La conspiration en dentelles
(suite)
XIV. Où Fortune demande des explications à sa petite cousine Muguette. |
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C'était une chambre très petite et mansardée qui donnait sur les fossés de la Bastille.
Par la croisée on voyait le profil entier de la forteresse, dont les tours étagées se découpaient sur le ciel.
De l'intérieur de la chambre il semblait qu'en étendant la main on aurait pu toucher les remparts.
Il y avait une couchette bien blanche, trois chaises et une commode de chêne. Au fond du lit, on voyait un bénitier surmonté d'un crucifix que coiffait une branche de buis bénit. Au milieu se trouvait un métier à broder.
Mais ce que l'œil remarquait tout de suite en entrant c'était une large bergère, habillée de toile perse, dont les bras s'ouvraient tout à côté de la fenêtre.
Ce meuble formait un contraste complet avec tout ce qui l'entourait.
Au moment où nous passons le seuil du logis de Muguette, notre ami Fortune était couché sur le lit et livrait sa poitrine sanglante aux soins de la petite fille, qui était bien plus pâle que lui.
Notre ami Fortune ne se montrait point trop défait; il causait, au contraire, et causait en souriant. Sa voix restait sonore et bien timbrée.
- Vois-tu, ma petite cousine, disait-il avec un accent de profonde conviction, il y a des gens qui ont une étoile, c'est clair comme le jour, et ceux qui le nient font preuve d'aveuglement. Toute la journée j'ai été pris pour un certain duc, dont les dames de Paris sont folles... Dis-moi, est-ce que tu connais M. de Richelieu, toi ?
- Je le vois tous les jours, répondit Muguette.
Fortune la regarda avec défiance et demanda encore :
- Trouve-tu que je lui ressemble ?
- Oh ! non, répliqua la fillette, c'est un duc et pair, tandis que toi, Raymond...
- Je ne suis qu'un pauvre diable, acheva Fortune d'un air piqué; c'est pourtant comme cela que les petites filles voient le monde !
- Je ne trouve personne si beau que toi Raymond, dit Muguette du ton que l'on prend pour calmer les enfants ombrageux; mais enfin, il est bien sûr que tu ne ressembles pas à un duc et pair.
- Comment sont donc faits les ducs et pairs ? demanda Fortune.
- Je ne sais pas, repartit Muguette, et d'ailleurs tu vas te fatiguer si tu parles tant que cela. Quand on est blessé et que l'on parle trop, on a la fièvre. Tiens-toi tranquille et laisse-moi te panser.
Fortune attira sa tête blonde jusqu'à lui et mit sur son front un bon gros baiser.
- Je n'ai pas fini, dit-il, j'en étais à mon étoile. C'est encore pour ce haïssable duc que j'ai reçu mon coup de couteau. Un autre aurait été traversé de part en part et serait mort comme un chien, ici, sur le carré, de l'autre côté de la porte, sans avoir seulement le temps de te dire « Bonjour, Muguette »; moi, il se trouve que j'ai acheté un pourpoint de rencontre et que, dans la poche gauche de ce pourpoint vendu à la friperie, son ancien maître avait oublié un diplôme de maître ès arts en excellent parchemin, plié huit fois sur lui-même. Le coup de couteau était bien donné, puisqu'il a traversé les huit doubles, mais il n'avait plus de force en arrivant à ma peau, et je n'ai qu'une égratignure.
Il s'interrompit et se mit à réfléchir.
- Attends donc que je me souvienne! dit-il, c'est le frère... Je ne suis pas fâché de me rappeler ce détail pour lui rendre, à l'occasion, la monnaie de sa pièce, c'est le frère de Mme Michelin.
- Ah ! soupira Muguette, on dit qu'elle était bien belle et pieuse.
- Il y a donc une histoire ?
-Une triste histoire : elle est morte de chagrin parce que M. de Richelieu ne l'aimait plus.
- La mule du pape !s'écria Fortune; alors c'est bien cela. Je me demande à qui je dois payer ma dette, au frère ou au duc ? Je penche pour le duc.
- Il est si puissant !murmura Muguette; je t'en prie, mon cousin Raymond, ne parle pas tant.
-Vas-tu faire attention à cette égratignure ? s'écria Fortune. Corbac ! nous en avons vu bien d'autres... Là ! me voilà pansé ! et je déclare que je mangerais un morceau avec plaisir.
« Mais d'abord, reprit-il en s'interrompant, assieds-toi là, petite cousine, bien près de moi, plus près encore, que je te regarde jusque dans le fond de tes beaux yeux. Comme tu as grandi ! comme tu as embelli ! tu n'es plus une enfant, sais-tu ? et je pardonne à ce maladroit qui m'a poignardé, car son intention était bonne en définitive; il voulait empêcher le Richelieu, cet ogre qui dévore les femmes, d'arriver jusqu'à toi, et il avait raison. Si je le rencontre jamais, je l'inviterai à boire avec moi une bouteille de claret du meilleur de mon cœur.
Muguette avait passé derrière le lit et ouvert un placard. Elle revint portant un pâté à peine entamé, un flacon de vin et une assiette de beaux fruits.
- Tu mangeras le reste de Mme la maréchale, dit-elle en roulant la table jusqu'auprès de la couchette.
- La peste ! se récria Fortune, tu traites des maréchales, toi ?
Muguette, qui mettait son petit couvert, sourit et répondit :
- Il vient ici beaucoup de beau monde me voir.
Fortune aurait interrogé sans doute si le pâté de la maréchale ne se fût trouvé excellent.
Il était d'ailleurs blasé sur les grandes dames.
- Si j'étais chirurgien, dit-il la bouche pleine, je ne prendrais jamais souci de sonder une blessure. Je mettrais un tranche de pâté, j'entends du bon pâté comme celui-ci, devant le patient et je regarderais comment il besogne.
- Sois prudent, Raymond, recommanda Muguette en lui versant un doigt de vin.
- Toi, répliqua Fortune gaiement, ne sois pas économe. Remplis mon verre jusqu'au bord. Tu sauras que je m'appelle Fortune à présent et que tout me réussit à miracle. Mets-toi là, auprès de moi : tu ne me laisseras pas dîner tout seul, j'espère ? Nous en étions à la manière de juger si une plaie est maligne ou débonnaire : dans le premier cas, qui est le mien, il mangera comme un lion et ne s'en portera que mieux au bout d'une semaine.
II tendit de nouveau son assiette déjà vidée.
- Si tu allais avoir la fièvre ? objecta la jeune fille.
- N'est-ce pas encore une aventure merveilleuse ? s'écria Fortune au lieu de répondre. Tomber du premier coup dans ce grand Paris, sur la seule créature humaine que j'eusse envie de retrouver ? Tu ne pensais guère à moi n'est-ce pas, petite Muguette ?
- J'ai toujours pensé à toi, répondit celle-ci dont les grands yeux bleus mouillés souriaient, je penserai toujours à toi.
