DEUXIEME PARTIE

 

LES AMOURS DE Mlle ALDEE

 

 

XVII. Où Fortune engage une forte servante du nom de Marton.

XVIII. Où Fortune soutient avec talent une thèse généalogique.

XIX. Où Fortune suit Chizac à la trace de ses forfaits.

XX. Où Fortune a l'honneur de contempler un illustre sous-séducteur.

 

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Où Fortune engage une forte servante du nom de Marton.

 

Le lendemain matin, de bonne heure, le cavalier Fortune, qui portait toujours son costume d'exempt, séché au feu de la cuisine, traversa Paris en remontant le cours de 1a rivière; un gentilhomme l'accompagnait qui avait, comme lui, le feutre et le manteau d’aventures.

Ils entrèrent tous les deux à l'Arsenal., où ils demandè­rent Zerline, la chambrière de Mme Delaunay.

Zerline les reçut et les garda environ une heure.

Fortune, en ressortant, dit à Mme La Pistole qui l'accompagnait avec son affabilité ordinaire :

- Ma bonne petite, je viendrai vous voir avant midi.

- Avant midi, répéta Zerline, et non pas après, je vous prie, car ma journée sera bien employée, et Dieu sait à quelle heure de la nuit finira notre besogne !

Fortune ouvrit la bouche pour lui adresser une question, mais il se ravisa et descendit prestement l'escalier, après avoir envoyé un baiser à Zerline qui acceptait toujours ce genre de politesse avec reconnaissance.

- Au revoir, dit notre cavalier.

Il n'était pas seul à descendre l'escalier.

On l'avait vu entrer avec un gentilhomme, on le vit sortir avec un beau brin de fille qui se tenait droit et qui marchait d'un pas délibéré.

Les factionnaires de l'Arsenal, ce temple de la comédie, ne se trompaient guère en fait de déguisements ; il se dirent :

- Ceux-là viennent de chez la costumière et il y a quelque manigance sous jeu !

Fortune et sa compagne prirent la rue du Petit-Musc.

- Faites les pas un peu plus courts, mon prince, disait Fortune à la prétendue donzelle qui portait avec gaillardise un accoutrement campagnard, pour être servante chez Mme la comtesse de Bourbon, il ne faut pas avoir l'air d'une poissarde.

- Morbleu ! répliqua le beau brin de fille, je fais de mon mieux pour me tenir en modestie et en timidité, mais ces coquines de jupes me battent les jambes, et si les gens se mettent à rire de moi, je ne réponds de rien,car j'ai la main leste.

Un soldat aux gardes, qui passait, retroussa les crocs de sa moustache et lui envoya une œillade incendiaire.

- Altesse, dit Fortune, vous voyez que vous portez votre déguisement à merveille, puisque les soudards ont envie de vous faire la cour. Qui sait si M. de Richelieu n'essaiera pas de vous ravir une caresse.

- Par le saint sépulcre ! gronda Courtenay, les caresses qu'il aura de moi marqueront sur sa peau ! je voudrais déjà être à l'ouvrage.

- Du calme, recommanda notre cavalier, de la réserve, et n'oubliez pas que vous êtes Mlle Marton, arrivant de Picardie, sous les auspices des bonnes dames ursulines d'Amiens.

Ils avaient traversé la rue Saint-Antoine et entraient dans la cour des Tournelles.

- Le Chizac est à son poste, dit Fortune en se retournant pour montrer un carrosse arrêté devant l'allée : il était temps d'arriver ! et m'est avis que vous n'allez pas languir beaucoup avant d'entrer en fonctions.

Ce fut Muguette qui vint ouvrir la porte de Mme la comtesse de Bourbon. Muguette avait vu plus d'une fois le chevalier de Courtenay, mais elle ne le reconnut point, tant Mme La Pistole, habile entre toutes à ce métier, l'avait parfaitement travesti.

Pour quiconque n'était pas amené à l'examiner de très près, par suite de défiances préconçues, le chevalier de Courtenay était une bonne grosse villageoise à la figure avenante et réjouie qu'on ne pouvait accuser d'avoir froid aux yeux.

Sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d'une femme et, pour le goût de bien des amateurs, il aurait pu passer pour une fort jolie commère.

Muguette était moins triste que la veille. La nuit s'était assez bien passée. Mme la comtesse n'avait point eu de crises, et quoique aucune amélioration importante n'eût modifié l'état de la pauvre Aldée, elle avait du moins reposé paisiblement cette nuit.

- Vous nous avez porté bonheur, c'est sûr, mon cousin Raymond, dit-elle, et si vous venez nous voir souvent, bien souvent, la mauvaise chance partira de la maison.

Pendant que notre cavalier l'embrassait franchement et comme un fiancé a le droit de le faire, elle lui demanda tout bas :

- Qui donc est cette belle personne ?

- C'est Marton, répondit Fortune. Si je suivais mon envie, je serais toujours ici près de toi, mais Dieu sait que j'ai de l'ouvrage. Or, en cherchant bien, j'ai découvert Marton qui lève un garde-française à bout de bras, quand on veut rire avec elle.

- Et vous la laisserez avec nous ! s'écria Muguette en sautant de joie.

Elle se rapprocha de la prétendue Marton et lui demanda :

- Etes-vous bien brave ?

- Pour cela, répondit Fortune en riant, brave comme feu le chevalier Bayard !

- C'est que j'ai eu si grand-peur cette nuit ! reprit Muguette avec un petit frisson. Pendant que Mme la comtesse reposait et que notre Aldée était assise à la fenêtre, regardant au-dehors toujours et suivant dans les ténèbres je ne sais quelle chimère, j'ai entendu un bruit sourd et continu du côté de sa chambre qui confine à la maison du voisin.

- A qui payez-vous le loyer de votre logis ? interrompit Fortune.

- A un homme qui demeure rue des Cinq-Diamants et qui a nom Chizac-le-Riche, répondit Muguette. Toute cette partie de la cour de Guéménée est à lui.

