pu apprendre un peu à nager ?
Il souleva la tête du petit Bourbon, dont la bouche s'ouvrit aussitôt pour lamper une gorgée d'air, et qui eût commencé à faire des siennes si on ne l'avait bien vite replongé sous l'eau.
- Ma sœur Aldée, se dit Fortune, pourra se vanter d'avoir là un mari bien conformé.
Sans le courant qui s'engouffrait plus rapide sous la dernière arche du pont Royal, il aurait pu toucher l'atterrissement formé en amont des Tuileries, mais il se laissa entraîner sans résistance, et, une fois l'arche passée, il saisit un remous qui le porta doucement à la berge.
Pendant quelques minutes, la lune éclaira ce groupe bizarre, formé par trois hommes immobiles comme des cadavres, et dont les pieds étaient encore dans l'eau.
Le petit Bourbon se retrouva le premier, et le brusque soubresaut qu'il fit faillit le rejeter à la rivière.
Sa main droite, rivée aux cheveux de René, souleva la tête de ce dernier, qui retomba et heurta la berge rudement, aussitôt que le chevalier eut lâché prise.
Le chevalier parvint à se redresser sur ses genoux. Il n'avait pas les idées bien nettes, mais à la vue de ses deux compagnons, il s'écria :
« La mule du pape ! - J'aurai sans doute noyé deux de ces coquins de la Prévôté !
« La mule du pape ! répéta Courtenay, qui avait réussi à se mettre sur ses pieds, c'était le refrain de ce pauvre cavalier du Châtelet. Est-ce que j'aurais été assez chanceux pour vous sauver la vie, mon digne camarade ?
Fortune allait mieux, car il put rire.
- La peste ! dit-il, je n'ai pas besoin de vérifier vos parchemins : vous êtes prince, ou que le diable m'emporte ! il n'y a que les princes pour se tromper de la sorte et demander un grand merci aux gens qui leur ont fait l’aumône.
- Alors, reprit Courtenay le plus paisiblement du monde, c'est le contraire, cavalier, je me trouve redevable envers vous de la vie. Eh bien ! je confesse que la chose est ainsi plus probable. Voyons, redressez-vous et causons, il fait un froid de loup ici, et j'aimerais prendre le chemin de quelque bonne hôtellerie.
Tout en parlant, il avait pris les deux mains de Fortune, qui se leva sur son séant, et répondit :
- Voyez, je vous prie, si celui-ci est mort ou vivant. C'est lui qui est votre véritable sauveur.
Le chevalier s'agenouilla aussitôt auprès de René qui était couché la face contre terre. Il le retourna sans efforts et lui tâta le cœur.
- J'ai encore la main un peu engourdie, murmura-t-il, mais il me semble bien que le pauvre garçon est fini.
- Écartez un peu ses cheveux qu'on voie sa figure, dit encore Fortune, car nous étions là comme au bal masqué tous les trois.
Courtenay sépara au milieu du front les cheveux mouillés du jeune homme inconnu pour les rejeter à droite et à gauche.
La lune éclaira en plein le visage pâle de René Briand.
- Sang de moi ! s'écria Fortune, j'avais comme une vague idée de cela !
- Vous le connaissez ? demanda Courtenay.
- Si je le connais ! c'est un de mes meilleurs amis ! c'est lui qui m'a poignardé dans la cour des Tournelles.
- Eh bien ! alors...
- Eh bien ! alors, il faut le sauver ou ma clientèle sera dépareillée. Voilà mes jambes qui se dégourdissent. Et, entre parenthèses, je devine bien pourquoi ce bain l’a mis si bas ; quand je me suis jeté à l'eau après vous du haut du Pont-Neuf...
- Comment ! s'écria Courtenay dont les deux mains se tendirent, du haut du Pont-Neuf, cavalier !
- Ah ça ! demanda Fortune, croyez-vous donc que j'étais dans l'eau cette nuit pour mon plaisir ?
- Vous m'aviez reconnu ?