Fortune s'arrêta de manger pour la regarder.
C'était un visage rieur, mais où le moindre émoi mettait une expression de sensibilité exquise.
Il y avait de l'enfant chez Muguette par l'extrême mobilité de la physionomie et par la naïveté du regard; sa taille, qui n'avait pas atteint son complet développement, était gracieuse, mais un peu grêle; ses cheveux, d'un châtain très clair, se jouaient en boucles naturelles autour d'un front charmant.
Ses traits délicats brillaient de gaieté, de bonté, de finesse.
On pouvait rencontrer une femme plus belle, impossible d'admirer une fillette plus jolie.
Un nuage de rêverie passa sur l'insouciant rayon qui brillait dans le regard de Fortune.
Ceci était rare.
D'ordinaire, Fortune ne rêvait jamais.
- Voilà ! dit-il en repoussant son assiette. Quand on a beaucoup de joie, l'appétit s'en va, et c'est dommage. Moi aussi j'ai souvent pensé à toi, Muguette, mon cher ange: Tu es certainement la seule fille d’Eve, la seule jolie fille s'entend, qui ne m'ait point inspiré des idées d'amourette.
Les beaux yeux de Muguette se baissèrent.
- Toi et Aldée ! reprit Fortune, ma belle, ma noble Aldée ! Mlle de Bourbon d'Agost, s'il vous plaît ! la dernière goutte du sang des rois de Navarre
Il s'interrompit brusquement et demanda :
- Pourquoi es-tu à Paris ?
- J'ai suivi Mme la comtesse et sa fille répondit Muguette.
- Comment ont-elles quitté le Poitou ?
- On ne voulait plus les garder au manoir.
Fortune passa la main sur son front.
- Le manoir ! répéta-t-il. En toute ma vie, je n'ai eu que cinq ans de repos et de bonheur. Bah ! reprit-il, je m'ennuyais bien un peu dans ce pauvre paradis, et vogue la galère; un cavalier tel que moi n'était pas fait pour regarder pousser les choux.
Muguette soupira.
- Elle est toujours bien belle ? demanda Fortune.
- Plus belle qu'autrefois, répondit Muguette, quoique son teint soit pâle comme le linon de sa guimpe. Je ne sais pas comment cela se fait, elle vit bien retirée, c'est à peine si elle sort pour se rendre aux offices de la paroisse Saint-Paul, et pourtant tout le monde la connaît : on parle de sa beauté dans le quartier et les jeunes gentilshommes s'occupent d'elle.
- La mule du pape ! s'écria Fortune, si elle pouvait trouver seulement un bon mari, quelque comte ou quelque duc, pour relever le plus noble sang de France !
Une nuance rosée avait monté aux joues de Muguette:
- Que Dieu t'entende, cousin Raymond ! dit-elle, mais les jeunes gentilshommes dont tu parles ne songent point au mariage. Pas plus tard qu'hier, à l'heure où les carrosses viennent dans la rue Saint-Antoine pour M. le duc, j'entendis prononcer son nom, et l'on disait : « A Paris, les deux soleils de beauté sont en ce moment la Bourbon et la Badin. »
- Corbac ! gronda Fortune, on disait cela !
Puis il ajouta en lui-même :
- Il faudra pourtant que .je fasse une corne à mon mouchoir, car l'oublierais mon rendez-vous avec la belle Thérèse. Celle-là au moins ne me prend pas pour un duc !
- Je ne sais pas ce que c'est que la Badin, reprit Muguette; toi, Raymond, le sais-tu ?
- J'ai ouï-dire, répliqua Fortune, que c'est un rude brin de commère. Plus tard, je te donnerai d'autres détails.
« Mais je veux mourir, reprit-il encore, si je me reconnais moi-même ! Ma cervelle est pleine d'idées langoureuses, comme si j'étais un troubadour. Tout mon passé me revient, tout, jusqu'aux souvenirs de ma première enfance. Le nom de l'endroit où j'étais quand je commençai à voir clair autour de moi, je ne l'ai jamais su; on appelait ça le château, tout court, et mort de moi ! c'était un beau château, avec de hautes tapisseries où les Troyens se battaient contre les Grecs, des dorures noircies par le temps, des armoiries peintes au-dessus des larges cheminées, des remparts, des douves... Mais voilà le curieux : je pouvais avoir trois ou quatre ans, et il y avait un petit grand seigneur, plus jeune que moi d'une année, qui était joli comme un amour et méchant plus qu'un singe; quand il commettait quelque fredaine, et cela arrivait bien des fois chaque jour, on me fouettait en son lieu et place. Je crois que j'étais au château pour cela.
- Pauvre Raymond ! murmura Muguette.
- Mais j'avais déjà mon étoile, continua Fortune; un jour, que j'avais été fustigé d'importance, la colère me prit et j'emmenai mon petit grand seigneur dans un coin où je le battis si généreusement qu'on craignit pour sa vie. Je fus chassé du coup et recueilli au manoir par Mme la comtesse de Bourbon qui venait de mettre au monde notre chère Aldée. La comtesse était très belle en ce temps-là et n'avait pas encore l'air d'une morte. A-t-elle changé depuis le temps ?
- Non, répondit Muguette, elle a toujours l'air d'une morte.
- Voilà tout pour le château, reprit Fortune, sauf une chose assez drôle que je trouve au fin fond de mes souvenirs: le père du petit grand seigneur ne me regardait point devant le monde, mais quand il me rencontrait seul dans les corridors il m'embrassait. Je le vois assez vaguement, ce brave gentilhomme; il était très imposant, très fier, et il me semble qu'il avait peur de sa femme. Mme la comtesse de Bourbon, elle, était un peu comme le père du petit grand seigneur, elle m'embrassait volontiers en cachette. Je devais avoir sept ans à peu près quand on songea à me faire étudier pour être prêtre. Je suis un bon chrétien, la mule du pape! mais mon étoile ne me destinait pas à la prêtrise : on l'a bien vu plus tard, en la ville de Rome, comme je te le raconterai une autre fois.
« Je revins au manoir quand j'avais douze ans. Aldée était une enfant plus jolie que les anges et Mme la comtesse vivait déjà dans sa chaise longue, sans bouger, sans parler, avec une figure plus morne que la pierre.
« Je n'étais pas domestique, je n'étais pas paysan, mais je n'étais pas maître et, au fait, je ne saurais dire ce que j'étais.
« On me laissait chasser, pêcher, courir la prétentaine et devenir sauvage un peu plus qu'un jeune loup.
« Une fois, vers ma quinzième année, c'était après souper; à l'heure où chacun se met au lit, on vint dire à la cuisine, où je fourbissais mes armes de chasse; qu'une troupe de bohèmes avait planté ses tentes dans 1a forêt.
« Je n'avais jamais vu de bohèmes, et j'ai toujours aimé tout voir.
