PREMIERE PARTIE

La conspiration en dentelles

(suite)

 

 

XVII. Où Fortune fait la connaissance de Guillaume Badin et de Chizac-le-Riche.

XVIII. Où Fortune porte jusqu'à cent mille livres la dot de Mlle Aldée.

XIX. Où Fortune a fait de jolis rêves et un fâcheux réveil.

XX. Où Thérèse Badin promène son carrosse neuf et sa toilette de bal.

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Où Fortune fait la connaissance de Guillaume Badin et de Chizac-le-Riche.

 

Au moment où Fortune parvenait à s'introduire dans la salle commune du cabaret des Trois-Singes, l'animation était au comble. Un quintuple rang de joueurs entourait une table revêtue d'un tapis abondamment souillé où se taillait un lansquenet.

Cette table occupait à peu près le milieu de la salle.

A droite, en entrant, une seconde table, où deux joueurs seulement faisaient une partie de piquet royal, était aussi fort entourée.

Le reste de la salle était rempli par des guéridons où les hommes et les femmes buvaient pêle-mêle, jouant, riant et causant.

Les femmes étaient généralement jeunes et jolies, jouaient gros jeu et payaient argent comptant.

Partout où plus de vingt créatures humaines se trouvent réunies, il y a un roi et il y a le compétiteur de ce roi l'homme que le roi étouffera ou qui détrônera le roi. Le roi était ici l'un des de joueurs de piquet, gros homme d'une quarantaine d'années, constitué fortement, très brun, très pâle, un peu triste et affecté de cette névrose qu'on appelait alors des vapeurs, et qui depuis change de nom toutes les semaines.

C'était, ne vous y trompez point, le sieur Chizac en personne, Chizac-le-Riche, qui avait abandonné les tripots Quincampoix pour favoriser sa rue.

Le compétiteur du roi était assis au centre de la table du lansquenet. Il tenait la banque en ce moment, et avait devant lui une véritable montagne d'or, d'actions et de bons de caisse.

C'était un homme entre deux âges et qui penchait déjà vers la vieillesse. Ses cheveux rares bouclaient autour d'un grand front : les musiciens ont souvent de ces têtes en apparence puissantes, mais qui dégagent je ne sais quelle impression vide et vague. Ce grand front parlait de génie ou de folie.

Les yeux étaient creux, les prunelles étincelantes; il y avait des plaques rouges aux pommettes des joues.

Le premier mot que Fortune entendit prononcer fut le nom de cet homme.

- Neuf fois ! répétait-on à la ronde, Guillaume Badin a passé neuf fois !

Et Guillaume ajouta lui-même d'une voix fiévreuse, en s'adressant à Chizac-le-Riche :

- Entendez-vous ? patron, neuf fois ! Mettez dans mon jeu, j'ai de la corde de pendu.

Chizac répondit bonnement à travers la foule qui écoutait :

- Profitez de votre veine, moi voisin : moi, j'ai perdu aujourd'hui une vingtaine de mille livres et j'ai bien peur de finir à l'hôpital.

Il y eut dans le cabaret un bruyant éclat de rire.

- Entends-tu, Guillaume, crièrent les perdants, Chizac se moque de toi ! Tu pourrais bien gagner pendant douze mois; au bout de l'an, Chizac te mettrait encore dans sa poche !

Guillaume Badin donna un coup de poing sur la table.

- Faites votre jeu, dit-il brusquement, il y a 6 400 louis. Rira bien qui rira le dernier.

- Je fais un écu, voisin, dit Chizac, pour vous payer ma tasse de café et mon petit verre de liqueur des îles.

- Patron, répliqua Guillaume, voilà qui n'est pas bien, vous arrêtez le jeu.

Et, en effet, c'est à peine si l'on put couvrir une centaine de louis, quoique Fortune eût jeté bravement sur le tapis sa première mise de cent pistoles - pour la dot.

Guillaume Badin tourna ses cartes avec mauvaise humeur en disant :

- Je ne devrais pas jouer pour si peu, mais je suis chez moi et je ne veux mécontenter personne.

La voix placide de Chizac lui répondit encore :

- Voilà quinze jours de cela, voisin, vous auriez vendu votre âme au diable pour ces deux mille quatre cents livres.

- Toi, grommela Badin entre ses dents, avant deux mois d'ici je veux te faire l'aumône.

- Gagné ! s'écria-t-on, encore gagné !

- C'est 6 300 louis que je perds ! fit Badin exaspéré. Allons, 200 louis au jeu !

Fortune attirait déjà cent autres pistoles, quand le roi Chizac se leva et dit :

- Voisin, je fais banco. Il est temps de vous aller coucher.

Il ajouta en mettant 4 800 livres sur la table :

- C'est juste le loyer annuel de votre alcôve.

Quoique ce fut là un bien misérable coup au point de vue de la somme risquée, il se fit un grand mouvement dans la salle; la cohue des assistants, aussi bien les femmes que les hommes, se massa autour du tapis vert.

D'un geste saccadé, Guillaume Badin fit le jeu.

Cela fut long.

Avant d'amener, il épuisa presque tout un paquet de cartes.

Et l'on disait à la ronde :

- Le roi pour Chizac.

- Le valet pour Guillaume Badin.

- Le roi est bon !

- Le valet vaut de l'or !

Guillaume avait la sueur au front, Chizac souriait.

- Gagné ! cria tout à coup la cohue. Encore gagné !

Guillaume Badin repoussa son siège.

- Hein, patron? fit-il avec triomphe, je vous avais bien dit de mettre dans mon jeu !

Chizac n'avait point perdu son sourire, mais le tic de sa bouche allait et son sourire tournait un peu à la grimace.

- Il n'y a pas à dire, murmura-t-on dans les groupes, si Chizac y allait de franc jeu comme Guillaume Badin, Guillaume Badin aurait Chizac !

-Patron, dit encore Guillaume, j'ai sommeil et je vais me coucher, selon votre conseil. Suivez le mien : la veine est ici, je vous vends ma banque pour mille pistoles.

-Voici, répondit Chizac, grand merci de votre offre, mais je n'ai plus besoin de gagner pour vivre.

Une voix haute et claire s'éleva qui domina tous les grondements de la salle.

- J'achète la banque, disait-elle.

C'était uniquement notre ami Fortune qui jetait par la fenêtre plus des deux tiers de son avoir, en joueur émérite qu'il était, pour acquérir un peu de fumée.

Guillaume Badin se mit sur ses pieds, regarda Fortune et le salua d'un geste courtois.