Fortune échangea un regard avec Marton, qui ayant autre chose en tête, demanda :

- Ne verrai-je pas bientôt la demoiselle que je dois servir ?

Fortune eut peine à comprimer un éclat de rire, au son de cette voix qui sortait, sonore et mâle, sous la cornette de Marton, déjà posée de travers.

- Elles ont un fier creux, ces Picardes ! dit-il en clignant de l'œil à l'adresse de Muguette, et j'ai choisi la plus solide. Telle que tu la vois, elle vous prendrait un homme de chaque main, et les lancerait tous deux par la fenêtre : pas vrai, Marton ?

- Sans rancune, répondit celle-ci, les hommes, c'est fait pour ça.

- Et elle n'a pas l'air méchante du tout, pourtant, dit Muguette, qui la regardait de tous ses yeux.

Elle vint à elle et lui prit la main.

- Etes-vous contente d'être avec nous ? demanda-t-elle.

- Assez, répondit Marton, ce que je voudrais, c'est voir la demoiselle.

Muguette se dirigea vers la porte du fond, mais avant de l'ouvrir elle mit un doigt sur sa bouche.

- Pas de bruit, fit-elle. Aldée repose. Je vous introduis parce que j'ai besoin de vous montrer quelque chose.

Ils entrèrent tous les trois sur la pointe des pieds dans la chambre de Mlle de Bourbon.

Elle était couchée sur son lit; sa belle tête pâle s'encadrait dans le désordre de ses cheveux et il y avait comme un vague sourire à ses lèvres.

Marton écarta brusquement Muguette étonnée et marcha droit au lit.

Elle resta là un instant en contemplation, puis ses genoux fléchirent.

- Quelle drôle de fille ! dit Muguette en la voyant ainsi agenouillée, je ne découvre pas son visage, mais on dirait qu'elle pleure.

- C'est la race, répliqua Fortune, ces filles de Picardie gagnent leur vie à se dévouer ; ça vaut un chien dans ma main.

- Je l'aime bien, moi, cette Picarde.

La peste ! grommela Fortune, il ne faudrait pourtant pas l'aimer trop !

- Est-ce que vous seriez jaloux d'elle, mon cousin Raymond ?

Fortune lui caressa la joue au lieu de répondre et demanda :

- Qu'est-ce que tu voulais nous montrer, amour ?

Muguette redevint aussitôt sérieuse.

- Si tu savais, s'écria-t-elle, comme je suis heureuse ! J'ai passé toute la nuit à trembler. Comme tu es bon, et que je te remercie de m'avoir amené une Picarde, puisque les Picardes sont plus fortes que les voleurs

- Marton ! appela Fortune.

Celle-ci se leva en sursaut.

- Viens ça, ma gosse, reprit le chevalier. La petite va dire des choses qui te concernent.

- J'écoute, dit Marton sans approcher.

Muguette ne prit point garde à l'émotion extraordinaire qui bouleversait le visage de la Picarde, mais Fortune pensa :

- La mule du pape ! notre prince en tient ! je ne l'aurais pas cru capable d'aimer si bien que cela.

- C'était ici, reprit Muguette dont le doigt, encore un peu tremblant, montrait une grande armoire d'attache, placée au centre de la muraille; on aurait juré qu'il y avait des maçons travaillant à démolir ce mur.

- Et ce mur est mitoyen avec la maison voisine ? interrogea Raymond.

- Cela doit être, répliqua Muguette, puisque notre maison finit ici. Le bruit de démolition a bien duré jusqu'à trois heures du matin ; après quoi il y a eu un moment de repos, puis il m'a semblé...

« Mais, mon cousin Raymond, interrompit-elle, il ne faut pas croire que ce soit un rêve. J'étais debout à la place où nous sommes, et j'avais envie de crier au secours.

- Le bruit a donc recommencé ? demanda cette belle voix de Marton, qui faisait si bien sous son bavolet.

- Ah ! mon cousin Raymond ! s'écria Muguette, en joignant ses deux jolies petites mains, la voix, de Mme Marton me rassure comme s'il y avait un demi-cent d'archers dans notre logis ! C'est un autre bruit qui se fit, ma chère Marton, car nous serons toutes deux de bien bonnes amies, je vois cela; on eût juré que l'armoire était pleine de souris qui rongeaient le bois et, une fois, l'idée m'est venue qu'il y avait là un menuisier qui travaillait à tâtons.

- Et tu n'as pas ouvert, petite, poltronne ? dit Fortune.

- Ouvrir ! se récria Muguette; Jésus, mon Sauveur ! Mais, depuis qu'il fait jour, je n'ai pas même osé tourner la clef dans la serrure.

Marton fit un pas vers l'armoire et l'ouvrit, tandis que Muguette se cachait derrière Fortune.

Dans l'armoire qui était plus large que profonde les vêtements de Mlle de Bourbon étaient pendus à des porte-manteaux. Ils étaient pour la plupart d'étoffes communes et de couleurs sévères à l'exception de deux robes plus riches dont les nuances allaient se fanant et dont la forme avait passé de mode. En somme, c'était bien une pauvre garde-robe pour une princesse.

Muguette regardait de tous ses yeux par-dessous l'aisselle de Fortune.

Marton avait écarté les robes et faisait l'inspection de l'armoire.

- Trouves-tu le menuisier ? demanda Fortune.

Marton ne répondit point tout de suite.

Elle remit en place les vêtements et referma l'armoire.

- Eh bien ? fit Muguette.

Marton mit dans la main de Fortune un petit fragment de scie en acier fin, dont la cassure avait des paillettes diamantées.

- Le Chizac a tenu parole, dit-elle; la besogne est faite. Je suis ici une sentinelle dans sa guérite et je ne quitterai plus cette chambre.

- Eh bien ? répéta Muguette, dont la curiosité arrivait à la fièvre.

Une voix rauque et cassée appela dans la chambre voisine.