« Me voilà parti seul, par une nuit sans lune, mon couteau au côté et mon fusil sur l'épaule.
« La forêt était loin et j'avais négligé de demander en quel lieu les vagabonds tenaient leur camp. Je cherchai, je ne trouvai point, et, pour ne pas perdre ma nuit, je me postai à l'affût dans une coulée qui était à sangliers.
« Il y a des jours et des nuits comme cela : pas plus de sangliers que de bohèmes !
« Au petit jour, je m'en revenais de mauvaise humeur quand je sentis tout à coup une odeur de fumée; il n'y avait point de sabotiers dans le quartier.
« - Mes bohèmes ! m'écriai-je, et j'allai contre le vent qui m'apportait l'odeur de brûlé.
« Au milieu d'une clairière il y avait un large feu presque éteint.
« Les bohèmes venaient de partir et j'allais retourner au manoir lorsque j'aperçus auprès des cendres un petit paquet blanc...
Muguette lui tendit ses deux mains.
- C'était moi, le petit paquet ? dit-elle.
-C'était toi, répondit Fortune, qui avait un tremblement dans la voix et je ne sais pas pourquoi je te radote cette histoire si souvent racontée.
- Oh ! s'écria l'enfant, dont les grands yeux suppliaient, dis, dis encore !
- C'était toi, le petit paquet blanc, reprit Fortune. Quand je m'approchai et que je vis une pauvre enfant de six ans enveloppée toute blême dans une sorte de suaire, je crus qu'ils t'avaient oubliée.
« Mais ils ne t'avaient pas oubliée, ils t'avaient laissée pour morte. Si je te pris dans mes bras et si je t'emportai, ce fut pour te donner une sépulture en terre sainte.
« En chemin, cependant, tu te réchauffais lentement contre mon cœur, et à une demi-lieue du manoir tes pauvres grands yeux s'ouvrirent. Te souviens-tu de cela ?
Muguette éleva la main de Fortune jusqu'à ses lèvres. Il y avait une larme qui roulait lentement sur sa joue.
- Du plus loin qu'on put m'entendre au manoir, reprit Fortune, je criai :Bonne chasse ! bonne chasse ! et j'entrai triomphalement.
« Le vieux majordome de la comtesse regarda ma chasse et me dit :
« - Ne pouvais-tu laisser cela dans la forêt
« Il entra chez la vieille dame et revint avec cet arrêt :
« - Avant de déjeuner, mon drôle, tu vas porter ce paquet aux enfants trouvés de Poitiers.
« J'allai vers Mlle Aldée qui te regarda longtemps et qui rougit en me disant :
« -Raymond, tu ne sais pas cela ; nous sommes bien pauvres.
« Je répondis
« - Demoiselle Aldée, je lui donnerai un peu de mon pain et vous un peu du vôtre.
- Je ne pense pas t'avoir donné souvent de mon pain, Muguette, continua Fortune, car j'avais un terrible appétit ! Mais Aldée de Bourbon aurait eu faim plutôt qui de te laisser manquer de rien. Tu repris bien vite les jolies couleurs de ton âge, et j'avais tant de bonheur à te voir fleurir comme une rose de mai ! Tu étais jolie, jolie !
« Moins jolie qu'aujourd'hui, ma fille, s'interrompit-il; mais ne crains jamais rien de moi; il me semble que partout où tu es, Dieu regarde.
- Je ne craindrai jamais rien de toi, murmura Muguette.
- Je commençais, poursuivit Fortune, à voir plus clair autour de moi. J'approchais de mes vingt ans, et l'idée m'étais déjà venue d'être bon à quelque chose, mais je ne savais rien faire.
« C'était une étrange maison : quelques vieux serviteurs qui allaient s'éteignant dans un dévouement plaintif et une sorte de vivant cadavre, rongé par une tristesse sans nom, autour duquel s'empressait un ange...
Muguette dit :
- C'est toujours ainsi, sauf un point : il n'y a plus de serviteurs.
- Dans ce manoir, poursuivit Fortune, la pensée du dénuement obsédait tout le monde, excepté moi peut-être, et la vieille dame, qui parlait toujours d'opulence chaque fois que ses lèvres de marbre s'ouvraient.
« Etait-ce une folie ? ou bien Aldée, la sainte, avait-elle, par un pieux mensonge, caché à sa mère la détresse qui grandissait toujours ?
La jolie tête de Muguette s'inclina en signe d'affirmation.
- Il y eut un jour de dimanche, reprit Fortune, où Aldée de Bourbon refusa d'aller à la messe parce que sa robe tombait en lambeaux.
Ce fut pour moi un trait de lumière, et le lendemain je partis.
Muguette devint toute rose et détourna les yeux.
- Vous nous quittiez, dit-elle, pour gagner au loin quelque salaire et nous envoyer du secours.
La figure de Fortune était à peindre : elle exprimait un remords si profond et si comique à la fois que Muguette, en relevant les yeux, ne put s'empêcher de sourire.
- Corbac ! fillette, s'écria Fortune, ne te moque pas de moi ! j'ai envie de pleurer. J'ai été pauvre bien souvent, mais j'ai été riche parfois et je n'ai rien envoyé aux seuls êtres que j'aime en ce monde ! Toi qui est restée toujours dans ton nid, tu ne sais pas ce que c'est que les aventures. Cela entraîne, cela enivre... mais à quoi bon discourir ? Il y a un fait certain, c'est que je suis un misérable !
- Par exemple ! protesta Muguette.
- Tais-toi ! la mule du pape ! je prendrai ma revanche.
- Et qu'es-tu devenu, cousin Raymond, depuis le temps ? demanda la fillette.
- Rien de bon, répliqua notre cavalier avec rudesse, et je veux que le diable m'emporte si c'est le moment de raconter mes méchantes équipées. Vois-tu, je vais me convertir et vivre comme un petit saint. II y a temps pour tout, sang de moi ! c'est assez de folies, me voilà rangé, n'en parlons plus.
Muguette souriait toujours.
- Voyons, reprit Fortune sans la regarder, que fais-tu, toi, chérie ?
- Je brode, répondit Muguette, qui montra son métier.
- Est-ce un bon état ?
- Pas trop.
- Alors, tu n'es pas plus riche qu'autrefois ?
- Oh ! si fait, répondit vivement la fillette.
- Comment, si fait : tu as de l'argent ?
- Oui ... depuis quinze jours j'ai de l'argent.
Le regard de Fortune exprima une vague inquiétude.
- Et comment gagnes-tu cet argent, interrogea-t-il encore, avec ta broderie ?
Muguette éclata de rire.
- Non pas ! dit-elle, et je te le donnerais bien en mille à deviner.
Son doigt mignon désigna la bergère qui était devant la croisée.
- Voilà ma richesse, ajouta-t-elle.
Et comme Fortune ouvrait de grands yeux, elle prit un petit ton grave pour lui fournir cette explication
- On est bien mieux ici que dans la grande rue Saint-Antoine; pour voir la tour au sommet de laquelle M. le duc se promène.
