PREMIERE PARTIE

La conspiration en dentelles

(suite)

V. Où Fortune trouve les cheveux, l'épaule et l'emplâtre du rousseau

VI. Où Fortune fait un métier de chien.

VII. Où Fortune casse enfin sa canne sur la tête du rousseau.

VIII. Où Fortune voit une belle fille dans un beau carrosse.

 

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Où Fortune trouve les cheveux, l'épaule et l'emplâtre du rousseau.

 

La Française reprit, continuant l'éducation de For­tune

- Je n'ai pas à vous cacher, mon ami, que Son Éminence a d'autres messagers que vous sur la route de Paris. Vous n'emportez rien d'ici en fait de dépêches, sinon ce signe (elle montra la canne de compagnon) qui vous servira en même temps de défense et de passeport. Vos dépêches vous seront remises en chemin, peut-être sans que vous vous en doutiez. A chaque couchée, vous recevrez les instructions pour l'étape du lendemain. N'ayez pas l'air de fuir les espions que vous rencontrerez à foison sur votre route, aucun d'eux ne vous connaît, vous pourrez passer à visage découvert.

Cette fois, Fortune protesta.

- Il y en a au moins un qui me connaît ! dit-il.

- Lequel ? demanda la jeune dame.

- Vous pourriez peut-être m'apprendre son nom que j'ignore, repartit Fortune avec humeur; m'est avis que votre confrérie contient plus d'un pèlerin qui ménage la chèvre et le chou. Celui dont je parle est bossu de l'épaule gauche ou de la droite, à son choix, borgne de l’œil gauche ou de l’œil droit, à sa fantaisie, et porte sur la tête au lieu de cheveux les plus vilains poils que j'ai vus jamais à la queue d'une vache rousse... il sortait d'ici quand je suis entré.

La jeune femme, cette fois, parvint à prendre son sérieux.

- Celui-là, dit-elle, vous ne le rencontrerez plus jamais !

- Est-ce ainsi ? murmura notre cavalier tout joyeux, car il traduisait cette réponse à sa manière, l'aurait-on expédié dans l'autre monde ce soir ? La nuit est noire et cette bourgade de Saint-Jean-Pied-de-Port a l'aspect qu'il faut pour ces sortes d'exécutions. La mule du pape ! le coquin me gênait, et je dis que c'est là une excellente affaire !

La jeune dame poursuivit sans ajouter aucune allusion à ce sujet

- Prudence et discrétion ! ne jouez pas, ne buvez pas, ne vous querellez pas !

- Son Éminence m'a déjà chanté cette antienne, grommela Fortune. Sang de moi ! il y a beaux temps que je ne jure plus.

- Faites le plus de diligence que vous pourrez, continua la Française, votre récompense sera de mille pistoles, mais il y aura mille autres pistoles de prime pour celui qui arrivera le premier...

« J'ai fini, Monseigneur, s'interrompit-elle.

Puis elle dit encore, en conduisant Fortune vers la porte

- Si vous ne recevez pas en chemin d'autres messages, vous entrerez à Paris par le village de Bercy et vous vous rendrez au quartier des Halles, dans la rue des Bourdonnais, où vous demanderez le logis du sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et vous lui remettrez cette canne, en disant, souvenez-vous bien de cela : « Voici une gaule que j'ai coupée dans la forêt. »

Fortune répéta, pour graver ces mots dans sa mémoire

- Voici une gaule que j'ai coupée dans la forêt.

- Maintenant, reprit la jeune dame avec le plus beau de ses sourires, bon voyage, ami Fortune, et que Dieu vous protège !

Elle prit en même temps la main de notre cavalier, qui sentit fort bien la pression des plus adorables doigts qu'il eût jamais admirés.

Il ne put s'empêcher de murmurer, rouge de plaisir et de crainte :

- Madame, me sera-t-il donné de vous revoir ?

La Française resta un instant sans répondre, puis elle le poussa dehors d'un geste enjoué en disant, si bas qu'il eut peine à l'entendre :

- Duc, vous jouez votre rôle admirablement !

La porte se referma.

Fortune se trouva seul dans un corridor obscur, où une main prit la sienne dans l'ombre.

- Venez, lui fut-il dit.

C'étaient encore une main et une voix de femme.

On lui fit traverser une assez longue galerie dont les fenêtres donnaient sur un terrain planté d'arbres, puis, brusquement, on l'introduisit dans une chambre bien éclairée, petite et tendue de couleur claire, qui ressemblait en vérité à un boudoir.

Son guide était une manière de soubrette au minois éveillé, à l'allure essentiellement parisienne.

- Vous m'avez cru bien vieille, dit-elle en riant, là-bas sur le parvis de l'église Saint-Ginès ?

- A Guadalaxara ! s'écria Fortune; c'était vous la duègne ? et vous demeuriez chez ce coquin de Pacheco qui m'a endormi pour me déguiser en prêtre après m'avoir volé les douros du cardinal !

- Ne me parlez pas de ces Espagnols, répliqua la soubrette, avares comme des fourmis et voleurs comme des pies ! Il y en a deux ou trois qui m'ont fait la cour et je croyais bien avoir mes étrennes; je t'en souhaite ! ils ont joué de la guitare sous ma fenêtre, et puis c'était tout; d'ailleurs, ils sentent l'échalote !

Fortune, voyant sa compagne en si belle humeur, voulut tirer d'elle quelque renseignement au sujet de la Française et de ce villageois qu'elle appelait monseigneur.

Mais la soubrette avait sa leçon faite; elle répondit seulement

- Il n'y a pas beaucoup de paysannes navarraises qui soient aussi jolies que vous, savez-vous ? la place où était votre moustache est douce comme velours. Je pense bien que vous faites l'innocent, et comment n'en sauriez-vous pas plus long que moi ?

- Je te jure... commença Fortune.

- Cela ne vous coûte rien de jurer, à vous !...vous avez fait tant de serments !... Voilà, c'est un rude voyage, après tout, mais on peut bien souffrir un peu pour être prince !

Fortune n'en était pas à deviner qu'on le prenait ici pour un grand seigneur déguisé. Cette méprise le flattait, mais il aurait voulu savoir le nom du sosie qu'il avait dans les hautes régions de la cour.

- Mademoiselle, reprit la soubrette, a bien parlé de vous le long du chemin.

- Alors, c'est une demoiselle ? dit Fortune.

- Ou une dame, répliqua la soubrette, vous compre­nez que chacun de nous s'en tire comme il peut. Elle a dit : « Je veux qu'il ait au moins ses aises pour cette nuit, et que demain il puisse faire sa toilette comme s'il était en son hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs... »

« On a fait ce qu'on a pu, ajouta-t-elle en promenant son regard autour de la chambre, et vous nous excuserez s'il manque quelque chose : Saint-Jean-Pied-de-Port n'est pas Paris !

Elle déposa sur la table un objet qui rendit un son argentin, fit une leste révérence et disparut.

Fortune resta seul.

II regarda en premier lieu l'objet qui avait sonné sur la tab1e : c'était une bourse élégante et passablement garnie.

Le boudoir était en vérité fort galant. La toilette surtout, équipée de mousseline rose, contenait, outre les savons et les essences, une multitude d'instruments dont notre ami Fortune, qui n'était pas un sybarite, n'aurait point su deviner l'usage.

Le lit était coquet, moelleux, tout drapé de lampas et de dentelles.

Fortune ne s'avoua pas cela, mais il espérait vaguement que, cette nuit, une jolie main gratterait peut-être à la porte...

Et certes il ne songea même pas à dénouer le paquet que lui avait remis la Française.

C'était son costume du lendemain, il savait cela, et, d'après la façon dont on le traitait, son costume ne pouvait être que convenable.