- Pas tout à fait, mais vous aviez dit en sautant : « Je ne sais pas nager .. »
- Par la morbleu ! s'écria le petit Bourbon, voilà que je me souviens ! c'était donc vous ce fâcheux qui me barrait le chemin, l'épée dégainée, au coin du quai Conti ?
- C'était moi, répondit Fortune en lui rendant de bon cœur sa poignée de main, mais que voilà bien les princes ! Fâcheux ! je suis un fâcheux !
Courtenay l'embrassa en riant, ce qui ne les empêchait point de grelotter tous les deux.
- Je voulais vous dire, poursuivit Fortune qui s'agenouilla auprès de René à son tour, que les médecins ordonnent de ne se point mettre à l'eau après un copieux repas. Or, je venais de souper avec feu Bertrand, l'inspecteur de police.
- Feu Bertrand ! répéta Courtenay dont le regard devint inquiet.
- Un bon drille, poursuivit Fortune, de qui je fis la rencontre à la morgue du Châtelet, en m'évadant par le boyau que Votre Altesse avait pris la peine de creuser... mais je vous raconterai tout cela au long.
Courtenay le regardait en face.
- Vous n'êtes pas devenu un peu fou, camarade, demanda-t-il, pour vous être jeté à l'eau trop tôt après votre souper ?
- Il y avait de quoi, mon prince, mais vous valez bien la peine qu'on risque pour vous une attaque d'apoplexie, car j'ai réfléchi à fond depuis l'autre jour : sous le rapport généalogique, vous êtes, dans l'univers entier, le seul beau-frère qui me convienne.
Courtenay hocha la tête et ne répondit point. II n'avait décidément pas bonne idée de l'état où se trouvait la cervelle de Fortune.
- Quant à celui-ci, reprit notre cavalier, qui interrogeait avec une émotion véritable le cœur et le pouls de René, je n'ai pas de peine à deviner sa pauvre histoire. Il m'avait dit qu'il voulait mourir, et nous sommes venus le déranger dans l'accomplissement de son œuvre désespérée.
- En ce cas, dit Courtenay, où est le mal ? J'ai froid, j'ai faim, resterons-nous ici toute la nuit ?
- La peste ! gronda Fortune, un prince est toujours un prince, même quand il a le diable dans sa poche. Mais Aldée est princesse aussi, et vous serez à deux de jeu.
- Altesse, interrompit-il avec un respect un peu ironique, vous aurez un bon souper pour vous refaire et un bon feu pour vous réchauffer, mais auparavant vous m'aiderez à emporter ce garçon-là qui n'est qu'un pauvre petit bourgeois, et vous tiendrez un des bouts de la civière.
- Je le porterai sur mon dos, si vous voulez, cavalier, répondit Courtenay. Pour qui donc me prenez-vous ? S'il est encore vivant, nous le mènerons au médecin; s'il est mort, nous ferons en sorte qu'il soit mis en terre sainte.
Fortune était debout. Il étira ses membres courbaturés et promena son regard le long de la berge, où plusieurs bateaux étaient amarrés.
Il entra dans l'un d'eux, où il prit les planches qui servaient de banc, et une couple de perches qu'il rapporta auprès de René.
Les planches furent disposées en travers sur les deux perches, de manière à former un brancard, où l'on étendit René, et nos deux compagnons gravirent aussitôt la berge en se dirigeant vers la tête du Pont-Royal.
Le plus difficile, ce fut la montée. Une fois sur le pont, Fortune et Courtenay, à qui ce travail rendait toute l'élasticité de leurs membres, se mirent à marcher d'un bon pas.
La civière flexible se balançait entre eux.
- Nous n'allons pas bien loin, dit Fortune, mais, il se peut que nous rencontrions en route une partie de vos amis, les archers de la Prévôté. Comme nous ne sommes armés ni l'un ni l'autre et que votre envie n'est pas probablement d'être fait de nouveau prisonnier, il faut convenir d'une manœuvre. Nous déposerons le jeune homme à terre.
- Chacun de nous prendra une des perches, interrompit Courtenay.
