PREMIERE PARTIE

La conspiration en dentelles

(suite)

 

 

XXV. Où Fortune, ne sait plus à quel amour entendre.

XXVI. D'une conversation importante qui eut lieu entre le cavalier Fortune et le petit Bourbon.

 

XXVII. Où Fortune a le plaisir d'apprendre l'histoire du petit Bourbon.

 

XXVIII. Où Fortune passe un quart d'heure agréable à écouter le récit d'une galante aventure.

 

XXIX. Où le cavalier Fortune retrouve son ami La Pistole.

 

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Où Fortune, ne sait plus à quel amour entendre.

 

Fortune arriva au Châtelet vers dix heures du matin avec sa belle escorte d'exempts; d'archers et de hallebardiers, derrière laquelle venait encore cette portion du public qui veut boire le spectacle.

Le guichetier de la grande geôle, voyant arriver tant de monde, jugea bien qu'il s'agissait d'un personnage d'importance et fit appeler le geôlier. Celui-ci était un bon gros homme à tournure d'aubergiste qui passait pour tenir sa prison un peu comme une hôtellerie.

A l'appel du guichetier, maître Janvier Munier, qui achevait son repas du matin, vint avec un verre de vin dans une main et une tartine de raisiné dans l'autre.

- Eh bien ! eh bien ! dit-il en voyant la pompeuse escorte du cavalier Fortune, nous sommes un peu à court de logements, car la pratique donne, c'est une bénédiction ! mais ce jeune gentilhomme a une mine qui ne me déplaît pas. Nous avons trois numéros vacants dans l'ancienne salle des témoins que monsieur le gouverneur a fait cloisonner et transformer en cellule. Parlez au gentilhomme, maître Lombat.

Maître Lombat était le guichetier. II s'approcha de Fortune, qui se prêta avec une obéissance machinale à toutes les cérémonies de son incarcération, et lui demanda franchement s'il avait de l'argent.

Fortune répondit non avec une égale franchise.

Maître Lombat revint alors à maître janvier Munier qui grommela :

- Je vous avais bien dit tout de suite que ce jeune vagabond avait méchante mine. Pourquoi me dérange-t-on sous de pareils prétextes ! Avant de venir me chercher, une autre fois, informez-vous sur la question de savoir si les prisonniers réclament la pistole. Qu'on mette celui-ci où l'on voudra, et, s'il n'y a pas de place à la grand’geôle, qu'on se foule un peu. II n'est pas dit dans les ordonnances que les coquins sont mis en prison pour y être à leur aise.

Maître janvier Munier mordit dans sa tartine et reprenait déjà le chemin de sa salle à manger, lorsqu'un des exempts, qui racontait à un porte-clés l'aventure de la rue des Cinq-Diamants, prononça le nom de Chizac-le-Riche.

Maître janvier Munier s'arrêta, se retourna et but une gorgée de son vin. Il appela maître Lombat et lui dit :

- Sachez un peu ce que le digne M. Chizac fait dans tout ceci.

Lombat revint au bout d'une minute et, certes, les renseignements qu'il apporta n'étaient ni bien clairs ni bien concluants, mais ce Chizac était comme les saints dont les sandales mêmes font des miracles. Maître janvier Munier réfléchit et dit :

- II vaut mieux risquer une bagatelle que de mécontenter un honnête homme qui possède une rue entière, plus trente autres maisons dans Paris, plus... enfin je m'entends ! qu’on donne à ce garçon une des cellules de l'ancienne sale du témoignage.

- Et, demanda Lombat, aura-t-il le vin et l'ordinaire des pistoliers ?

Le geôlier cabaretier réfléchit encore, puis il s'écria :

- Ma foi ! vogue la galère ! Mieux vaut perdre un jour ou deux de pistole que de désobliger un homme si respectable. On disait, pas plus tard qu'hier, que son revenu montait à plus de cinq millions tournois.

Le dernier mot que Fortune avait entendu venant de la foule était celui-ci :

- Bon espoir ! Chizac-le-Riche veillera sur vous.

A l'insu même de Chizac, cette prédiction se réalisait déjà.

L'écrou de Fortune ayant été dressé dans les formes, on lui enleva ses liens, et maître Lombat le conduisit, à travers un dédale de corridors noirs et humides, jusqu'à la cellule qui lui était destinée.

La cellule portait le n° 37 : elle s'ouvrait à l'extrémité d'un couloir très étroit dont elle occupait l'extrémité.

Dès que la porte fut ouverte, Fortune entra dans une sorte de boîte carrée dont l'ameublement était semblable à celui de la chambre à coucher du pauvre Guillaume Badin, qui coûtait de loyer 4 800 livres par année.

Il y avait une escabelle au lieu de billot, une paillasse sur un cadre et une cruche de grès au col de laquelle pendait une écuelle de fer.

Cette boîte était fort étroite dans le sens de sa surface horizontale, mais on n'y manquait point d'air parce qu'elle avait une énorme hauteur d'étage.

Maître Lombat repassa le seuil et la grosse clé cria dans la serrure.

Fortune se laissa tomber sur l'escabelle.

Ce n'était pas la première fois qu'il allait en prison.

Peut-être même avait-il habité en sa vie errante et aventureuse des cachots bien autrement lugubres que cette boîte bâtie en planches neuves de trois côtés et abondamment éclairée, d'abord par le haut, ensuite du côté du mur par une moitié de fenêtre grillée.

L'autre moitié de la fenêtre devait servir à la cellule voisine portant sans doute le n° 38, puisqu'elle était la dernière de la série des nombres pairs.

Mais Fortune, il faut bien le dire, n'accordait aucune attention à tout cela. Vous eussiez dit un homme qui a reçu un pavé sur la tête.

Il y a des sensations rétrospectives. En écoutant tout à l'heure parler à maître Lombat, Fortune s'était dit : Voilà le premier signe de vie qui me soit donné de ce côté.

Mais, maintenant, il avait conscience d'avoir entendu déjà ce bruit sourd et patient qui le frappait : seulement étourdi qu'il était, perdu dans le désordre de ses pensées, il n'avait pas fait d'abord attention à ce bruit.

Cela ressemblait au travail lent d'un rongeur qui use le bois d'un arbre.

Fortune avait vu du pays; il sourit et pensa :

- Monsieur le cavalier se creuse un trou de taupe dont on pourra profiter le cas échéant; c'est décidément un voisin agréable.

Sur les trente-huit cellules, il y en avait sans doute quelques-unes de vides, et d'ailleurs maître Lombat ne vendait pas de vin à tous les prisonniers. Au bout de dix minutes, la clé tourna dans la serrure de Fortune, et le bienfaisant guichetier parut avec son panier qui ne contenait plus qu'une seule assiette.