- C'est madame la comtesse de Bourbon, dit Fortune; va, fillette, et annonce-moi. Il faut que j'obtienne son agrément pour que Marton, sa nouvelle servante, fasse partie de la maison.

Dès que Muguette eut franchi le seuil, la prétendue Marton saisit les deux mains de Fortune et l'emmena vers le lit.

- Regardez ! dit-elle.

Et les yeux brûlants, la voix saccadée, Courtenay ajouta :

- Voilà ce que cet homme a fait d'elle ! et vous ne voulez pas que je le tue !

- Prince, répondit Fortune avec émotion, vous aimez bien, vous aimez comme un bon cœur, et vous serez heureux s'il plait à Dieu. Contentez-vous du bonheur que je vous aurai donné et laissez-moi M. de Richelieu, car M. de Richelieu m'appartient.

- Madame la comtesse; dit Muguette en rentrant, consent à recevoir M. le cavalier Fortune.

 

 

Où Fortune soutient avec talent une thèse généalogique.

 

Au moment où Fortune entrait dans la chambre à coucher de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, celle-ci était debout au-devant de son lit et se tenait appuyée sur une longue canne.

- Approchez, jeune homme, dit-elle à Fortune, et donnez-moi votre bras.

« Je ne suis pas encore tout à fait remise, mais cela viendra, et, avant qu'il soit huit jours, je pourrai me rendre au Palais-Royal pour soumettre mes griefs à monsieur mon cousin, Philippe d'Orléans, régent de France.

Fortune l'assit dans la bergère et se redressa dans une respectueuse attitude.

Quand la comtesse eut retrouvé sa respiration, car ces quelques pas l'avaient essoufflée, elle lui dit :

- Ce qui me plaît en vous, jeune homme, c'est que vous savez garder votre distance. Aussitôt que j'aurai recouvré mon crédit, je ferai quelque chose, pour vous.

Fortune s'inclina en manière de remerciement, et la vieille reprit encore :

- Je ne suis pas éloignée, reprit la vieille dame, en changeant de ton tout à coup, d'approuver ce que vous avez fait, jeune homme, en engageant pour notre compte une servante robuste de corps ; cela vaut mieux qu'un homme dans une maison comme la nôtre, et les faits graves que je vous ai confiés hier vous donnaient le droit de vous mêler de nos affaires. Mais, comme je n'ai plus d'intendant ni même de majordome, je dois m'occuper moi-même de ces détails, qui ont leur importance. Quel est l'âge de cette villageoise, s'il vous plaît ?

- A vue de pays, répondit Fortune, elle peut bien avoir vingt-cinq ans.

La comtesse approuva d'un signe de tête.

-Son nom est Marton, poursuivit la comtesse, cela sent la comédie et nous la nommerons Marthe. Quels gages demande-t-elle ?

- Elle s'en remet à la générosité de Mme la comtesse, répliqua Fortune, chez qui apparaissaient déjà quelques signes d'impatience.

Il alla chercher, tout à l'autre bout de la chambre, un fauteuil qu'il fit rouler bruyamment sur le carreau.

- Eh bien ! eh bien ! s'écria la comtesse scandalisée, à quoi songez-vous, jeune homme ?

- Noble et respectée dame, répliqua Fortune, qui se campa carrément dans le fauteuil, nous avons à causer d'amitié. Ne croyez pas que je veuille vous rabaisser ou me relever; vous êtes une princesse, et je ne suis rien du tout, ceci est chose convenue; mais pour causer, il faut être nez à nez, voilà mon opinion. Laissons de côté, je vous prie, Marthe ou Marton, et parlons un peu du mari que j'ai trouvé pour ma sœur Aldée.

Les deux mains sèches de la vieille dame se crispèrent si violemment sur les bras de son fauteuil, que les ossements de ses doigts craquèrent.

- Aldée ! votre sœur ! répéta-t-elle avec indignation.

- Madame la comtesse, continua-t-il, dans l'état où est Mlle de Bourbon, je vous supplie de considérer qu'il lui faut un défenseur, et que, malgré toute ma bonne volonté, je ne suis point pour elle un tuteur convenable. J'ai mes préjugés, comme vous avez votre foi; je n'aimerais pas à répandre le sang de mon autre frère en Jésus-Christ, M. de Richelieu... C'est comme cela. Vous avez beau froncer le sourcil, entre lui et moi, il y aura toujours ce vieil homme qui m'embrassait jadis à la dérobée... D'un autre côté, M. de Richelieu, étant marié, ne pourrait...

- Jour de Dieu ! s'écria la comtesse, dont tout le corps trembla, fût-il garçon ou veuf, as-tu pensé, malheureux, qu'un fils de Richelieu pût avoir la main d'une fille de M. de Bourbon !

Non, sur ma foi ! s'écria Fortune en gardant sa bonne humeur imperturbable. Pour une princesse, j'ai cherché tout naturellement un prince, et je vous offre un camarade qui a dans son sac à noblesse pour le moins autant de quartiers que vous.

- Pour le moins ! fit la vieille dame étonnée. Est-il donc Bragance, Stuart ou Habsbourg ?

- II est Courtenay, répondit Fortune.

La vieille dame enfla ses joues et poussa un long soupir; puis elle s'éventa lentement avec le mouchoir brodé qu'elle tenait à la main.

- Courtenay ! dit-elle; certes, MM. de Courtenay sont des gentilshommes. La branche aînée, qui s'est établie en Angleterre, possède, dit-on, de fort nobles domaines. Dans la maison de Bourbon, nous n'aimons pas les Anglais.

- Le Courtenay dont je parle est Français, s'empressa de dire Fortune.

La vieille comtesse le couvrit d'un regard sérieux et dit :

- Voilà malheureusement, jeune homme, le véritable état de la question ; or, comme à l'impossible nul n'est tenu, et que le genre particulier de folie dont Mlle de Bourbon est affectée ne semble point pronostiquer une vocation particulière pour le célibat, nous vous demandons le temps de réfléchir. Courtenay, à tout prendre, est peut-être ce qu'il y a de moins sujet à caution parmi la noblesse européenne.