- Encore ce diable de duc ! s'écria Fortune
- Il n'y a pas un seul balcon dans toute la rue Saint-Antoine, reprit Muguette; où l'on soit si bien qu'ici pour voir et faire des signaux. On pourrait presque parler.
Les sourcils de Fortune étaient froncés. Muguette continua, espiègle et joyeuse :
- C'est Mme la maréchale qui a découvert ma chambre : elle l'appelle son observatoire. Un jour que je lui reportais une broderie, elle me demanda obligeamment où pouvait percher une jolie fillette comme moi. Je lui fis la description de ma mansarde; et comme elle me demandait quels toits, quelles cheminées, quels tuyaux de poêle j'apercevais de mon cinquième étage, je lui répliquai naturellement : « Je vois la Bastille comme si j'y étais. » Le lendemain Mme la maréchale vint visiter ma mansarde pour me prouver tout l'intérêt qu'elle voulait bien me porter. Elle se plut tellement chez moi qu'elle y resta une grande heure, c'est-à-dire tout le temps de la promenade de M, le duc. En s'en allant, elle me pinça la joue et me donna deux beaux louis d'or tout neufs.
- Vieille folle ! gronda Fortune.
- Mais ce n'est rien, continua Muguette : Mme la maréchal ne put pas garder son secret auprès de ses bonnes amies. Elle était si contente et si fière qu'elle divulgua sa trouvaille. Je reçus une duchesse d'abord, qui vint m'apprendre que j'étais la première brodeuse de Paris, puis une présidente dont le bon cœur voulut connaître mes petites affaires.
« Ce fut la présidente qui m'envoya un matin son tapissier avec cette bergère pour que je pusse prendre le frais commodément, le soir, à ma croisée : la bonne dame s'était fatiguée à rester trois quarts d'heure debout.
« Maintenant on vient s'inscrire à ma porte. La première chose que fait M. le duc en montant sur son promenoir, c'est de regarder à ma croisée. Il est sûr de trouver là quelqu'un pour faire la causette par signes.
« Il y en a qui veulent l'heure tout entière, les gourmandes; quelques-unes se contentent d'un quart d'heure, et alors les autres attendent.
« La plupart désirent être seules; mais j'en ai vu venir deux à deux, trois à trois, et alors on rit ensemble, ensemble on pleure.
« Avant-hier, je n'ai pu éviter un grand malheur : il y en a deux qui se sont battues, mais là, bien comme il faut, et plus vaillamment que les dames de la halle.
Fortune se mit à rire et dit avec admiration :
- C'est que tu racontes tout cela comme un ange ! Où diable as-tu pêché ton esprit, petite fille ?
- Pense donc, répliqua Muguette, toutes ces dames en ont à revendre. C'est leur état. Les moins huppées parmi celles que je reçois sont des comtesses. Si tu savais comme elles parlent bien par gestes. J'ai été voir une fois la pantomime auprès de l'église Saint-Laurent; mais les comédiennes de là-bas ne sont que des apprenties à côté de mes duchesses. M. le duc, aussi, est devenu très fort; il sait regarder le ciel et montrer du doigt les moineaux pour dire : « Je voudrais bien être, libre comme eux ! » II met la main sur son cœur admirablement et envoie des baisers par délices. Il a un mouchoir blanc bordé de dentelle pour essuyer ses yeux quand la conversation est attendrissante; ses cheveux sont coiffés à la pleureuse, et sa chemise de fine batiste reste déboutonnée comme celle des condamnés qui vont avoir la tête tranchée.
- Et, demanda Fortune, il ne t'a jamais adressé de signes, à toi ?
- Non, répliqua la fillette qui devint sérieuse, mais...
- Mais quoi ? dit vivement Fortune.
Muguette avait déjà pris son air mutin.
- Moi, murmura-t-elle, je suis trop peu de chose, et si j'avais jamais dû aimer une poupée de cire, ce que je vois ici m'en aurait bien guérie.
Fortune lui baisa les mains avec transport.
- Poupée de cire ! s'écria-t-il, corbac ! tu ne l'as pas manqué du premier coup; ce Céladon banal est une poupée de cire, une poupée de sucre plutôt ! un bonbon qui se casse en petits morceaux et dont toutes les effrontées de Paris ont chacune une miette !
La jeune fille le regarda entre les deux yeux :
- Vous parlez comme un livre, mon cousin Raymond, dit-elle; celle que vous aimez est heureuse, car vous devez avoir la vertu de constance.
Fortune rougit jusque derrière les oreilles.
- Toi, dit-il, tu as une manière de fixer les gens qui brûle comme un coup de soleil. La vertu de constance et toutes les autres vertus je les ai, tête-bleu ! ce n'est pas le mérite qui me manque. Mais voyons ! tu dois gagner des mille et des cents avec toutes ces pimbêches qui louent ta bergère à la minute ?
- Mes affaires ne vont pas mal, répondit Muguette d'un petit air modeste.
Si elles sont toutes aussi généreuses que Mlle la maréchale... commença Fortune.
- Il y en a qui donnent plus, interrompit la fillette, il y en a qui donnent moins. Je garde ma dignité et ne taxe personne; mais l'un dans l'autre, ma bergère me vaut bien cinq ou six pistoles tous les jours.
- Et que fais-tu de tant d'argent ? demanda Fortune.
Muguette fut un instant avant de répondre. Ses paupières étaient baissées.
- Raymond, dit-elle d'un accent qu'elle n'avait pas pris encore, tu as parlé de Mme la comtesse et tu as parlé de Mlle Aldée, mais tu as oublié de t'informer d'elles. Voilà plus d'une heure que nous sommes ensemble, et j'attends ta première question.
- Je l'ai oublié, répondit Fortune, et ce n'est pas manque d'envie; mais que veux-tu ? les choses tristes me font peur : c'est le courage qui ne m'est pas venu.
- Es-tu assez fort pour te lever ? demanda Muguette.
- Au fait, s'écria notre cavalier, je ne peux pas coucher ici. Comme le temps passe avec toi ! Voici déjà la brune qui tombe.
Le jour allait en effet baissant.
- Si tu te sens assez fort, reprit Muguette, lève-toi, je vais aller à la croisée pour te donner le temps de faire ta toilette.
Elle quitta son siège et se mit à la fenêtre où elle resta le dos tourné.
Fortune n'eut pas trop de peine à descendre du lit.
- Une meurtrissure à la jambe, dit-il, une égratignure à la poitrine, cela ne vaut pas la peine d'en parler. Sais-tu que tu as une taille de fée, Muguette ? les godelureaux du quartier doivent te conter bien des fadeurs... Bon ! tu ne réponds plus, te voilà qui rêves.
- Es-tu prêt ? demanda la jeune fille.
