PREMIERE PARTIE

La conspiration en dentelles

(suite)

 

 

XXI. Où la justice informe contre le cavalier Fortune.

XXII. Où Chizac-le-Riche témoigne en faveur de Fortune.

XXIII. Où Fortune pleure pour la première fois.

XXIV. Où Fortune retrouve la parole.

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Où la justice informe contre le cavalier Fortune.

 

L'autre foule, les fidèles, attendait toujours dans la rue des Cinq-Diamants, et sa constance n'avait pas encore été récompensée.

On était allé chercher, deux heures en deçà, le commissaire de police du quartier des Innocents, qui se nommait maître Touchenot, mais ce magistrat avait passé une partie de la nuit à l'Epée-de-Bois pour veiller au maintien du bon ordre et jouer à la bassette.

On avait frappé à la porte de divers juges de la Prévôté du Bailliage et du Présidial, tous séant au Châtelet, et dont les gouvernantes avaient répondu à l'unanimité que leurs maîtres entendaient dormir la grasse matinée.

Les gouvernantes du Bailliage renvoyaient à la Prévôté, les gouvernantes de la Prévôté renvoyaient au Présidial, les gouvernantes du Présidial renvoyaient au Bailliage.

Et cependant la justice avait le temps de prolonger son dernier somme, songeant à mettre ses pantoufles quand le grand soleil passait à travers les carreaux.

Le premier juge qui arriva appartenait à la Prévôté c'était le sieur Loiseau, suppléant juré de messieurs du Bailliage. Il s'était levé plus matin que les autres pour rendre visite à son compère Chizac-le-Riche, qui lui donnait de bons conseils pour acheter et vendre les actions de la compagnie.

Son arrivée fit grand effet dans la foule, d'autant qu'il était accompagné du sieur Thirou, commis greffier, qui lui servait de secrétaire pour ses petites affaires privées. Le sieur Loiseau et le sieur Thirou traversèrent la foule, qui les gourmandait hautement sur leur retard; mais au lieu de se diriger vers la porte basse, derrière laquelle étaient le coupable et le corps du délit, ils enfilèrent délibérément la voûte qui conduisait chez Chizac-le-Riche.

Heureusement pour la foule, qui eût risqué d'attendre encore longtemps, Chizac était absent de chez lui. Cet habile homme n'avait point des mœurs de juge; il se levait de très bonne heure et travaillait assidûment, parce qu'il travaillait pour lui-même, tandis que les juges sont payés pour s'occuper des affaires d'autrui.

C'était lui, c'était Chizac, nous le disons tout de suite quoique nous soyons destinés à en reparler plus tard, qui avait découvert le meurtre du malheureux Guillaume Badin.

Sortant au petit jour, selon son habitude, pour vaquer à ses nombreuses occupations, il avait trouvé la porte de son locataire entrouverte.

Surpris de ce fait qui avait, en vérité, de quoi l'étonner, il avait poussé la porte afin d'avoir des nouvelles de maître Badin.

Ce qu'il vit, nous le savons : un corps mort couché sur le sol; auprès d'un scélérat qui avait poussé l'endurcissement jusqu'à s'étendre sur le lit de sa victime, et qui dormait.

Chizac avait fait alors ce que les juges du Bailliage, de la Prévôté et du Présidial, sans parler du commissaire de police, auraient dû faire : il avait placé quatre de ses valets en sentinelles à la porte du trou, et, courant tout d'un trait au Grand-Châtelet, il était revenu avec main-forte.

A la suite de quoi, toujours courant, il s'était rendu chez M. de Machault, seigneur d'Arnouville, lieutenant général de police, avec qui il avait eu un entretien.

Le valet de chambre de Chizac-le-Riche, après avoir répondu au sieur Loiseau et au sieur Thirou que son maître était sorti, ajouta :

- S'il vous plaît de voir un peu l'affaire Guillaume Badin en attendant le retour de Monsieur, cela vous fera passer le temps.

Le sieur Loiseau et le sieur Thiriou ne demandaient pas mieux. Autant cela qu'autre chose. Ils descendirent et requirent un ou deux archers qui flânaient devant la porte pour que passage convenable leur fût ouvert au milieu de la cohue.

Car la foule allait sans cesse augmentant, ce qui n'empêchait point le cabaret des Trois-Singes de se remplir, ainsi que les divers repaires de la rue Quincampoix.

Arrivés à la porte du trou, le bailli suppléant Loiseau et son greffier Thirou se rencontrèrent avec le sieur Touchenot, commissaire de police, et firent échange de civilités.

Touchenot dit :

- Le vent semble être à la hausse, Messieurs.

- Heu ! heu ! répondit Loiseau, il y a toujours de méchantes nouvelles d'Espagne, savez-vous ?

- Et l'on parle, ajouta Thirou, d'une nouvelle émission d'actions : les cadettes des cadettes. Cela fait une bien nombreuse famille.

Parmi ses amis et connaissances, ce greffier passait pour avoir un esprit d'enfer.

- Nous allons entrer, reprit le bailli, pour voir un peu ce dont il s'agit.

Autour d'eux, la foule frémissait d'impatience.

Les quatre hallebardiers de garde s'écartèrent; mais avant de livrer passage, ils dirent :

- Il faut prendre garde au gaillard qui est là-dedans; il est armé.

Aussitôt, le bailli, le greffier et le commissaire opérèrent avec ensemble un mouvement de retraite.

Mais à l'entrée des gens de justice, l'assassin ne bougea pas ; il n'avait pas prononcé une parole. Il se laissa approcher par les archers et hommes de police; on lui prit son épée sans qu'il opposât de résistance.

Mais deux suppôts, encouragés par cette apparente inertie, ayant saisi avec brutalité ses poignets pour y mettre des menottes, ses bras se détendirent violemment, et les deux agents furent lancés à trois pas.

En même temps, il se leva et d'un brusque mouvement de tête il rejeta ses cheveux en arrière pour regarder devant lui d'un air farouche.

Ceux qui étaient en face de la porte, écarquillèrent leurs yeux ; jamais ils n'avaient vu rien de si beau que ce malfaiteur.

Il y eut des femmes qui murmurèrent

- Le duc de Richelieu n'est que de la Saint-Jean. Cet innocent-là n'avait pas besoin de pécher; il serait devenu riche rien qu'à se laisser regarder par les dames de la cour.

Fortune prononça d'une voix sourde :

- Je n'ai fait de mal à personne, laissez-moi m'en aller, mes amis.

- Poussez ! ordonna du dehors le bailli-suppléant Loiseau, je n'ai pas encore déjeuné, on m'attend à la maison. Finissons vite.

Les archers et les exempts obéirent, mais ils n'y allaient  pas de très bon cœur.

L'assassin avait des regards égarés qui ne présageait rien de bon.

Et en effet, quoiqu'il n'eût plus d'épée, il se défendit, comme un lion.