Fortune se frotta les mains.

- Pour réfléchir, bonne dame, demanda-t-il, vous faudra-t-il plus d'une demi-heure ?

Une réponse foudroyante était sur les lèvres de la comtesse, mais notre cavalier la prévint.

- C'est que, dit-il d'un ton insinuant, nous sommes un peu chez vous dans le pays des fées ; les murailles n'y sont pas de verre, mais on passe au travers comme si elles étaient en papier.

- Ce que la petite Muguette m'a raconté, murmura la comtesse avec étonnement, a-t-il donc quelque fondement ?

- Votre logis, répondit Fortune, le logis voisin et toute cette partie de la cour de Guéménée sont la propriété d'un coquin nommé Chizac, qui appartient corps et âme à M. le duc de Richelieu.

- En quel temps vivons-nous ! balbutia la douairière.

- Par suite de quoi, continua Fortune, si, au lieu de réfléchir une demi-heure, vous vouliez bien vous déterminer incontinent, on pourrait fiancer le prince et la princesse... et, vive Dieu ! si M. le duc nous arrivait par un trou de lambris, par la porte ou par la cheminée, il trouverait à qui parler.

La vieille dame changea de posture dans son fauteuil, baissa les yeux et eut une petite toute sèche.

- Est-ce que M. de Courtenay connaît l'état de santé de Mlle de Bourbon ? demanda-t-elle.

- Certes, certes, répondit Fortune, je l'ai mis au courant de tout.

- Il y consentirait nonobstant ?

- Il est amoureux comme Roland et chevaleresque comme Amadis !

La vieille dame garda un instant le silence.

- Eh bien ! fit-elle ensuite, la générosité de M. de Courtenay me touche, elle me touche beaucoup ! Je ne me refuse pas à le voir, et comme l'urgence est grande, à cause des menées de ce Chizac, je consens à recevoir M. de Courtenay aujourd'hui dans l'après-midi.

- C'est que je serai loin à cette heure-là, objecta Fortune; vous ne pouvez pas vous faire une idée des mille et une besognes que je dois accomplir aujourd'hui. Si vous vouliez voir le prince tout de suite ?

- A cette heure, jeune homme ! se récria la douairière, il ne fait jour chez aucune personne de qualité et le prince lui-même ne consentirait pas...

- C'est tout le contraire, corbac ! Dites seulement un mot, et il paraîtra.

- M. de Courtenay est-il donc si près d'ici ? demanda la vieille dame étonnée.

Fortune ne répondit que par un signe de tête souriant.

Le mouchoir brodé de la comtesse se reprit à jouer le rôle d'éventail, tandis qu'elle murmurait :

- M. le prince serait-il dans ma maison ?

Fortune se leva et gagna la porte qu'il ouvrit.

- Marton, ma fille, dit-il, venez ça qu'on vous présente à votre nouvelle maîtresse.

Marton passa le seuil aussitôt.

Si habile que fût Mme La Pistole en fait de déguisement, la comtesse de Bourbon, qui était une femme de grande expérience, et dont les soupçons étaient éveillés, d'ailleurs, par les dernières paroles du cavalier Fortune, n'eut pas besoin de plus d'un coup d'œil pour reconnaître le sexe de Marton.

Il eût été difficile de définir en ce moment l'expression de sa physionomie.

Quelque chose souriait derrière la sécheresse de ses traits.

C'est qu'elle songeait, irritée, mais émue :

- Le scélérat portait des habits de femme quand il s'introduisit au château de mon père !

Le scélérat, c'était l'autre duc de Richelieu, celui qui se cachait jadis pour embrasser Fortune enfant dans les corridors.

Notre cavalier prit la main de Marton et l'amena jusqu'à là comtesse.

- Madame, dit-il rondement, chacun fait, ce qu'il peut, et il fallait un garde du corps à Ml1e Aldée de Bourbon. Le danger qui la menace est prochain et terrible, le déguisement de M. le prince de Courtenay ici présent n'est pas un moyen de comédie, mais un gage de salut. Tout sera pour le mieux si vous faites que ce soit un fiancé qui veille sur sa fiancée.

 

Où Fortune suit Chizac à la trace de ses forfaits.

 

Mme la comtesse de Bourbon hésita un instant, puis elle dit avec ce grand air de noblesse qu'elle prenait tout naturellement quand il le fallait :

- Soyez le bienvenu, monsieur mon cousin ; ce n'est pas la première fois que Bourbon et Courtenay se marient ensemble.

- Comtesse, dit-il, notre brave ami Fortune parlait tout à l'heure des fées et des maléfices ; Mlle de Bourbon est sous l'empire d'un funeste enchantement.

« Sans jamais franchir les limites en deçà desquelles doit rester une fille noble, Aldée m'avait laissée voir autrefois qu'elle ne dédaignait point ma recherche ; nous la guérirons, je vous en donne ma foi, et autant que cela dépendra de moi, je fais serment de la rendre heureuse.

- Embrassez-moi, mon cousin de Courtenay, dit la comtesse, je vous accepte comme le fiancé de ma fille.

Puis, se tournant vers Fortune, elle ajouta :

- Tu as bien agi, ami Raymond, et je te remercie.

Comme s'il n'eût attendu que cela, Fortune salua respectueusement la vieille dame, serra la main du chevalier et s'éloigna en disant :

Bonne garde ! vous avez affaire à forte partie. Je vous laisse à votre devoir et vais au mien.

- Tu nous quittes donc encore, mon cousin Raymond ? lui dit Muguette dans l'antichambre, entre deux baisers; Mlle Aldée vient de s'éveiller, je ne sais pas ce qu'elle a, mais je l'ai entendue qui murmurait en se parlant à elle-même, à deux ou trois reprises : « J'irai ! j'irai ! »

- N'aurait-elle point reçu quelque message ? demanda Fortune inquiet.