- Mon gentilhomme, dit-il, je n'ai jamais eu le plaisir de me rencontrer avec vous, mais je connais mon monde. Ce que l'on vend à celui-ci, on est trop heureux de l'offrir à celui-là. Si vous vouliez accepter ma banque cordialement comme je vous l'offre, je resterais votre débiteur.

Chizac tourna le dos et regagna sa place à la table de piquet. Sa royauté recevait là un rude coup.

Fortune pensait :

- Le père est aussi brave que la fille est belle.

- La mule du pape! reprit-il tout haut, je vous tiens pour un galant homme, maître Badin, et j'accepte votre offre.

- J'en ai tant vu passer !disait cependant Chizac qui avait repris sa place au milieu de ses fidèles. Quand ils sont au sommet de la roue, ils font les insolents, mais la roue tourne, la roue qui les a pris par terre et qui les y remet.

Guillaume Badin avait étalé son mouchoir sur la table de lansquenet; il mettait dedans à poignées son argent et ses valeurs.

- Voilà une soirée de cent mille écus pour le moins autour de lui.

Guillaume noua les quatre coins de son mouchoir.

- A l'Epée-de-Bois, répondit-il, j'aurais gagné plus d'un million; mais patience : le cabaret des Trois-Singes n'a encore que quinze jours de vie. Dans quinze autres jours il aura mis bas toutes les concurrences.

- Et seras-tu encore le maître des Trois-Singes dans quinze jours, Guillaume-la-Viole ? demanda une voix de femme. Ta fille a perdu la tête et tu n'as jamais eu de cervelle.

La voix appartenait à une grosse bourgeoise chargée de falbalas, qui pouvait compter une cinquantaine d'années et qui trinquait avec un garde-française de vingt-cinq ans.

- Tiens ! fit-on de toutes parts, c'est la marquise de la Casserole. Elle a changé son canonnier !

La marquise de la Casserole jouissait d'une certaine renommée. Elle avait été la cuisinière du traitant Bas-froid de Montmaur; mais au lieu de jouer à la grande dame comme la plupart des servantes enrichies, qui donnaient le spectacle aux enfants de la rue et se ruinaient en quelques semaines, elle avait placé son gain solidement et n'employait que son revenu à traiter les deux seuls régiments qui eussent le don de lui plaire : les canonniers et les gardes-françaises.

L'apostrophe risquée par la marquise de la Casserole atteignit un certain Chizac-le-Riche, mais celui-ci était véritablement bon prince; il répondit lui-même :

- Guillaume Badin se formera. C'est encre un enfant, quoiqu'il ait la tête grise.

- Merci, patron, dit l'ancienne basse de viole d'un ton de bonne humeur.

Il souleva en même temps son paquet pour débarrasser le tapis, car les joueurs commençaient à s'impatienter autour de la table.

- Mes enfants, dit Guillaume Badin, dont les yeux étaient gros de sommeil, car il y avait plus de douze heures qu'il jouait sans désemparer, continuez votre partie. Les garçons de mon cabaret des Trois-Singes ont le mot et doivent, comme c'est la coutume, ne rien refuser aux joueurs décavés. C'est bien le moins qu'on soupe avant d'aller à la rivière : donc, bon vin et bonne chère gratis, à discrétion, pour tous ceux qui n'auront plus une pistole en poche. Amusez-vous comme des anges, et à demain matin.

En se dirigeant vers la porte il ajouta :

- Bonsoir, patron, sans rancune.

Et Chizac répondit :

- Sans rancune, Guillaume.

Après avoir franchi le seuil de son cabaret des Trois-Singes, Guillaume Badin n'eut pas beaucoup de route à faire pour gagner sa chambre à coucher : il lui suffit de traverser la rue étroite en directe ligne.

Juste en face du cabaret se trouvait un battant de chêne si bas qu'il ressemblait à l'entrée d'une cave. Guillaume introduisit une clé dans la serrure abondamment rouillée et le battant tourna sur ses gonds en grinçant.

Guillaume avait à la main une petite lanterne qu'il plaça sur un billot, à côté du misérable lit de sangle qui lui servait de couche.

Ce trou; qu’i1 payait à raison de 400 livres par mois, n`avait pas d’autres meubles que le billot et le grabat.

Dans le quartier Quincampoix, à l'époque où nous sommes, tous les loyers atteignaient des proportions pareilles.

Le luxe ne pénétrait point de ce côté. C'était un champ de bataille. On prenait son luxe ailleurs, un luxe effréné parfois, mais ici, à la guerre comme à la guerre.

D'ailleurs la richesse était tombée à l'improviste et comme une douche sur les épaules de ce pauvre Guillaume Badin. Il en était encore tout ahuri et n'avait pas eu le temps de s'acheter une chaise.

Il mit son mouchoir, qui contenait une fortune, sur un tas d'or et de valeurs placés entre le billot et le lit, par terre, puis il se jeta sur son lit tout habillé après avoir éteint la lanterne.

Trois minutes après il ronflait.

Dans le cabaret, le jeu avait repris ainsi que les libations; il était encore de bonne heure, et la cohue tendait plutôt à s'accroître qu'à diminuer.

Fortune tenait la banque.

Fortune avait son étoile; le lecteur n'a pas pu concevoir l'ombre d'un doute sur le résultat de la partie : les gens qui ont une étoile perdent toujours.

Le métier de leur étoile est de les relever quand ils tombent et de jeter une botte de paille entre eux et le pavé qui leur casserait le cou.

Mais la veine de Guillaume Badin était si robuste qu'elle commença par combattre l'étoile de notre cavalier. Son point de départ était 400 louis, somme égale à la dernière rafle de Guillaume; il gagna cinq ou six fois de suite, et, comme il était superbe joueur, la galerie donna assez bien.

La marquise de la Casserole jeta sur le tapis une centaine d'écus, en regrettant tout haut que ce beau fils n'appartînt pas à l'un de ses deux régiments.

A la sixième passe, malgré quelques défaillances de la part des pontes qui s'effrayaient de la veine, Fortune avait devant lui environ 140 000 livres.

C'était une dot, une pauvre dot à la vérité pour la cousine d'un roi, mais enfin c'était une dot que plus d'un gentilhomme honnête et modeste eût acceptée.

Fortune songeait à cela pendant que le jeu se faisait lentement et petitement devant lui.

Il se disait, en voyant les sommes que ses adversaires déposaient comme à regret sur le tapis :

- Si seulement on me tient une soixante de mille livres, je gagne et je m'en vais.