C'était le déjeuner si impatiemment attendu. Maître Lombat déposa l'assiette sur le pied du lit et fit sauter le bouchon d'une bouteille.

Après quoi il tira de sa poche une feuille de papier, une plume et une écritoire.

- Voilà votre affaire, mon jeune coq, dit-il.

Fortune avait déjà découvert l'assiette qui contenait une bonne portion d'oie rôtie.

- Allons ! fit-il, la France est la reine des nations, décidément ! A Rome, on ne m'eût donné que de la ratatouille.

- Vous savez écrire ? demanda maître Lombat.

- Comme père et mère, répondit Fortune.

- Alors, mon camarade, il faut faire un bout de lettre pour Chizac-le-Riche, qui vous porte de l'intérêt, à ce qu'on dit, ou pour tout autre de vos amis à votre choix. Je suis père de famille et ne puis vous donner à crédit plus d'un jour. Si seulement ce bon M. Chizac vous envoie une cinquantaine de pistoles, vous mangerez de l'oie tous les jours et vous serez dans le paradis.

- Et si ce bon M. Chizac que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam, interrogea Fortune, ne m'envoie rien ?

- J'en serai pour un déjeuner, répliqua le guichetier, pour un dîner et les deux bouteilles de vin, à moins que vous n'ayez l'honnêteté de me signer un écrit qui me donne droit à votre défroque quand vous n'en aurez plus besoin.

Fortune le regarda de travers.

- Il paraît, poursuivit maître Lombat paisiblement, que votre histoire n'est pas bonne. Monseigneur le régent est ennuyé de toutes les coquineries qui se commettent au quartier Quincampoix, et MM. du Bailliage sont bien décidés à faire un exemple.

Fortune versa du vin dans son verre jusqu'au bord.

- J'avais une étoile, grommela-t-il; à quoi elle songe, corbac ! je n'en sais rien; mais si elle me laisse conduire jusqu'au gibet, que le diable l'emporte ! A votre santé, bonhomme.

Il vida son verre et reprit :

- Est-ce que mon voisin, que vous avez appelé Monsieur le chevalier, est aussi en passe d'être pendu ?

- Le n° 38 ? Non pas, c'est une histoire de cour. Il en a pour jusqu'à la fin de sa vie, voilà tout.

- Il est jeune.

- Oh ! tout jeune.

- Beau garçon ?

Maître Lombat jeta sur Fortune un regard où il y avait de la compassion.

- Après M. le duc de Richelieu et vous, répondit-il, c'est le plus joli brin d'homme que j'aie rencontré.

- Et vous le nommez ?

- Parbleu ! celui-là peut dire son nom à ses amis et à ses ennemis. C'est le petit Bourbon, comme on l'appelle, le chevalier Pierre de Courtenay, qui est deux ou trois fois cousin de Sa Majesté.

- Bon ! pensa Fortune; alors, s'il épouse Mlle Aldée, ce ne sera pas une mésalliance.

Il attaqua vaillamment son déjeuner, et maître Lombat, reprenant son panier, se dirigea vers la porte.

- Écrivez, dit-il en passant le seuil, écrivez plutôt deux lettres qu'une. Un joli garçon comme vous ne doit pas être au dépourvu dans Paris, et pour le peu que vous avez à vivre, je n'aimerais pas vous voir vivre de pain sec.

Il sortit. Pendant le quart d'une minute la mâchoire de Fortune ralentit son mouvement.

- La mule du pape ! pensa-t-il, le bonhomme n'y va pas par quatre chemins ! Il a l'idée que je vais être pendu, et il doit s'y connaître.

- Après tout, se dit-il en dépêchant à belles dents sa portion; je suis innocent comme l'enfant qui vient de naître. Je vais écrire à Chizac... Mais quel diable de tic il a, ce Crésus, et quel singulier regard ! On aurait dit qu'il avait peur de ce drôle de corps maître Bertrand, l'inspecteur, avec sa figure d'innocent. Je vais écrire à Muguette; elle ne peut rien pour moi, mais c'est égal. Et encore elle ne peut rien ! maintenant qu'elle connaît tant de grandes dames !... Je vais écrire à Thérèse Badin, quand ce ne serait que pour lui dire : « Je ne peux pas aller à notre rendez-vous... » Je voudrais bien savoir si je l'aime mieux que Muguette ?... Je vais écrire à la duchesse du Maine... à La Pistole... au Parlement... au régent !

Il s'arrêta, la bouche pleine, et se versa un troisième verre.

- Tiens ! dit-il après avoir bu, on n'avait pas entendu la mécanique du petit Bourbon pendant que le guichetier était là; mais voilà qu'il reprend sa besogne ! Achevons notre déjeuner d'abord, nous ferons ensuite notre correspondance, et puis nous entamerons la conversation avec ce joli cœur.

Pour ce qui regarde le déjeuner, ce ne fut pas long.

Fortune, ayant rongé sa cuisse d'oie jusqu'à l'os, essuya la dernière goutte de sauce avec son dernier morceau de pain et but le fond de sa bouteille.

- Là ! fit-il en secouant les miettes qui étaient tombées sur son pourpoint, je ne me suis jamais senti plus dispos et ce serait grand dommage si messieurs du Châtelet me condamnaient à la mort subite. Voyons ce qu'il y a au fond de notre écritoire.

Il approcha l'escabeau du lit et s'arrangea de son mieux pour libeller sa lettre.

Ce n'était pas un clerc bien habile que notre ami Fortune, mais il en savait cependant assez long pour remplir une page ou deux avec des fautes d'orthographe. C'était beaucoup pour le temps. Il y avait alors de parfaits gentilshommes qui eussent été bien embarrassés pour écrire la fameuse lettre du conscrit.

Fortune avait une grande diablesse d'écriture tremblée et lourde qui tenait beaucoup de place.

- Cet idiot de maître Lombat, pensa-t-il, ne m'a donné qu'une feuille de papier, je ne pourrai pas écrire aujourd'hui à tout le monde. Voyons ce que je vais dire à Chizac-le-Riche.

Il s'appliqua comme un malheureux et traça en tête de sa feuille :

« Monsieur Chizac, la présente est à fin de vous apprendre... »

Il s'arrêta pour essuyer la sueur de son front.

- Pour lui apprendre quoi ? se demanda-t-il. Il en sait aussi long que moi... et peut-être plus long !

Ce dernier mot fut prononcé d'un air pensif. Chez tout autre que Fortune, il eût amené très certainement une réflexion ou un calcul.

Mais Fortune ne réfléchissait qu'à la dernière extrémité.