- Et nous tomberons sur les gens de M. le prévôt, fussent-ils une demi-douzaine.
- Fussent-ils un demi-cent, cavalier ! Après quoi nous remettrons les perches sous les planches et nous recommencerons à voiturer le jeune homme.
Mais les gens de M. le prévôt s'étaient sans doute fatigués d'attendre, car nos deux compagnons ne rencontrèrent personne en longeant le quai Malaquais.
Il n'y avait au petit hôtel de Thérèse Badin qu'une seule fenêtre éclairée : celle que René avait saluée de son dernier regard.
Fortune, qui marchait en avant, tourna l'angle de la rue des Saint-Pères et dit en s'arrêtant devant la porte cochère de l'hôtel :
- Voici notre auberge.
En même temps il fit donner le marteau à tour de bras.
Le concierge étant venu ouvrir, recula à l'aspect de notre cavalier, dont l'accoutrement n'était pas fait pour inspirer une respectueuse confiance.
Fortune profita de ce moment pour entrer, et une fois le brancard engagé en travers du seuil, il n'était plus temps de refermer la porte.
- Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? Qu'apportez-vous ? demanda coup sur coup le portier scandalisé.
- Je suis l'ami de Mme Badin, répondit Fortune, ceci a été établi ce matin ; je cherche mon logis, où je veux donner l'hospitalité à un prince de mes camarades, et j'apporte un pauvre homme en danger de mourir, pour qui, s'il vous plaît, vous allez mettre toute la maison sur pied à l'instant même.
Il entra. Le portier regarda celui que Fortune appelait un prince de mes camarades, et il cria à sa femme :
- Toinon ! fais ce que commande ce gentilhomme, et mets toute la maison sur pied, afin qu'on le jette dehors.
Fortune et le chevalier de Courtenay étaient déjà dans le vestibule où les domestiques arrivaient de tous côtés:
- Ce pauvre garçon, dit Fortune au majordome en lui montrant René, est un des plus anciens amis de votre maîtresse. Qu'il soit placé dans un bon lit, non loin de mon appartement, qu'un médecin soit appelé sur le champ, et s'il ne veut pas venir, qu'on l'apporte ! Faites allumer chez moi un grand feu et servir un honnête souper, sans oublier de vous procurer incontinent des vêtements convenables pour mon compagnon et pour moi. Pendant que j'y songe, un valet doit partir incontinent et aller au Pont-Neuf, où j'ai laissé, sur la corniche, en dehors du parapet, mon manteau, mon feutre et mon épée que ce petit valet me rapportera. Quand tout cela sera fait, vous direz à Mlle Badin que le cavalier Fortune désire lui rendre compte de sa journée et lui présenter le prince Pierre de Courtenay,
Le majordome s'inclina et tous les domestiques firent de même.
Quatre valets montaient déjà René sur une chaise longue.
Une demi-heure après, le petit Bourbon et Fortune étaient installés devant un feu pétillant dans la chambre où notre cavalier avait passé la nuit précédente.
Ils attendaient la venue de la dame de céans, qui ne s'était point encore montrée.
Le petit Bourbon était là comme partout, c'est-à-dire comme chez lui. Sa jolie figure n'exprimait aucune inquiétude ni aucun embarras. Enveloppé dans une robe de chambre bien chaude, il se brûlait voluptueusement la plante des pieds à la flamme du foyer, et commençait à gronder contre le souper qui n'arrivait pas assez vite à son gré.
Volontiers l'eût-on pris pour le maître de la maison.
Fortune le regardait avec une admiration mêlée de dépit.
- La peste ! grommela-t-il enfin, on n'est pas prince à ce point-là ! Moi, au moins, quand je me retire d'un mauvais pas, je remercie mon étoile ou les camarades.