-Poussez ! poussez ! disait le sieur oiseau. Mon déjeuner refroidit.

La foule commençait à dire :

- Ils ne l'auront pas ?

Et un vague intérêt naissait en faveur de ce beau jeune homme, seul contre dix, qui malmenait si rondement les gens du roi.

Mais en ce moment un nouveau personnage entra en scène. C'était un homme d'âge moyen, de moyenne taille, carré d'épaules et bâti en force, qui avait l'air d'un bon bourgeois un peu idiot ! Impossible de rencontrer une face ronde plus débonnaire et plus insignifiante, et cependant, quand il parut tout à coup entre le bailli et le commissaire, sans avoir dérangé personne pour passer, il y eut dans la foule un long murmure :

- Maître Bertrand ! disait-on, l'inspecteur Bertrand !

C'était comme une exclamation de pitié, et la pitié se rapportait à ce pauvre bel assassin dont la résistance était désormais inutile.

L'inspecteur Bertrand, malgré son air bonhomme, était, à ce qu'il paraît, de ces gens à qui on ne résiste pas.

En effet, après avoir salué le bailli suppléant d'un signe de tête rustique et reçu d'un air engourdi les instructions de Touchenot, son supérieur, l'inspecteur Bertrand s'introduisit dans le trou, et la bagarre cessa aussitôt.

- II lui a jeté un lacet aux jambes ! dit-on devant la porte.

- Ce subalterne, ajouta Loiseau, ne paye pas de mine, mais i1 possède une vulgaire habileté en rapport avec sa situation dans le monde.

- Vous pouvez entrer, Messieurs, annonça l'inspecteur Bertrand, qui montra son sourire benêt à la porte du trou.

- Est-il bien ficelé ? demanda Touchenot.

Bertrand mit ses mains dans ses poches et tourna sur ses talons.

- C'est une brute, murmura le commissaire, mais pour ce métier-là on ne peut pas avoir des membres de Académie... Passez, Monsieur le bailli.

Loiseau hésita, mais les exempts et les archers étaient paisiblement des deux côtés du seuil ; cela lui donna confiance.

- Passez, Monsieur le greffier, ajouta Touchenot.

Le sieur Thirou était un homme de politesse et bonnes manières, qui répondit :

- Je n'en ferai rien, Monsieur le commissaire; après vous.

Un combat courtois menaçait de s'établir, lorsque la foule ondula du côté de la rue des Lombards. Le nom de Chizac-le-Riche fut prononcé par cent voix à la fois, et le seigneur suzerain des Cinq-Diamants apparut escorté de ses vassaux:

Certes, la cohue avait cruellement attendu, mais le spectacle en valait bien la peine.

Le roi Chizac était un peu pâle; il avait l'air fatigué. Ses joues bouffies tombaient et les deux poches qui étaient sous ses gros yeux semblaient plus gonflées.

Le sieur Thirou et le sieur Touchenot s'effacèrent avec respect pour lui livrer passage. Chizac eut la bonté de partager entre eux un geste bienveillant.

- Comme c'est aimable à vous ! s'écria le bailli suppléant dès qu'il le vit entrer; Julien ! Bénard ! Robert ! voyons, n'importe qui !qu'on aille chercher un fauteuil pour M. mon ami, qui ne peut pas rester debout, je suppose.

- Une chaise suffira, répondit Chizac; mais qu'on apporte en même temps de la lumière, car il fait noir ici comme dans un four.

Touchenot dit tout bas au bailli :

- Je vous serais obligé de m'introduire auprès de M. « de » Chizac.

- Palsambleu ! s'écria Loiseau, qui prit un air de cour, voici M. le commissaire qui veut vous présenter ses devoirs et qui vous appelle M. « de » Chizac, très cher ! M. le régent vous devrait bien un titre de marquis, car vous faites honneur à notre siècle.

Touchenot se confondait en révérences et murmurait :

- M. le régent y songe sans doute. Ce ne serait que justice. J'ai quelques capitaux improductifs, et les conseils d'un homme de génie...

- Monsieur le commissaire, interrompit Chizac, je suis votre serviteur.

Thirou serra la main de Touchenot.

- Recevez mes félicitations, murmura-t-il. On vous a souri.

Pour sa part, le greffier n'osait même pas parler à Chizac; il le contemplait d'en bas avec une religieuse vénération.

Ainsi avaient lieu les préliminaires de l'enquête criminelle dans ce réduit où un cadavre gisait à terre, auprès de l'assassin garrotté.

- Si ce n'était montrer trop de familiarité, reprit Touchenot avec une assurance modeste, je demanderais à M. de Chizac ce qu'il pense de cette nouvelle émission de titres faits par la Compagnie. Cela occupe beaucoup le public.

On apportait en ce moment le propre fauteuil dont Chizac se servait au cabaret des Trois-Singes, et une paire de flambeaux allumés.

Les heureux, qui étaient en face de l'entrée pensèrent :

- Quand l'intérieur va être éclairé, nous allons tout voir !

Et, en effet, les flambeaux ayant été posés sur le billot éclairèrent distinctement le meurtrier chargé de liens et sa victime étendue sur le sol, le visage contre terre.

Mais Chizac, ayant pris place dans son fauteuil, ordonna de fermer la porte.

Il y eut des femmes qui pleurèrent au dehors, tant leur désappointement fut amer.

Chizac ajouta :

- Mes chers Messieurs, je n'ai point à vous rappeler quel est ici votre devoir. Je suis venu, parce que j'ai des renseignements à donner, un témoignage à apporter.

- Quel homme ! balbutia le greffier Thirou.

Le bailli Loiseau et Touchenot le commissaire prirent l'attitude de deux écoliers à qui le magister vient d'adresser une réprimande méritée.

Thirou alla plus loin : voyant avec chagrin que les pieds du roi Chizac étaient sur le sol humide, il plia sa houppelande en quatre et en fit un tabouret qu'il déposa délicatement sous les semelles du riche.

 

 

Où Chizac-le-Riche témoigne en faveur de Fortune.

 

- Nous allons, reprit Loiseau timidement et comme s'il eût demandé conseil à Chizac-le-Riche, procéder à l'enquête.

Chizac approuva du bonnet.

Le greffier Thirou vida ses poches, où il y avait tout ce qu'il faut pour écrire, et s'agenouilla près du billot.

- L'examen des lieux, reprit Loiseau en élevant la voix, ne nous prendra pas beaucoup de temps. L'évidence du drame saute aux yeux, et nous avons seulement à constater l'identité de la victime. Monsieur le commissaire, ceci rentre dans vos fonctions.

Touchenot avait déjà fait signe à ses hommes, qui s'approchèrent du cadavre et le relevèrent.

Guillaume Badin avait dû tomber de son haut sur le visage, car ses traits étaient excoriés et meurtris.