- Par la corbleu ! gronda-t-il, je n'aime pas le tic de ce blafard et je préfère écrire à Muguette.

Il déchira bien proprement le haut de sa feuille de papier et recommença son travail de calligraphie.

« Ma chère petite Muguette, la présente est à fin de te dire... »

Il s'arrêta encore; la sueur perlait sous ses cheveux.

- Corbleu ! fit-il, j'aimerais mieux aller à pied d'ici jusqu'à Fontainebleau, et au pas de course encore. Faut-il lui apprendre que mon voisin envoie des lettres à Aldée ? Comment lui avouer que j'ai perdu mes quinze cents pistoles ! Je me suis présenté hier comme un vainqueur, disant : Je vais vous apporter l'aisance ; et maintenant, faut-il lui demander quelques louis ?

Bien proprement encore, il déchira le haut du papier.

- S'en donne-t-il, au moins, ce petit Bourbon ! pensa-t-il en prêtant l'oreille. Je voudrais bien avoir fini ma correspondance pour lui demander où en est sa besogne.

Sa plume, trop chargée d'encre, fit un beau pâté, mais il écrivit nonobstant :

« Ma chère mademoiselle Thérèse, la présente est à fin de vous informer...

Au lieu de continuer, il rougit.

- Corbac ! fit-il, celle-là me tient au cœur ! il n'y a pas dans l'univers entier une si belle fille ! et c'est drôle, oui, chaque fois que je pense à elle, le pauvre petit minois de Muguette passe devant mes yeux, et il me semble qu'elle pleure. J'aime bien Muguette, mais je le lui ai dit à elle-même : ce n'est pas de l'amour, tandis que Thérèse... il n'y a pas à dire, elle m'a fait pleurer comme un enfant, là-bas. Si elle me commandait d'aller au Palais-Royal et de prendre monsieur le régent par le bout du nez... mais s'il fallait me jeter à l'eau pour Muguette aussi... Eh bien, non ! il faut être juste ! je n'écrirai pas à Thérèse puisque je n'ai pas écrit à Muguette.

Le papier fut déchiré, encore, et vous pensez qu'il diminuait déplorablement.

Fortune se dit :

- Il s'agit d'écrire la bonne lettre, cette fois.

Et il traça cet en-tête :

« Mademoiselle la sœur d'Apollon, la présente est à cette fin de vous mettre à même de me rendre un grand service... »

Il s'interrompit brusquement pour écouter; le bruit qui se faisait dans la cellule voisine avait changé de nature.

Au lieu de creuser le sol ou d'user la pierre, M. le chevalier de Courtenay semblait s'attaquer au bois même de la cloison mitoyenne, et le bruit qu'il faisait maintenant changeait à chaque instant de place. Cela montait, montait...

Fortune mit sa tête entre ses mains comme un poète qui cherche une rime rebelle et fit un effort désespéré pour continuer la lettre.

Il en résulta un second pâté et une seconde phrase ainsi conçue :

« Ledit service consiste en ce qu'il m'est arrivé un accident malheureux, dont j'ai l'espérance que vous voudrez bien m'appuyer favorablement auprès de Mme la duchesse du Maine pour.. »

Impossible d'aller au-delà ! Fortune fit à son imagination un appel terrible, mais derrière ce pour il n'y avait rien !

Et le papier était désormais trop raccourci pour qu'il fût possible de recommencer une autre lettre.

Fortune était en train de s'arracher les cheveux, lorsqu'un joyeux éclat de rire retentit au-dessus de sa tête.

Il se leva en fureur et regarda au plafond où il vit un blond et charmant visage penché au-dessus de la cloison, dans l'espace laissé libre par la courbe de la voûte.

La colère de Fortune ne tint pas contre l'inattendu de cette apparition; par un singulier effet de bascule, le blond visage se contracta, exprimant un soudain courroux.

- De par tous les diables ! dit la voix sonore et mâle que Fortune avait déjà entendue parlant à maître Lombat, est-ce bien vous que je retrouve ici !

Fortune ouvrit de grands yeux et rassembla ses souvenirs, se demandant où et quand il avait pu exciter la colère de M. le chevalier de Courtenay.

Celui-ci poursuivait :

- Si vous n'avez pas d'armes, moi je possède tout ce qu'il faut dans ma cellule. Vous plaît-il de monter ou souhaitez-vous que je descende ? Cette fois, monsieur le duc, nous allons en découdre pour tout de bon !

- A la bonne heure ! fit notre cavalier, je n'ai pas besoin de me creuser la tête, c'est le quiproquo éternel.

« Monsieur le chevalier, ajouta-t-il en élevant la voix; si je n'avais eu de nombreuses dépêches à rédiger, mon intention était d'entrer plus tôt en relations avec vous.

- Palsambleu ! s'écria Courtenay, nos relations sont tout entamées. A défaut de rapières, j'ai deux couteaux et ma lime. Nous tirerons au sort, et si ces armes ne te conviennent pas, duc de malheur, nous jouerons à qui de toi ou de moi étranglera l'autre !

Il avait l'air méchant, ce petit Bourbon, et ses yeux bleus lançaient des éclairs.

Au fond de l'âme, Fortune était tout particulièrement ravi de trouver un ennemi de ce duc qui était sa bête, noire.

- Monsieur le chevalier, répondit-il, regardez-moi plus attentivement, je vous prie. Je ne me reconnais coupable d'aucune offense envers vous, si ce n'est peut-être d'avoir perdu mes 15 000 livres, hier au soir, au lieu de gagner la dot de 100 000 écus que je vous destinais dans ma magnificence.

- Est-ce que je me tromperais, murmura Courtenay qui se mit à cheval sur la cloison, ou se moque-t-on de moi ?

- Vous n'êtes pas le premier à vous tromper ainsi, ni le centième non plus, monsieur le chevalier, répliqua Fortune; pour mon malheur, il paraît que je ressemble à ce duc qui tourne la tête à toutes les coquines de Paris, bourgeoises ou princesses, et même à quelques honnêtes femmes, dit l'histoire.

- Est-ce bien possible ! murmura le chevalier. Palsambleu ! je veux en avoir le cœur net !

Il glissa rapidement sur le faîte des planches jusqu'à l'angle droit formé par les deux cloisons. Arrivé là, il jeta sa seconde jambe en dedans, puis s'aidant des pieds et des mains avec une merveilleuse prestesse qui eût fait la réputation d'un funambule, il se laissa couler le long des madriers.

Fortune n'eut que le temps de pousser un cri de surprise et d'effroi. Le petit Bourbon était déjà en face de lui et lui plantait ses deux mains sur ses épaules.