- Ai-je oublié de vous remercier, cavalier ? demanda Courtenay qui lui tendit la main. J'ai eu tort, mais en conscience, il y a des choses invraisemblables : un homme comme moi ne peut finir ainsi obscurément, dans la rivière de tout le monde, comme un petit bourgeois entraîné au fond de l'eau par le mal d'amour ou par la banqueroute. La fée Mélusine, ma tante, car je tiens aux Lusignan, est un démon aquatique ; elle m'eût très certainement donné un coup d'épaule. Ce dont je vous tiendrai bon compte, cavalier, c'est du souper, quand on l'aura servi. A quoi songez-vous, s'il vous plaît ?
- Je songe au médecin qui ne vient pas, répondit Fortune; René, le pauvre petit homme, n'a point encore repris ses sens, et cette Thérèse, quoiqu'elle ne soit pas princesse, semble avoir le cœur aussi dur que vous.
- Ah ! interrompit-il en voyant la porte s'ouvrir, enfin ! la voici, je pense !
Courtenay tourna la tête curieusement.
Un domestique entra et dit :
- Mme Badin présente ses excuses à M. le prince de Courtenay et prévient le cavalier Fortune qu'elle ne pourra l'entretenir ce soir. Un message de Mme la duchesse du Maine vient de mander Mlle Badin à l'Arsenal.
- Elle est partie ? demanda Fortune.
- Elle part.
Notre cavalier sauta sur ses pieds et traversa la chambre en trois enjambées.
Fortune avait gagné la porte qui conduisait à l'appartement de Thérèse. Le valet voulut lui barrer le passage, mais notre cavalier était remis de son engourdissement, et n'eût besoin que d'une poussée pour jeter le valet à l'autre bout de la chambre.
Fortune ayant franchi la porte se trouva dans une sorte d'entre-deux, au-delà duquel était l'appartement de Thérèse Badin.
Thérèse était à sa toilette, entourée de femmes. Toutes les différentes pièces de sa parure annonçaient, il est vrai, le grand deuil, mais composaient, en somme, un costume très riche et d'une rare élégance.
- Madame, dit Fortune en entrant, je désire vous parler sans témoins : il s'agit de maître Guillaume, votre père.
Thérèse rougit et ses sourcils essayèrent de se froncer, mais elle baissa les yeux sous les regards de Fortune.
- Sortez, dit-elle à ses chambrières. Ne vous éloignez point trop, cependant, je vais vous rappeler à la minute.
Au moment où notre cavalier passait sur le seuil, elle avait glissé un pli dans son sein. Un autre message restait ouvert sur la toilette, habillée de mousseline rose.
- Ne pouviez-vous attendre à demain ?... commença-t-elle dès que ses femmes furent parties.
- Madame, répondit Fortune, j'ai travaillé pour vous tant que la journée a duré, et je viens de repêcher au fin fond de la rivière tout ce qui vous reste de l'heureux temps où vous n'aviez point encore mis votre folie dans l'esprit du pauvre homme qui est mort : je parle de maître Guillaume votre père.
Thérèse voulut l'interrompre, et son œil qui brillait de colère orgueilleuse disait d'avance la couleur de sa pensée, mais notre cavalier reprit, en poussant du pied un siège où il s'assit près d'elle :
- La mule du pape ! ma fille, est-ce que vous croyez me faire peur ? je vous ai dit une fois : je vous aime ; et c'est la vérité vraie ou que le diable me prenne ! je ne sais pas pourquoi j'aime tant de monde, depuis que j'ai mangé du pâté de maréchale dans le grenier de ma petite Muguette. Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, c'est tout un, pour moi : je sens que je vais droit mon chemin.
- Si vous m'aimez, faites vite, murmura Thérèse, car il est d'un grand intérêt pour moi de voir sur-le-champ Mme la duchesse du Maine.
Le regard de Fortune s'était arrêté un instant sur le message ouvert au bord de la toilette. Thérèse le couvrit de son mouchoir, qu'elle jeta dessus comme par mégarde, mais il était trop tard : notre cavalier avait de bons yeux.
- Quand vous étiez encore la jolie, la chère fillette de la rue des Bourdonnais, vous aviez un fiancé... dit-il.
- Oh ! fit Thérèse, un fiancé !