Il avait réglé après mûre réflexion la dot de cette jeune fille si belle et si pâle, Mlle de Bourbon, à la somme de 200 000 livres.

Une bouffée de sagesse avait passé dans sa tête folle; une fois gagné ce dernier coup, il était bien déterminé à ne point abuser de la veine et à quitter la place.

Mais le jeu ne se faisait pas.

- Il y a vingt-cinq mille livres, dit un ponte impatient; on ne fera rien de plus; allez, pour vingt-cinq mille livres.

En ce moment, Chizac-le-Riche se levait de son fauteuil, le seul qui fût dans le cabaret, et annonçait l'intention de se retirer.

C'était maintenant un homme sage.

Selon son impression, il n'avait plus besoin de gagner pour vivre, et il dormait ses grasses nuits.

En se dirigeant vers la porte, escorté par ses vassaux respectueux, il arriva en face du tapis vert et s'arrêta pour jeter à la partie un regard insouciant.

Plus d'un parmi nos lecteurs aura pu s'étonner de ce que cette ressemblance, si féconde jusqu'ici en quiproquos et en aventures, la ressemblance de Fortune avec un grand seigneur qui était la coqueluche de Paris, eût cessé tout à coup de produire ses effets ordinaires. Personne, depuis l'entrée de Fortune au cabaret des Trois-Singes, n'avait manifesté à son aspect la moindre surprise ; C'est que les joueurs forment un peuple à part, qui ne voit rien en dehors du jeu, et qui, en dehors du jeu, ne connaît rien.

Les yeux de Fortune et ceux de Chizac se rencontrèrent ou plutôt se choquèrent. Chizac trouva peut-être insolente la beauté de ce jeune homme dont le regard franc et hardi ne se baissait point devant le sien.

- Faites-vous le jeu, bonhomme ? demanda-t-il d'un accent provocant.

Il y eut dans la salle commune un murmure scandalisé que coupèrent quelques rires.

Chizac ouvrit tout grands ses yeux mornes et prononça ce seul mot :

- Banco !

 

 

Où Fortune porte jusqu'à cent mille livres la dot de Mlle Aldée.

 

Les autres joueurs retirèrent leurs mises, comme c'est loi, pendant que le Riche, ouvrant son portefeuille déposait cent quarante mille livres sur le tapis.

- Pauvre poulet ! dit l'ancienne cuisinière.

Fortune pensait :

- A ce jeu, le futur de Mlle Aldée gagne juste huit mille pistoles.

Il tourna et le coup fut joué en quatre cartes.

- Perdu ! la veine est morte !

Ce fut un grand cri parce que c'était un grand événement.

Fortune resta étourdi comme si un violent coup de poing lui eût touché le crâne.

Il n'avait pas même songé à la possibilité d'un tel revers.

Sa physionomie était à la fois si piteuse et si cornique qu'un éclat de rire unanime emplit la salle.

- Allons, lui dit son voisin de gauche, passez les cartes.

Fortune obéit machinalement.

- Poussez-moi votre banque, s'il vous plait, dit à son tour Chizac-le-Riche avec une complète indifférence,

Fortune obéit encore.

Chizac mit les billets dans son carnet; l'or dans sa poche, et poursuivit sa route vers la porte.

Dans la salle on disait :

- I1 n'est pas fini, le Chizac.

- Il a encore un bout de veine quand Guillaume n'est pas là.

- Mais Guillaume le tient, sarpejeu !

Ce fut le dernier mot entendu par le Riche au moment où il mettait le pied sur le pavé de la rue de Cinq-Diamants.

Au lieu de se diriger devant lui comme avait fait Guillaume pour gagner son trou, il obliqua un peu sur la gauche et atteignit au bout de quelques pas, toujours suivi par un groupe nombreux de fidèles, une haute et large porte cochère.

Les vassaux de Chizac le saluèrent en cérémonie et lui souhaitèrent la bonne nuit.

- Un joli coup que vous avez fait là pour finir, fut-il dit parmi les fidèles.

Chizac répondit, au moment où la porte se refermait :

- Une goutte d'eau dans la rivière !

Le jeu se poursuivait cependant au cabaret des Trois-Singes comme si de rien n'eût été.

Une fois passé le premier étourdissement de sa mésaventure, Fortune avait repris son assiette; il prit dans sa poche le restant de ses pistoles qui formait un bien petit tas et les compta avec un soin minutieux. Sa blessure à la poitrine le piquait et il avait du feu sous le front.

- La mule du pape ! murmura-t-il, si je veux doter la pauvre demoiselle, il faudra désormais jouer serré. Ce lourd coquin m'a plumé de près, et me voici, ou peu s'en faut, comme si je n'avais point fait mon voyage d'Espagne !

La tranche de ce bon pâté que Muguette avait en réserve pour Mme la maréchale était déjà bien loin. Fortune aurait soupé volontiers, mais il ne voulait point abandonner sa place où la banque devait revenir tôt ou tard.

Il appela un des nombreux valets qui circulaient dans la foule et lui dit :

- Mon fils, je n'ai pas pu avoir d'explication avec le sieur Guillaume Badin, ton maître, qui s'est conduit envers moi comme un gentilhomme... et j'ai remarqué souvent que les poètes, les peintres et les musiciens sont des manières de gentilshommes en dépit de la naissance. J'ai des affaires avec le sieur Badin et je suis presque de sa famille. En conséquence, tu vas m'apporter ici, sur la table où l'on joue, un flacon de claret et une volaille froide avec un chanteau de pain tendre, une fourchette et un couteau.

- Je ne gênerai personne, ajouta-t-il en élevant un peu la voix; mais tout à l'heure il y a eu des braves gens qui se sont permis de rire quand j'ai perdu mon coup de 280 000 livres. S'il leur arrivait de rire encore, ou de se plaindre, ou de n'être pas enchantés d'avoir l'honneur de ma compagnie, nous ferions, ces braves gens et moi, plus ample connaissance.

Pendant qu'il parlait, son regard brillant faisait le tour de l'assemblée. Tout le monde se tut, excepté la marquise de la Casserole qui soupira :

- Il y a de jolis cœurs dans mes deux régiments, mais à celui-là le coq ! c'est un amour.

Le valet apporta la volaille froide, la bouteille de claret, le chanteau de pain, le couteau et la fourchette.

Fortune arrangea cela devant lui méthodiquement et se mit à manger avec le superbe appétit que la Providence lui avait octroyé. Non seulement personne ne se moqua de lui, mais on avait envie de l'applaudir.

La volaille était dodue et le chanteau épais ; avant d'en voir la fin, Fortune rappela trois fois le valet pour remplir la bouteille vide.