- Par la morbleu ! s'écria-t-il en retrouvant soudainement sa gaieté, c'est pourtant vrai !... mais voilà une ressemblance qui tient du miracle ! Seulement vous êtes plus gros, plus brun... et vous n'avez pas ce regard de femme... et encore ce misérable duc a l'air d'un coquin, tandis que, j'en ferais serment, vous êtes un honnête garçon !

- C'est mon avis, monsieur le chevalier, dit Fortune qui se laissait regarder avec un rire de bonne humeur.

- Enfin, poursuivit le petit Bourbon, vous auriez une barbe de sapeur, si vous vouliez, et ce misérable bellâtre n'a pas un poil sur la joue. Par la morbleu ! vous me plaisez, et pour peu que cela vous convienne, nous allons être une paire de camarades tous les deux !

 

 

D'une conversation importante qui eut lieu entre le cavalier Fortune et le petit Bourbon.

 

Fortune ne répondit pas tout de suite aux cordiales avances de ce nouveau compagnon. Quand il parla enfin, ce fut en ces termes :

- Il ne faut pas vous étonner, monsieur le chevalier, dit-il avec gravité, si je vous considère attentivement; j'en ai le droit par la position où je me trouve vis-à-vis de vous.

- A cause de la permission que j'ai prise de forcer votre porte ? demanda Courtenay en riant.

- La peste ! ne plaisantons pas; interrompit notre cavalier, nous plaisanterons tout à l'heure et tant que vous voudrez. La manière dont vous avez forcé ma porte, pour employer votre langage, me va droit au cœur comme tout ce que je vois de vous, mais si vous aviez bien voulu faire attention à une parole prononcée par moi pendant que vous étiez encore là-haut, à cheval sur vos madriers vous pourriez comprendre que j'ai quelques renseignements à vous demander.

- Quelle parole, mon camarade ? demanda le petit Bourbon.

- Voilà ma phrase : je vous disais qu'hier au soir j'avais en poche 15 000 livres gagnées loyalement à conspirer contre votre cousin le régent de France…

- Un garçon fort spirituel, fit Courtenay entre parenthèses, mais qui n'a pas de tenue.

Fortune continua :

- Je ne sais pas trop comment vous exprimer la position où je suis vis-à-vis de Mlle Aldée de Bourbon.

- Ah ! ah ! dit Courtenay, vous la connaissez. Comment vous nommez-vous ?

- Sang de moi ! s'écria Fortune, vous m'accusez d'être bavard, mais je n'ai pas encore eu le temps de placer mon pauvre nom. Je m'appelle Raymond tout court, d'ici que je sache comment se nommait mon père:

- Bon ! bon ! murmura Courtenay, tout le monde ne peut pas avoir été aux Croisades.

- De ma personne, répliqua Fortune, je suis du moins bien sûr de n'y être jamais allé.

Le petit Bourbon lui adressa un souriant signe de tête, et notre cavalier continua :

- Par mes belles actions et aussi à cause de mon étoile qui ne m'a jamais abandonné jusqu'à hier soir, sur le tard, j'ai mérité le sobriquet de Fortune qui sonne bien et qui est préférable à un simple nom de baptême. Vous aurez, s'il vous plaît, à m'appeler comme tout le monde : le cavalier Fortune.

- Soit, repartit Courtenay qui lui tendit la main, salut au cavalier Fortune !

- Merci, prince. J'en étais à vous expliquer ma position vis-à-vis de cette noble et belle sainte.

- Corbleu ! s'écria Courtenay, vous parlez d'elle comme il faut.

- Seulement, interrompit Fortune, si vous causez toujours, je n'aurai jamais fini.

- Je suis muet comme un poisson. Allez.

- Eh bien ! donc, il y a de la détresse dans cette respectable maison.

- Tant mieux ! s'écria Courtenay, malgré sa promesse, c'est par moi que ma chère Aldée sera riche !

- Mais puisque vous n'avez ni sou ni maille, objecta Fortune.

Le geste que dessina le petit Bourbon eût été digne d'un roi.

- Allez ! ordonna-t-il.

- Il se trouve, continua Fortune, que j'ai mangé le pain de cette maison-là. On ne me traitait pas comme un valet, non; je n'y serais pas resté une heure sans cela. Aldée, la créature angélique, quand nous étions enfants tous deux, m'a appelé bien des fois son frère. Il n'y a pas jusqu'à la vieille comtesse qui n'ait été bonne pour moi, et d'ailleurs il est une autre personne qui fait aussi partie de la famille.

- Cet amour de petite Muguette ? s'écria Courtenay. Ne froncez pas le sourcil, cavalier. Au prochain héritage que je ferai, je vous la dote bel et bien, et vous la prenez pour femme.

Ils se regardèrent un instant en silence. Fortune éclata de rire le premier et le petit Bourbon l'imita franchement.

- Ma foi, dit notre cavalier, ce n'est pas de refus, prince, et vous me mettez à mon aise. J'avais eu la même idée que vous, non point précisément par rapport à Votre Altesse, mais pour le gentilhomme, quel qu'il fût, que notre Aldée eût choisi. Elle est bien pâle, savez-vous, et quand je l'ai revue après une longue absence, j'ai eu peine à la reconnaître. Il m'était venu une idée terrible.

Le front de Courtenay s'assombrit soudain.

- Voilà bien des jours que je ne l'ai vue ! murmura-t-il.

- Puis-je vous adresser une question ? demanda Fortune.

- Toutes les questions que vous voudrez, répliqua le petit Bourbon dont l'accent avait changé. Celle que j'aime et qui est tout mon espoir en ce monde vous a nommé son frère, je vous regarde comme un frère.

Il y avait de l'émotion dans la voix de Fortune quand il reprit :

- Je vous rends grâce, chevalier. Corbac ! vous n'aurez pas à vous en repentir... La question que je voulais vous adresser est celle-ci : êtes-vous payé de retour ?

Courtenay rougit.

- Je l'ai cru, répondit-il à voix basse.

Il ajouta :

- Je le crois encore.

Pour la seconde fois, Fortune dit :

- Elle est bien pâle !

- Lui avez-vous parlé ? demanda Courtenay.

- Non, répliqua Fortune, elle dormait...

Fortune fixa sur lui son regard presque sévère.

- Ce n'est pas vous qui la faites souffrir, je pense, prononça-t-il à voix basse.

Courtenay répondit :

- Il y avait longtemps que je l'avais vue, belle comme une madone, à sa fenêtre; il y a longtemps que je l'aimais. Un soir, comme elle sortait du salut à la paroisse Saint-Paul, dans la grande rue Saint-Antoine, des jeunes gens ivres s'approchèrent d'elle et l'effrayèrent. Quelques coups de plat d'épée lui firent la route libre et je lui demandai la permission de l'accompagner. Je n'étais pas un inconnu pour elle; la plus pure des jeunes filles devine celui qui l'aime et Aldée m'avait remarqué. Quand je la quittai à la porte de sa maison, c'en était fait de ma folle jeunesse; j'étais un autre homme; elle m'avait permis d'espérer.