- Un compagnon d'enfance, à tout le moins, un jeune homme bon et beau qui avait partagé vos premiers jeux.
- René, balbutia Thérèse, je ne l'ai jamais oublié. Ma visite à l'Arsenal ne peut être longue, et à mon retour...
- A votre retour, interrompit Fortune à voix basse, l'homme que vous pourriez sauver d'un regard, ressusciter d'un sourire, sera peut-être mort !
- Rien au monde, prononça Thérèse avec fermeté, ne peut m'empêcher d'aller à l'Arsenal.
- La peste ! dit Fortune qui se redressa, vous avez raison. Les habits de deuil vous vont à merveille, ma fille, et il est bon que M. de Richelieu vous voie ainsi !
La pâleur de Thérèse envahit jusqu'à ses lèvres qui tremblaient.
Fortune étendit la main et souleva le mouchoir qui couvrait la lettre.
- On vous dit là-dedans, reprit-il, que M. de Richelieu viendra ce soir à l'Arsenal.
- On me dit là-dedans, prononça Thérèse à voix basse, que je connaîtrai, à l'Arsenal, le nom de l'assassin de mon père.
Fortune prit la lettre sans que Thérèse, fit aucun mouvement pur s'y opposer.
- Nous avons raison tous les deux, dit-il après avoir lu. La lettre parle de M. le duc et parle aussi de l'assassin du pauvre Guillaume. La lettre ment deux fois. M. le duc ne sera pas cette nuit à l'Arsenal, et il faut avoir le cerveau bien malade, Thérèse, malheureuse fille, pour croire à cette fable grossière : le régent de France perdant son temps et sa peine à poignarder un musicien de l'Opéra !
- Ce musicien était mon père, murmura Thérèse, on devait croire qu'il conspirait comme moi.
Fortune eut un sourire de pitié.
- L'orgueil est aussi un jettatore, pensa-t-il tout haut. Ce soir, avant de retirer de l'eau le pauvre amoureux que vous avez désespéré, j'ai bien longtemps parlé de vous avec maître Bertrand l'inspecteur.
- Quoi ! s'écria Thérèse, vous savez !
- Pendant que j'étais avec lui, poursuivit Fortune, maître Bertrand a reçu la lettre où vous lui disiez : Chizac est innocent, puisqu'il m'a demandée en mariage.
- J'ai réfléchi; murmura Thérèse, depuis que cette lettre a été écrite. Mes doutes sont revenus.
A travers les deux portes et la chambre intermédiaire, la voix sonore et joyeuse de Courtenay arriva, disant :
- Holà ! cavalier Fortune, je n'aime point souper seul. La table est servie et, grâce à Dieu, la demoiselle Badin a bien fait les choses. Venez, s'il vous plaît, et tâchez de l'amener avec vous pour que la fête soit complète.
Le bruit de la porte cochère, ouverte et refermée, monta en ce moment.
- C'est le médecin, fit notre cavalier. Irez-vous à l'Arsenal avant de savoir si René Briand doit vivre ou mourir ?
Thérèse se leva et s'appuya sur le bras que Fortune lui offrait.
- La grande bataille n'est que pour demain, fit-elle en se parlant à elle-même.
Fortune n'eut garde de l'interrompre, mais il était tout oreilles.
Son plan, son fameux plan, qu'il suivait à travers ses multiples besognes, se rapportait étroitement à la comédie politique qu'on jouait à l'Arsenal.
Comme Thérèse se taisait désormais, il demanda en affectant l'indifférence :
- C'est donc pour demain le grand jour ?
- Ce sont là, dit Thérèse, des secrets qui ne m'appartiennent pas.
Ils arrivaient à la chambre de René, où le médecin venait d'entrer.
En voyant le visage livide du pauvre enfant, Thérèse ne put retenir une larme.
- Si vous saviez comme il vous aimait ! murmura Fortune.
Thérèse dégagea son bras et alla vers le lit.
Le médecin était en train de donner ses soins. Au bout de quelques minutes, il dit :
- Le malade va reprendre ses sens. Sa vie est en danger, mais il y a espoir de le sauver. Il faut près de lui une garde qui ne le quitte pas d'une minute.