Une fois franchie la frontière de France, le danger, comme on le lui avait dit, pouvait être plus sérieux, mais au moins le temps était passé des comédies malséantes et des déguisements ridicules.

Il allait redevenir lui-même, et pour faire les deux cents lieues qui le séparaient encore de Paris, il allait sans nul doute trouver un bon cheval à la porte de cette maison hospitalière.

Fortune se mit au lit en songeant ainsi. Jamais il ne s'était étendu sur de pareils matelas, qui sentaient l'ambre, et où son corps enfonçait comme s'il se fût plongé dans un bain.

Il avait eu d'abord la pensée de se tenir éveillé à tout événement, mais au bout de trois minutes il ronflait comme un clairon.

Aucune aventure galante ne vint l'éveiller, aucune main douce ou rude ne gratta à sa porte, et quand il s'éveilla, le lendemain, il faisait déjà grand soleil.

Au fond du lit, où il y avait une glace drapée de guipure, le cordon d'une sonnette pendait.

Il sonna, plutôt que de sauter hors de son lit pour commencer sa toilette.

Ce fut un petit vieillard qui entra : un Israélite au nez crochu comme un bec de perroquet.

- Qui êtes-vous ? lui demanda Fortune.

- Le maître de céans, répondit le petit homme, et je croyais que la dame aurait pris pour elle cette chambre que je loue aux voyageuses de distinction.

- Où est la dame ?

- Elle est partie de grand matin avec toute sa suite. J'espère, mon gentilhomme, que vous allez en faire autant, car la maison est à louer, et vous ne voudriez pas faire perdre à un père de famille l'occasion de gagner sa vie.

« Mais, s'interrompit le juif, dont le regard inquisiteur avait fait le tour de la chambre, à quel sexe appartenez­vous, s'il vous plaît ? Je ne vois ici que des vêtements de femme.

- Apportez-moi ceci, répondit Fortune en désignant le paquet qui lui avait été remis la veille au soir; cette enveloppe contient mes véritables habits.

Le petit vieillard obéit, et Fortune dénoua l'étoffe qui entourait le paquet.

Aussitôt que les coins de l'enveloppe tombèrent, le petit juif s'élança vers le lit comme un furieux.

- Misérable ! s'écria-t-il, osez-vous bien apporter dans une chambre qui coûte un écu tournoi par jour de semblables vilainies !

Fortune, à vrai dire, était aussi indigné que lui.

Le paquet contenait un costume de compagnon maçon, usé, déchiré et tout souillé de plâtre.

Fortune n'aurait pas cru qu'il pût regretter sa jupe de paysanne navarraise !

- Holà ! bonhomme ! s'écria-t-il, voici qui passe la permission ! Vous devez avoir de près ou de loin des accointances avec ces gens-là. Je veux que le diable m'emporte si je consens jamais à revêtir ces guenilles.

Le Juif se prit à le considérer curieusement.

Il y aurait peut-être quelque chose à gagner, grommela-­t-il entre haut et bas, en amenant ici monsieur le bailli et les gens de la sénéchaussée.

Fortune n'entendit point cela, mais le regard cauteleux du bonhomme parlait aussi, et Fortune comprit son langage.

- N'êtes-vous point de la bande ? s'écria-t-il en bondissant hors des draps. Alors je vous retiens comme otage et vous allez me servir de valet de chambre !

Son puéril courroux était dissipé; il rentrait dans le sentiment de sa situation.

En un clin d’œil, avec l'aide du vieux juif qui le secondait bon gré mal gré, Fortune eut revêtu son déguisement nouveau.

Il prit la bourse, il n'oublia pas la canne, il enferma son hôte dans le boudoir, et l'instant d'après, franchissant les portes de Saint-Jean-Pied-de-Port, il s'engageait à grands pas sur la route de Mauléon.

- A tout prendre, se disait-il déjà consolé, car il avait un excellent caractère, je n'ai pas à quereller mon étoile. Ces habits ne sont pas somptueux, mais je ne rencontrerai personne de connaissance qui puisse m'en faire rougir, et du diable si un pareil accoutrement ne me met pas à l'abri des voleurs ? J'aurais mieux aimé voyager à cheval, mais le temps est beau et j'ai de bonnes jambes : tout est probablement pour le mieux : j'ai donné dans l’œil, c'est certain, à la charmante demoiselle : elle a choisit ces guenilles dans mon intérêt : figurons-nous seulement que nous sommes en temps de carnaval !

« La mule du pape! s'interrompit-il, je crois que je mourrais de honte si ses grands yeux moqueurs étaient en ce moment sur moi !

Il suivait la route montueuse aussi vite qu'un cheval au trot.

Il dépassa Mauléon et poussa son étape jusqu'à Orthez, où un compagnon menuisier l'aborda dans la rue pour lui offrir l'hospitalité.

Ainsi en fut-il le lendemain à Mont-de-Marsan, de la part d'un compagnon tailleur de pierre.

Le surlendemain, même aventure à la troisième cou­chée.

Tout allait droit; il n'y avait pas un pli, pas un obstacle, pas un détour.

Il lui arrivait bien souvent de souper avec de riches bourgeois et même avec des gentilshommes.

Deux ou trois fois il fut conduit dans des presbytères, le compagnon qui l'accostait se trouvant être un prêtre ou un abbé.

Une chose qui doit être notée, c'est que, selon la promesse de sa protectrice inconnue, de Saint-Jean-Pied­-de-Port à Paris, Fortune ne rencontra pas une seule fois le rousseau.

On s'était débarrassé sans aucun doute de cet odieux personnage.

Du reste, cette charmante personne qu'on appelait la Française, était également devenue invisible.

Tout alla bien jusqu'à Melun et même jusqu'au bon bourg de Montgeron, situé au delà de Lieusaint.

Il ne s'était point battu, il n'avait point bu outre mesure et s'il avait juré, peu importait, puisqu'il n'était plus en Espagne.

Le naufrage a lieu quelquefois tout près du port.

A Montgeron, qui était la dernière étape, Fortune ne fut conduit ni dans une maison bourgeoise, ni dans un château, ni dans un presbytère; on le mena tout uniment à l'auberge où il se trouva entouré de joyeux vivants.

Lors de son arrivée, le maître de l'auberge lui avait dit qu'il ne pourrait avoir sa chambre avant minuit parce qu'elle était occupée par un voyageur, lequel avait dormi toute la journée et devait se remettre en route pour Paris vers les onze heures du soir.

Il faisait chaud et les routes étaient assez sûres, depuis qu'on avait mis à la raison la bande de Cartouche; il n'était point rare de voir les piétons faire leur étape la nuit pour éviter l'ardeur du soleil.

Fortune, n'ayant pas le choix, puisque l'auberge était pleine à regorger, accepta la chambre, et pour tuer le temps se réunit aux joyeux vivants qui étaient dans la salle commune.

Le temps fut tué tant et si bien que quand on vint chercher Fortune, vers minuit, pour le mener à sa chambre, il avait la tête lourde, les yeux éblouis et le diable dans sa poche.

De toutes ses économies il ne lui restait pas un écu.

- Voilà bien mon étoile ! dit-il à ses compagnons en leur souhaitant la bonne nuit gaiement. S'il m'était survenu pareille déconvenue entre Limoges et Orléans, par exemple, j'aurais pu éprouver de l'humeur; mais ici, à deux pas de Paris, vogue la galère ! je me soucie de mon boursicot perdu comme d'une guigne !

Il monta à sa chambre en chantant. Sous les draps blancs qu'on venait d'y mettre, le lit du voyageur était encore tiède.