- Ah ! s'écria joyeusement Fortune, c'est comme si vous me déchargiez le cœur d'un poids de cent livres ! Alors, elle vous aime.

- Attendez, répliqua tristement le chevalier; j'étais changé à ce point que je ne me reconnaissais plus moi-même. Moi, l'éternel révolté, je consentais à rentrer dans la vie commune, moi dont l'orgueil légitime est devenu, par les malheurs de ma race, une véritable folie !... Moi, Pierre de Courtenay, qui eus trois de mes ancêtres assis sur le trône de Constantinople, je consentis en moi-même à me faire le simple sujet d'un roi, le simple citoyen d'un pays, je me rendis chez M. le duc de Bourbon qui a toujours conservé vis-à-vis de moi les dehors d'une affection protectrice; il me plaisait ce jour-là d'accepter sa protection; je lui dis : je veux me marier; la jeune fille que j'épouse appartient comme moi à une race royale, à la vôtre, monseigneur; elle est pauvre comme moi; pour nourrir ma femme et pour élever nos enfants, je veux bien m'abaisser au rang de simple gentilhomme et je sollicite un régiment.

- Et vous fûtes refusé ! se récria Fortune.

- Pas tout à fait. M. le duc de Bourbon eut la bonté de me donner des espérances. Il me dit : je vais voir monsieur le régent, je vais voir M. Voyer d'Argenson. Cela ne me formalisa point; je ne suis pas de ceux qui se résignent à demi, la preuve c'est que je changeai mon genre de vie, j'employai mes derniers écus à me faire un équipage convenable et j'allai à la cour. Là, on me reçut d'une façon singulière; c'est à la cour, surtout, que les nuances se mêlent et que les contrastes vont bras dessus, bras dessous.

« On témoignait beaucoup de respect pour ma naissance, on laissait voir beaucoup de mépris pour ma pauvreté.

« Moi, j'allai mon chemin. Au fond de l'âme, j'étais indifférent au mépris comme au respect, mais je frayais avec toute cette jeune noblesse qui entoure le duc d'Orléans et qui sera le soutien vermoulu du trône quand le jeune roi gouvernera. Je fus l'ami de ceux qu'on appelle les roués. Nocé, Cadillac, Lafare, Brancas et le régent lui-même me faisaient l'honneur de dire en parlant de moi : C'est un drôle de corps.

« Pendant cela, je ne perdais aucune occasion de voir ma belle Aldée qui devenait plus tendre, plus confiante, et que j'aimais avec une passion toujours croissante.

« Une après-dînée que je devais l'accompagner au sortir de l'église, j'arrivai un peu en retard. Elle était déjà sortie. Je pris ma course et je la reconnus qui marchait seule dans la rue Saint-Antoine.

« J'étais sur le point de l'atteindre, lorsque je la vis s'arrêter tout à coup.

« Un carrosse venait de s'arrêter aussi à la pote de l'hôtel de Sully.

« Je ne sais pourquoi je n'abordai point notre chère Aldée. Quelque chose me serrait le cœur, et, au lieu de lui parler, je l'observai.

« Un gentilhomme descendit du carrosse. Son regard tomba sur Aldée, et comme par manière d'acquit, lui envoya un baiser avant de disparaître sous la voûte:

« Aldée chancela. Je n'eus que 1e temps de m'élancer pour la recevoir, faible, dans mes bras.

Courtenay se tut et il y eut un silence après lequel Fortune dit d'une voix altérée

- Ce gentilhomme était M. le duc de Richelieu ?

L'azur des yeux de Courtenay devint noir. Ses paupières s'abaissèrent et il répéta :

- Ce gentilhomme était M. le duc de Richelieu, vous l'avez dit.

 

 

Où Fortune a le plaisir d'apprendre l'histoire du petit Bourbon.

 

Le nom de Richelieu avait produit un effet pareil sur nos deux compagnons : le petit Bourbon tremblait de colère et Fortune avait un éclair dans les yeux.

- Corbac ! dit-il, je conviens que vous avez le pas sur moi de toutes les manières, monsieur le chevalier. C'est vous qui devez le premier tirer l'épée contre ce duc, mais s'il vous embrochait par hasard, soyez certain qu'il ne le porterait pas en paradis !

- Grand merci, mon camarade, répliqua Courtenay, tandis qu'un sourire orgueilleux retroussait sa fine moustache blonde, les gens de ma maison ne se laissent pas embrocher comme cela par un petit du Plessis Vigneron, dont mes pères n'auraient .pas voulu pour fourbir leurs éperons...

- Au temps où l'on ne décrottait pas encore les bottes, ajouta Fortune.

- En outre, continua le chevalier, ce Richelieu est brave, quand il le faut absolument, mais il n'a point de chevalerie, et vis-à-vis de vous il lui serait trop facile de se réfugier derrière sa qualité de duc et pair.

- C'est juste, grommela Fortune, la noblesse sert à quelque chose, et je vous envie la vôtre en ce moment, monseigneur mon ami.

« Mais ce n'est pas la fin de l'histoire ? demanda tout à coup Fortune.

- C'est presque la fin, répondit Courtenay; depuis ce jour-là, je n'ai jamais revu ma pauvre Aldée. Je la reconduisis jusqu'à la maison de madame sa mère, et en chemin j'essayai de savoir. Mais il n'y avait rien, j'en jurerais ! sinon le regard de cet homme qui a sur les femmes un pouvoir diabolique.

« Aldée, poursuivit Courtenay, me témoigna son affection ordinaire. Elle me remercia en me disant que le gentilhomme du carrosse lui avait fait peur. A ma question si c'était la première fois qu'elle le rencontrait, elle répondit évasivement, et quand nous nous séparâmes, ses beaux yeux étaient remplis de larmes.

- Y a-t-il longtemps de cela ? demanda Fortune.

- Trois semaines, à peu près.

- Et pourquoi ne l'avez-vous pas revue ?

- Parce que je devins fou, répondit Courtenay. Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas un dameret, moi. Je n'ai jamais aimé qu'Aldée et jamais je n'aimerai qu'elle. Jusqu'à ce moment, l'amitié d'Aldée, car je n'ose pas dire son amour, m'avait rendu heureux comme un roi. Je tombais du ciel en enfer. Ma première pensée fut d'entrer à l'hôtel de Sully, car le carrosse était encore à la porte, et de monter chez certaine duchesse que je connais bien pour y rencontrer M. de Richelieu. Mon plan était tout simple, je comptais bien le prendre par la peau du cou et le jeter dehors, comme un chien, par la fenêtre du premier étage.