- Impossible ! répliqua la fillette. Qui donc lui aurait remis un message ? Je ne l'ai pas abandonnée d'un instant.

Fortune réfléchit et dit :

- Cherche bien, ma chérie, le diable rôde autour de la maison. Avertis Marton à la moindre alerte.

- C'est que je n'oserai plus guère lui parler, murmura Muguette, maintenant que c'est un prince.

- Dis-lui tout, reprit Fortune. Je donnerais une poignée de pistoles pour rester ici, mais c'est impossible, à cause de mon plan. Je n'ai pas même le temps de t'expliquer mon plan, pauvre chérie. Au revoir et bonne garde ! J'espère que je vais t'envoyer un peu de renfort.

Il sortit en courant, constata en passant que le carrosse de Chizac ne stationnait plus à la porte de l'allée et descendit la grande rue Saint-Antoine à pas précipités.

Sa première étape le porta rue de la Monnaie, au logis de l'inspecteur Bertrand.

Il avait à lui rendre compte de ce qui s'était passé depuis la veille ; il avait aussi à lui soumettre les détails de son plan, qui était maintenant chose arrêtée.

Il frappa, on ne lui répondit point. Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes que Prudence, la servante, entrouvrit la porte pour lui demander ce qu'il voulait.

- Est-il donc arrivé malheur ici ? murmura Fortune qui se sentait pris d'une vague inquiétude.

- Ah ! c'est vous, monsieur l'exempt, dit Prudence, je vous reconnais bien:

Elle ouvrit la porte toute grande, et Fortune put voir la troupe entière des enfants, grands et petits, rangée silencieusement derrière elle.

Cette fois, leurs vêtements de deuil allaient bien à l'expression farouche et triste de leurs visages.

- Où est maître Bertrand ? demanda Fortune.

- Dieu merci, répliqua Prudence, ce n'est pas la première fois qu'il tarde ainsi à revenir.

Elle parlait pour les enfants plutôt que pour Fortune.

- Et dame Julie ? interrogea notre cavalier.

- Dame Julie aussi fait souvent de longues absences.

Les enfants dirent tous à la fois :

- Jamais de si longues ! jamais !

Ils avaient les yeux rouges de larmes.

Le plus petit des garçons ajouta :

- Et Faraud, notre pauvre ami, qui ne revient pas non plus !

Fortune donna quelques caresses à ce pauvre petit peuple et ressortit en disant :

- II faut pourtant que je voie maître Bertrand, je repasserai dans une heure.

Prudence le suivit sur le palier.

- On a toujours bien vécu ici, dit-elle tout bas, bien mangé, bien bu, mais cela a coûté cher souvent. Maître Bertrand n'irait peut-être pas tout droit en paradis ; mais Dieu ne voudrait pas punir tant d'innocentes créatures !

- Depuis combien de temps est-il parti ? demanda Fortune.

- Ils sont partis ensemble, répondit la servante, et ils ont emmené le chien. Il était minuit, il est midi, voici juste douze heures qu'ils sont dehors.

Fortune avait la tête basse quand il remonta la rue de la Monnaie pour gagner les Halles.

- Si La Pistole ne veut pas me donner un coup d'épaule, pensa-t-il, je serai obligé d'abandonner ces pauvres gens à leur sort ; car désormais les heures de ma journée sont comptées. Et encore La Pistole pourrait-il quelque chose pour eux ?

En quelque sorte malgré lui, car ce n'était point sa route, Fortune prit la rue Aubry-le-Boucher pour tourner à l'angle des Cinq-Diamants.

A ce moment même, le beau carrosse de Chizac arrivait du côté de la rue Saint-Martin.

Comme d'habitude, le carrosse s'arrêta devant l'entrée de la ruelle où les voitures ne pouvaient point pénétrer.

Fortune se rangea contre la devanture du cabaret des Trois-Singes, et vit passer Chizac-le-Riche, soutenu ou plutôt porté par deux grands laquais.

Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées depuis que Fortune avait rencontré Chizac-le-Riche au quartier de la Ville-l'Évêque, devant la petite maison de M. de Richelieu.

Le changement produit en Chizac par cet espace de temps si court tenait du prodige.

En deux jours, cet homme, dans la force de l'âge, était devenu un vieillard; en un autre jour, ce vieillard s'était transformé en moribond.

Fortune s'éloignait à grands pas.

Il tourna à droite, dans la rue des Lombards et gagna une masure de piètre apparence dont l'enseigne annonçait une maison garnie.

Des bambins qui jouaient devant le seuil lui apprirent que maître La Pistole demeurait au second étage, et l'un d'eux ajouta :

- II n'aura plus besoin de jouer les Arlequins à la foire Saint-Laurent, car Chizac-le-Riche est son cousin, et Chizac-le-Riche est venu le voir, ce matin, dans son beau carrosse.

Fortune eut froid dans la moelle de ses os. Ce nom de Chizac sonnait pour lui comme une menace d'assassinat.

Il monta l'escalier quatre à quatre et avec l'idée qu'on ne lui répondrait point.

Par le fait, malgré tout le tapage qu'il menait, la porte resta close et nul bruit ne se fit à l'intérieur.

Fortune se recula, prit son élan et, d'un seul coup de pied vigoureusement appliqué, jeta bas la porte vermoulue.

Son œil chercha tout aussitôt sur le sol le cadavre sanglant du malheureux époux de Zerline, mais son regard ne rencontra rien, sinon un corps velu qui était plein de vie et dont le choc amical faillit le jeter à la renverse.

C'était le chien Faraud, qui, se dédommageant de son silence, aboyait maintenant à cœur joie.

Une voix lamentable sortit cependant de l'ombre d'une soupente et cria :

- C'est déjà la police ! Pille Faraud ! mords ! étrangle !

- Où diable es-tu caché, bonhomme ? demanda Fortune, et comment le chien est-il revenu avec toi ?