Quand la volaille fut dépêchée, il lui restait encore un peu de claret. I1 demanda du fromage pour achever sa bouteille, et requit une autre bouteille pour achever son fromage.

La banque allait pendant cela, faisait son chemin autour de la table. L'or, incessamment remué, chantait. Fortune, ayant décidément fini de souper, appela le valet d'une voix retentissante et fit desservir, après quoi il dit :

- Ce Chizac, que Dieu confonde, a parlé de café et de liqueurs des îles. Cela complète agréablement un repas. Que le café soit chaud et que la burette de liqueurs ne soit pas entamée.

« Où en sommes-nous ? reprit-il en s'adressant aux joueurs. Le claret de maître Guillaume Badin n'est en vérité point mauvais, et je me sens tout gaillard. Je crois que nous pourrons porter la dot à cent mille écus.

- Quelle dot ? demandèrent plusieurs voix, car il avait excité l'attention générale.

- Ce sont, répondit Fortune, des affaires privées qui ne vous regardent point.

Les quatre bouteilles de claret commençaient à fumer dans sa tête. Le valet lui apporta en ce moment sa topette de liqueurs. Il salua gravement à la ronde et dit en levant son verre :

- Je bois à la santé de tous ceux qui vont se cotiser ici pour faire la dot de la jeune demoiselle !

« Où en étais-je ? reprit-il après avoir bu ; la liqueur de maître Guillaume est comme son vin fort agréable. J'en étais à chanter les vertus de cette chère enfant; il n'y a pas de chérubin au ciel qui soit plus blanc qu'elle : mais vous savez, nos roués ont le diable au corps, et j'en sais un surtout à qui personne ne résiste. II est beau, ce noble coquin, à triple carillon, plus beau qu'Adonis, plus beau qu'Endymion, plus beau que le beau Narcisse, et vous pouvez bien en juger puisqu'il me ressemble trait pour trait !

Les vrais joueurs avaient cessé depuis longtemps de suivre ce long discours, mais la galerie était tout oreilles.

- Corbac ! reprit Fortune en se versant à boire, qu'est-ce que cela vous fait ? vous êtes trop curieux, mes maîtres ! Moi, je ne veux pas vous dire son nom : elle est Bourbon, par la morbleu ! elle est Albret ! elle est Navarre ! non point par bâtardise comme les Vendômes ou les petits de la Montespan, mais net et droit comme Henri IV sur le Pont-Neuf ! Et la voilà toute pâle, à cause de ce duc dont je romprai les os à la première occasion, c'est sûr ! La petite Muguette n'a pas su me dire le fin mot. C'est celle-là qui est un bijou ! Ne parlons pas d'elle plus qu'il ne faut, voulez-vous, messieurs ? Mais pour en revenir à l'autre, à la cousine du roi, je suis fin comme l'ambre, et j'ai bien deviné pourquoi elle passe son temps à la fenêtre qui regarde les fossés de la Bastille !

Il parlait avec une extrême animation, comme si tous les gens qui l'entouraient l'eussent contredit à la fois, mais son voisin de droite ayant prononcé ces mots :

- La banque est à vous, la prenez-vous ?

- Vous aurez beau m'interroger, dit-il, vous ne saurez pas le premier mot de l'histoire. Je veux la marier, parce que c'est mon idée; personne n'a rien à y voir. Je mets cent pistoles, et je vous préviens que si l'on tient mon plein jeu jusqu'à la huitième passe, je m'en irai après avoir gagnée, me contentant ainsi de 250 000 livres.

Il tourna ses cartes et gagna.

- Deux cents pistoles, dit-il.

Il gagna encore.

Et tout autour de la table on commençait à murmurer :

- C'est la place qui est bonne, la place de Guillaume Badin.

Il pouvait être en ce moment dix heures du soir. Un carrosse attelé de quatre chevaux qui contenait deux dames en brillante toilette et deux pimpants seigneurs s'arrêta au coin des rues Quincampoix et Aubry-le-Boucher.

Il n'y avait plus personne sur le pavé. Tout le monde avait trouvé place dans les cabarets qui regorgeaient et hurlaient.

Un des laquais du beau carrosse descendit, entra dans la rue des Cinq-Diamants et ouvrit la porte des Trois-Singes.

L'instant d'après il revint et dit à l'une des dames qui se penchait à la portière du carrosse :

- Maître Guillaume Badin est allé se mettre au lit:

- Ouvrez la portière, répondit la dame.

Le valet obéit; la dame mit pied à terre.

Aux lueurs douteuses qui tombaient de la lanterne des Trois-Singes, vous eussiez reconnu la belle Thérèse Badin, qui portait un costume de bal et dont la parure était éblouissante.

Ses pieds charmants effleurèrent la pointe des pavés, et, au lieu de se diriger vers le cabaret elle gagna la porte basse derrière laquelle dormait maître Guillaume Badin.

Elle frappa, mais c'est à peine si le bois massif résonnait sous son doigt mignon. Il fallut employer le manche de l'éventail.

- Qui est là ? demanda une voix endormie.

- C'est moi, père, répondit Thérèse.

- Ah ! ah ! ramette, dit la voix, nous faisons de jolies affaires, et tu seras plus riche qu'une fille de régent.

- Père chéri, dit Thérèse, je viens te chercher. Ce n'est pas le tout d'être riche, il faut se pousser à la cour. Tu sais bien ce que je veux faire de toi.

La voix répliqua :

- Tu es folle !

- Non, dit Thérèse, je ne suis pas folle, et je t'aime tant, mon cher bon père ! Voilà une grande révolution qui se prépare et qui va éclater comme la foudre, car nous avons des nouvelles de l'Espagne, cher père, et aussi de la Bretagne, des nouvelles qui sont arrivées à ton adresse, puisque je te mets toujours en avant.

- Tu me feras pendre, murmura Badin. Voilà le plus sûr.

- Ouvre-moi.

- Je dors... et j'irai t'embrasser demain matin, sans faute. Bonsoir, minette.

- Père, mon amour de père, continua Thérèse d'une voix suppliante, il y a petit cercle cette nuit à l'Arsenal; viens, sous prétexte de nous faire danser; on t'attend. La sœur d'Apollon, qui s'y connaît si bien, dit que tu as un front de ministre ! et quand même tu ne serais pas gouverneur de province ou même intendant royal !... J'ai des habits pour toi dans le carrosse, et tu feras ta toilette chez l'abbé Genest, dont le logis est sur la route. Il y a une basse de viole chez l'abbé. Viens-tu ?