Touchenot s'était penché sur lui et l'examinait froidement.

- La figure a été endommagée seulement par la chute, dit-il, je ne vois pas d'autres traces de violences.

Le sieur Loiseau, qui s'était retourné vers Chizac, lui dit tout bas :

- Hier soir, j'ai soupé avec M. l'intendant de Bechameil, entre hommes, bien entendu ; j'ai une vie sage et réglée. Tout le monde était à la hausse, à la hausse des pieds à la tête ! Mais j'ai ouï parler ce matin d'un complot, les princes légitimes se remuent, et M. le régent soupçonne, dit-on, l'ambassadeur d'Espagne. Vous êtes au fait de tout cela ? Est-ce de la baisse ?

Chizac lui imposa silence du geste. Il était très calme ; mais son tic allait et ses yeux ne se tournaient pas du côté du cadavre.

L'inspecteur Bertrand, au contraire, regardait le corps de loin, d'un air indifférent et nigaud.

- Les habits sont intacts, poursuivait Touchenot, sans les souillures résultant de la chute et 1e trou par où l'épée a passé pour atteindre le cœur.

Tout en parlant, il avait déboutonné la soubreveste de Guillaume Badin et ouvert sa chemise.

Le greffier écrivait.

I1 y avait en effet au pourpoint, à la soubreveste et à la chemise un trou presque imperceptible, correspondant à une blessure de même dimension qui n'avait point saigné et qui laissait une trace violâtre au côté gauche de la poitrine, juste à la place du cœur.

Ces énonciations furent dictées à haute voix par le commissaire.

Chizac disait :

- Je connaissais ce malheureux homme; il était mon locataire et presque mon ami, car on s'attache aux gens à qui l'on fait du bien. Hier soir, je l'ai quitté joyeux et bien portant : personne ne s'étonnera de l'émotion que j'éprouve en le revoyant mort.

- Quel cœur ! murmura Thirou, qui lâcha sa plume pour s'essuyer un œil. Comme il gagne à être connu !

Ce drôle de corps, l'inspecteur Bertrand, se grattait le menton d'un air pacifique.

- L'homme, demanda brusquement Loiseau, qui venait de consulter sa montre, quels sont vos noms et qualités ?

Il s'adressait à Fortune, lequel semblait n'avoir point conscience de ce qui se passait autour de lui.

- Je souffre de l'estomac quand je dérange mes heures, reprit le bailli suppléant avec une certaine énergie. Réveillez-moi ce garçon, et qu'il réponde en deux temps !

La main brutale d'un exempt heurta l'épaule de Fortune.

On lui répéta la question, et il répondit :

- Je m'appelle Raymond.

- Raymond qui ? interrogea encore Loiseau.

- Raymond tout court, et l'on m'appelait Fortune, parce que jusqu'à ce jour j'avais eu du bonheur.

Touchenot, qui avait abandonné le corps, revint vers Chizac et lui dit avec un sourire aimable :

- C'est aussi par trop naïf de s'endormir dans le lieu même où l'on a fait le coup. Les nouvelles actions font-elles prime ?

- Ce pauvre Guillaume Badin laisse une fille répliqua Chizac d'un ton pénétré.

- Une gaillarde ! murmura le commissaire en ricanant.

- Avouez-vous le crime dont vous êtes accusé ? demandait en ce moment Loiseau.

- Je n'ai pas commis de crime, répliqua Fortune avec force; celui qui est mort avait été bon pour moi.

- J'en suis témoin, prononça tout bas Chizac. Guillaume Badin était le meilleur des hommes.

- Et pourquoi êtes-vous entré ici ? interrogeait toujours Loiseau.

- J'avais bu, répondit Fortune, du vin et des liqueurs en grande quantité.

- Voilà où mène l'ivrognerie ! fit observer Thirou, dont le nez avait quelques rubis.

- Aviez-vous joué ? demanda le juge.

- Oui, répliqua Fortune, qui ajouta de lui-même : Et j'avais tout perdu.

- Il s'enferre, dit Touchenot. Pas fort, ce garçon-là.

Le visage débonnaire de l'inspecteur Bertrand, qui s'était animé un instant, venait de reprendre son somnolent aspect.

- Votre réponse, reprit Loiseau, ne nous dit pas pourquoi vous êtes entré ici. C'est le point capital.

- J'étais à la belle étoile et j'ai trouvé une porte entrouverte.

- Comment n'avez-vous pas plutôt regagné votre auberge ?

- Je n'ai pas d'auberge.

- Alors vous êtes sans feu ni lieu ?

- Quand je suis entré au cabaret des Trois-Singes, j'avais quinze mille livres dans ma poche.

D'où vous venait cet argent ? demanda vivement Loiseau.

Fortune garda le silence.

- Il s'enferre ! grommela pour la seconde fois Touchenot.

- M'est-il permis de faire une observation ? dit en ce moment Chizac-le-Riche.

La voix de celui-ci avait le privilège de ramener l'attention de l'inspecteur Bertrand, qui ôta les mains de ses poches et se prit à tourner ses pouces.

- Vous avez toujours le droit de parler, Monsieur mon ami, dit Loiseau avec emphase. Nous nous ferons un plaisir de vous écouter.

Chizac reprit :

- On a omis d'adresser à ce jeune homme certaines questions nécessaires. Quelle est sa famille ? Quelle est sa profession ? D'où vient-il ?

- C'est juste, dit Loiseau, mais nous y serions venus.

Et Thirou ajouta du fond de son admiration :

- Quel juge il aurait fait ! Il est propre à tout.

Aux trois questions nouvelles posées par Loiseau, Fortune répondit :

- Je suis soldat; je ne me connais pas de famille, et j'étais arrivé d'Espagne hier, dans la journée.

- A-t-il au moins quelque répondant ? suggéra Chizac, comme s'il n'eût point voulu interroger lui-même, des relations ? une attache quelconque ?

- Je ne connais, répliqua Fortune, que trois personnes à Paris, à l'exception d'une pauvre noble famille dont je ne veux point dire ici le nom. Ces trois personnes sont l'ancien comédien La Pistole, neveu du sieur Chizac, ici présent...

La figure du millionnaire resta impassible; sauf les gambades de son tic, qui allaient maintenant de la bouche jusqu'aux yeux.

Bertrand, l'inspecteur, avait autour de ses grosses lèvres un sourire atone.

Fortune poursuivait :

- En second lieu, Mlle Delaunay, dame de la duchesse du Maine, et enfin Thérèse Badin, la fille de celui qui est là.

Il y eut un silence. Le bailli Loiseau consulta de nouveau sa montre.

- Les faits sont clairs comme le jour, dit-il, l'évidence saute aux yeux. Il y a une question qui domine tout : pourquoi est-il entré ici plutôt que d'aller à son auberge ? Un homme est mort d'un coup d'épée, on a trouvé sur le lit de cet homme un étranger porteur d'une épée.