- Je mets 1e dernier bouton de ma soubreveste. Là ! Maintenant, je suis en grande tenue et je pourrais entrer à l'audience de M. le régent. Où vas-tu me conduire ?
- Pas bien loin, répondit Muguette, qui se retourna et marcha vers la porte.
En passant devant Fortune, elle le toisa d'un regard souriant.
- Il n'y a pas à dire, murmura-t-elle, tu es devenu un superbe cavalier.
Fortune se campa.
- Encore fait-il trop brun, maintenant, répondit-il, pour que tu puisses voir en détail ma tournure.
Muguette ouvrit la porte.
- Suis-moi, dit-elle, nous descendons.
- Pourquoi faire ? demanda Fortune un peu au hasard.
- Pour que tu saches, répondit la fillette, à quoi je dépense mon argent.
Elle prit les devants.
C'est à peine si son pas leste et gracieux effleurait les marches de l'escalier.
Elle descendit ainsi quatre volées et ne s'arrêta qu'au premier étage, devant une porte fermée.
Au lieu de frapper, Muguette tira une clé de sa poche et l'introduisit dans la serrure.
Fortune n'interrogeait plus. Il avait deviné. Son cœur battait et il avait un poids sur la poitrine.
Avant de pousser le battant de la porte, Muguette lui dit :
- Surtout ne fais pas de bruit. Vers le crépuscule du soir, Mme la comtesse s'assoupit toujours, et c'est le seul moment où Mlle Aldée puisse prendre un moment de repos.
Fortune gardait le silence : il avait froid. C'est lui-même qui nous l'a dit :les émotions solennelles lui faisaient peur.
La porte s'ouvrit. Muguette et lui entrèrent dans une pièce sombre, car à mesure qu'ils descendaient ils avaient trouvé d'étage en étage l'obscurité la plus complète, et ici là nuit était tout à fait venue.
Dans l'ombre, Fortune se sentit prendre par la main; ils traversèrent, Muguette et lui, toute la largeur de la chambre. Une autre porte fut ouverte qui donna passage à une clarté.
Il n'y avait pourtant pas de lumière dans la seconde chambre où ils entraient ainsi, mais elle communiquait par une large baie avec une troisième pièce où une lampe de grande dimension brillait sur un guéridon sculpté.
Juste en face de la baie il y avait un lit de forme antique, autour duquel se drapaient de lourds rideaux tombant d'un ciel à baldaquin et relevés des deux côtés par des embrasses de bronze.
Ce lit supportait une forme immobile, couchée sur le dos et les bras en croix, parfaitement semblable à ces statues que l'on étend sur la pierre des tombeaux.
Muguette traversa la seconde chambre et Fortune la suivit, marchant sur la pointe des pieds.
C'était une femme qui était sur le lit. La lumière de la flamme effleurait obliquement ses traits qui étaient de marbre.
Nous avons parlé de tombeaux et de statues; cette femme, qui avait la tête nue et posée dans le cadre de ses cheveux gris rigides, était bien vraiment une statue sur un tombeau
Autour d'elle, la troisième chambre présentait une sorte de luxe suranné, mais grand et sévère.
Au pied du lit, il y avait une autre femme, assise ou plutôt demi-couchée dans un vaste fauteuil, et dont la tête pâle se renversait parmi les masses d'une admirable chevelure noire.
Elle dormait. Les rayons de la lampe tombaient d'aplomb sur son visage qui était d'une merveilleuse beauté.
Elle dormait dans une pose accablée et comme découragée; ses longs cils noirs tranchaient sur sa joue plus blanche que l'albâtre, et ses lèvres s'entrouvraient en un mélancolique sourire.
- Mme la comtesse ! murmura Fortune dont la voix tremblait; Mlle Aldée.
Muguette et lui étaient arrêtés au seuil de la chambre.
Muguette lui toucha le bras et dit tout bas
- C'est à cela que je dépense mon argent.
Muguette et Fortune étaient revenus sur leurs pas; ils s'assirent tout les deux sur un lit de camp, dans la chambre d'entrée dont Muguette avait refermé la porte et où elle venait d'allumer un flambeau.
Cette pièce contrastait par sa nudité complète avec celle où Mme la comtesse de Bourbon et sa fille Aldée reposaient.
A part le lit de camp, il n'y avait pas même un siège.
Fortune tenait dans ses mains les deux mains de Muguette, et il avait les yeux mouillés.
- Quel bon petit cœur ! murmurait-i1; quelle chère petite âme ! C'est toi qui as fait ce que j'aurais dû faire.
- N'est-ce pas comme si tu l'avais fait ? répondit Muguette. C'est toi qui m'as donnée à elles.
- Corbac ! s'écria Fortune, c'est pourtant la vérité, et ce jour-là je leur ai fait un joli cadeau, ou que le diable m'emporte !
Il forçait la dose ordinaire de ses jurons pour cacher l'émotion profonde qui le tenait.
- Voilà quinze jours, reprit Muguette, tout le reste de la maison était nu et froid comme ici; nous l'avions louée sans savoir comment nous pourrions la payer. Tu vois bien que le duc de Richelieu peut servir à quelque chose.
Fortune haussa les épaules, mais son dépit souriait.
- Mme la comtesse avait des crises terribles, poursuivit Muguette, l'aspect de ces murailles nues l'exaspérait et la tuait; car plus elle va, plus son intelligence s'obscurcit et plus son cœur s'éteint. Il n'y a pour survivre en elle qu'un sentiment; c'est le regret de sa grandeur passée, de son luxe, que sais-je ? Quelquefois, pendant des demi-journées, Mlle Aldée est là qui l'écoute, racontant les fêtes brillantes de sa jeunesse, les réceptions à la cour, les hommages dont elle était entourée.
« Elle fait le compte de ses diamants, elle décrit ses toilettes, les moindres détails qui reviennent... Mais en dehors de cela, elle ne sait pas, c'est la pure vérité, si sa fille souffre ou si elle est heureuse.
- Heureuse ! répéta Fortune, c'est impossible : elle est trop changée.
- C'est impossible, en effet, répliqua Muguette. Quand je disais heureuse, cela signifiait seulement tranquille, car le bonheur ne peut pas entrer dans ce sépulcre où la plus belle des femmes dépense sa jeunesse à veiller une morte.
- La plus belle des femmes ! dit Fortune après elle; il semble qu'elle soit plus belle encore dans la tristesse de son dévouement.
Muguette soupira.
- Oui, prononça-t-elle tout bas, c'est certain, j'ai remarqué cela; depuis quinze jours, elle est bien plus belle.
Elle s'interrompit pour ajouter
- Je travaillais, tant que je pouvais, et Mademoiselle travaillait aussi, car elle a bien du courage; mais c'est à peine si nous pouvions subvenir toutes deux aux besoins de la vieille dame. Nous autres, le pain nous suffit, mais la pauvre comtesse ! quand elle n'a pas sur la table deux ou trois mets choisis, auxquels, bien souvent, elle ne touche même pas, son humeur noire devient folle. Elle parle d'humilité, d'abandon, et combien de fois dis-moi n'a-t-elle pas dit à Mlle Aldée : « Vous êtes une mauvaise fille ! »
Fortune se leva et fit un tour dans la chambre.