Elle se tut pour attendre la réponse.

La réponse fut un ronflement sonore.

- Adieu, père chéri, dit Thérèse tristement, je t'aime tant que je te pardonne; mais tu manques une belle occasion.

Elle remonta en voiture et cria au cocher :

- A l'Arsenal !

Le carrosse partit au trot de ses quatre beaux chevaux.

Onze heures sonnèrent à l'église du Sépulcre, dont le parvis s'ouvrait encore à l'angle du marché des Innocents.

On commença d'entendre dans cette direction les charrettes des gens de la campagne qui amenaient les approvisionnements de Paris.

Puis le clocher du Sépulcre sonna minuit.

Il y eut un mouvement passager; les portes des divers tripots s'ouvrirent et se refermèrent; un instant, la rue Quincampoix s'encombra. C'était la partie bourgeoise des joueurs, les gens mariés, les pères de famille qui regagnaient le domicile conjugal, gémissant sur leur perte ou célébrant leur gain.

Après leur départ, les repaires devinrent moins bruyants, on devinait que le jeu s'acharnait plus sérieux et plus sombre.

Vers une heure du matin, la rue Quincampoix était complètement solitaire et presque muette.

Un homme sortit de l'Épée-de-Bois; un grand chien le suivait, quêtant à droite et à gauche.

L'homme regarda tout autour de lui avec une certaine inquiétude, siffla son chien qui se mit presque entre ses jambes, et descendit la rue en tenant prudemment le milieu de la chaussée.

Il boitait de la jambe droite et contenait à deux mains les poches de son pourpoint qui semblaient abondamment remplies.

- C'est étonnant, se disait-il en surveillant les portes à mesure qu'il passait, l'ami Fortune n'est pas venu me rejoindre. Demain j'irai voir un peu le nouveau cabaret de mon oncle Chizac. Vertubleu ! si la chance m'est fidèle, mon oncle Chizac ne sera pas longtemps le seul riche de la famille !

Il paraît que ce brave La Pistole avait fait une honnête rafle, cette nuit, à l'Épée-de-Bois.

Comme il passait entre les Trois-Singes et la chambre à coucher de Guillaume Badin pour gagner la rue des Lombards, son chien Faraud s'arrêta tout à coup, renifla au vent et s'élança vers la porte basse.

-Ici ! bonhomme ! dit tout bas La Pistole.

Faraud n'obéit point. Il essaya de mettre son museau entre le lourd battant qui fermait le trou et la pierre du seuil.

- Ici, Faraud !

Mais La Pistole, qui s'était arrêté à son tour, au lieu de poursuivre se mit à écouter.

Un bruit sourd venait du trou, dont La Pistole s'approcha curieusement.

Au moment où il atteignait la porte, un grand soupir se fit entendre qui ressemblait à un râle.

La Pistole saisit son chien par le collier et l'entraîna de force.

- Vois-tu, bonhomme, grommela-t-il, cela ne nous regarde pas, et il n'y a que les fous pour mettre leur nez dans les mauvaises affaires.

A peine avait-il fait quelques pas que la clé grinça dans la serrure à l'intérieur.

La Pistole était si prudent qu'il ne se retourna même pas.

Au contraire, il hâta sa marche, traînant Faraud qui lui résistait et qui grondait.

La porte du trou roula lentement sur ses gonds.

Un homme sortit, la figure cachée par les plis d'un manteau sur lesquels retombait la corne de son chapeau.

Son regard rapide interrogea les alentours, puis il gagna la porte cochère de la maison Chizac.

A cet instant, La Pistole et Faraud passaient sous un réverbère; le plus prudent jetait de temps en temps un regard en arrière.

La Pistole tourna la tête à demi, et la lueur de la lanterne éclaira son profil.

Un cri de surprise s'étouffa dans la poitrine de l'inconnu qui se blottit contre la muraille.

La Pistole poursuivit sa route et disparut.

L'homme au manteau murmura :

- C'est bien lui

Il poussa la porte cochère, qui céda à son premier effort, et entra dans la maison de Chizac en ajoutant :

- Lui et son diable de chien !... M'a-t-il reconnu ?... Je donnerais un million pour savoir s'il m'a reconnu !

Il paraît que cet homme au manteau n'était pas pauvre.

Le silence revint dans la rue.

Un quart d'heure après un grand bruit de bagarre s'éleva dans la salle commune des Trois-Singes, dont la porte s'ouvrit avec fracas pour donner passage à un vivant paquet qui vint tomber dans le ruisseau.

C'était notre ami Fortune qu'on jetait dehors, ivre comme un cent-suisse.

Il se releva sans trop de rancune et tâcha de retrouver l'aplomb de ses jambes.

- Corbac ! gronda-t-il, les drôles étaient vingt contre un, l'honneur est sauf.

Puis, frappant sur ses goussets complètement vides :

- Mon étoile dormait, dit-il; une autre fois je ferai mieux. Mais je voudrais bien savoir où je vais coucher cette nuit !

La porte de Guillaume Badin était à deux pas de lui et l'homme au manteau l'avait entrouverte.

Fortune entra et demanda :

- Y a-t-il quelqu'un ici ?

Personne ne répondit.

Fortune tâta les murailles et arriva jusqu'au lit.

- La mule du pape ! dit-il en s'y couchant tranquillement, mon étoile est éveillée, et voilà une délicate attention de sa part !

L'instant d'après il comptait dans le tablier de Muguette, en rêve, la dot de la cousine du roi qu’il venait pourtant de perdre jusqu'au dernier écu.

Les rêves n'y vont pas par quatre chemins : la dot était de cinq cent mille livres.

 

 

Où Fortune a fait de jolis rêves et un fâcheux réveil.

 

C'était bien ce Fortune, le plus heureux cavalier qui fût sous la voûte du firmament. Tout lui arrivait toujours à point : il pouvait courir comme un cerf, malgré sa jambe foulée, et on avait beau le poignarder, il dévorait des tranches de pâté avec un appétit de prince. Un autre, en sortant du tripot les poches vides et retournées, à cette heure de la nuit, aurait été obligé de dormir sur la borne, mais lui, pas du tout ! un mur s'était ouvert devant ses pas comme s'il eût possédé la baguette d'une fée, et un lit tout chaud s'était offert à lui.

Nous le disons comme cela était : un lit tout chaud. La dernière sensation de Fortune, avant de s'endormir, lui fut fournie par le matelas tiède, et il pensa :

- On jurerait que je remplace quelqu'un sur cette couche !