- La voici, dit en ce moment l'inspecteur Bertrand, qui avait quitté sa place contre la muraille et qui tenait l'épée de Fortune dans son fourreau.

Fortune ne se tourna même pas vers l'homme qui portait cet accablant témoignage. Il murmura entre ses dents :

- J'ai été heureux pendant un bon bout de temps ; il paraît que mon étoile se lasse. Si on a l'idée de me pendre, je n'y puis rien, seulement, je suis innocent, je le jure.

- Quand on est innocent, dit Loiseau péremptoirement, on rentre coucher à son auberge.

En même temps il voulut prendre des mains de l'inspecteur Bertrand l'épée qui pouvait servir à quelque mouvement oratoire, mais l'inspecteur la retint et fit sauter la lame hors du fourreau.

- Voici le fer, s'écria Loiseau pour ne pas perdre son mouvement oratoire, le fer qui s'est baigné dans le sang de cet infortuné !

L'inspecteur Bertrand lui coupa la parole en mettant sous son nez tout près de ses yeux myopes, la lame brillante qui gardait le poli intact des choses neuves.

- Elle a été essuyée avec soin, dit le bailli suppléant.

Touchenot secoua la tête. Ce fut Chizac qui déclara, après avoir examiné l'arme

- Ceci n'a jamais servi.

Bertrand lui adressa un petit signe de tête approbateur et au moment où leurs yeux se rencontraient, le tic de Chizac dansa une véritable sarabande.

- Je ne suis pas un homme d'épée, dit Loiseau dont l'impatience grandissait, je vis honnêtement et j'ai mes heures réglées. Ce n'est pas l'épée qu'on soupçonne, c'est cet aventurier. La plus simple prudence ordonne de le placer sous les verrous. S'il y a doute, nous avons la question ordinaire, cela lui apprendra à coucher hors de son auberge. Ne perdez pas de vue l'auberge.

Pendant qu'il parlait, l'inspecteur s'était approché de Fortune et avait retourné ses poches avec une prestesse extraordinaire.

Il ne dit rien, mais son regard, qui peignait l'insouciance la plus absolue, se dirigea vers Chizac-le-Riche.

Celui-ci murmura aussitôt :

- II n'y a point d'auberge pour ceux qui n'ont ni sous ni maille.

Loiseau perdit toute mesure.

- Je connais des gens qui mangent volontiers une soupe réchauffée, dit-il avec une véritable colère, moi cela m'incommode ! Voilà comment on entrave une instruction. J'ai ma méthode, je me moque de l'épée comme d’un grain de sel; quant aux poches vides, la belle malice ! Si ce gaillard-là avait de l'argent plein ses poches, il serait moins suspect d'avoir assassiné Guillaume Badin pour le dépouiller ensuite. En prison d'abord, et ensuite la question, voilà la marche rationnelle !

Touchenot le commissaire n'était pas éloigné de partager cet avis.

Thirou le greffier n'avait jamais d'opinion. Cela faisait partie de son emploi.

L'inspecteur Bertrand remit l'épée au fourreau, croisa ses mains derrière son dos et regagna sa place, dans son coin contre la muraille.

Il régnait parmi les bases fonctionnaires de la justice et de la police une émotion sourde comme si on leur eût donné une charade à deviner.

L'épée vierge. Les poches vides !

Ils ne comprenaient pas.

Au-dehors, la voix de la foule s'enflait: Il y avait des rires et des huées : cela ressemblait un peu au tapage qui emplit une salle de spectacle quand l'entracte se prolonge outre mesure.

- Ils ont raison, que diantre ! Ils ont raison de s'impatienter, murmura Loiseau, nous gaspillons ici un temps précieux. Voyons ! Il faut en finir ! L'homme est assassiné, personne ne le nie : il y a un assassin, c'est manifeste. Eh bien ! je dis qu'on n'a pas répondu à cet argument qui peut paraître subtil, mais qui est le fond même de la cause : pourquoi ce vagabond est-il entré ici justement, au lieu d'aller coucher à son auberge ! J'ordonne en conséquence...

Il fut interrompu par Chizac qui dit :

- Maître Bertrand, l'inspecteur, passe pour un homme très habile.

Tout le monde, excepté Bertrand lui-même, regarda curieusement Chizac.

Il s'était installé de nouveau dans son fauteuil et avait repris toute son importance.

-L'opinion dudit sieur Bertrand, reprit-il, a fait sur moi une certaine impression. Il y a l'épée qui évidemment n'a jamais touché le sang d'un homme, et il y a le dénuement absolu de ce malheureux. Guillaume Badin avait, hier soir, une somme considérable dont je ne puis préciser le chiffre, plus son gain de la journée dont le montant est à ma connaissance : il avait emporté des Trois-Singes plus de cent mille écus en argent et en valeurs.

- Plus de cent mille écus ! répéta l'assistance.

- Monsieur mon ami, supplia Loiseau d'un accent découragé, où voulez-vous en venir ? Ce sont là choses à dire quand la cause viendra au Bailliage ou au Présidial. Je suis attendu chez moi pour mon potage et par ma femme, qui s'inquiète sans doute...

- La femme, dit Thirou à Touchenot; quant au potage, il refroidit. Ce Chizac présiderait au Parlement, savez-vous !

Chizac glissa une œillade vers l'inspecteur qui regardait au plafond, et reprit :

- Personne ici, je le pense, n'a des occupations plus importantes que les miennes.

- Ah ! je crois bien, firent ensemble, le commissaire et le greffier. Chacune de ses heures vaut le traitement d'un conseiller.

La tête de Loiseau tomba sur sa poitrine en jetant à Fortune un rancuneux regard.

- Coquin, tu me paieras ma soupe !

- Si j'ai pris la peine de venir, poursuivait cependant Chizac, c'est que j'ai cru être utile au bien de la justice. Il y a ici un problème à la solution duquel mon témoignage peut aider. Je prie Monsieur le greffier de noter avec soin mes paroles : je diviserai ma déposition en deux parties. Hier, cet homme a joué au cabaret des Trois-Singes; il avait de l'argent et quand je me suis retiré, il était en train de perdre. En ce moment Guillaume Badin était déjà rentré chez lui. J'ai dû passer devant sa porte pour gagner mon logis, mais je n'ai point remarqué s'il l'avait ou non fermée. Je dis ceci, parce qu'aucune trace d'effraction n'a été constatée.

- Est-ce précis ! est-ce concis ! fit le greffier, qui écrivait à perdre haleine.

Loiseau s'était assis sur le pied du lit avec résignation.

- Voilà tout pour ce qui regarde la soirée d'hier, reprit Chizac. Ce matin, au petit jour, je puis affirmer que la porte de mon protégé et locataire Guillaume Badin était entrouverte, car je suis entré chez lui. Et comment aurais-je pu entrer, sans cela, puisque la clé se trouvait en dedans ?