Fortune commença à se déshabiller paisiblement et il allait se fourrer sous la couverture, lorsqu'un objet attira tout à coup son attention et sembla fasciner son regard.

C'était une perruque rousse, tombée à terre et sur laquelle la lampe jetait un vif rayon.

Fortune, demi-nu qu'il était, se jeta sur cette perruque comme sur une proie.

Il l'avait reconnue d'un coup d’œil.

Mais quand il l'approcha de la lumière pour l'examiner mieux, il vit sur la table une bande de taffetas vert formant emplâtre, aux deux extrémités de laquelle se rattachaient des ficelles.

En même temps son pied foula un objet de consistance molle qu'il ramassa.

C'était une sorte de tampon de forme oblongue, fait avec des chiffons et de l'étoupe.

Fortune aurait eu de la peine à reconnaître la nature de ce dernier objet s'il n'y avait eu la perruque rousse et l'emplâtre.

Les trois objets réunis ne lui laissaient pas l'ombre d'un doute : il avait devant les yeux l'épaule, la tignasse et l'emplâtre de son ennemi le rousseau.

- La mule du pape ! s'écria-t-il en devenant tout pâle c'est lui qui a dormi dans ce lit !... et il est en route vers Paris !... Si je n'arrive pas avant lui aux barrières, le scélérat est capable de me dénoncer et de me faire pendre.

 

 

Où Fortune fait un métier de chien.

 

Après une pareille découverte, le plus sage était de payer sa dépense à l'auberge et de gagner au pied pour tâcher d'arriver le premier aux barrières de Paris.

Mais là gisait justement la difficulté. Fortune faisait toujours les choses en conscience : il avait tout perdu, jusqu'à son dernier rouble, et je crois même qu'il restait pour un peu le débiteur des joyeux vivants avec qui il avait passé la soirée.

Il ouvrit sa fenêtre.

Le temps était magnifique.

Toutes les étoiles brillaient au ciel, y compris la sienne.

Il ne s'agissait en définitive que de sauter dans le jardin de l'auberge et de franchir un mur pour se trouver libre sur la grande route.

Fortune se dit :

- J'ai encore la bonne chance, car mes habits sont de ceux qu'on ne peut point gâter en pareille aventure.

Il sauta.

Mais je ne sais comment cela se fit, car c'était un garçon leste et adroit de son corps, sa jambe porta à faux et il se blessa en tombant.

Il traversa néanmoins le jardin le mieux qu'il put et parvint à franchir le mur qui était bas et demi ruiné.

Une fois sur la route, il tâta sa jambe blessée qui était la droite, et se dit, dans la bonne envie qu'il avait d'être toujours content :

- Un autre se serait rompu le genou, tout net, moi je serai quitte pour boiter un peu le long de la route. Et il se mit en marche bravement.

Il n'en voulait aucunement à son étoile; toute sa mauvaise humeur se reportait sur le rousseau, qui était, selon lui, cause de son malheur.

Sans le rousseau il aurait dormi paisiblement, à cette heure, dans un bon lit.

Gare au rousseau !

De Montgeron à Paris la traite n'est pas longue, Fortune se répéta cela pour le moins une centaine de fois, mais sa jambe était lourde et le moindre faux pas lui arrachait un cri de douleur.

Il dépensa près de deux heures à gagner Villeneuve-­Saint-Georges, et les deux lieues qui sont entre ce village et Maisons-Alfort lui semblèrent aussi longues que tout son voyage depuis la frontière espagnole.

L'aube se faisait quand il atteignit Charenton.

Ses instructions, nous nous en souvenons, étaient d'entrer à Paris par le village de Bercy.

Jusqu'alors il n'avait rencontré personne, sinon quel­ques rustres et quelques paysannes apportant des provi­sions pour le marché; mais au moment où il mettait le pied sur le pont qui passe la Marne, il eut une vision bizarre qui lui fit froid sous l'aisselle.

Il vit au milieu du pont, dans la brume matinière, un homme habillé en compagnon maçon dont les vêtements étaient tout blancs de plâtre et qui portait une canne semblable à la sienne.

Jusque-là rien de trop surprenant.

Mais ce compagnon maçon boitait de la même jambe que lui, et il lui semblait que tous ses mouvements correspondaient aux siens propres.

La chose était si frappante que Fortune s'arrêta pour se frotter les yeux.

L'autre compagnon maçon s'arrêta en même temps.

- La mule du pape ! pensa notre cavalier, est-ce que je deviens fou ?

Et, pour en avoir le cœur net, il se reprit à marche­

- Holà, manant ! cria Fortune; je sais bien que je n'ai plus ma galante tournure d'hier; prétendrais-tu te moquer de mon embarras, sang de moi?

Au son de cette voix, l'autre compagnon se retourna vivement.

Mais Fortune eut beau presser le pas et regarder de tous ses yeux, le crépuscule était encore trop faible et la figure du prétendu railleur restait invisible dans le brouillard.

Fortune ne put rien distinguer de ses traits; seulement, il y a des inspirations soudaines et des pressentiments; pour la première fois, l'idée vint à Fortune que ce compagnon maçon pourrait bien être son ennemi le rousseau.

Pourquoi cette idée lui venait, il n'aurait point su dire, car, dans leurs diverses rencontres, rien ne lui avait donné à penser que le rousseau fût boiteux.

Il l'avait toujours vu sur sa mule, excepté la dernière ­fois, à Saint-Jean-Pied-de-Port, et cette fois le rousseau, avait couru mieux qu'un lièvre.

Mais précisément, mieux qu'un lièvre aussi, le compagnon maçon se mit à courir pendant que Fortune se livra à ces réflexions.

Il boitait misérablement, mais il détalait à miracle et en un clin d’œil il disparut dans le brouillard.

Fortune invoqua la mule du pape, la corbleu, la sambleu, la tête-bleu et quelques panerées de diables, car il était, pour le coup, mécontent de son étoile.

Ce qu'il avait pris pour un mirage était bel et bien un coquin en chair et en os dont la fuite confessait les méchants desseins.

Le plus dangereux de tous les espions, au dire de Michel Pacheco et de la Française elle-même!

Celle-ci, à la vérité, avait donné à entendre qu'on s'était débarrassé du rousseau, mais ces malfaiteurs ont la vie dure.

En reprenant sa marche cahin-caha, Fortune ne gardait pas l'ombre d'un doute : il était sûr que le rousseau marchait devant lui.

Pourquoi cependant ce déguisement pareil au sien ? et quel noir complot méditait l'abominable drôle ?

- Heureusement, se dit Fortune, que mes deux bras sont en bon état, si mes deux jambes sont dépareillées. Que je puisse mettre seulement la main au collet de cette canaille et je fais vœu de l'étrangler comme un poulet !

L'aube commençait à s'éclaircir quand il dépassa les dernières maisons de Charenton pour entrer dans cette avenue circulaire plantée d'arbres qui contourne Conflans, en suivant la courbe de la Seine.

A la hauteur de Conflans il réussit à prendre le pas de course.

Et sa vaillance devait être récompensée, car en interrogeant de l’œil la perspective de la route, il distingua une forme cahotante qui essayait de se cacher derrière la ligne des arbres.

La couleur blanchâtre de cette ombre dénonçait le compagnon maçon.

Tantôt devant elle, tantôt derrière elle, tantôt à droite, tantôt à gauche, une autre ombre que Fortune n'avait point encore remarquée courait, gambadait, tournait, longue et fauve comme un loup.

On sait que les bons chiens, même rendus de fatigue, retrouvent un moment de fougueuse ardeur dès qu'ils peuvent chasser à vue.