La nuit précédente, on s'en souvient, il n'avait pas fermé l’œil. Le sommeil ne pouvait pas se faire attendre.

Le claret et la liqueur des îles aidant, le dieu qui préside aux songes heureux, ouvrit pour lui la porte d'ivoire. Il vit son étoile au ciel plus large qu'une assiette et lançant des rayons qui réjouissaient le cœur, il baigna ses mains bienfaisantes dans l'or qui devait doter cette pauvre Aldée et reçut avec des larmes d'attendrissement les actions de grâces de Muguette.

Puis le vent tourna, le vent fantasque des rêves. A cause de ses deux blessures qu'il avait traitées sans façon, il y avait bien un peu de fièvre dans son fait. L'ambition le prit; il laissa là, quitte à y revenir plus tard, la maison de la rue des Tournelles où Muguette, cet ange souriant, accomplissait son modeste miracle de dévouement; la conspiration l'appela : c'était son élément, il s'y jeta à corps perdu.

Il entra la tête haute et le poing sur la hanche dans l'hôtel somptueux et meublé de neuf de Thérèse Badin.

Il était là, en vérité, comme chez lui : les laquais le saluaient jusqu'à terre et il prenait le menton des soubrettes, il s'étendait tout botté, avec ses éperons aux talons, sur le satin rose et capitonné des sofas.

Et Thérèse lui disait en plongeant son regard tout au fond de ses yeux :

- Cavalier, mon cher cavalier, c'est bien vous que j'aime. Je ne vous prends pas pour monsieur le duc; monsieur le duc est un bellâtre qui ne serait pas digne de vous servir en qualité de valet de chambre.

Cela faisait plaisir à Fortune qui embrassait la belle Thérèse en la complimentant sur son goût.

On montait dans le carrosse, dans le fameux carrosse que Fortune avait admiré rue des Bourdonnais; Fortune s'asseyait sur les coussins moelleux entre Thérèse et la sœur d'Apollon, et Dieu sait comme elles se disputaient ses moindres attentions. Deux haies de populaires, rangées à droite et à gauche, regardaient passer le carrosse et poussaient des vivats, parmi lesquels Fortune distinguait très bien ces paroles mille fois répétées :

- Non, non, ce n'est pas le duc de Richelieu ! c'est ce hardi cavalier qui revient d'Espagne et qui est bien autrement beau que le duc de Richelieu !

On arrivait aux portes de l'Arsenal, et ici, car les rêves sont ainsi faits dans leur bizarrerie, Fortune éprouva un moment d'angoisse en s'apercevant tout à coup qu'il portait encore le costume de compagnon maçon et que sa veste poudreuse mettait du plâtre aux belles robes de ses compagnes.

Mais le vent de l'illusion souffla et Fortune se prit à rire avec pitié.

Ce qu'il prenait pour des haillons de toile était un habit de satin blanc brodé d'or !

La mule du pape ! il portait cela comme un dieu, et les grands seigneurs réunis autour de madame la duchesse du Maine mettaient leurs mains au-devant de leurs yeux pour n'être point éblouis.

La princesse se leva de son trône et tout le monde en fit autant. Elle était de petite taille et même un peu bossue.

Fortune ne la trouva point à son gré, mais il se dit prudemment : « Corbac ! il faut dissimuler car elle sera peut-être demain la régente de France ! »

Quant au prince, fils aîné de Louis XIV et de madame de Montespan, Fortune décida qu'il avait l'air d'une bonne personne et lui adressa un petit signe de tête amical.

- Voici donc, dit la sœur d'Apollon, qui parlait en vers alexandrins, le célèbre cavalier Fortune qui vient nous apporter l'aide de ses conseils et de sa vaillance. Votre Altesse Royale ne saurait lui faire un accueil trop distingué, vraiment !

C'était encore mieux tourné que cela, à cause de la mesure et des rimes.

- Enfin ! s'écria la princesse, qui descendit toutes les marches de son trône, que les jours me semblent longs en attendant ce beau cavalier !

Fortune voulut lui baiser la main, mais elle l'embrassa sur les deux joues, malgré la présence de monsieur le duc du Maine, et lui dit à l'oreille :

- Cavalier, vous êtes la fleur des pois, et je ne sais pas comment ce duc de Richelieu a l'effronterie de se faire passer, pour vous.

Il dit bonjour aux trois gentilshommes bretons de la mansarde, et quand on lui demanda quels étaient ses projets, il répondit :

- La mule du pape ! je ne suis pas embarrassé, j'irai au Palais-Royal, je prendrai monsieur le régent, je le mettrai ficelé comme un paquet dans un carrosse, et je l'emmènerai à la frontière d'Espagne.

Toutes les bougies s'éteignirent comme si l'ouragan eût passé dans ce salon éblouissant.

C'était la chambre triste où madame la comtesse de Bourbon dormait, immobile, sur ce lit qui ressemblait à une tombe.

Au pied du lit, Aldée, l'adorable fille, inclinait son front pensif.

Elle était bien plus pâle qu'hier et de grosses larmes roulaient dans ses grands yeux. Elle se leva tout à coup pour courir à la fenêtre qui regardait les sombres murs de la Bastille.

Un homme passait sous un réverbère. Fortune le reconnut du premier coup d'œil, quoiqu'il ne l'eût jamais vu.

- Ça, monsieur de Richelieu, lui dit-il, vous êtes libre de tuer les autres femmes, mais Mlle de Bourbon est sous ma protection !

- Qui est ce croquant ? demanda le duc.

Les épées sautèrent hors du fourreau et l'on se battit sous le réverbère.

Corbac ! ce duc à l'eau de rose n'était pas de poids contre le cavalier Fortune. II rompait à faire compassion, et Fortune allait lui passer son épée à travers le corps, lorsqu'une manière de fantôme se mit entre eux deux.

C'était un homme de grande taille, habillé de sombre, qui avait des cheveux blancs et portait le harnais à la mode sous le règne du feu roi.

Fortune recula.

Il avait reconnu en lui ce vieux seigneur, le maître du château où il avait passé son enfance, celui qui l'embrassait parfois quand ils étaient, tous deux seuls.

Chacun a pu avoir ce rêve qui consiste à se dire : « J'ai dormi jusqu'à cette heure, mais à présent me voici bien éveillé. » Ce rêve vint à fortune après tout les autres. Il songea qu'il rouvrait les yeux après une nuit agitée et qu'il regardait tout autour de lui, se souvenant vaguement des illusions folles qui avaient bercé son sommeil. Ce nouveau rêve était aussi triste, aussi morne, que les autres avaient été brillants ou violents.