Ici, l'inspecteur Bertrand eut une légère quinte de toux, et le tic de Chizac manœuvra vigoureusement.

Personne ne prit garde à la toux de maître Bertrand, et, à part les équipées de son tic, jamais la figure bouffie de Chizac-le-Riche n'avait été plus impassible.

Il acheva :

- Les choses étaient exactement comme vous les avez vues quand vous êtes entrés, sauf un seul fait : ce jeune homme dormait et ronflait, étendu sur le lit.

- Et bien entendu, murmura Touchenot, l'argent de Guillaume Badin était déjà envolé ?

Chizac ne répondit que par un signe de tête affirmatif.

- Et que voyez-vous dans tout cela, s'écria Loiseau en bondissant sur ses pieds, qui puisse empêcher de coffrer ce drôle ? « Sunt verba et voces ! » y a-t-il un mot, un seul mot qui explique pourquoi il n'est pas rentré à son auberge ? Pour la seconde fois, j'ordonne ...

- Un instant ! interrompit encore Chizac; je désirerais connaître l'avis formel de maître Bertrand. Vous ne pouvez me refuser cela.

L'inspecteur, ainsi interpellé, répondit d'un air innocent

- Moi, je suis toujours du même avis que M. le bailli. La prison et la question, voilà la bonne manière !

 

 

Où Fortune pleure pour la première fois.

 

En toute autre circonstance, le bailli suppléant Loiseau se fût peut-être indigné qu'on eût pris l'avis d'un subalterne pour contrôler les ordres d'un magistrat tel que lui. Mais il y avait le potage qui l'attendait à la maison.

- Ce garçon, dit-il en adressant à Bertrand un signe de tête protecteur, n'est pas si nigaud qu'on le pense. L'habitude de se frotter à des gens de ma sorte le décrassera, vous verrez. Allons, enfants, qu'on se mette en besogne ! relevez-moi ce coquin et qu'on desserre les liens de ses jambes pour qu'il puisse marcher jusqu'à la prison du Châtelet. Quant au corps du délit, avant de l’envoyer au caveau de la Montre, j'ordonne que le docteur Pujon, mon médecin ordinaire et celui de Mme Loiseau, soit requis, dans le plus bref délai d'avoir à constater l'état du cadavre : c'est à savoir,

-                     1° si ledit Guillaume Badin est bien mort;

-                     2° de quoi il est mort;

-                     3° à quelle heure remonte la perpétration du crime.

Il jeta sa canne sous son bras d'un geste content, et campa son tricorne sur sa perruque.

Puis, tendant le jarret, il ajouta

- Çà ! qu'on ouvre cette porte et qu'on fasse ranger le populaire pour livrer passage aux gens du roi ! J'ai bien gagné ma soupe.

Les exempts s'empressaient déjà autour de Fortune, qui se laissait faire et gardait un morne silence.

Le greffier Thirou d'un côté, Touchenot, le commissaire, de l'autre, se rapprochaient à bas bruit de Chizac pour prendre une consultation financière.

Chizac songeait et secouait la tête lentement en homme qui ne dit pas tout ce qu'il pense.

- Ces choses-là, murmura-t-il entre haut et bas, sont faites à la hâte. II y a de fortes présomptions contre le jeune homme; mais l'épée neuve, mais les poches vides.

Si quelqu'un eût examiné en ce moment maître Bertrand, ce quelqu'un aurait vu jaillir de ses paupières demi closes ce singulier rayon dont nous avons parlé déjà. Cela ressemblait aux lueurs paresseuses qui éclatent dans l’œil d'un chat au moment où on le caresse.

Mais personne ne faisait plus attention à maître Bertrand, qui restait abandonné dans son coin.

Le greffier et le commissaire, qui voulaient flatter Chizac sans mécontenter le bailli, répondirent en même temps tout bas :

- Monsieur, c'est notre avis; il y a trop de hâte.

Puis tout haut :

- Ceci n'est qu'un commencement d'instruction, et, Dieu merci, le sieur Loiseau sait ce qu'il a à faire !

Loiseau, qui marchait vers la porte, haussa les épaules superbement.

- Dans chaque cause, il n'y a qu'un joint, dit-il de ce ton qu'il faut prendre pour lancer un axiome, ce joint je le trouve toujours, c'est mon fort. Ici le joint est dans la question : pourquoi n'a-t-il pas été à son auberge ?

La porte s'ouvrit, mais les hallebardiers n'eurent pas besoin d'écarter le populaire.

Le passage était frayé d'avance : un large passage. Et la foule, tout à l'heure bruyante, se taisait.

Il y avait à ce silence subit un motif que le bailli Loiseau ne pouvait pas encore deviner. Il l'attribua d'abord, comme de raison, au respect tout naturel que l'assistance devait avoir pour sa personne; mais, dès le premier pas qu'il voulut faire au-dehors il fut détrompé rudement.

Malgré la présence des hallebardiers, une douzaine d'hommes et de femmes sortirent des rangs pour boucher l'issue, et une marchande de la halle, parlant à voix basse, mais d'un accent impérieux, dit à Loiseau :

- Restez !

- Comment ! que je reste !s'écria le bailli-suppléant au comble de l'indignation. Est-ce à moi que vous parlez, bonne femme, et savez-vous qui je suis ?

- Je sais qui vous êtes, répondit la marchande avec une certaine gravité, et c'est à vous que je parle. La voilà ! elle vient, restez.

Ce mot fut répété tout à l'entour et produisit un solennel murmure, car personne n'élevait le ton.

- « Elle » qui ?

Loiseau n'en savait rien et peu lui importait. C'était un petit homme irritable et plein de lui-même, qui pouvait devenir féroce quand on dérangeait l'heure de ses repas.

Il allait donner l'ordre de croiser les hallebardiers lorsque le silence se rétablit tout à coup plus profond; en même temps, la foule ondula du côté de la rue des Lombards, et dans le large vide qui se faisait, une femme parut.

C'était elle, c'était Thérèse Badin, la fille du mort, qui venait, non plus en carrosse, mais d'un pas pénible et chancelant, appuyée d'un côté sur la harengère, de l'autre sur l'enfant qui avait lancé contre elle une émeute deux heures auparavant.

L'enfant et la harengère la soutenaient avec une compassion mêlée de respect. Et la cohue les regardait passer avec la même pitié respectueuse.

Thérèse n'avait point changé de vêtements. Elle portait toujours cette robe splendide en satin rose, semée de bouquets de perles, qu'elle avait à la fête de Mme la duchesse du Maine.

Mais cette robe était froissée et souillée par de rudes attouchements.

Thérèse avait été portée à bras pendant une grande portion du chemin.