Fortune approcha un siège du lit, mais Thérèse le prévint et s'y assit.
Quand le médecin s'éloigna, après avoir formulé son ordonnance, Thérèse dit à Fortune :
- Allez tenir compagnie à M. le chevalier de Courtenay. C'est ici ma place, j'y resterai jusqu'au jour.
Fortune lui baisa la main avec effusion et se retira.
Thérèse était seule auprès de René. Elle prit sa main froide et la garda un instant entre les siennes. Un souffle faible passait entre les lèvres du pauvre jeune homme, et un nuage de fugitive rougeur semblait remonter à ses joues.
Au bout de quelques minutes, et comme si elle eût cédé à un irrésistible entraînement, Thérèse abandonna la main du malade et glissa ses doigts frémissants sous le revers de sa robe de deuil.
Elle en retira à demi un papier qu'elle repoussa comme si elle eût été prise par un mouvement de honte.
René entrouvrit les yeux et Thérèse se pencha au-dessus de lui, plus belle dans l'élan de compassion qui lui faisait battre le cœur.
- Eh bien ! par la corbleu ! disait pendant cela le petit Bourbon, qui dépêchait une tranche de bœuf rôti avec un plaisir sans mélange, j'aurais été chagrin d'achever mon repas sans vous, ami Fortune, et je suis ravi d'apprendre que notre compagnon de naufrage est en passe de retrouver la santé. Il a une jolie figure, ce garçon.
- Et le hasard fait, interrompit Fortune en prenant place à table, que son cas et le vôtre se ressemblent beaucoup, mon prince.
- Ah bah ! fit Courtenay d'un air distrait, un si petit bourgeois !
- Dieu me préserve d'établir aucune comparaison qui puisse blesser Votre Altesse Sérénissime, mais il se trouve que René Briand, fils d'un marchand du quai de la Grève, a le même rival en amour que ce descendant des preux, M, le prince de Courtenay.
- Le Richelieu ! s'écria le petit Bourbon ; mais, au fait, c'est juste, ce misérable héritier d'un faiseur de perruques a eu l'impudence de confondre dans la même gageure Mlle Aldée de Bourbon et la fille de Badin.
- N'oubliez pas, je vous en prie, dit notre cavalier, que vous buvez en ce moment le claret de la fille à Badin.
- Et il est bon, par la sambleu ! s'écria Courtenay. Quand la Providence m'aura remis enfin à ma place ; je promets bien de faire quelque chose pour cette charmante créature qui m'a donné si à propos l'hospitalité. Et quant à vous, Fortune, mon garçon, je n'y vais pas par quatre chemins : que j'aie jamais la chance de m'asseoir sur n'importe lequel de mes trônes, soit à l'Orient, soit à l'Occident...
- Soit au midi, soit au septentrion, poursuivit Fortune.
- Ne riez pas ! je vous campe des lettres de noblesse.
- Et vous me nommez premier ministre.
- Non ! soyons donc sérieux ! je vous nomme grand écuyer de la reine.
- Qui aura nom ?
- Aldée, j'en fais serment sur ma foi de gentilhomme !
Fortune lui tendit la main d'un air rêveur.
Courtenay le regarda fixement.
- Répondez-moi, dit-il, Aldée a-t-elle quitté la maison de la cour de Guéménée ?
- Pas encore, répondit Fortune, et puisque vous voici revenu, j'espère bien que Mlle Aldée de Bourbon ne quittera la maison de la cour de Guéménée que pour aller au logis, où elle sera dame et maîtresse.
Courtenay leva son verre et but gravement.
- Que Dieu vous entende, ami ! murmura-t-il, vous m'avez fait la plus grande peur que j'aie éprouvée en ma vie.
Fortune but à son tour et dit avec la même gravité :
- La peur n'est point de saison, mon prince, mais la joie serait également déplacée. Aimeriez-vous encore Aldée de Bourbon si Dieu la frappait d'une de ces maladies qui détruisent la beauté des jeunes filles ?