Fortune se lança comme un furieux; il ne sentait plus sa jambe et l'espace diminua à vue d'œil entre lui et son gibier qui semblait terriblement essoufflé.

Aux environs du château de Bercy dont le saut du loup bordait la route, Fortune avait gagné tant de terrain qu'il put entendre aboyer le grand chien de son ennemi.

Mais au-delà du saut du loup, celui-ci prit brusquement à droite un sentier menant à des taillis d'assez vaste étendue qui couvraient le terrain compris entre la Seine et le lieu dit la Grande-Pinte.

Fortune prit à son tour le sentier, gagna le bois et s'engagea à pleine course dans la première percée qui se présentait à lui, Il alla longtemps ainsi, espérant tomber sur sa proie de minute en minute, et serrant sa canne qui ne devait point être, à l'occasion, une arme méprisable.

A vrai dire, il n'en destinait point le premier coup à rousseau, pauvre créature à laquelle suffirait un couple de bourrades, mais bien à ce grand diable de chien dont les dents pouvaient rétablir l'égalité de la partie.

La percée courait en zig-zag à travers bois.

Fortune, qui ne ménageait point sa peine et galopait à perdre le souffle, pensait bien avoir gagné un terrain considérable; cependant, quand il sortit du taillis pour entrer dans les champs cultivés qui entouraient le hameau de Reuilly, son regard, interrogeant l'horizon, ne vit partout que solitude.

Le soleil sortait d'une nuée rose derrière les bois de Vincennes; quelques toits fumaient déjà, mais les labou­reurs n'étaient pas encore au travail.

Sur la gauche, dans un brouillard épais, on apercevait le sommet des clochers de Paris et les remparts de la Bastille qui semblaient submergés par la brume jusqu'à la hauteur des créneaux.

A force de fouiller le lointain, Fortune distingua justement dans cette direction inattendue, un point noir et un point blanc qui se mouvaient dans les guérets : le compagnon maçon et son chien.

La mule du pape fut prise à témoin par Fortune, non  sans une certaine amertume, car il y avait là pour lui déception cruelle : d'autant plus qu'il lui semblait désormais impossible d'arriver à la barrière Saint-Antoine avant le rousseau.

Mais il n'était pas homme à se déclarer vaincu sans tenter un dernier effort, et il repris sa course à fond de train.

Dès les premiers pas, une ombre d'espoir lui revint, car le point noir et le point blanc, au lieu de piquer directement vers la ville, firent un brusque détour sur la droite, comme si un obstacle invisible pour Fortune leur eût barré le chemin.

Aussitôt notre cavalier coupa au court, prenant pour point de repère le clocher carré de l'église Sainte­-Marguerite, au quartier Saint-Bernard.

Il allait au hasard, soutenu par la bonne envie qu'il avait d'accomplir heureusement sa mission, mais aiguillonné surtout par cette fantaisie qui le tenait depuis son départ l'Alcala.

Il n'était pas méchant, notre cavalier Fortune, mais il prouvait un voluptueux frémissement à l'idée de rompre les cotes à ce coquin de rousseau.

Et vraiment, il avait une étoile ! car, après avoir perdu de vue sa proie pendant plus d'une demi-heure, ayant gravi un petit mamelon auquel s'adossaient les jardins du presbytère de Sainte-Marguerite, il vit, par-dessus les innombrables villas ou folies qui séparaient le chemin de la Roquette du Chemin-Vert, le rousseau et son grand chien descendant tous deux vers la contrescarpe Saint­-Antoine.

Le rousseau ne battait plus que d'une aile; il semblait littéralement harassé de fatigue.

Fortune brandit sa canne et s'élança, criant en lui-même : Montjoie ! Saint-Denis !

Dix minutes après il était au beau milieu de ce paradis terrestre qui est maintenant un bien pauvre quartier, mais qui contenait alors toutes les luxueuses fantaisies de la noblesse et de la finance.

Quand Fortune arriva à l'angle formé par le Chemin­ vert et le chemin de la contrescarpe, il se trouva devant une grille désemparée qui donnait accès dans un vaste terrain tout planté de charmilles; au détour de l'une de ces charmilles, il vit disparaître le train de derrière d'un grand chien.

- Tayaut ! fit-il en lui-même.

Et il bondit sous les charmilles.

Ce n'était pas immense et pourtant Fortune, pendant plus d'une demi-heure, courut comme un dératé de charmille en charmille.

Le labyrinthe était admirablement dessiné, les murailles de verdure avaient une épaisseur impénétrable, et deux hommes pouvaient en vérité se chercher en vain dans ce méandre pendant toute une journée.

Fortune ne sentait pas trop sa foulure, mais il était las comme un malheureux et l'appétit commençait à parler au fond de son estomac.

Quand Fortune avait faim, c'était pour tout de bon.

Ce matin, quoi qu'il pût calculer de favorable, son déjeuner ne se montrait à lui que dans le lointain.

Pour déjeuner, il fallait d'abord entrer dans Paris, gagner le quartier des Halles sans encombre et trouver le sieur Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra.

Cela demandait du temps, mais en outre Fortune s'était mis en tête qu'avant d'entrer dans Paris il fallait massacrer le rousseau.

A ses yeux, la plus élémentaire prudence commandait cette exécution.

Passer la barrière en laissant derrière soi un espion si dangereux, c'était courir à la potence.

Aussi Fortune, malgré sa fatigue, malgré sa jambe malade, qui criait bien un peu, malgré son estomac qui commençait à hurler, poursuivait en conscience la chasse commencée.

Il tournait à perdre haleine dans cette cage d'écureuil, passant et repassant au même lieu et maudissant ces charmilles.

A chaque instant un bruit de feuilles, le frôlement d'une branche venaient émoustiller son ardeur : il y avait des moments où il n'était séparé de son ennemi que par la verte muraille.

Il s'élançait alors, cherchant un passage et savourant déjà la joie du premier coup de bâton lancé à toute volée sur le crâne de son persécuteur.

Mais il n'y avait point de passage.

Les allées tournaient, tournaient sans cesse, et, après une autre demi-heure dépensée à courir follement, Fortune se retrouva près de la grille.

Il tomba sur le gazon découragé; la sueur inondait son front et sa poitrine pantelait.

Il n'était pas là depuis la moitié d'une minute lorsqu'il entendit tout près de lui, de l'autre côté de la charmille, ce bruit d'espèce particulière que produisent les dents d'un chien acharné sur un os.

Il s'allongea, fourra sa tête dans le feuillage, et, parvenant à écarter les branches de droite et de gauche, il darda de l'autre côté son regard avide.

Voici ce qu'il vit :

D'abord le loyal museau d'un grand épagneul occupé à ronger un os.

A deux pas du chien un jeune homme en costume de compagnon maçon, couché sur l'herbe comme Fortune et qui, comme lui, haletant, essuyait d'une main la sueur de ses tempes et de l'autre approchait de ses lèvres le goulot d'une gourde au ventre rebondi.

Fortune se releva si brusquement qu'il laissa une poignée de cheveux dans le trou de la haie.

- Le coquin est à moi ! pensa-t-il en reprenant chasse avec une nouvelle vigueur, et j'espère bien qu'il n'aura pas le temps de tout boire !

 

 

Où Fortune casse enfin sa canne sur la tête du rousseau.

 

Cette fois, la chasse ne fut pas longue. Fortune, en effet, n'eut qu'à tourner l'extrémité de la charmille, qui s'arrêtait à une vingtaine de pas de la grille, pour se trouver dans une autre route, à l'entrée de laquelle le compagnon maçon et son chien prenaient leur repas.

A cet aspect inopiné le chien resta bien tranquille, mais l'homme bondit sur ses pieds et saisit sa canne de compagnon avec tous les signes de la frayeur et de la colère.