Les fleurs de sa coiffure pendaient encore, à moitié arrachées de ses cheveux qui tombaient en désordre, et dont les masses prodigues faisaient un cadre noir à la pâleur de son visage.

Devant elle Loiseau recula, et il fit bien, car la foule l'eût fait reculer de force : il avait vu cela à la flamme sombre qui brûlait dans tous les regards.

Les hallebardiers s'écartèrent de droite et de gauche, et ils firent bien : on eût brisé leurs armes dans leurs mains.

Thérèse passa, grandie par son désespoir, et si tragiquement belle que tous les cœurs se serraient.

Elle entra.

Mais comme si, dans notre misérable vie; la farce devait toujours accompagner le drame, semblable au limaçon grotesque qui se colle aux murailles des nobles monuments, derrière Thérèse et ceux qui la soutenaient, un valet de cuisine bossu et bancal, coiffé de Bazin blanc et portant la cuiller à pot à la ceinture comme une rapière, se glissa tortueusement.

Il tenait dans ses deux mains une écuelle de faïence brune que recouvrait une assiette.

Les hallebardiers trouvèrent bon de prendre contre lui leur revanche et lui dirent

- On ne passe pas !

Le marmiton répondit

- C'est le déjeuner du sieur Loiseau, que dame Loiseau lui envoie tout chaud, et gare à vous s'il refroidit, malhonnêtes !

Le marmiton passa comme la belle Thérèse.

Et pendant que celle-ci allait vers le corps de son père, le marmiton aborda Loiseau, qui reçut l'envoi conjugal sans fausse honte et avec reconnaissance.

- Cherchons une bonne place, dit-il; avec l'estomac, moi je ne plaisante jamais. As-tu une cuiller ?

Le marmiton bancal et bossu avait une cuiller.

Loiseau releva l'assiette que recouvrait l'écuelle, et la fumée de la soupe vint caresser ses narines, qui se gonflèrent.

- Tiens-toi là, dit-il, ne bouge pas, tu me serviras de table.

Et il commença tranquillement son repas.

Thérèse était tombée à deux genoux devant le corps de son père. Ses mains qui tremblaient écartèrent les cheveux collés au front du mort.

- Il est glacé, murmura-t-elle.

Ce fut sa première parole, et elle entoura le corps de ses bras comme pour le réchauffer.

A l'exception de Loiseau qui déjeunait, tout le monde suivait cette scène terrible. Dans toutes les poitrines le souffle s'arrêtait.

Dans son coin, maître Bertrand se leva sur la pointe des pieds pour mieux voir. Il y avait aux joues bouffies de Chizac des yeux livides. Fortune ouvrait des yeux tout grands, comme on fait dans le paroxysme de l'effroi, et sa bouche restait béante.

Les gardes qui étaient autour de lui remarquèrent cela. Touchenot dit au greffier Thirou :

- Une belle brune ! mazette !

Et Thirou répliqua :

- Si elle avait tardé seulement une minute, on allait savoir le fin mot !

Le fin mot de l'oracle Chizac, le fin mot sur la grande question : fallait-il acheter ou vendre aujourd'hui les actions de la compagnie ?

Thérèse posa ses lèvres sur le front du mort. Ce fut un long baiser.

Puis elle parla, et sa voix changée mettait du froid dans les veines de ceux qui écoutaient.

- Mon père, dit-elle, mon père chéri, toi qui m'aimais si tendrement, je n'étais pas là ! Tu m'as appelée peut-être, mais je n'ai pas entendu ta voix. J'écoutais la musique de cette fête ! je dansais !

Elle s'interrompit en un sanglot, puis, se prenant la tête à deux mains comme une folle, elle répéta :

- Je dansais !

Un autre sanglot se fit entendre; il sortait de la poitrine de Fortune.

Thérèse se tourna vers lui. Elle fit comme si elle ne le reconnaissait point.

Fortune s'appuya des deux mains au garde qui était le plus proche; Thérèse lissait et caressait les cheveux souillés du cadavre.

- Tu étais bien tranquille, dit-elle, et bien heureux là-bas dans notre petite chambre, tu ne souhaitais rien que de me voir contente : nous étions tout l'un pour l'autre, et quand tu me parlais de l'amour qui vient aux jeunes filles, je te répondais : les autres n'ont pas un père comme toi; moi, je ne veux aimer que toi !

Elle cacha sa tête dans le sein du vieillard.

Fortune dit au garde :

- Je ne peux pas essuyer mes yeux et je veux voir.

Le garde passa un mouchoir sur ses paupières, et Fortune remercia.

- C'eût été dommage, fit Loiseau la bouche pleine de soupe, je n'en ai jamais mangé de meilleure !

- C'est grande pitié d'entendre cette pauvre fille-là, dit le marmiton, et voyez ! celui qui a les mains liées pleure comme une Madeleine, monsieur Loiseau.

- Bon, bon, gronda le juge, un honnête homme aurait couché à son auberge.

Thérèse poursuivait pour elle-même et d'une voix qui ne s'entendait presque plus ; mais la foule devinait ses paroles au-dehors, car tous les yeux étaient pleins de larmes.

- Mon père, ce que tu avais te suffisait. Chez nous, il n'y avait que moi d'ambitieuse. C'est moi qui t'arrachai un jour à ton pauvre bonheur; je voulais pour toi la fortune, que sais-je ? le pouvoir... C'est moi qui t'ai amené ici, c'est moi qui t'ai donné cet argent funeste qui appelle le crime. Mon père, mon père, c'est moi qui t'ai tué !

Elle s'affaissa sur elle-même et resta accroupie.

Au-dehors la foule s'écria :

- L'assassin ! nous voulons l'assassin !

Chizac releva la tête vivement, comme si ce cri eut éveillé en lui une idée soudaine.

Il n'avait rien à craindre ni à désirer, ce riche, et pourtant son regard exprimait du soulagement et désespoir.

Quelqu'un le frôla en passant; il se retourna et son regard croisa celui de l'inspecteur Bertrand qui se dirigeait vers la porte.

- L'assassin, répéta Thérèse, qui se leva toute droite, où est l'assassin ?

Elle regarda autour d'elle en ajoutant :

- L'assassin de mon père !

Personne ne lui répondit.

Son regard avait presque achevé le tour de la chambre lorsqu'il tomba sur Fortune.

Fortune était le seul qui fût garrotté.

Thérèse eut un mouvement comme pour s'élancer vers lui, mais elle le reconnut à ce moment et recula de plusieurs pas en disant :

- Lui ! oh ! ce serait horrible !

Sa pâleur ne pouvait pas augmenter, mais ses yeux exprimaient une angoisse nouvelle.

 

 

 

Où Fortune retrouve la parole.

 

Au premier moment, le désespoir de cette pauvre belle fille avait mis dans tous les cœurs un mouvement de terrible colère.

La foule a des cruautés de tigre : on voulait déchirer l'assassin.