Au lieu de répondre, La Pistole, qu'on ne voyait point encore, poursuivit d'une voix entrecoupée de sanglots :

-Cela devait finir ainsi ! J'aimais trop la coquine ! Il fallait un dénouement tragique à cette vie de passion désordonnée !

- Où es-tu, imbécile ? demanda notre cavalier.

Au premier pas qu'il fit pour s'approcher, La Pistole cessa de sangloter et sa voix devint menaçante.

- N'avancez pas ! ordonna-t-il; je vous attendais et j'ai pris mes mesures. Il y a vingt-cinq livres de poudre à canon sous le carreau, à la place même où vous êtes, et je tiens à la main une mèche allumée. Le sacrifice de ma vie est accompli ! Je vais vous faire sauter en même temps que moi !

- Ah ça ! ah ça ! dit Fortune, tu es donc encore plus fou qu'à l'ordinaire ?

- J'ai vendu mon existence pour un million, répondit La Pistole. Combien êtes-vous ? J'entends dans l'escalier des bruits de voix et d'armes ; l'escalier peut bien contenir une vingtaine d'hommes de police : ils vont tous sauter ! Je suis fâché d'envelopper mon chien Faraud dans cette catastrophe, mais je cherche en vain un moyen de le sauver.

Faraud, entendant son nom, bondit dans la soupente et notre cavalier profita de ce mouvement qui arrêta un instant le bavardage de La Pistole pour s'écrier :

- Mais regarde donc, au moins ! c'est moi, Fortune, ton camarade !

- Fortune ! répéta La Pistole avec l'accent de la stupéfaction ; Chizac-le-Riche ne l'a donc pas tué !

- Puisque me voilà... commença notre cavalier.

- Et sous quel costume ! s'écria l'Arlequin, reprenant son accent tragique. C'était donc vous qui deviez me conduire à l'échafaud !

Il sortit de son trou en déshabillé de nuit et coiffé d'un bonnet de coton qui se rabattait chaudement sur ses oreilles.

- Point d'exclamations, s'il vous plaît, reprit-il, le poing sur la hanche et marchant avec noblesse : il n'y a dans les marchés que ce qu'on y met. J'appartiens à la loi, et je me livre sans opposer la moindre résistance.

Fortune le saisit par les épaules et le secoua si rudement que le pauvre diable se mit à crier misère.

Tout en secouant, Fortune disait :

- T'éveilleras-tu; intolérable drôle ! Je ne suis pas un homme de police et je ne viens pas t'arrêter.

- Alors, lâchez-moi, rétorqua La Pistole. Vous n'avez aucun droit de me brutaliser si vous n'appartenez pas à la force publique.

Il alla jusqu'à la porte et regarda dans l'escalier.

- Ce que vous avancez, reprit-il, a une apparence de vérité. Vous êtes seul et je ne vois aucun suppôt au-dehors.

Il referma la porte.

- Cavalier, reprit-il d'une voix tout à coup attendrie, je suis content de pouvoir encore vous estimer. Notre connaissance ne date pas de longues années, mais ces jours que nous avons passés ensemble valent à mes yeux plusieurs lustres. J'ai fait mon testament : mon million est en lieu sûr et, néanmoins, je ne suis pas fâché de vous confier de vive voix mes dernières volontés.

Fortune ne l'interrompait plus, il se disait :

- Le malheureux a décidément perdu la tête.

Et comme il avait bon cœur, il était sincèrement triste.

- Peut-être, poursuivit La Pistole, ne comprenez-vous pas très clairement la situation ; elle est bizarre et mérite d'être expliquée en peu de mots.

« J'ai toujours, vous le savez, reprit-il après s'être un instant recueilli, j'ai toujours nourri le désir d'avoir à moi un million en numéraire ou en bonnes valeurs. C'était mon ambition et, selon l'état de mon cœur c'était tantôt pour humilier la coquine, pour l'écraser sous ma prospérité, tantôt pour mettre ma chère petite femme dans un boudoir ouaté et parfumé comme les écrins où l'on serre les bijoux précieux. Zerline, nous nous connaissons assez, Cavalier, pour que je vous confie ce détail intime, Zerline m'a appris hier qu'elle portait, dans son sein un fruit de notre tendresse, ou plutôt de nos querelles suivies de raccommodements. Il est au-dessus de mon pouvoir de vous exprimer quels ont été à cette nouvelle, les divers sentiments de mon cœur. La jalousie a voulu parler et sa voix perfide a posé en dedans de moi même cette question pénible, es-tu le père de l'enfant ? Il est résulté de ce doute une escarmouche assez vive entre moi et Zerline, mais on ne se trompe guère à la voix du cœur, et mon cœur a crié : La Pistole, ce petit garçon ou cette petite fille est ton sang et ta chair. Aussi, ce n'était plus seulement pour Zerline, mais encore pour l'enfant qui va naître que je souhaitais le million de mes rêves, et quand Chizac-le-Riche, mon cousin, est venu ce matin me demander si je voulais lui vendre ma vie...

- Comment ! interrompit Fortune, que veut-il faire de ta vie ?

- Il a besoin, répliqua La Pistole, de faire pendre un homme pour le meurtre de Guillaume Badin. C'est un cadeau de noces qu'il veut offrir à la belle Thérèse, sa fiancée.

- Et tu as consenti ?... s'écria Fortune.

- A prendre le million, oui, répondit La Pistole, pour Zerline et son petit : il était écrit que la coquine serait cause de ma mort.

Une larme vint à ses yeux qu'il essuya.

- Mais, à bien considérer les choses, acheva-t-il, j'aimerais voir si le petit me ressemblera. J'ai le million, et je ne suis pas encore pendu, mon camarade.

 

 

Où Fortune a l'honneur de contempler un illustre sous-séducteur.

 

Il était assez difficile d'arracher à ce bon La Pistole quelque chose de suivi et de raisonnable. Il aimait et il détestait à la folie. Cette haine amoureuse ou cet amour haineux lui bouleversaient la cervelle à tel point que ses idées dansaient incessamment la farandole.