- C'était bon, cela, dit très sérieusement Fortune.

- Et plût à Dieu que j'eusse accompli mon dessein ! s'écria le chevalier avec une pareille conviction. Malheureusement, j'eus peur de madame la duchesse et de ses syncopes; je rentrai chez moi, puis, au milieu de mes idées noires, le souvenir m'arriva d'un petit souper ou M. de Bezons m'avait invité pour ce soir même.

« C'était un moyen de m'étourdir. Je sortis incontinent et je hâtai le pas vers la rue de Verneuil où M. de Bezons a son hôtel.

« Quand j'arrivai, le repas était à plus de moitié; on avait soupé de bonne heure parce que Mme de Berry donnait, cette nuit, les violons au Luxembourg.

« ll y avait là une demi-douzaine d'hommes et quelques femmes, dont la raison était déjà partie: On causait très haut; tous parlaient à la fois. C'était un concert de cris et de rires.

« Seul, au centre de la table, un homme avait gardé tout son sang-froid.

« Pas un pli de ses manchettes n'était dérangé, pas une boucle de ses cheveux ne se trouvait hors de sa place.

« Au milieu de tous ces visages enflammés ou blêmes, sa joue restait rose et blanche.

« Il parlait d'un son de voix argentin, et ses yeux clairs gardaient le sourire d'une petite maîtresse.

- C'était Richelieu ! dit Fortune, qui ferma les poings, et ventrebleu ! vous dûtes l'arranger d'importance.

Courtenay baissa la tête.

- En racontant cela, murmura-t-il, j'éprouve encore pour un peu le trouble qui faisait la nuit dans mon cerveau et qui me rendit ivre autant que le plus ivre des convives de M. de Bezons.

« J'entendis qu'on prononçait mon nom et qu'on disait :

« - Voici Courtenay qui va nous donner son avis; dans l'espèce, c'est le meilleur de tous les juges !

« M. de Richelieu me salua de la main et son sourire me montra toute la rangée de ses dents blanches. Je songeai à le poignarder devant tout le monde.

- C'était bon, dit encore Fortune, mais au lieu de tant songer, mieux eût valu agir un petit peu.

- Autour de la table, reprit le chevalier, une dispute turbulente se poursuivait.

« - La Badin est cent fois plus belle, criaient les uns.

« - Non pas, répondaient les autres, c'est la demoiselle.

« On m'avait fait asseoir très loin de M. de Richelieu et il me sembla qu'il avait mis un doigt sur sa bouche, au moment où la Souris, de l'Opéra, allait prononcer le nom de la demoiselle.

« - Il n'y a rien de si beau que la Badin, décida Mme de Sabran, que je reconnus sous son loup de soie rose.

- Cette Mme de Sabran faisait preuve de goût, interrompit ici Fortune, qui se caressa le menton.

Le chevalier poursuivit

« - Moi ! s'écria la Souris, je tiens pour l'autre

« - Pour bien juger, dit Bezons ; il faudrait les avoir toutes deux à souper.

« - Je peux vous amener la Badin; répliqua M. de Brancas; elle est égarée dans la forêt de l'Arsenal, où je la rencontre quelquefois.

« - Mais l'autre ! l'autre ! s'écria-t-on de toutes parts.

« - Mesdames, dit-il, je vous demande pardon de vous quitter; madame la duchesse de Berry m'a bien fait promettre de devancer un peu les violons.

« - Roi des fats ! s'écria M. de Gacé, qui était non loin de moi.

« - Mme l'abbesse de Chelles m'a fait dire qu'elle resterait chez sa sœur jusqu'à l'heure du bal.

« - Et la troisième fille du régent ne vous attend-elle point aussi, Richelieu ? demanda M. de Gacé d'un ton ironique.

« - Si fait, comte, répondit le Richelieu avec la suprême impertinence qui n'appartient qu'à lui. Mademoiselle de Valoir se pendrait si je ne la mettais pas de la partie...

« Il jeta son chapeau sous son bras.

« - Mais avant de m'éloigner, mesdames, reprit-il, je veux vous faire une promesse. Fixez, s'il vous plaît, le jour où vous voudrez bien me faire l'honneur de souper à ma petite maison, et je m'engage à vous y montrer Thérèse Badin en face de sa rivale en beauté. »

Fortune poussa une sorte de rugissement.

- Mais vous ne compreniez donc pas, chevalier ? s'écria-t-il, puisque vous ne l'avez pas écrasé sous la table renversée ?

Le petit Bourbon passa sa main sur son front et répondit :

- Non, je ne comprenais pas; les paroles tournaient autour de mon entendement et je n'en saisis le sens que plus tard.

« - Duc ! s'écria Gacé qui semblait en proie à une sourde colère, si j'étais femme je te fouetterais.

« - Oui, répondit Richelieu, mais tu es mari et je te berne !

« il y eut un grand éclat de rire et tous les rieurs étaient pour Richelieu.

« - Duc, reprit encore M. de Gacé, je te donne huit jours et je gage deux mille louis que tu n'accompliras pas ta vanterie !…

« - Comte, répliqua Richelieu, j'accepte les huit jours. Quant aux deux mille louis, jamais je ne joue et je réduis la gageure à cent pistoles.

« Il salua à la ronde et sortit.

« La Souris dit entre haut et bas :

« - Quel amour ! M. de Gacé ne serait pas si fort en colère si notre duc ne s'adressait qu'aux princesses.

« Gacé devint tout pâle et ses lèvres tremblèrent.

- Vous avez pu savoir, s'interrompit ici Courtenay, pourquoi M. de Richelieu fut enfermé le lendemain de cette soirée à la Bastille

« M. de Gacé, fils aîné du duc de Matignon, est marié à une enfant de quinze ans. En sortant du bal de Mme de Berry, il trouva sa femme masquée et emmitouflée dans un vaste domino, qui mettait le pied sur la marche du carrosse de Richelieu.

« Le duc était dans le carrosse. Gacé le fit descendre par l'oreille et lui planta un coup d'épée dans les côtes sous le premier réverbère de la rue Vaugirard.

- Corbac ! marmotta Fortune, on vous a volé ce premier coup d'épée, chevalier !