Courtenay se leva tout tremblant.
- Par le saint sépulcre ! s'écria-t-il, vous raillez-vous de moi, 1’homme Il a quelque chose que je veux savoir, sur l'heure, ce qui est arrivé à Mlle de Bourbon.
Fortune ne répondit pas tout de suite. Son regard calme et triste était fixé sur les traits bouleversés de Courtenay.
- Vous ne m'avez pas répondu, murmura-t-il : « Je l'aimerais encore, je l’aimerais davantage ! »
- Du fond du cœur, s'écria le chevalier, qui appuya sa main contre sa poitrine : Je l'aimerais toujours, je l'aimerais mille fois plus !
Fortune se leva à son tour.
- La peste fit-il, quel bijou de prince ! et comme il ferait bon risquer son cou à votre service, monseigneur !
« Holà ! marauds ! se reprit-il en ouvrant la porte du corridor, qu'on serve le café, et vite, Son Altesse n'a plus faim et veut causer un peu avant de dormir.
« Soyez tranquille, mon prince, dit Fortune enfin, mon plan vous sera expliqué tout au long quand il en sera temps. D'abord, pour que je sois heureux avec Muguette, il faut que notre elle Aldée soit hors de danger : je suis donc intéressé à ne pas laisser languir la besogne.
Courtenay vint s'asseoir dans le fauteuil que lui désignait Fortune, et notre cavalier, mettant brusquement de côté tout artifice de langage, lui rapporta, selon la vérité la plus scrupuleuse, tout ce qu'il avait vu au logis de Mme la comtesse de Bourbon.
Le seul détail passé par lui sous silence fut le secret de Mme la comtesse elle-même, qu'il n'avait ni le droit ni la volonté de révéler.
En apprenant le malheur d'Aldée, Courtenay garda un morne silence.
L'annonce de cette folie soudaine, qui avait frappé celle qu'il aimait ne lui arracha pas une parole ; mais deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
L'œil de Fortune, inquiet et curieux, l'examinait à la dérobée, car cette folie de la jeune fille était le paroxysme du mal d'amour, et l'amour d'Aldée n'allait point vers le chevalier de Courtenay.
C'était un bien autre prétexte d'inconstance que la maladie, supposée naguère par notre cavalier, la maladie qui détruit la beauté des jeunes filles !
Le cœur d'Aldée, cette fille noble et pure jusqu'à la sainteté, n'avait rien à faire en tout ceci : elle était victime d'un charme, comme les pauvres vierges de la Hongrie qui obéissent, dans la campagne d'Ofen, le long des rives du Danube, aux appels magiques des vampires.
- Cela ne change rien à mon dessein, dit Courtenay quand Fortune eut achevé, Aldée de Bourbon sera ma femme et je tuerai M. de Richelieu.
Notre cavalier se gratta l'oreille.
- Voici justement où le bas nous blesse, murmura-t-il d'un air assez embarrassé, je veux bien que M. le duc de Richelieu soit berné, soit bafoué, soit battu comme plâtre même et mieux encore s'il est besoin, mais je ne veux pas qu'on le tue.
Le petit Bourbon le regarda stupéfait ; il crut avoir mal entendu.
- Vous qui m'accusiez si amèrement de ne l'avoir point assommé ! murmura-t-il.
- Certes, certes, répliqua Fortune, mais que voulez-vous ? Il y a là une énigme dont je ne peux pas vous donner le mot. C'est à prendre ou à laisser. J'ai combiné tout un plan qui est immanquable et qui vous donnera la mesure de mon intelligence vraiment merveilleuse; avec ce plan, nous débarrasserons notre route du Richelieu et, s'il plaît au ciel, nous guérirons notre chère Aldée. Voulez-vous m'écouter ? Quand j'aurai achevé, vous me direz franchement si vous acceptez mes conditions car, je vous le répète, c'est à prendre ou à laisser.
- Voyons votre plan, dit Courtenay.
Il s'installa commodément dans sa bergère, Fortune prit la parole.