En même temps il s'écria

- Pille, Fortune, pille ! pille !

Il paraît que l'épagneul se nommait aussi Fortune, Car à l'appel de son maître il ne fit qu'un saut jusqu'à la gorge de notre cavalier.

Mais il faut bien se rendre compte de cette circonstance : si notre cavalier eût été un homme ordinaire, nous ne prendrions point tant de peine pour raconter ses aventures.

Fortune, j'entends l'homme et le chrétien, arrêta Fortune l'épagneul d'un coup de pied droit, lancé juste entre ses deux pattes de devant.

L'animal Fortune roula sur l'herbe en geignant et l'écume de sa gueule devint rouge.

Fortune le bipède fit tournoyer sa longue canne, et, sans autre explication préalable, il en allongea un formidable fendant qui eût broyé du premier coup la tête de son adversaire, si celui-ci n'eût été à la parade.

Certes, la bataille promettait d'être curieuse et bien disputée, car l'ancien rousseau, ce dangereux espion, sans posséder la robuste apparence de notre ami Fortune, n'était point un gaillard à dédaigner.

Sa taille un peu courte était parfaitement prise depuis qu'il n'avait plus sa bosse, et il maniait son bâton en expert.

Restait donc sa jambe boiteuse, mais sous ce rapport Fortune lui rendait la pareille.

Si d'un côté Fortune avait son étoile, de l'autre le rousseau était pourvu de son chien qui, revenu de son premier étourdissement, pouvait opérer une lutte vaillamment soutenue de part et d'autre.

Le combat, en effet, finit au moment même où il commençait, non point faute de combattants, mais faute d'armes, et Fortune, le chien, n'eut pas même le temps de reprendre ses sens pour venir au secours de son maître.

Ces deux longues et belles cannes de compagnons qui semblaient si propres à casser des bras et à fêler des crânes se brisèrent toutes les deux en pièces au premier choc.

Vous eussiez dit, en vérité, une plaisanterie préparée pour faire rire les spectateurs d'un théâtre.

Elles étaient creuses toutes les deux, ces cannes, et toutes les deux, en se rompant, laissèrent échapper une pluie de petits papiers.

Le chien malade aboya plaintivement, les deux hommes restèrent immobiles, plantés en face l'un de l'autre et se regardant avec des yeux arrondis par l'ébahissement.

Tous deux avaient à la main leurs tronçons de canne, longs comme des baguettes de tambour.

Quand ils se furent bien regardés, leurs yeux se reportèrent sur le gazon, cherchant les papiers éparpillés.

Cela dura longtemps, si longtemps que le chien, retrouvant ses instincts, se mit à ramper vers Fortune, son homonyme.

Fortune ne le voyait point.

- A bas ! Fortune ! ordonna l'ancien rousseau.

Puis, se tournant vers notre cavalier, il ajouta d'un ton doux et poli

- Je changerai le nom de la bête si c'est votre bon plaisir, Monsieur. .

- Monsieur, répondit Fortune sur le même ton, je vous en serai obligé, assurément.

- Faraud ! appela aussitôt l'ancien rousseau.

Le chien dressa les oreilles, puis il vint en faisant le gros dos comme un chat, se coucher aux pieds de son maître.

- Faraud est son vrai nom, reprit celui-ci, je lui avais donné le nom de Fortune par rancune, contre vous, après tout le mal que vous m'avez fait.

- La mule du pape ! s'écria notre cavalier, je vous ai fait du mal, moi ! Dites donc que vous me poursuivez depuis quatre cents lieues comme un remords, et qu'à l'heure où nous sommes vous m'empêchez encore d'entrer dans Paris !

- C'est-à-dire, répliqua l'ancien rousseau non sans retrouver quelques accents de colère, c'est-à-dire que vous me donnez la chasse depuis Alcala de Hénarès et qu'à l'heure présente vous me fermez la porte de la ville.

Les choses prenaient évidemment cette tournure paisible et lente qui précède une explication. La curiosité était éveillée des deux  parts mais Fortune y joignait un autre sentiment.

- Mon camarade, dit-il, je soupçonne quelque malentendu entre nous, et depuis que vous ne portez plus cet emplâtre vert qui allait si mal avec votre perruque rousse, je vous trouve la figure de tout le monde. M'est-il permis de vous demander où votre chien Faraud avait trouvé cet os qu'il mordait si bellement tout à l'heure ?

Le plus dangereux des espions se prit à rire.

- En somme, murmura-t-il, vous avez l'air d'un joyeux compagnon, et votre question signifie, je suppose, que vous n'avez point déjeuné ce matin ?

- Juste, mon camarade ! s'écria Fortune. Auriez-vous donc par hasard un bon cœur ?

- Et quelques provisions, ajouta-t-il, car j'ai commencé ma fournée à minuit à cause de vous, et mon souper d'hier au soir est sous la semelle de mes bottes.

L'ancien rousseau fit un pas en arrière, démasquant ainsi un chanteau de pain et une éclanche de mouton froide qui était à demi cachée derrière son bissac, tout blanc de plâtre.

Les yeux de Fortune brillèrent, et désormais son mortel ennemi se montra à lui sous un tout autre aspect.

- Pourquoi, diable, aviez-vous pris ce déguisement ? demanda notre cavalier en s'asseyant sur l'herbe, à proximité de l'éclanche.

- A cause de vous, parbleu ! répondit l'autre, qui coupa une bonne tranche de viande et la posa sur un morceau de pain. Je savais que vous m'aurez pris ma femme.

- Votre femme ! répéta Fortune, qui faillit, dans son étonnement, avaler de travers la première bouchée. Je veux mourir si je connais votre femme ! Après cela, se reprit-il en souriant avec une certaine complaisance, j'en connais tant et tant ! s’il vous plaît ?

L'ancien rousseau lui tendit sa gourde fraternellement.

- Prenez garde de vous étrangler, dit-il. Ma famille est bien connue dans la rue du Petit-Hurleur, et je suis le septième fils de maître Camus, le mercier. Mon vrai nom est Vincent Camus; mais je me suis mésallié, malheureusement, et vous savez où cela mène ! Au théâtre de la foire Saint-Laurent on m'appelle La Pistole.

Ceci fut prononcé d'un ton modeste et orgueilleux à la fois. Fortune, qui avait bu une énorme lampée, s'écria :

- La Pistole ! la mule du pape ! le célèbre La Pistole ! sang de moi ! Je serais bien au regret si je vous avais cassé la tête... La Pistole, mon ami, je puis vous jurer sur mon salut que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam Mme La Pistole.

Le fils du mercier Camus reprit sa gourde et dit avec un accent de reproche

- Alors, pourquoi étiez-vous toujours sur ses talons au pont du Hénarès, au logis de ce vieux scélérat Michel Pacheco ?...

- Il vous a aussi volé quelque chose ? interrompit Fortune.

- A Tudela, poursuivit La Pistole, à Siguenza et dans l'hôtellerie de Saint-Jean-Pied-de-Port ?

Fortune le regarda la bouche pleine; il songeait à la Française.

- Est-ce que ce serait ?... murmura-t-il avec une stupéfaction profonde.

- Juste ! fit La Pistole. Ma femme est Zerline, la chambrière de la sœur d'Apollon.

Fortune lui saisit les deux mains.

- Et qui est la sœur d'Apollon ? demanda-t-il.

- Ah ! ah ! fit La Pistole, prenant un ton de réserve, une muse probablement. Buvez et mangez, mon camarade; je ne m'occupe point des choses qui sont au-dessus de moi.

Fortune n'avait pas besoin qu'on lui recommandât de manger et de boire; il s'en acquittait en conscience.