-.Mon camarade, reprit Courtenay, je ne vous ai pas attendu pour juger que mon rôle en tout ceci était pitoyable. Nous tâcherons de mieux faire à l'avenir. Pendant que ces choses se passaient, j'étais au lit avec la fièvre. Ce fut seulement vers le soir que je pus me lever, et je courus chez M. de Bezons pour savoir le nom de celle que M. le duc devait amener en sa petite maison avec Thérèse Badin. Du plus loin que M. de Bezons m'aperçut, il s'écria :

- Eh bien ! voici M. le duc bien empêché de nous montrer la fleur de beauté de la cour de Guéménée. Il est sur le flanc d'abord et ensuite on a porté son lit à la Bastille, M. le régent a juré de faire respecter l'édit sur les duels.

- Vous compreniez, à la fin ? dit Fortune:

- J'entrai chez un écrivain public, répliqua Courtenay, et je fis une lettre à M. de Richelieu pour lui offrir mes services auprès de M. le duc de Bourbon, et je lui mis en post-scriptum qu'il voulût bien m'assurer une heure de tête à tête, l'épée à la main, le jour même de sa sortie de la Bastille.

- Et que vous répondit M. de Richelieu ? demanda Fortune.

- M. le duc de Richelieu ne me fit pas de réponse. J'attendis trois jours, cherchant à voir Aldée, que je ne rencontrai pas une seule fois; et rôdant comme un loup autour des murailles de la Bastille dès que la brune tombait. Il y avait en moi un grain de folie, c'est certain; mon idée fixe était d'escalader ces hautes murailles pour pénétrer auprès du duc et l'étrangler dans son lit.

- Ce n'était pas mauvais, dit Fortune, mais on pouvait lui donner jusqu'à sa convalescence.

Le quatrième jour, poursuivit Courtenay, je me dis : « Il faudrait une armée pour faire le siège de la forteresse, mais on peut s'y introduire autrement ». Pour entrer à la Bastille, il suffit d'une lettre de cachet.

- Tiens ! tiens ! fit notre cavalier.

- Transporté de joie, je courus chez monsieur non ami le poète Lagrange-Chancel et je lui empruntai un exemplaire de ses Philippiques. Je me rendis dans le jardin du Palais-Royal, j'ameutai autour de moi un cercle de badauds, et je fis à haute voix lecture du dernier dithyrambe de notre Archiloque moderne.

Bravo ! on vous prit au collet ?

- Du tout, on me laissa faire. Alors; j'insultai M. Law et je prévins mon auditoire que M. le régent conduisait la France à une banqueroute...

- Corbac ! dit Fortune, où donc était la police ?

- Rue Quincampoix, probablement, car personne ne me dit mot. J'enrageais; la foule m'écoutait et criait : A bas ce cuistre de Dubois ! Un peu plus; je faisais une révolution, lorsque l'idée me vint de pousser jusque sous les fenêtres de Son Altesse Royale et d'entonner la chanson qu'on a faite sur Mme de Parabère : le Petit Corbeau noir. Un quart d'heure après, j'étais au corps de la garde de la rue de Chartres, tout prêt à être dépêché vers la Conciergerie. Heureusement, il y avait là un gibier de la lieutenance qui prononça mon nom, et vers une heure de relevée un ordre de M. de Machault m'octroya les honneurs de la Bastille.

- Ville gagnée ! s'écria Fortune.

Le chevalier secoua la tête tristement.

- Monsieur le gouverneur de la Bastille, reprit-il, a l'honneur d'être l'ami et le serviteur du petit corbeau noir. Je fus jeté dans un cul de basse-fosse au deuxième étage de la tour du centre, au-dessous du sol.

- Diable ! dit Fortune, ce n'était pas bien difficile à deviner; mais c'est égal, je vous plains, monsieur le chevalier.

- J'eus vingt-quatre heures de fièvre chaude, et deux gardiens suffisaient à peine pour m'empêcher de briser ma tête contre les murailles. Je pensais que j'avais mis une double muraille entre moi et ma vengeance. Je me disais en outre : quand il va sortir de prison, j'y serai encore peut-être, et qui défendra mon Aldée ?

Fortune se gratta le front.

- Voilà où le bas nous blesse, murmura-t-il, c'est que nous y sommes tous deux, en prison.

Le chevalier eut un sourire.

- Pas pour longtemps, dit-il. Mais nous allons arriver à ce sujet, laissez-moi achever. Je fus quinze grands jours à combiner un plan d'évasion : juste les deux semaines que M. de Richelieu mit à se rétablir de sa blessure.

« Pendant tout cet intervalle, j'avais été d'une sagesse exemplaire, et je n'avais plus d'autre surveillant qu'un guichetier.

« Un brave homme à qui je ferai une bonne pension dès que j'aurai des rentes, car le matin du seizième jour je l'assommai d'un grandissime coup de poing; je le liai, je le bâillonnai, et je mis ses habits par-dessus les miens, ce qui me prêta à peu de chose près sa tournure lourde et sa corpulence.

« Je l'enfermai dans ma cave à double tour; mais ce n'est pas une chose aisée que de voyager dans les escaliers et dans les corridors de la Bastille; je me serais perdu cent fois si je n'avais dit tout franchement au premier porte-clé que je rencontrai : Je suis nouveau, mon camarade, il me faut porter un message de monsieur le gouverneur; indiquez-moi la route pour trouver M. le duc de Richelieu.

- Ah ! ah ! s'écria Fortune, enfin !

- Mon Dieu, oui, répliqua Courtenay, je ne m'évadais pas pour avoir la clé des champs, mais bien pour me procurer mon tête-à-tête avec M. le duc de Richelieu.

 

 

Où Fortune passe un quart d'heure agréable à écouter le récit d'une galante aventure.

 

- Après bien des tours et des détours, continua le petit Bourbon, je me trouvai dans le quartier des gens de qualité:

« Sur mon assertion effrontée que je venais avec le message du gouverneur, on m'ouvrit une porte et je me trouvai, non point encore dans la prison du Richelieu, mais dans une manière d'antichambre assez propre où l'illustre Raffé, votre valet de chambre, était commodément renversé dans un fauteuil.

« - Je viens trouver monsieur le duc, lui dis-je.

« - Occupé, répondit-il sans me regarder. Mais j'ajoutai :

« - C'est un ordre de monsieur le gouverneur.

« - Le célèbre Raffé, continua Courtenay, eut la bonté de se lever et me demanda avec la politesse insolente de ses pareils :

« - Mon garçon, la commission de monsieur le gouverneur est-elle bien pressée ?

« - Si pressée, répondis-je, que je ne peux pas attendre une minute.

« Il lâcha sa correspondance qui s'éparpilla sur le guéridon et s'en alla frapper doucement à une porte intérieure.

« Avant d'obtenir une réponse, il frappa pour le moins quatre fois. Je maugréais tout bas dans ma barbe pour soutenir mon rôle.

« Enfin, on ouvrit.