Le petit devait s'appeler Vincent Camus comme lui, pour peu qu'il appartînt au sexe masculin; si c'était une fille, au contraire, on devait lui donner le nom de Zerline.

La Pistole avait déjà réglé tout ce qui concernait. son éducation.

Fortune eut beaucoup de peine à le confesser. Il parvint à savoir pourtant, que Chizac, autre monomane, avait adroitement coloré son étrange proposition.

Chizac ne laissant rien percer de ses craintes, avait mis en avant ses projets de mariage : la belle Thérèse, dont il était éperdument épris, lui accordait sa main à la condition que la mort de son père serait juridiquement vengée.

- D'ailleurs, avait ajouté Chizac, vous avez de l'esprit, mon cousin La Pistole ; il ne vous sera pas difficile d'établir que Guillaume Badin était un peu ivre, j'en témoignerais au besoin, et qu'il vous a insulté devant sa porte. Le coup d'épée rentrerait alors dans le cas de légitime défense. Et voyez un peu les dangers de votre situation ! il est arrivé malheur à tous ceux qui ont touché à cette mystérieuse affaire : l'inspecteur Bertrand est mort et l'on a été jusqu'à faire disparaître son cadavre, déposé à la morgue, le cavalier Fortune est mort aussi. En conséquence, il ne reste plus que vous : c'est peut-être un jour ou deux que vous allez me vendre au prix exorbitant d'un million. Quelle superbe affaire !

En disant tout cela, l'ancien Arlequin de la foire, très sérieux et très convaincu, avait pourtant je ne sais quel sourire aux lèvres.

- Vous n'êtes pas mort, cavalier, reprit-il, et cela me fait plaisir pour vous ; quant à l'inspecteur Bertrand, son affaire me paraît claire puisque voilà mon chien Faraud revenu.

Il y avait déjà longtemps que Fortune si l'on peut ainsi s'exprimer, causait avec Faraud tout en écoutant La Pistole.

Le chien était inquiet et allait à chaque instant vers la lucarne qui donnait rue des Lombards.

Fortune demanda :

- A quelle heure as-tu revu le chien ?

- Il a gratté à la porte, répondit La Pistole, tout de suite après le départ de mon cousin Chizac.

Fortune réfléchissait et se disait :

- Les blondins sont tout seuls à la maison. Qu'est-il advenu de ce pauvre diable et de sa petite femme ? Corbac ! il était un des meilleurs rouages de ma mécanique, et je ne sais pas comment je le remplacerai.

- Mon garçon, reprit-il tout haut, l'intérêt que je te porte m'a conduit à prendre des informations sur Mme La Pistole...

- Et de quel droit, s'il vous plait ? s'écria l'ancien Arlequin.

- Ta femme est digne de toi, poursuivit notre cavalier gravement, de toi, qui viens d'accomplir un des plus beaux traits de dévouement qu'on puisse trouver dans l'histoire ancienne et moderne. Touche-là ! Je me charge de faire comprendre à la charmante Zerline ce qu'il y a de magnifique dans ton sacrifice.

- Vous êtes donc en rapport avec elle ? demanda La Pistole.

- Voici ce qui dépare la grandeur de ton caractère, répliqua notre cavalier, c'est cette propension à la jalousie. Fi donc ! Mais parlons de ta situation : tu as vendu ta vie pour ta femme et tes enfants, car il se pourrait que Zerline fût mère de deux jumeaux, mon camarade.

La Pistole accueillit cet espoir par un sourire et avoua qu'il n'y avait point songé.

- Je me regarderais comme le dernier des hommes, poursuivit Fortune, si je te laissais payer sottement cette lettre de change funèbre, tirée sur toi par le vampire Chizac. As-tu remarqué comme ton cousin est changé ?

- Il ne fait pas très clair ici, répondit La Pistole, mais j'ai cru voir qu'il n'avait pas bonne mine.

Fortune se leva et passa son mouchoir comme une laisse dans le collier de Faraud.

- Veux-tu être avec moi ? demanda-t-il en changeant de ton tout à coup.

La Pistole répondit :

- Je veux bien être avec vous s'il n'y a pas trop à risquer.

- Que peux-tu risquer de plus que ta vie, demanda notre cavalier. Voici ce que tu auras à faire: il y a dans le logis de Chizac un mystère que je voudrais découvrir.

- Jamais je ne retournerai là-dedans, s'écria, l'ancien Arlequin. C'est plein de traquenards !

- Si tu aimes mieux donner ta peau, tu es libre, mais écoute-moi jusqu'au bout. Une fois dans la maison dé Chizac, il suffirait de te laisser conduire par Faraud, le brave chien, qui sait où est la cachette dont je parle.

- Faraud ne chasse que les papiers de la banque; murmura La Pistole d'un air défiant.

- Faraud était comme un coq en pâte dans le logis de l'inspecteur Bertrand, repartit Fortune, et les bêtes se souviennent. Fais seulement ce qui t'est commandé et remarque bien la façon dont le chien se comportera. Tu as assez d'esprit pour trouver ton prétexte d'entrée.

- Mais le prétexte de sortie ? interrompit La Pisole; j'ai promis d'attendre ici les gens de la justice..

- La mule de pape ! si Chizac demande son reste, regarde-le dans le blanc des yeux, mon fils; et dis-lui seulement : « Mon cousin, vous êtes percé à jour ! » Il tombera comme un capucin de carte à qui on donne une chiquenaude.

La Pistole était assis sur le pied de son lit et tenait sa tête à deux mains.

- Tu tiendras note, poursuivit notre cavalier qui le regardait du coin de l'œil, des faits et gestes de Faraud, afin de m'en rendre compte exactement, après quoi tu te rendras, toujours avec Faraud, à la porte de la cour Guéménée, qui est au bout de la grande rue Saint-Antoine, et tu examineras les gens qui sortiront ou qui entreront. Si tu aperçois M. le duc de Richelieu, tu te rendras tout au fond de la cour, au logis de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, et tu diras à sa servante Marton : « Voici l'instant ! »

- Je n'aime pas beaucoup me mêler des affaires des grands seigneurs, murmura La Pistole.