Si Son Éminence le cardinal Albéroni et si Son Altesse Royale le duc d'Orléans, régent de France, avaient su ce qui se passait dans un coin de l'ancienne folie du banqueroutier Basfroid de Montmaur, le premier eût été bien inquiet, le second bien joyeux.

Les petits papiers restaient, en effet, tranquillement là où le vent les avait mis.

Tous les secrets de la politique espagnole jonchaient l'herbe à trente pas d'une grille ouverte.

Il y avait ici la vie d'une douzaine de grands seigneurs et de plusieurs milliers de gentilshommes avec la liberté de toute la lignée illégitime de Louis XIV.

Les deux cannes, en se brisant, avaient jeté au vent deux exemplaires complets de la conspiration de Cellamare.

Et Fortune mangeait sans oublier de boire, et La Pistole bavardait.

Ni l'un ni l'autre n'avaient encore songé à mettre les précieux papiers en lieu sûr.

Ce fut La Pistole qui en eut la première idée, encore son idée se traduisit-elle sous une forme qui était la continuation de son erreur.

- Il faut ramasser tout cela, dit-il; je pense que vous avez assez de confiance en moi pour me laisser vaquer à ce soin pendant que vous continuez votre repas.

- Certes, certes, répondit Fortune la bouche pleine.

La Pistole se mit aussitôt en besogne; tout en cueillant les papiers un à un sur le gazon, il ajouta

- Nous pourrions savoir ici le pour et le contre, puisque vous apportiez sans doute le message de M. de Goyon, tandis que je servais de facteur au cardinal.

- Mais du tout ! s'écria Fortune, c'est le contraire.

- Comment, le contraire ? M. de La Roche-Laury m'avait dit...

- Vous connaissez La Roche-Laury ?

- C'est lui qui m'avait raconté vos aventures avec ma femme.

Fortune éclata de rire.

- Et moi, s'écria-t-il, c'est le cardinal qui m'avait ordonné de vous éviter, comme la peste.

La Pistole apportait en ce moment dans ses deux mains l'ensemble des papiers ramassés.

- Ces grands politiques, dit Fortune, ont les mêmes proverbes que les porteurs d'eau : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, voilà la fin de l'histoire. J'avais ordre de vous éviter, c'est vrai, mais j'avais aussi défense de me battre contre vous.

- C'est comme moi, s'écria La Pistole.

- Eh bien ! mon camarade, conclut Fortune en s'essuyant la bouche d'un revers de main, car il n'avait pas de serviette, grand merci de votre déjeuner que je vous rendrai à l'occasion avec usure. Foi de soldats, je n'ai jamais échangé plus de dix bredouilles avec Mme La Pistole, et encore ce fut seulement à Saint-Jean-Pied-de-Port, une semaine pour le moins après notre départ de Madrid. Avant cela je ne l'avais jamais vue. Tâchons de retrouver, parmi ces dépêches, vous les vôtres, moi les miennes, et allons au lieu qui a été indiqué à chacun de nous.

La Pistole déposa devant lui les papiers dont il avait déjà examiné quelques-uns.

- Le partage ne sera pas très facile, dit-il, c'est écrit en chiffres. Avez-vous la clé, vous ?

- Pas seulement un loquet, mon camarade, répondit Fortune qui prit au hasard un des papiers, puis un autre.

- Tiens ! tiens ! s'écria-t-il après avoir examiné le second, en voici deux qui sont absolument semblables, voyez plutôt !

- Deux gouttes d'eau ! répondit La Pistole après avoir examiné, et tenez ! en voici deux autres... et deux autres encore !

- Tout est deux par deux, dit Fortune, nous sommes évidemment des messagers envoyés en duplicata.

- Il y en a peut-être encore d'autres, ajouta La Pistole.

- En tout cas, le partage est bien aisé, reprit Fortune; nous n'avons qu'à mettre ce qui vous appartient à droite,

ce qui me revient à gauche, et à fourrer le tout dans nos poches.

La Pistole commença aussitôt ce travail de séparation.

- Moi, dit-il, j'ai encore une bonne course à faire, je vais porter cela au quartier des Halles.

- Rue des Bourdonnais ? s'écria Fortune.

- Juste ! chez le sieur Guillaume Badin.

- Première basse de viole à l'Opéra : c'est comme moi.

- Et on vous a promis cinq cents louis ? demanda La Pistole.

- Ni plus ni moins, répondit Fortune, plus cinq cents autres louis de récompense au cas où j'arriverais le premier.

- Eh bien, fit La Pistole, puisque vous n'êtes pas le galant de Zerline, mon abominable femme, monsieur Fortune, il n'y a plus entre nous que ces cinq cents derniers louis. je vous propose d'aller ensemble chez ce Guillaume Badin, bras dessus, bras dessous.

- Et de couper en deux la récompense ? interrompit Fortune. Tope ! jamais je n'aurais cru que nous ferions une paire d'amis.

Le partage des dépêches était terminé et chacun avait son compte, le contenu des deux cannes creuses se trouvant être exactement pareil.

Chacun d'eux mit son contingent dans sa poche, puis Fortune tendit la main à La Pistole, qui la serra cordialement.

Le grand épagneul remuait la queue. Malgré le coup de pied reçu, il semblait avoir une sympathie naturelle pour Fortune, dont il avait porté un instant le nom.

Tous deux pareillement habillés et plâtrés, nos anciens ennemis quittèrent en se tenant sous le bras ce lieu qui avait failli devenir un champ de bataille.

Ils tournèrent à droite en quittant le chemin, pour remonter la contrescarpe Saint-Antoine et entrer dans la ville par le Pont-aux-Choux.

Nos nouveaux amis longèrent sans encombre l'enclos du Temple, traversèrent le carré Saint-Martin, tournèrent la rue des Ours et descendirent aux Halles par la grande rue Saint-Denis.

Dans le quartier des Bourdonnais, tout le monde connaissait Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et dès que Fortune eut prononcé son nom, dix passants lui indiquèrent le numéro 9 comme étant sa demeure.

Seulement ces passants avaient de singulières figures : les uns riaient, d'autres hochaient la tête, d'autres encore haussaient les épaules.

Ce fut bien autre chose encore quand nos deux compagnons eurent franchi la porte du numéro 9.

il y avait dans la cour une véritable émeute, composée des gens de la maison, d'un bon nombre de dames de la Halle, de garçons ferronniers et drapiers auxquels se joignaient une demi-douzaine d'élèves droguistes de la halle des Lombards.

Nos deux amis n'eurent pas besoin d'interroger, car tout ce petit monde turbulent et bavard s'occupait de Guillaume Badin.

Et aussi de Thérèse Badin, sa fille, qui semblait partager avec lui un succès d'immense popularité.

- Tout ce qui reluit n'est pas or, disaient les dames de la Halle, le père et la fille n'iront pas loin sans se casser le cou.

- II a gagné un demi-million sur les actions d'Améri­que, répondaient quelques garçons droguistes qui avaient de l'eau plein la bouche.

Le voisinage du tripot Quincampoix affolait la rue des Lombards.

D'autres bavardaient

- II a acheté de Chizac-le-Riche le cabaret des trois-Singes.

- L'a-t-il payé ? ripostait une harengère, alors qu'il nous paye !

- Il n'a pas le sou !

- Il a reperdu dix fois ce qu'il avait gagné !

Et sa fille a un carrosse maintenant; est-ce que c’est pas pitié !

- Et de grands laquais à livrée !

- Et des diamants et de la soie ! et du velours

- Puisqu'elle est danseuse, objecta un jeune apothicaire au cœur chevaleresque, et puisqu'elle est belle comme les amours !