Muguette poursuivit :
- C'est la maladie. Sa pauvre tête est si faible ! J'ai ouï-dire qu'autrefois, sous la sévérité de son caractère il y avait une grande bonté; mais maintenant tout est fini, et vois où elle en est arrivée ! Quand j'ai pu acheter ces meubles et faire venir les tapissiers, elle a éprouvé une joie d'enfant; c'était comme une résurrection; elle se tenait debout tout le jour, elle allait et venait, commandait aux ouvriers et disant comment il fallait disposer toute chose pour rappeler la grande manière de ses anciennes demeures. Tantôt elle activait le travail, tantôt elle l'arrêtait pour faire de longues descriptions où elle mettait une chaleur extraordinaire et toujours elle ajoutait :
« C'est ainsi que doit être la maison d'une cousine de Sa Majesté le roi.
Fortune n'écoutait plus.
Il revint s'asseoir auprès de la fillette et lui demanda tout bas :
- Depuis que Mlle Aldée te semble plus belle, n'as-tu remarqué en elle aucun autre changement ?
Le regard naïf mais fin de Muguette l'interrogea.
- Tu ne me comprends peut-être pas, poursuivit Fortune : je voudrais savoir si depuis que Mlle Aldée te semble plus belle tu ne la trouves point aussi plus triste ?
- Oh ! fit Muguette en baissant les yeux, si fait, beaucoup plus triste. Et c'est une chose singulière, il y a des moments où son teint s'anime, où ses yeux brillent. Et, alors, je reste éblouie à la regarder : on dirait qu'au milieu de sa peine un mouvement de joie a passée.
La réflexion ridait bien rarement le front de notre ami Fortune, mais en ce moment deux plis profonds se creusaient entre ses sourcils et ses cheveux.
- Ah ! fit-il. Tu m'as dit qu'elle sortait peu ?
- Elle ne sort plus du tout, répondit Muguette.
Fortune changea de position sur le lit de camp et se mit à fredonner un refrain.
- Eh bien ! s'écria la fillette scandalisée, que fais-tu ?
- Bon, bon ! dit notre cavalier, on se tait, ma fille. Quand j'ai martel en tête, vois-tu, je chante. C'est un tic.
- Et tu as donc martel en tête ? demanda Muguette.
Fortune ne répondit point.
Après un instant, il reprit :
- Est-ce que personne ne couche ici près d'elles ?
- Oh ! si fait, repartit Muguette. En haut, mon lit n'est que pour la forme, je m'étends sur ce cadre toutes les nuits.
Notre cavalier tourmentait la dentelle de ses manchettes.
- C'est qu'elle est si pâle ! murmura-t-il, et ce sourire qui entrouvait ses lèvres m'a paru si singulier !
- Oh !interrompit Muguette, dès qu'elle s'endort, elle sourit ainsi. J'y suis habituée.
Fortune semblait chercher laborieusement ses paroles.
- Elles ne reçoivent personne ? demanda-t-il avec une indifférence affectée.
- Seigneur Dieu ! s'écria Muguette, recevoir quelqu'un ! Mais c'est une prison ici, mieux fermée que la Bastille !
- Et pourtant, corbac !... s'écria notre cavalier.
Il s'arrêta, pris d'une véritable colère.
- Qu'as-tu donc, mon cousin Raymond ? demanda la fillette étonnée.
- J'ai que je ne sais pas comme je t'aime, répliqua brusquement Fortune, et que je donnerais la dernière goutte de mon sang pour Aldée !
- L'aimes-tu donc mieux que moi ? murmura Muguette, dont la joue perdit ses fraîches couleurs.
Fortune lui prit les mains et plongea ses regards dans ses yeux.
- Toi, dit-il, tu es la joie. Plus on t'aime; plus on est content de soi. Mais nous jouons aux charmes, pauvre chérie. Si tu étais une autre femme, je saurais déjà ce que je veux savoir.
- Que veux-tu savoir, cousin Raymond ? interrogea Muguette.
Fortune toussa et dit :
-. Quand elle allait à la paroisse Saint-Paul, tu restais pour garder la malade ?
- Naturellement.
- Alors, tu ne peux pas savoir...
Fortune s'arrêta et Muguette demanda, prise d'impatience
- Qu'est-ce que je ne peux pas savoir ?
- La mule du pape ! gronda notre cavalier qui se mit à arpenter la chambre, ça ne va pas tout seul avec les petites filles !
Pendant qu'il se creusait la tête pour trouver la manière de tourner une question décisive, Muguette le prévint et dit tout à coup :
- Eh bien ! oui là, je crois qu'elle aime quelqu'un.
Du bout de la chambre où il était, Fortune revint à elle en deux sauts.
- Ah ! fit-il très ému, mais en même temps soulagé de son grand embarras : tu crois cela, toi ?
- J'en suis sûre, prononça gravement Muguette.
- Qui aime-t-elle ?
- Je n'en sais rien.
- Tu as des soupçons, au moins ?
- Pas l'ombre des soupçons.
- Enfin, corbac ! s'écria Fortune, pour aimer quelqu'un il faut le voir ou l'avoir vu, que diable !
Muguette était toute rêveuse.
- Mon cousin Raymond, dit-elle, on aime quelquefois un souvenir...
Ses yeux évitèrent le regard de Raymond qui rougit et murmura :
- Est-ce que tu croirais qu'elle se souvient de moi ?
Les paupières de la fillette se relevèrent, tandis qu'elle se disait tout bas :
- Pour cela non; ce n'est pas elle !
Puis elle reprit avec précipitation
- En un mot comme en mille, je ne sais rien de rien. Seulement, je la vois pâlir et il me semble qu'elle devient plus belle comme une âme qui ne tiendrait plus à terre. Elle est distraite souvent, elle ne me parle plus comme autrefois, et quand je lui parle, elle tressaille. C'est comme si on l'éveillait brusquement... surtout quand elle est là, toute seule, assise auprès de sa fenêtre ouverte.
- Et que voit-on de sa fenêtre ? demanda Fortune.
- On ne voit rien.
- Comment, rien ?
- On ne voit que les murailles noires de la Bastille.
Après cette réponse il y eut un silence.
- Corbac ! pensait Fortune, je ne ferais jamais un pas de clerc comme le frère de cette Mme Michelin. Je ne suis pas homme à me tromper, et si je me mets une fois dans l’esprit que ce duc doit avoir la tête cassée, il ne vivra pas vieux, j'en réponds !
- A quoi penses-tu, mon cousin Raymond ? dit Muguette.