Mais la foule a des tendresses d'enfant. Maintenant qu'elle voyait en face l'assassin, ce jeune homme au visage charmant dont les mains enchaînées ne pouvaient essuyer ses larmes, la foule avait pitié, la foule doutait, la foule disait avec ses cent voix :

- Est-ce bien ce chérubin qui a tué maître Guillaume ?

Les hallebardiers hochaient gravement la tête en signe d'affirmation.

La foule ne voulait plus les croire et criait :

- Voici Chizac-le-Riche dans son fauteuil, quand les juges et les commissaires sont debout ! Chizac n'est pas là pour rien. Nous voulons savoir ce que pense Chizac:

- Et maître Bertrand ! ajoutèrent quelques voix au moment où l'inspecteur se rapprochait de la porte, maître Bertrand n'a ni bésicles ni perruque comme messieurs du Bailliage. II y voit clair, maître Bertrand !

Maître Bertrand faisait la sourde oreille.

Chizac, au contraire, se tourna vers la porte et adressa à la foule un regard souriant.

- Vive Chizac ! cria la foule, c'est un bon riche.

Thérèse subissait en ce moment un état de douloureuse prostration. Ses yeux baissés n'avaient plus de larmes; elle semblait prête à se trouver mal.

- Chizac ! criait-on dans la foule, donnez-lui votre fauteuil.

Chizac se leva aussitôt et sa débonnaire figure exprima naïvement le regret qu'il avait d'avoir été prévenu.

- Merci, mes amis, dit-il en agitant sa main vers 1a porte, j'aurais dû songer à cela de moi-même.

- Vive Chizac ! répéta la foule.

Et d'autres voix ajoutèrent :

- Rangez-vous, maître Bertrand, que nous puissions voir Chizac !

Soit pour obéir à cette fantaisie de la cohue, soit pour accomplir plutôt quelque besogne ayant trait à ses fonctions, l'inspecteur fit un pas vers le billot et s'agenouilla auprès du corps.

La foule cessa aussitôt de regarder son Chizac pour suivre avec une attention nouvelle les mouvements de maître Bertrand.

Chizac faisait comme la foule et son tic allait.

Voici ce que virent Chizac et la foule : l'inspecteur Bertrand tira de sa poche un étui où il y avait une paire de ciseaux. A l'aide de ces ciseaux et avec beaucoup de soin, il découpa un petit rond dans le drap du pourpoint de Guillaume, puis il fit de même pour la soubreveste, et de même encore pour la chemise.

Au centre de chacun de ces petits ronds s'ouvrait le trou exigu par où avait passé l'épée qui avait tué maître Guillaume.

Bertrand remit ses ciseaux dans leur étui, plaça les trois ronds dans son portefeuille et fourra le tout dans sa poche.

Touchenot et Thirou qui avaient pu enfin prendre position auprès de Chizac lui dirent :

Touchenot à droite :

- Il ne vous en coûte rien pour faire des heureux.

Thirou à gauche :

- Moi je ne demande pas l'opulence; la médiocrité dorée du poète suffirait à ma modeste ambition.

Il est permis de croire que Chizac n'écoutait pas. L'inspecteur Bertrand et lui venaient d'échanger un regard.

Depuis que Thérèse était assise, toute la force factice qui l'avait soutenue jusqu'alors s'était évanouie. Elle pleurait comme une pauvre enfant.

Fortune, qui la contemplait malgré lui, semblait attiré vers elle par une invincible fascination,. Ses gardes étaient obligés de le retenir; on voyait en quelque sorte la fièvre qui lui montait au cerveau et qui allait se changer en transport.

Les yeux baignés de Thérèse se relevèrent sur Fortune; elle secoua la tête lentement.

Notre cavalier bondit sous ce regard. Il repoussa ses gardiens d'un mouvement si violent et si désespéré que ceux-ci lâchèrent prise. Fortune écarta le bailli, qui seul désormais lui barrait le passage, et tomba aux pieds de Thérèse en disant :

- Vous n'avez pas cru cela ! Que Dieu vous récompense ! Si j'avais tué votre père, je mourrais à vos pieds, car je vous aime !

II n'y eut dans toute l'assistance que Thérèse elle-même pour entendre ces derniers mots. Thérèse, et peut-être l'inspecteur Bertrand qui était auprès d'elle.

Mais la foule vit le mouvement et s'agita plus émue. L'âme des spectateurs passa dans leurs yeux.

Ce qui suivit fut rapide comme l'éclair.

La belle Thérèse mit ses deux mains sur les épaules de Fortune agenouillé. Leurs yeux se touchaient presque. Elle le regarda jusque dans le cœur.

Puis elle écarta de sa main frémissante les cheveux mêlés qui voilaient le front du jeune homme, et ses lèvres eurent un vague sourire.

- Ce n'est pas celui-là, murmura-t-elle, qui a tué mon bien-aimé père.

La foule, houleuse comme une mer, rendit au-dehors un grand murmure, et l'émotion contagieuse gagna jusqu'aux suppôts de la justice.

Mais le bailli Loiseau était à l'abri de ces entraînements qui égarent le vulgaire. Il avait puisé dans l'écuelle de faïence brune une nouvelle et indomptable vigueur.

- Sac à papier ! dit-il, arrivant à blasphémer dans le paroxysme de son indignation, je crois que l'effrontée en tient pour ce vagabond ! En quel temps vivons-nous !

- Monsieur mon ami, reprit-il en s'adressant à Chizac, j'estime comme je le dois l'importance de votre capital, mais vous abaissez votre caractère en pactisant avec ces badauds. Monsieur le commissaire, faites votre devoir. Il y a une pierre de touche. Ce drôle a-t-il couché à son auberge ? non ! Les 500 000 habitants de Paris seraient là devant cette porte que je dirais encore non, il n'a pas couché à son auberge ! Qu'on le saisisse, qu'on l'emmène et qu'il soit écroué jusqu'à plus ample informé !

La cohue s'ouvrit aussitôt sans essayer de faire résistance.

Ils le laissèrent passer, majestueux et fier de ce qu'il regardait comme une victoire.

Mais quand le commissaire voulut passer, à son tour, avec Fortune dont les exempts s'étaient emparés de nouveau, la foule se referma en criant :

- Chizac ! Chizac-le-Riche ! puisque celui-là n'est pas coupable, faites-le mettre en liberté.

Maître Bertrand se trouvait en ce moment auprès du millionnaire. Il lui toucha le coude doucement et dit avec ce singulier accent qui semblait toujours railler, quoiqu'il fût exempt de tout sarcasme :

- Il faut leur parler un petit peu. Cela peut avoir son utilité plus tard.

L'œil de Chizac essaya de l'interroger, mais ce diable de Bertrand n'avait jamais rien sur la physionomie.