Fortune et La Pistole choisirent ce moment pour percer les groupes.

- Je vous prie, mes bonnes gens, demanda Fortune avec politesse, ledit sieur Guillaume Badin ne demeure-il plus en ce logis ?

Cette question inopinée produisit un instant de silence.

Puis l'émeute entière fut prise d'une gaieté folle et entoura notre cavalier en poussant un vaste éclat de rire.

 

 

Où Fortune voit une belle fille dans un beau carrosse.

 

Le défaut de Fortune n'était pas d'être endurant; il mit le poing sur la hanche comme s'il avait eu son épée au côté.

Et les rires de redoubler, car en touchant sa hanche sa main avait soulevé un nuage de plâtre.

- Mon vieil ami chéri, dit une dame de la Halle, l'ancien logis de Guillaume Badin et de sa fille est au sixième étage. C'étaient de bonnes gens du temps qu'ils y habitaient.

- A présent, reprit la harengère, il n'y aurait pas seulement là-haut de quoi mettre les jupes de la Badin !

- On ne voit pas beaucoup de duchesses pour reluire somme elle ! ajouta l'apprenti pharmacien.

Puis une marchande de drap du cloître des Innocents :

- Elle a disparu pendant quelque chose comme un mois, et Dieu sait où elle a couru la prétentaine; mais depuis quatre jours elle est revenue, et pas plus tard qu'hier je l'ai vue passer en carrosse dans la grande rue saint-Honoré avec la fille suivante de Mme la duchesse du  Maine, celle qu'ils appellent la sœur d'Apollon.

Fortune et La Pistole dressèrent l'oreille à ces derniers mots.

- Et pour quant à Badin le vieux fou, reprit la harengère, il a jeté son violon par-dessus les moulins. Il vit tantôt en grand seigneur, tantôt en mendiant, donnant a sa fille le samedi des parures de 50 000 livres, et cherchant un écu à emprunter le dimanche, il joue le pauvre innocent; c'était hier un habitué du cabaret des Trois-Singes, dans la rue des Cinq-Diamants, on dit qu'aujourd'hui il en est le maître, demain il frappera à la porte de l'hôpital. La semaine dernière, il avait acheté l'hôtel du traitant Basfroid de Montmaur au quartier de la Grange-Batelière; il l'a eu trois jours, et puis il l'a revendu. Il couche tantôt dans un palais, tantôt dans le trou qu'il a loué à Chizac-le-Riche, au coin de la rue des cinq-Diamants.

La Pistole pinça le bras de Fortune.

- Ce Chizac-le-Riche est un de mes oncles, murmura-t-il à son oreille. Je m'éveillerai quelque matin sur un tas d'or.

- Et s'il vous plaît, mes amis, demanda Fortune, aucun d'entre vous ne pourrait-il m'indiquer où je trouverais présentement le sieur Guillaume Badin ?

Un chœur formidable lui répondit

- Nous irions avant vous si nous savions où le prendre !

- Il me doit trois écus de poisson frais, ajouta la harengère.

- A moi trois pistoles de beurre, oeufs et légumes, clama la fruitière.

- A moi son dernier pourpoint de rencontre ! grinça la marchande des piliers.

- A moi ceci ! à moi cela !

Le pauvre Guillaume Badin devait à tout le monde, même aux garçons ferronniers et aux  apprentis dro­guistes.

- Comme quoi, poursuivit la harengère qui était la voix la plus éloquente de l'attroupement, nous somme venus ici faire tapage et chanter pouilles à cette fin que les oreilles lui tintent à son cabaret des Trois-Singes ou ailleurs, car il s'est répandu, sur le midi, le bruit qu'il avait gagné plus d'un million tournois ce matin.

- C'est un joli denier, dit Fortune froidement, tandis que La Pistole passait sa langue gourmande sur ses lèvres, mais cela ne nous dit point où le trouver.

- Est-ce qu'il vous doit aussi quelque chose, compa­gnons ? s'écria-t-on de toutes parts.

La Pistole mit la main au jabot et répondit d'un air important

- Une bagatelle : trois mille pistoles.

En ce moment un grand tumulte se fit vers la porte de la rue, et cinquante voix crièrent à la fois

- La Badin ! Thérèse Badin ! la voici qui arrive dans son carrosse doré, l'effrontée !

Les rangs s'ouvrirent aussitôt et une magnifique voiture à baldaquin, dont la forme ressemblait assez à celle des véhicules employés de nos jours pour les pompes funèbres, pénétra dans la cour entre les deux haie formées par la cohue.

Il y avait deux femmes dans le carrosse, et on le pouvait voir de la tête aux pieds par les deux énormes portières qui, selon la coutume du temps, laissaient la voiture presque entièrement ouverte.

Une de ces femmes avait un voile épais, l'autre montrait son visage souriant et jeune dont la beauté heureuse s'épanouissait avec une sorte d'insolence.

C'était une créature splendide; son front avait des rayons, et Fortune à sa vue demeura comme ébloui.

- La mule du pape ! grommela-t-il, si mon étoile me faisait gagner un quine pareil à la loterie!

Thérèse Badin, car c'était elle, promena sur la foule son regard étonné, mais serein.

La foule la regardait aussi avec ses cent paires d'yeux qui menaçaient et insultaient.

Si quelqu'un eût proféré la moindre injure ou risqué la plus petite invective, c'eût été aussitôt, n'en doutez point, un concert d'outrages, car, pour tous ceux qui étaient là, cette femme était trop belle et sa naissance ne lui donnait point le droit d'être si brillante.

Mais la première injure ne fut point prononcée.

Il y avait vis-à-vis de cette fille si prodigieusement belle je ne sais quel sentiment qui n'était certes point du respect, mais qui valait le respect et qui comprimait jusqu'aux murmures.

Arrivé au milieu de la cour, le cocher fut obligé d’arrêter ses chevaux, parce qu'une muraille humaine était entre lui et la porte du fond qui menait à l'escalier de l’ancien logis habité par Guillaume Badin et sa fille.

Thérèse mit sur l'appui de la portière sa main chargée de bagues qui tenait un radieux éventail.

- Mes bonnes gens, dit-elle, je vous prie de me faire place, sans quoi il me faudrait descendre dans la boue.

Le son de cette voix était harmonieux et grave.

Fortune se sentit tressaillir de la tête aux pieds.

La foule ne répondit point et resta immobile.

- Par la corbleu ! gronda Fortune, n'allons-nous point mettre à la raison ces manants ?

- Mon camarade, répondit La Pistole, vous ferez ce qu'il vous plaira, mais je ne me mêlerai point de tout ceci.

Il avait son chien Faraud entre les jambes et attendait prudemment l'événement.

La belle Badin se leva, mit son torse gracieux hors du carrosse et regarda sans émotion aucune l'obstacle qui barrait le passage à ses chevaux.

Ce mouvement mit en lumière une garniture d'émer­audes qui descendait de son cou en suivant les revers de son corsage blanc et en garnissait les basques de bout en Bout.

- En voilà pour trois ou quatre milliers de louis peut-être, ma poulette, dit la harengère qui était à la tête des chevaux, et votre brave homme de père ne me doit que cinq écus.

Il y eut dans la foule un sourd grondement.

Thérèse Badin se rassit plus souriante que jamais et souleva les émeraudes de sa basquine pour prendre dans la poche de sa jupe un petit carnet émail et or.

Un vrai bijou de carnet.

- Venez çà, la bonne mère, dit-elle en s'adressant à la marchande de poisson.

Celle-ci obéit. Elle avait un pied de rouge sur la joue.

- Je devine, lui dit Thérèse, que tous ces gens-là on quelque chose à réclamer de moi.