- Au cas où il y aurait bagarre, continua Fortune sans tenir compte de l'interruption; tu sauras que Faraud et toi devez être du côté de la susdite Marton.

« Et si tu préfères subir ton sort comme un imbécile, dit tout à coup notre cavalier en laissant tomber brusquement sa main sur l'épaule de l'Arlequin, je connais un quidam de gaillarde tournure qui consolera ta veuve avec plaisir. Voilà.

La Pistole bondit sur ses pieds.

- Je vais chez Chizac, dit-il, j'irais chez le diable ! ah ! la coquine ! la coquine ! quelle passion j'ai pour elle !

Il descendit le premier et Faraud le suivit ; mais dès qu’ils furent dans la rue, Faraud tourna à pleine course l’angle de la ruelle des Cinq-Diamants.

Fortune reprit au contraire le chemin des Halles. Il partit à grands pas, le feutre sur les yeux et songeant si profondément qu'il heurtait les passants sans prendre garde.

Après avoir quitté les Halles, il longea la rue Coquille et entra dans la rue Croix-des-Petits-Champs.

Là, il s'arrêta devant une haute porte cochère que flanquaient deux pans de murs, au centre de chacun desquels une niche profonde abritait un large banc de pierre.

Nul ne se représentait ainsi l'entrée de la maison habitée par ce Don juan à l'eau de tubéreuse : M. le duc de Richelieu.

Fortune souleva le marteau de la porte, et à ce moment, sa figure témoignait d'une véritable émotion.

Après une bonne minute d'attente, la porte s'ouvrit, et un suisse, galonné sur toutes les coutures, demanda en un baragouin qui se payait alors fort cher, ce qu'il y avait pour le service du nouvel arrivant.

- Je désire voir M. Raffé, dit Fortune.

Le suisse répondit en français d'Allemagne, que M. Raffé était occupé et sur le point de partir pour Saint-Germain-en-Laye.

Il y avait en effet un carrosse attelé dans la cour.

- Je viens de la part d'une dame, dit Fortune.

Le suisse posa fermement la question de savoir si cette dame en voulait à M. le duc ou à son premier valet de chambre.

- La dame est pour M. Raffé, répondit Fortune, et ce n'est pas tous les jours qu'il lui arrive pareille aubaine.

Il ajouta, parce que le suisse examinait son costume d'exempt :

- La dame a l'honneur d'appartenir à la lieutenance.

Le suisse s'effaça, Fortune entra et la porte fut refermée derrière lui.

Ce fut dans le vestibule que Fortune attendit.

Au bout de dix minutes environ, un valet vint le chercher et le fit monter au premier étage.

Là, dans une chambre fort bien ornée et qui confinait aux appartements de M. le duc, un homme de trente-cinq à quarante ans, les cheveux en papillotes et tiré à quatre épingles, dans une robe de chambre en damas ramagé, s'asseyait auprès d'une table couverte de papiers.

C'était Raffé, l'illustre Raffé, personnage historique s'il en fût, et qui vit à ses pieds, dit-on, comme l'âne chargé de reliques, les plus nobles pécheresses de ce siècle pécheur.

Comtois referma la porte.

Fortune et le roi des Frontins étaient seuls.

Ce fut seulement alors que Raffë daigna se retourner à demi pour jeter à notre cavalier un coup d'œil hautain et souverainement fatigué.

- Mon bon, dit-il, vous voyez qu'il y a presse, mais néanmoins, s'il s'agissait d'une personne de rang… Approchez, je vous prie, ce n'est pas la première venue qui peut mettre ainsi un exempt en campagne.

Fortune fit quelques pas vers le bureau chargé d'amour et s'arrêta en face de son interlocuteur, qu'il examina copieusement.

- On dirait, murmura celui-ci, que vous n'avez jamais vu d'homme entouré par la faveur des belles.

- Sur ma foi, murmura Fortune au lieu de répondre, c'est que je le reconnais, je le reconnais très bien, ce bon monsieur Raffé ! Y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus !

L'œil du premier valet de chambre devint plus attentif.

- Mon brave, dit-il, moi, je ne vous reconnais pas du tout. Il m'est arrivé rarement de fréquenter des gens de votre sorte.

- Je n'ai pas toujours été exempt du Châtelet de Paris, mon bon M. Raffé, répliqua Fortune. Regardez-moi encore.

- Je veux mourir... commença Raffé.

- Ah ! que diraient ces dames ! interrompit Fortune. Je vais vous aider un peu, si vous voulez.

- Alors, fit le valet de chambre dont les sourcils se froncèrent, il ne s'agit que de vous, l'ami ? le message galant était un prétexte ?

- Un pur prétexte, mon bon monsieur Raffé.

Celui-ci avança la main vers une sonnette posée sur la table.

Sans façon, Fortune lui arrêta le bras.

- Ne voulez-vous point au moins savoir mon nom ? demanda-t-il.

- Que m'importe, s'écria encore Raffé avec une colère d'enfant gâté, vous me prenez le temps des dames !

- Il vous importe peut-être plus que vous ne croyez, je suis Raymond.

- Raymond, répéta le valet de chambre, Raymond qui ?

- Le petit Raymond... vous savez... celui que feu M. le duc embrassait quand personne ne pouvait le voir.

Raffé ouvrit de grand yeux.

- Toi, balbutia-t-il, Raymond ! un exempt ?

- On fait ce qu'on peut pour arriver. Je crois que vous commencez à me reconnaître.

Le valet de chambre se leva et se plaça de manière à voir notre cavalier, posé en plein jour.

- Il a la bouche, murmura-t-il, le nez aussi, les yeux... par la sambleu ! Sais-tu que tu es un beau gars mon fils ? M. le duc ne pourra te renier, car tu lui ressembles comme deux gouttes d'eau !

 

 

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