Notre cavalier n'avait point exagéré, paraîtrait-il, les mérites de ce fameux plan qu'il méditait depuis le matin avec tant d'amour.
Courtenay l'écouta d'abord d'un air méfiant, à cause des clémentes intentions que notre cavalier venait de manifester fort inopinément à l'égard de M. le duc de Richelieu. Mais, à mesure que notre cavalier parlait, l'intérêt de Courtenay était plus vivement excité.
- Morbleu ! s'écria-t-il en se tenant les côtes, quand Fortune cessa de parler, vous êtes bien le plus joyeux drille que j'aie rencontré en toute ma vie ! Je vous promets de ne pas occire le Richelieu tout à fait puisque c'est dans le marché, mais, par la vraie croix ! il passera un mauvais quart d'heure !
- Alors, dit Fortune humblement, Votre Altesse daigne approuver les pauvres intentions de son serviteur ?
- Je vous ai refusé tout à l'heure un ministère, cavalier, répliqua le petit Bourbon, mais, vive Dieu ! c'est à réfléchir. Veuillez, le cas échéant, me rafraîchir la mémoire, car, avec un peu d'exercice, vous feriez un politique très sortable.
Fortune remercia sans rire et poursuivit :
- Il est bien entendu que, malgré l'abîme qui sépare un aventurier comme moi d'un vagabond tel que Votre Altesse, le commandement en chef de l'expédition m'est attribué.
- C'est convenu, répliqua Courtenay, et le mot vagabond n'a rien qui m'offense. J'ai beau errer, je suis toujours sur quelqu'un de mes domaines.
- Il est bien entendu, reprit Fortune, qu'une fois engagé, vous vous soumettez envers moi aux règles de la discipline militaire ?
- C'est convenu.
- Eh bien ! Altesse, je sonne le couvre-feu et j'ordonne que mon armée aille se mettre au lit. Demain matin, à la première heure, tout le camp sera sur pied et nous commencerons immédiatement les préparatifs de la bataille.
Quand le vent apporta les douze coups de minuit qui tombaient du clocher de Saint-Germain-des-Prés, tout était silence dans le petit hôtel de la rue des Saints-Pères. Fortune et son royal subordonné dormaient comme des bienheureux.
Il y avait pourtant une chambre qui restait éclairée, c'était celle où l'on avait déposé René Briand, le pauvre jeune malade.
Il était toujours étendu sur son lit, mais un rouge vif remplaçait maintenant la mortelle pâleur de ses joues. La fièvre le tenait.
Thérèse Badin restait assise à son chevet.
C'était maintenant Thérèse qui était pâle comme une morte.
A un mouvement que fit le malade en dormant, les yeux de la belle fille cessèrent de regarder le vide et se tournèrent vers le lit.
Un instant, son regard triste et doux s'arrêta sur le front de René.
- Mon père disait autrefois, murmura-t-elle : « C'est celui que tu aimeras ».
Elle ajouta après un silence :
- Mon père l'aimait.
Ses paupières battirent comme si intérieurement la piqûre brûlante d'une larme les eût touchées.
- II est beau, dit-elle encore, et comme je serais adorée !
Ses belles mains écartèrent les cheveux qui couvraient le front de René. Elle se pencha sur lui comme si elle eût voulu, dans sa compassion tendre, lui donner un baiser.
Mais ce mouvement fit tomber de son sein un papier qui tomba sur la couverture.
Elle se releva vivement et ce fut le papier qui eut le baiser frémissant de ses lèvres.
Le papier satiné et musqué contenait ces mots :
« M. le duc de Richelieu attendra la belle des belles demain soir, à sa maison de la Ville-l'Évêque. Le deuil de Mlle Badin ne peut être un obstacle, car elle sera seule avec M. le duc de Richelieu. »
Thérèse, après avoir lu ce billet, se laissa retomber dans son fauteuil et mit sa tête entre ses mains.
- René ! murmura-t-elle, pauvre ami, sa sœur aussi est morte ensorcelée !
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