- Vous devinez bien, répliqua la marchande. Nous avons fait le compte tout à l'heure, il y a dans la cour des créanciers pour sept cents écus.

Thérèse prit dans son carnet deux bons de caisse de mille livres et un de cinq cents.

- Bonne mère, poursuivit-elle, je vous reconnais bien, j'ai été chez vous plus d'une fois acheter un couple de harengs de quatre sous.

La marchande eut un bon gros rire qui fendit sa large bouche jusqu'aux oreilles.

- Et vous étiez mignonne, dites donc ! répliqua-t-elle, avec votre petit bonnet sur l’œil et votre petit panier au coude !

- Voilà 2 500 livres, poursuivit Thérèse, voulez-vous bien vous charger de faire le partage !

- Et puis je vous rendrai le reste ? demanda l’harengère.

- Du tout point ! avec le reste vous boirez à la santé de Guillaume Badin, mon père, qui, Dieu merci, va devenir un homme d'importance.

Il n'y a rien de tendre au monde comme la foule. La foule avait les larmes aux yeux.

Les femmes crièrent vivat ! les hommes agitèrent leur chapeaux, et si la maison ne croula point sous ce vacarme c'est qu'elle était encore solide, malgré son apparente décrépitude.

Le mur vivant qui défendait la porte du fond s'ouvrit, et le carrosse avança, puis se retourna.

La fille à Badin descendit la première et offrit la main à la dame voilée qui la suivit dans le noir vestibule. C'était un escalier étroit et raide qui était au bout de cette allée.

Thérèse Badin, monta la première et la dame voilée la suivit.

- En vérité, dit cette dernière en relevant avec soin ses jupes pour qu'elles n'eussent point à souffrir des rouillures de l'escalier, vous ne parleriez pas mieux à la multitude, ma mignonne, si vous étiez née princesse.

Thérèse répondit tout bonnement

- Ma chère demoiselle, le hasard se trompe quelquefois. On l’avait chargé de porter nos berceaux dans un palais; il a mis le mien dans une mansarde, le vôtre je ne sais où, mais nous rétablirons tout cela.

La compagne de Thérèse eut peut-être un sourire moqueur, mais cela était sans danger derrière son voile dans cet escalier si sombre.

- Dieu que c'est haut ! soupira-t-elle.

- J'ai habité là cinq ans, dit Thérèse.

Et, en vérité, la belle fille avait ce ton de pitié que les vainqueurs dans la bataille de la vie prennent pour parler de leurs humbles commencements.

- Mignonne, dit sa compagne qui s'arrêta au haut de troisième volée, laissez-moi souffler un peu, je vous prie.

Elle ajouta après avoir repris haleine :

- Avez-vous étudié ce pas que vous devez danser à  Sceaux pour notre fête du Serment ?

Au lieu de répondre, Thérèse murmura :

- Vous êtes jeune et jolie, il n'y a point en France de poète plus habile et mieux inspiré que vous ; je connais plus d'un gentilhomme qui ne croirait point se mésallier en donnant sa main à la sœur d'Apollon.

- Pourquoi me dites-vous cela, mignonne ? demanda la dame voilée dont l'accent trahissait une toute petite nuance de dédain.

- Parce que je vous aime véritablement, chère muse repartit Thérèse. Il n'y a pas tant de différence que vous croyez entre la fille d'un pauvre gentilhomme, domestique d'une princesse en disgrâce, même quand elle sait composer des divertissements rimés à miracle, et la fille d'une basse de viole de l'Opéra, danseuse de son métier.

- Je n'ai rien dit... commença la muse.

- Vous avez beaucoup pensé, interrompit Thérèse; vous croyez me faire grand honneur en montant dans mon carrosse; vous êtes très bonne, mais très orgueilleuse, et le bon gentilhomme dont je parlais tout à l'heure vous semble un pis aller méprisable : vous mirez un grand seigneur ! mais les princes ont la réputation d'être ingrats; d'ailleurs, notre princesse galope sur une route qui peut mener à la Bastille. Chère demoiselle, les fables de La Fontaine sont écrites en bien beaux vers aussi et contiennent plusieurs moralités qui peuvent s'appliquer à cette affaire : entre autres l'histoire de ce chien-poète qui eut le tort de lâcher la proie pour l'ombre.

- Mignonne, dit la muse, avec un sourire contraint; on est bien mal ici pour causer.

Thérèse se retourna et lui prit les deux mains, qu'elle serra dans les siennes.

- Delaunay, dit-elle, je sais bien que vous êtes au-dessus de moi par la naissance et aussi par l'esprit; mai celles qui égarent leur propre vie donnent parfois de bons conseils à autrui. Si mes paroles vous portent à réfléchir pendant qu'il en est temps encore, je n'aurai point regret de vous avoir un peu blessée.

Ayant ainsi parlé, elle se reprit à monter lestement la quatrième volée.

Il paraît que la sœur d'Apollon, la muse, celle enfin que nous avons rencontrée tant de fois sous le nom de la Française dans notre voyage entre Madrid et Saint-Jean-­Pied-de-Port, était Mlle Delaunay, dame de la duchesse du Maine, poète charmant et plus charmant prosateur qui nous a laissé sur la petite cour de Sceaux et sur la petite conspiration de Cellamare cent pages de mémoires que l’on peut appeler un chef-d’œuvre.

- Mon pas est étudié, reprit Thérèse en grimpant l’escalier raide, et je suis toute prête à le danser devant nos conjurés de la forêt. On dit, Mademoiselle, que les vers de notre divertissement sont par délices.

Delaunay ne répondit point.

- Allons, reprit encore Thérèse, vous me gardez rancune, et il faudra que je vous demande pardon pour avoir poussé si loin la familiarité.

- Chère folle, murmura la muse, ne sommes-nous point des sœurs ? Vous êtes aussi avant que moi dans la confiance de Mme la duchesse, et pendant que je négociais à Madrid, vous serviez nos intérêts en Bretagne.

- C'est vrai, murmura Thérèse gaiement, je suis aussi, moi, un ambassadeur ! Et ne pensez-vous point que mon ambassade a mieux réussi que la vôtre, chère demoiselle ? Les loups de la forêt de Bretagne sont enfermés là-haut dans mon ancienne cage, tandis que je ne vois point venir encore ceux que vous avez pris au piège dans la forêt espagnole.

- Ils sont en bas, répondit la muse, je les ai reconnus tous les deux au milieu de la foule.

- Bah ! s'écria Thérèse, M. le duc, ce rayon de soleil ! était parmi toutes ces poissardes et tous ces garçons apothicaires !

Elles s'arrêtaient sur le carré du sixième étage.

La muse laissa échapper cette fois un geste de violent dépit.

- Au nom du ciel, ne vous fâchez pas, dit Thérèse affectueusement. L'histoire me fut contée par Mme du Maine elle-même, et je suis curieuse de voir par mes yeux cette ressemblance qui a pu tromper, ne fût-ce qu'un instant, la personne la plus clairvoyante que je connaisse.

Il y avait au centre du carré une porte de piètre apparence, sur l'unique battant de laquelle on pouvait lire encore, tracé à la craie blanche, le nom de Guillaume Badin.

Thérèse gratta doucement à cette porte et l'on put entendre à l'intérieur de la chambre, jusque-là silencieuse, plusieurs talons de bottes éperonnées qui sonnaient sur le carreau.

On n'ouvrait point, cependant,

Thérèse dit tout bas en approchant ses lèvres de la serrure :

- Nantes sera plus grand que Paris.

Le battant tourna aussitôt sur ses gonds, montrant au-devant du seuil trois gentilshommes qui tenaient l'épée à la main.

 

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