Fortune rêva que son premier regard rencontrait les murailles humides d'une sorte de cave où il n'y avait rien, sinon le grabat où il était étendu et un billot de bois brut sur lequel reposait une lanterne éteinte.

Le jour venait gris et avare par l'ouverture d'une porte basse entrebâillée.

Au-delà de cette porte on entendait des bruits sourds d'où s'échappaient quelques paroles distinctes.

- On est allé chercher le juge, disaient quelques voix, le juge et le commissaire.

D'autres voix répondaient

- L'assassin est là dans le trou, il dort.

- Il dort ! se récriait-on.

Et d'autres encore répondaient

- Il était ivre quand il a commis le crime.

Fortune écoutait sans comprendre, mais ses yeux qui s'habituaient à l'obscurité destinèrent en ce moment une masse confuse qui était sur le sol à côté du billot.

En même temps, il eut pleinement conscience de ce fait : l'engourdissement qui le tenait n'était plus le sommeil et ce qu'il voyait n'était pas un rêve.

Fortune sauta hors du lit.

Il venait de reconnaître dans la masse inerte qui était auprès du billot le cadavre d'un homme étendu la face contre terre.

De l'autre côté de la porte on disait :

- Il est temps d'en finir avec ces assassinats !

- Cette fois la justice va faire un exemple.

Sans réfléchir et à tout hasard, Fortune tira soi épée pour s'élancer vers la porte qu'il ouvrit.

Il se trouva en face d'un rassemblement assez nombreux qui encombrait la rue étroite devant le cabaret des Trois-Singes.

- Le voilà ! le voilà ! s'écria-t-on de toutes parts c'est l'assassin !

En même temps, les pointes de quatre hallebardes menacèrent sa poitrine, tandis que la voix d'un archer disait :

- Arrière ! ou vous êtes mort. Nous gardons cette porte de par le roi !

 

 

Où Thérèse Badin promène son carrosse neuf et sa toilette de bal.

 

Il était environ six heures du matin et il y avait plus d'une heure que les curieux attendaient là, les pieds dans la boue, l'arrivée de la justice.

Ils auraient tout aussi bien attendu deux jours. Paris a une patience féroce quand il s'agit de certains spectacles gratis, de certains drames qui ne sont pas joués par des comédiens et où le sang répandu est du vrai sang, liquide et rouge.

Il y avait ici du sang à deux pas et un homme poignardé.

L'heure pouvait s'écouler, les spectateurs gardaient leurs places.

Un enfant arriva en courant du côté de la rue des Lombards.

- La Badin ! la Thérèse ! s'écria-t-il du plus loin qu'il put se faire entendre. Elle est là-bas, dans son carrosse, toute couverte de perles et de satin, avec des gentilshommes et des dames. Elle rit comme une folle !

Il y eut une émotion dans la foule. Les uns étaient en colère, les autres avaient pitié.

- Vient-elle par ici ? demanda-t-on.

- Non, répondit l'enfant, son carrosse suit le quai pour aller à sa maison de la rue des Saints-Pères.

Quelques voix murmurèrent :

- Elle ne sait rien encore, la pauvre malheureuse !

Mais d'autres grondèrent :

- Si elle n'avait point laissé son père dans ce trou pendant qu'elle dansait là-bas avec des gens au-dessus d'elle, le malheur ne serait pas arrivé.

Quelques intrépides se détachèrent; conduits par l’enfant que gonflait la vanité naïve des porteurs de nouvelles.

En chemin, le groupe se grossit et fit une boule de neige; car tous ceux qui passaient étaient pris à la glu par cette nouvelle : le meurtre de Guillaume Badin, maître du cabaret des Cinq-Diamants et anciennement première basse de viole à l'Opéra.

Chacun voulait savoir les détails, qui étaient curieux ; maître Guillaume avait gagné cent mille écus la nuit précédente et son assassin était un jeune garçon, beau comme l'amour, qui se nommait le cavalier Fortune.

Quand le groupe parti de la rue des Cinq-Diamants arriva au quai, entre la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et le Louvre, c'était une foule composée de cinq à six cents personnes.

- Belle amie, dit un marquis non sans un léger sarcasme, votre carrosse attire les badauds comme le passage des nouveaux gardes du corps de Mme la duchesse de Berry.

- Un peu plus, ajouta un abbé, ils vont solliciter la permission de dételer vos chevaux afin d'avoir l'honneur de vous traîner en triomphe.

- Raillez-vous, messieurs ? répliqua Thérèse, prête à se défendre contre eux aussi bien que contre la foule, le populaire insulte aujourd'hui ce qu'il adorera demain, et Jeanne d'Arc, fut bien honnie avant de voir autour d'elle tout un royaume agenouillé.

- Et certes, ajouta une comtesse derrière son éventail, notre chère Badin vaut bien Jeanne d'Arc !

Thérèse rougit. Pour la première fois peut-être, elle soupçonna le nid de couleuvres qui se cachait pour elle sous tant de roses effeuillées.

Elle avait de l'esprit; elle dit :

- Jeanne d'Arc ne combattait que les Anglais qui étaient des hommes; moi, je défends notre bien-aimé petit roi contre Philippe et son Dubois, qui sont des monstres !

On applaudit avec ostentation et l'abbé ajouta :

- D’ailleurs, Jeanne d'Arc ne donnait que son sang, et notre Badin a déjà prêté plus de 10 000 louis à Mme la duchesse.

Le rouge qui était sur la joue de Thérèse fut remplacé par une soudaine pâleur.

Et pourtant elle n'avait pas encore remarqué une chose bien étrange : la façon dont la foule se comportait à droite et à gauche du carrosse.

Tous les visages étaient tournés vers Thérèse et tous les yeux la regardaient.

Mais, bien évidemment, ce n'était point sa toilette éblouissante que la foule contemplait en ce moment.

On devinait dans ces mille regards mornes et obstinés, convergeant au même but, je ne sais quelle menace lugubre.

Non point menace de violence, et les nobles dames, compagnes de Thérèse, qui cessaient de rire, avaient tort de trembler, mais menace de malheur.

Les huées attendues ne venaient point; il y avait dans ce flot qui montait autour du carrosse un silence inexplicable : point de ricanements, point de railleries, point d'insultes.

Mais ce regard fixe de la cohue qui marchait toujours, le regard morne et comme implacable.

Au bout d'une minute de silence contagieux avait envahi l'intérieur du carrosse.