- A toi, répliqua Fortune... J'ai parcouru bien des pays depuis le temps, mais je n'ai jamais rencontré un ange aussi mignon que toi. Tel que tu me vois, j'ai quinze mille livres dans ma poche, et du diable si je pourrais trouver une meilleure façon de les dépenser. J'ai mon idée, vous allez déménager... Ce qui rend Mlle Aldée si triste et si pâle, c'est de regarder toujours les murailles noires de la Bastille. Je veux que vous alliez loin d'ici, dans un quartier où il y ait des arbres et de la verdure.
Muguette secoua sa tête blonde.
- Je le veux, répéta Fortune.
Il retourna ses poches et mit son trésor en tas dans le creux du tablier de la fillette.
Celle-ci dit :
- Comme tu es bon, mon cousin Raymond ! Il y a là beaucoup d'argent, jamais je n'en avais tant vu en ma vie. Mais il n'y en a pas encore assez pour faire une dot à Mme de Bourbon.
- Je donne ce que j'ai, dit Fortune; on ne peut faire mieux.
Mais se ravisant aussitôt, il s'écria :
- Sang de moi ! tu as plus d'esprit dans ton petit doigt qu'une douzaine de duchesses, de présidentes et maréchales ! Il faut que Mlle de Bourbon soit riche, c'est clair, et qu'elle voie des gentilshommes de son rang; afin de choisir, et qu'elle se marie, et qu'elle soit heureuse en ménage.
Tout en parlant, il reprenait ses pistoles à poignées et les remettait dans sa poche.
Muguette, ébahie, le regardait.
- C'est clair ! c'est clair ! répétait-il, cela saute aux yeux ! et quoi de plus facile ? La mule du pape ! sans toi je n'y aurais pas songé. Bonsoir, Muguette chérie. Je vais aller chercher la dot de Mme de Bourbon.
- Est-ce que tu es fou, mon cousin Raymond ? balbutia Muguette abasourdie.
Fortune riait bonnement.
- Non, je ne suis pas fou, répondit-il, et je demande à quoi servirait d'avoir une étoile si on n'en fait pas usage. Combien faut-il pour la dot ?... deux cents ?... trois cents ? Ne te gêne pas : je sais l'endroit où les millions se remuent à la pelle.
Il prit à deux mains la tête bouclée de la fillette et la baisa.
- Au fait, reprit-il en s'élançant vers la porte, nous n'avons pas besoin de convenir du chiffre, j'apporterai ce qu'il y aura. Bonsoir.
Muguette voulut courir après lui, mais il était déjà au bas de l'escalier.
Fortune redescendit la rue Saint-Antoine à longues enjambées. La blessure de sa poitrine le cuisait bien un peu et sa jambe foulée lui arrachait de temps en temps un juron, mais il était de fer et marchait en somme d'un bien meilleur pas que tel beau fils de la cour qui aurait eu un pli à son bas de soie ou un grain de sable dans sa botte.
La rue Saint-Antoine avait complètement changé d'aspect et ne gardait qu'un seul trait de sa physionomie : la sombre masse de la Bastille, dont les remparts arrêtaient la vue vers l'est.
Il n'y avait plus trace d'équipages; les balcons étaient déserts, et les boutiques allaient se fermant.
Fortune suivait les maisons, la tête haute et la main sur la garde de sa rapière. Quand les voleurs rencontrent un gaillard de sa tournure, ils cèdent le pas.
Fortune avait le cœur léger; la conscience de la bonne action qu'il allait accomplir le tenait en joie et il se disait :
- J'aurais voulu faire pour notre belle Aldée quelque chose de plus difficile, mais au demeurant mieux vaut que tout aille sans encombre, puisque son pauvre cœur malade attend le médecin. J'ai eu de la peine à confesser la petite cousine... C'est singulier, voilà deux créatures adorables qui ne m'inspirent aucune frivole pensée de galanterie. Ce n'est pas que cette petite Muguette ne me trotte dans la cervelle, quel cher cœur ! et comme elle est délicieusement jolie ! Mais enfin, je briserais les côtes de quiconque me soupçonnerait de la vouloir mener à mal. Par là, corbleu ! rien que d'y penser j'ai le frisson.
« C'est comme une famille pour moi, s'interrompit-il, une vieille mère et deux sœurs. Seulement, je serais bien fâché si Muguette était véritablement ma sœur. Pourquoi cela ? Je n'en sais rien et je ne veux pas le savoir. A moins que ce ne soit pour l'épouser dans une douzaine d’années, quand nous serons mûrs tous les deux. Voilà une excellente idée.
Il doubla le pas et fut obligé d'ôter son feutre parce que sa tête brûlait.
Il essaya de fredonner, selon sa coutume dans les grandes occasions, mais la rêverie le tenait bel et bien.
- Voyons ! voyons, s'écria-t-il avec colère, à force de dire que je ne peux être amoureux de ma petite cousine Muguette, est-ce que j'en aurais dans l'aile ? Il ne faut pas trop aller de ce côté-là, je le vois bien. Ce côté-là, c'est le mariage, et le mariage n'est bon, pour les gens comme moi, que quand ils ont la barbe grise. M. et Mme Fortune ! cela sent son petit commerce ! il faudrait monter une boutique de mercerie avec le Gagne-Petit pour enseigne... à d'autres ! Nous avons du temps devant nous. Voici ce qui est raisonnable, je vais leur donner ma soirée, et demain je serai tout entier à mes grandes affaires, à mes ambitions, à mes amours : l'Arsenal, la sœur d'Apollon et la belle Badin, qui est en femme ce que je suis en homme une conquérante, morbleu ! la vraie Mme Fortune.
Il avait quitté depuis longtemps, le quartier Saint-Antoine et tournait l'église Saint-Merry pour entrer dans la rue Aubry-le-Boucher qui allait le conduire à cette étrange Bourse où, affolé, agiotait jour et nuit sur les actions de la banque de Paris M. Law.
Le tripotage officiel cessait à la tombée de la nuit : mais la petite Bourse, la coulisse, comme on devait dire plus tard et les cabarets mal famés où l'on jouait le passe-dix, le pharaon et la bassette ne fermaient jamais.
Nous confesserons ingénument que, pour le cavalier Fortune, la dot si facile à cueillir de Mlle de Bourbon était dans n'importe lequel des nombreux cabarets ouverts dans les rues Quincampoix et des Cinq-Diamants.
On faisait là chaque jour des rafles féeriques. L'écu du mendiant pouvait y devenir, dans une soirée, million de grand seigneur.
L'aveugle déesse régnait en ce lieu si souverainement que l'imagination la plus bizarre ne saurait rien ajouter aux péripéties insensées qui étaient le pain quotidien de la réalité.
Fortune venait de traverser des quartiers complètement déserts.
Au moment où il tournait l'angle de la rue Aubry-le-Boucher, il commença à entendre un lointain bourdonnement.