Chizac murmura :

- Je désirerais vous entretenir en particulier, monsieur l'inspecteur.

- Ah ! ah !répliqua Bertrand, je crois bien !

- Qu'est-ce à dire ? fit Chizac vivement.

Il s'était redressé de son haut et toisait le subalterne avec sérénité.

- C'est-à-dire, répondit Bertrand bonnement, que vous désirez me parler en particulier. Je ne m'y oppose pas, voilà tout.

- Chizac ! Chizac ! Chizac ! criait la foule qui cédait petit à petit à l'effort des gens du roi.

On emmenait Fortune qui se laissait faire désormais. Thérèse restait demi-couchée dans le fauteuil et pressait son front à deux mains.

Chizac vint sur le devant de la porte.

- Mes amis, dit-il avec cette solide autorité que donnent les écus, soyez raisonnables. Vous nuiriez à celui que vous voulez protéger en résistant à la loi. J'étais l'ami, je dirai plus : j'étais le bienfaiteur du malheureux Guillaume Badin...

- C'est la vérité ! fit-on de toutes parts. Avant de connaître Chizac, Guillaume Badin avait les poches percées !

- Je m'engage, poursuivit le riche, à protéger la fille de Guillaume Badin. Je m'engage aussi à faire tout ce qui est possible pour ce malheureux jeune homme, victime d'un hasard que je ne m'explique pas. Il appuya sur ces derniers mots.

La foule murmura et s'agita.

- Est-i1 coupable ?... poursuivit Chizac.

- Non ! non ! crièrent cent voix, il n'est pas coupable !

- Est-il innocent ? ajouta aussitôt le Riche. C'est une question qui regarde le Bailliage.

- Il faut vous en mêler Chizac ! ordonna la cohue.

- Je m'en mêlerai mes enfants, et pensez-vous que j'aie quitté mes affaires ce matin pour le roi de Prusse ? Je m'en mêlerai, je vous le promets, et fallût-il dépenser vingt mille francs...

- Vive Chizac !

- Fallût-il dépenser le double, je vous promets que nous saurons la vérité sur le meurtre de Guillaume Badin.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent, et l'on organisa une tentative pour porter Chizac en triomphe.

Pendant cela, Fortune, escorté par ses gardes tournait la rue des Lombards et descendait vers le Grand-Châtelet.

Des porteurs étaient en train de charger le corps de Guillaume Badin, que sa fille avait réclamé. La foule s'écoulait repue du drame.

Thérèse trouva de bonnes âmes pour l'accompagner et la soutenir pendant qu'elle suivait les porteurs. Avant de la laisser partir, Chizac lui avait baisé paternellement la main.

Les valets des Trois-Singes vinrent chercher les flambeaux et le fameux fauteuil. Quand ils furent éloignés, il ne restait dans le trou que Chizac-le-Riche et l'inspecteur Bertrand, occupé à fureter autour du billot.

Chizac l'appela par son nom.

- Plaît-il ? fit maître Bertrand qui fourrait ses mains sous le grabat.

- Allez-vous enfin me dire, demanda Chizac, ce que vous pensez de tout ceci ?

- Et vous ? dit Bertrand au lieu de répondre.

En même temps, il se releva et vint vers le Riche en croisant ses mains derrière son dos.

Chizac réprima un mouvement de colère.

- Je vous interroge, dit-il durement.

- Moi aussi, répliqua l'inspecteur, dont le visage n'avait jamais exprimé une plus rare innocence.

Chizac tourna le dos et sortit.

L'inspecteur le suivit, et les bonnes gens qui restaient dans la rue se dirent les uns aux autres en le voyant passer :

- Voici Chizac-le-Riche qui accomplit déjà sa promesse. Il va donner ses instructions à maître Bertrand.

Chizac entendit cela et son visage sérieux se dérida.

- Venez, fit-il en se tournant vers l'inspecteur.

- Je viens, répondit paisiblement celui-ci.

Quand ils furent sous la porte cochère du Riche, Bertrand ferma le battant et dit :

- Vous m'inviterez bien à casser une croûte, car je suis à jeun depuis ce matin.

Chizac monta les degrés, et l'instant d'après ils étaient assis vis-à-vis l'un de l'autre devant une table abondamment servie.

Ce Bertrand mangeait supérieurement et choisissait les bons morceaux.

- Si j'avais de l'aisance, dit-il, j'aimerais avoir une cave bien garnie, mais il faut se procurer le nécessaire avant de songer au superflu. Ma famille est si nombreuse !

ll soupira.

- Combien avez-vous d'enfants ? demanda Chizac.

- Cinq fils et cinq filles, le choix du roi.

Il fit claquer sa langue après avoir dégusté un verre de chambertin et reprit en baissant la voix :

- Cet accusé ne vaut rien pour vous.

Chizac le regarda d'un air étonné.

- Son innocence saute aux yeux, poursuivit Bertrand de son accent traînard et paisible.

- Tant mieux, s'il est innocent ! s'écria Chizac.

- J'entends bien, dit encore l'inspecteur, et pourtant il vous faut un coupable.

- Il me faut le coupable ! rectifia Chizac d'un ton péremptoire.

Son regard était clair et assuré, mais son tic allait.

- J'entends bien, dit encore maître Bertrand, il vous faut le coupable... Oh ! j'ai d'autres clients comme vous. Ce n'est pas avec mon traitement d'inspecteur que j'aurais pu élever ma nombreuse famille.

Chizac cessa de manger et fronça le sourcil.

Le salon où ils déjeunaient était séparé de la salle voisine par une baie vitrée.

A travers les carreaux on put voir un valet qui introduisait un homme accompagné d'un chien.

Maître Bertrand mit sa main au devant de ses yeux et regarda le nouvel arrivant, que Chizac avait déjà reconnu.

Bertrand sourit et demanda

- Celui-là vous plairait-il ?

- Celui-là ? balbutia Chizac.

- Oui, fit Bertrand, celui-là vous plairait-il comme coupable ?

Chizac frappa la table de son poing.

- J'y avais songé ! s'écria-t-il.

Il ajouta précipitamment :

- Saviez-vous donc déjà qu'il était cette nuit, à l'heure du crime, dans la rue des Cinq-Diamants ?

Bertrand eut son meilleur sourire.

- A l'heure du crime ? répéta-t-il; quelqu'un connaît donc l'heure du crime ! et quelqu'un était là pour examiner les passants ? Voyons, ce garçon-là vous connaît-il ?

Comme Chizac ouvrait la bouche pour répondre, le valet vint à la porte et dit :

- C'est un jeune homme qui prétend être le cousin de Monsieur et qui se nomme La Pistole.

Chizac semblait hésiter.

- Maître Bertrand, murmura-t-il, nous reprendrons cet entretien.

Puis s'adressant au valet, il ajouta :

- Mettez un couvert pour mon cousin La Pistole.

 

 

 

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