On était parti de l'Arsenal en se promettant de pousser la promenade matinale jusqu'au Cours-la-Reine, mais il y avait désormais un poids sur toutes les poitrines, et quand le carrosse arriva au pont Royal, des dames émirent l'avis de rentrer.

- Que craignez-vous donc ? demanda Thérèse, qui redressa encore une fois sa belle tête hardie.

- Nous avons froid, répondit une comtesse, qui frissonnait en effet.

Et l'abbé ajouta :

- Je n'ai jamais rien vu de pareil. Qu'est-il donc arrivé dans Paris ? Cela ressemble à des funérailles.

Le cocher reçut l'ordre de tourner au pont-Royal.

La foule avait envahi déjà toute la longueur du pont, et ce fut entre deux haies muettes que notre troupe, naguère si joyeuse, passa.

Thérèse aussi, désormais, avait froid jusque dans le cœur; mais comme elle était brave, elle pencha sa tête hors de la portière et, s'adressant au groupe le plus épais, elle demanda :

- Mes amis, pourquoi nous suivez-vous et que nous voulez-vous ?

Les gens du carrosse, hommes et femmes, retinrent leur souffle pour écouter la réponse.

Il n'y eut point de réponse.

Dans le groupe interpellé, les uns baissèrent la tête, les autres détournèrent les yeux.

L'enfant était là, l'enfant qui avait porté la nouvelle et qui en était si fier. Il eut honte, il eut remords, il se cacha au dernier rang.

L'abbé dit tout bas :

- C'est assez dans le caractère de ce coquin de Dubois, et je reconnaîtrais ici volontiers la main de M. Voyer-d’Argenson. On a stipendié cette populace; nous allons trouver des exempts au coin de la rue des Saints-Pères, et nous coucherons à la Bastille.

Je ne sais pourquoi cette pensée soulagea l'âme de Thérèse. Il y a des pressentiments. La foule n'avait rien dit. Thérèse ne se doutait de rien, et pourtant, dès lors, elle eût été heureuse de n'avoir à redouter que la Bastille.

Mais pourquoi la foule ne parlait-elle point ? et comment la retrouvons-nous si différente d'elle-même ? Elle avait quitté la rue des Cinq-Diamants, bavarde et le verbe haut. Et pourtant la foule se taisait, elle qui était venue pour crier. C'est qu'elle avait pressenti la foudre. Thérèse et son père étaient sortis du peuple, et il y avait si peu de temps qu'ils en étaient sortis !

On leur en voulait peut-être de leur victoire trop rapide, mais on les connaissait bien et l'on savait comme ils s'aimaient.

- Hier, reprenait-on, elle a payé les dettes de maître Guillaume, dans la cour de son ancienne maison, rue des Bourdonnais.

Et la harengère ajoutait :

- Moi, je l'ai connue toute petite; c'était un cœur ! Quand maître Badin venait acheter, il l'amenait avec lui en la tenant par la main; il n'était pas méchant, non ! et au temps où elle devint grandelette, quand on lui disait : Thérèse, avons-nous des amoureux ? elle répondait : je ne me soucie point de cela, je n'aime que mon père.

Si bien qu'au moment où la foule rencontra le carrosse, elle fut prise d'une sorte de respect.

Les rires de Thérèse et de ses compagnons la glacèrent au lieu de l'irriter.

Elle regarda cette jeune femme si brillante, si heureuse, qui tout à l'heure allait sangloter, désespérée.

Chacun se demandait : « Comment l'avertir, la pauvre fille ? » Toutes les poitrines étaient oppressées, et il eût fallu bien peu de chose pour mettre des larmes dans tous les yeux.

Le carrosse tourna l'angle méridional du pont pour prendre le quai Malaquais et gagner la rue des Saints-Pères.

Thérèse se révoltait à la fois contre ses craintes vagues et contre la silencieuse persistance de ce peuple qui l'entourait.

La fièvre la prenait.

Elle provoquait du regard ceux qui marchaient près de la portière et les menaçait de son joli poing fermé en disant :

- Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? de quel droit me suivez-vous ?

L'expression de pitié s'accusait de plus en plus dans tous les regards.

Cela la rendait folle.

Au moment où le carrosse s'arrêtait enfin devant la porte de son hôtel, elle sauta sur le pavé sans prendre souci de ses nobles compagnons et s'élança au plus épais du rassemblement.

Le cercle se referma sur elle. On la regardait toujours.

- Me parlerez-vous ! s'écria-t-elle exaspérée en saisissant au collet le premier homme qui se trouva à portée de sa main.

L'homme essaya de se dégager et balbutia :

- Un autre peut bien vous le dire, moi je n'en ai pas le cœur.

Elle le lâcha pour porter ses deux mains à son front. Un indicible effroi naissait en elle.

- Qu'y a-t-il ? balbutia-t-elle d'une voix étranglée. Mes amis, au nom de Dieu, qu'y a-t-il ?

Dans le grand silence qui suivit cette question, une voix chevrotante et cassée s'éleva.

- Ah ! ah ! disait-elle, la Badin n'est pas fière aujourd'hui, malgré ses perles et son clinquant !

La foule se retourna indignée, mais je ne sais comment celle qui avait parlé parvint à percer le cercle.

C'était une vieille femme à demi-ivre, dont les vêtements souillés tombaient en lambeaux ; une mendiante.

Celles-là sont implacables.

-Pourquoi m'empêchez-vous de parler ? demanda-t-elle, savourant d'avance le mal qu'elle allait faire. Puisque la Badin veut savoir, je vais tout lui dire, moi.

Deux ou trois mains essayèrent de lui fermer la bouche ; elle glissa comme un reptile, laissant ses guenilles entre les doigts crispés, et vint jusqu'à Thérèse, qui chancelait en la regardant.

Leurs yeux se choquèrent; la pauvresse dit en ricanant :

-Voilà une belle fille ! et qui a sur le corps assez d'argent pour payer le pain de cent familles affamées ! Thérèse Badin, il faut changer de robe pour aller à l'enterrement de ton père.

Les jambes de Thérèse fléchirent et son visage livide se contracta.

La foule indignée se rua sur la mendiante, mais elle se débattit et acheva :

Pendant que tu dansais, Thérèse Badin, ton père est mort assassiné !

Thérèse poussa un cri déchirant et tomba évanouie entre les bras de ceux qui l'entouraient.

Ceux qui l'entouraient n'étaient ni les deux comtesses, ni la baronne, ni le marquis, ni le vicomte, ni le chevalier, ni l'abbé. Tout ce noble monde avait disparu comme par enchantement.

 

 

 

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