La rue Aubry-le-Boucher n'était pas mieux éclairée que les autres; mais à l'endroit où elle passait entre la rue Quincampoix et la rue des Cinq-Diamants, il y avait une grande peur, du mouvement et du bruit.
Il avait un enjeu respectable : quinze cents pistoles; pour lui, il ne s'agissait que de laisser faire son étoilée de se baisser pour prendre.
Quand il arriva au point de jonction des deux fenêtres où tant d'or ruisselait chaque jour, il était déjà pris par la fièvre du jeu.
A sa droite, la rue Quincampoix offrait une longue suite de lanternes flamboyantes dont chacune marquait l'entrée d'un tripot ou d'un cabaret; à sa gauche, la rue des Cinq-Diamants, beaucoup plus étroite; si étroite qu'un carrosse n'aurait pu s'y engager, ne présentait qu'une seule lanterne de taille énorme, sur le verre dépoli de laquelle trois silhouettes de singes gambadaient.
Fortune, après avoir hésité, se décida pour le nombre et tourna sur sa droite.
Entre toutes les lanternes, il en était une qui brillait comme la lune au milieu des étoiles : c'était celle de ce bouge historique : « L'Épée-de-Bois », où M. le comte de Horn, cousin du régent de France, assassina un joueur heureux pour lui voler quelques milliers de livres.
Le régent de France laissa pendre M. le comte de Horn, son cousin; par contre, il ne s'avisa point de fermer les tripots où ce gentilhomme avait perdu, comme tant d'autres, son argent, sa raison et son honneur.
Fortune alla droit à l'Épée-de-Bois, comme les papillons volent à la chandelle, mais la réputation de cet illustre établissement était si bien faite qu'un enfant n'aurait pu s'y glisser.
Les joueurs refoulés de la salle basse engorgée, débordaient au-dehors et attendaient leur tour les pieds dans le ruisseau.
Il en était de même à peu près des repaires plus modestes qui entouraient l'Épée-de-Bois, et Fortune, après avoir tenté inutilement l'assaut d'une demi-douzaine de coupe-gorges, fut obligé de se rabattre sur la rue des Cinq-Diamants et les Trois-Singes.
Là on pouvait entrer, à la rigueur, quand on avait de bons bras pour s'ouvrir un passage et une poitrine robuste pour respirer sans tomber asphyxié par la méphitique atmosphère de l'intérieur.
La rue des Cinq-Diamants était comme la banlieue de la rue Quincampoix. Elle venait d'être découverte et annexée par le fait d'un hardi spéculateur dont nous avons prononcé le nom plusieurs fois et qui va devenir, grâce aux événements de cette soirée, un des personnages les plus importants de notre récit.
Le sieur de Chizac était de Bordeaux. On l'avait vu arriver pieds nus, vers la fin du dernier règne, et traîner des brouettes à la halle. Il nous en vient encore de Bordeaux par douzaines. Maintenant, tout le monde le connaissait sous le nom de Chizac-le-Riche.
M. Law lui disait bonjour; l'abbé Dubois lui devait de l'argent, et Philippe d'Orléans songeait à lui en emprunter.
Sourdement, adroitement, et comme les gens de son espèce savaient agir dès ce temps-là, Chizac avait passé une année à se rendre propriétaire; par beaux contrats authentiques, de toutes les vieilles maisons enfumées et noires qui bordaient la rue des Cinq-Diamants.
Mais, eu égard à son époque, Chizac était un inventeur. Il fit enlever les bornes qui fermaient l'entrée de sa rue; il en badigeonna les premières maisons, il y pendit deux réverbères : et tout le monde put voir, ce dont personne ne s'était encore douté, que la rue des Cinq-Diamants prolongeait directement la rue Quincampoix.
L'espace manquait depuis longtemps déjà dans ce dernier enfer. Un audacieux, et c'était Chizac lui-même, ayant fait passer à ses bureaux le ruisseau Aubry-le-Boucher, vingt imitateurs le suivirent. En deux mois, ce roué de Chizac vendit pour une demi-douzaine de millions la moitié de ce que lui avait coûté deux ou trois cent mille livres.
Il manquait cependant une consécration à ce jeune faubourg. Tous les tripots restaient rue Quincampoix. Chizac déterra, parmi les joueurs malheureux qui rôdaient comme des ombres autour des prétendues mines d'or du Mississippi, un pauvre diable qui avait eu beaucoup de talent : c'était Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et père de notre belle Thérèse.
Chizac se fit son bienfaiteur. Il lui donna, moyennant un lourd loyer, le rez-de-chaussée tout entier d'une de ses maisons et lui prêta l'argent qu'il fallait pour transformer ce rez-de-chaussée en cabaret.
Telle fut l'origine des Trois-Singes qui devaient faire plus tard une concurrence victorieuse à l'Épée de-Bois.
Chizac poussa plus loin la bonté. Comme il était impossible de dormir aux Trois-Singes où les joueurs hurlaient à tour de rôle vingt-quatre heures par jour; Chizac, moyennant quatre cents livres par mois, octroya à Guillaume Badin le droit de coucher dans une sorte de trou situé de l'autre côté de la rue et faisant partie de sa propre maison, à lui, Chizac.
Ce trou; qui avait servi autrefois à remiser une voiture de marchande des quatre-saisons, s'ouvrait sur la rue même, juste en face du cabaret.
La marchande des quatre-saisons l'avait payé jusqu'à dix livres par année, autrefois.
A quatre mille huit cents livres de loyer annuel Guillaume Badin convenait que, maintenant, le trou n'était pas cher.
Avant d'être cabaretier, Guillaume Badin avait dans le monde Quincampoix une solide réputation de joueur malheureux.
On racontait qu'il avait perdu une fois jusqu'aux hardes de sa fille et que la pauvre belle enfant était restée au lit toute une semaine, faute d'avoir une jupe à se mettre.
Mais depuis que Guillaume Badin était cabaretier, laissant sa basse de viole sans cordes tendue à un clou dans sa mansarde de la rue des Bourdonnais, la chance avait tourné.
Aussitôt qu'il prenait les dés ou les cartes, il gagnait toujours; s'il achetait des actions de la banque du Mississippi, les actions montaient; s'il vendait, les actions baissaient.
II passait déjà pour avoir de bonnes sommes amassées, et la belle Thérèse, sa fille, loin de manquer de jupes, portait des toilettes splendides, roulait carrosse et venait, disait-on, d'acheter un hôtel.
Chizac-le-Riche et Guillaume Badin étaient du reste assez bons amis jusqu'à voir. Chizac suivait d'un œil protecteur et un peu sceptique la veine de son ancien vassal, et Badin, enflé par le succès, l'engageait sans cesse à mettre dans son jeu, mais Chizac s'y refusait toujours.
I1 en résultait que Chizac perdait à peu près chaque fois que Guillaume gagnait.
Mais ce Chizac était de Bordeaux, et je ne sais comment l'argent perdu retrouvait toujours le chemin de sa poche.
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