« Il y eut un bruit de soie froissée, une porte se ferma à l'intérieur et je fus introduit.

« M. le duc avait une robe de lampas bleu de ciel ramagée d'or et doublée.

« - Faites vite, l'ami, me dit-il.

« - Je dois parler à monsieur le duc sans témoins, répondis-je.

« Un signe impatient renvoya l'illustre Raffé.

« - Dépêchez, l'ami, me dit alors le duc, vous ne pouvez pas savoir à quel point votre visite m'est importune.

« Il y avait trois portes à la cellule qui, certes, ne présentait pas l'aspect riant d'un boudoir, mais qui ne ressemblait pas non plus à une prison.

« Je négligeai les deux portes intérieures, mais je mis le verrou à celle par où Raffé venait de sortir.

« Et sans autre forme de procès, je dois l'avouer à ma très grande honte, je tombai sur M. le duc à bras raccourcis.

Fortune avait toutes les peines du monde à retenir l'expression de son allégresse.

- Quel amour de prince vous faites ! dit-il seulement. Allez ! allez toujours ! à bras raccourcis, sang de moi ! allez !

- Il n'y a pas de quoi se vanter, poursuivit Courtenay, entre gentilshommes cela ne se fait guère, c'est certain mais que voulez-vous ! j'avais faim et soif de battre ce muguet, et je m'en donnai, par la sambleu ! avec gourmandise, avec goinfrerie !

« Il se défendait, le malheureux, car il a du cœur à sa manière; il cherchait surtout à protéger ce charmant minois qui est sa fortune et son génie, mais moi j'y allais bon jeu bon argent, battant partout et disant :

« - Monsieur le duc, j'en suis bien fâché, mais on fait ce qu'on peut, et nous n'avons pas ici nos rapières. A défaut du menuet, dansons une gigue à la bonne franquette !

« Et c'était une pluie de horions !

Fortune se jeta au cou du chevalier et l'embrassa avec enthousiasme.

- Un déluge de gourmades, continuait celui-ci, ce qui ne m'empêchait pas de bavarder : « A la guerre comme à la guerre, monsieur le duc, une autre fois nous croiserons l'épée, si le cœur vous en dit, car je veux bien vous donner cette consolation. Vous avez l'honneur en ce moment d'être rossé par la première noblesse de France. Sans le prêtre rouge qui donna un certain lustre à votre nom, vous sortiriez d'une maison de gentillâtres, mon bon. Moi, je suis Valois comme François Ie, et c'est le poing d'un fils de Philippe-Auguste qui vous poche l'œil droit, mon cher.

« L'œil droit fut poché comme Philippe-Auguste lui-même aurait pu faire à un œil anglais de Bouvines, et le malheureux bellâtre tomba dans une bergère en criant au secours.

« Le célèbre Raffé ne put pas entrer à cause du verrou, mais les deux autres portes s'ouvrirent avec violence et deux femmes, - ah ! deux femmes ravissantes ! s'élancèrent de droite et de gauche, échevelées comme des Euménides.

« Elles vinrent toutes deux sur moi bravement, tenant à la main des petits poignards qui étaient des bijoux.

« Je vous les montrerai, je les ai ici près dans ma cellule, et ce sont eux qui me servent à creuser mon terrier.

« Du premier coup d'œil j'avais reconnu deux de mes cousines, deux princesses du sang royal, deux admirables filles qui seront peut-être reines un jour chez les Savoyards ou chez les Teutons. Je me tenais prêt à parer leurs coups lorsqu'elles s'arrêtèrent furieuses, à la vue l'une de l'autre.

« - Ah ! madame, dit la délicieuse Valois, ceci n'est pas un jeu

« Mlle de Charolais répondit aigrement :

« - Vous avez triché, madame !

« Et, vrai Dieu ! elles firent un mouvement pour en venir aux mains.

« Je les séparai par bonté d'âme, car ce pauvre duc ne valait guère mieux qu'un perclus. Il était anéanti et sa figure faisait pitié sous ses papillotes.

« - Vous aviez promis de ne jamais venir ici sans moi, reprit la fille du régent que je tenais du bras droit.

« - N'aviez-vous pas fait la même promesse ? riposta la fille de Condé que je maintenais de la main gauche.

« - Il me semble, dit Mlle de Valois, essayant un air de majesté, que vous pourriez bien me donner mon titre de madame,

« - Madame, repartit Mite de Charolais, je me rappellerai votre titre quand vous vous souviendrez du mien !

« Leurs Altesses Royales étaient véritablement bien en colère. Moi, ma fringale était passée; j'avais bu, j'avais mangé de la vengeance à tire-larigot, et l'œil poché de l'infortuné duc m'inspirait une compassion mêlée de remords.

- Allons donc ! s'écria Fortune, moi je regrette l'autre : j'aurais poché les deux !

- Mais voilà le côté touchant de l'aventure, reprit Courtenay, la rage des deux princesses tomba comme par enchantement quand leurs regards se tournèrent vers le visage ravagé de leur bien-aimé duc; elles jetèrent leurs poignards que je ramassai prudemment, elles s'élancèrent toutes deux à la fois en poussant un cri déchirant et se prosternèrent, côte à côte, aux genoux de l'idole.

« - Ingrat ! firent-elles d'une même voix caressante.

« Puis elles ajoutèrent tendrement :

« - Celui qui vous a traité si indignement sera roué vif en place de Grève, mon cœur !

« C'était assurément la moindre des choses pour expier un pareil sacrilège.

« Le duc demanda une goutte d'eau. Elles se levèrent éperdues, mais ce fut moi qui allai tirer le verrou pour donner passage au célèbre Raffé.

« Aussitôt que Raffé fut entré, j'entrouvris mon costume de comédien et je déclinai tranquillement mes noms, titres et qualités.

« Mes deux belles cousines ne prononcèrent pas une parole. Chacune d'elles me toisa d'un air morne. Ni l'une ni l'autre ne me demanda le secret : j'ai là deux mortelles ennemies qui me mèneront très loin, sinon jusqu'à la place de Grève.

« Je les saluai comme c'était mon devoir; j'assurai M. le duc que je serais à sa complète disposition dès que les circonstances le permettraient, et je fournis le numéro de ma cave au célèbre Raffé, qui me remit entre les mains des hommes de la prison.

« Une heure après mon retour dans ma cave, j'eus des nouvelles de mes cousines : on me mit les fers aux pieds et la camisole de force comme à un fou.

« Le surlendemain, M. Launay, le gouverneur, vint me voir de sa propre personne. C'est un bonhomme grave et lourd qui ne pêche pas par abus du mot pour rire; pourtant, quand i1 me vit, il ne put réprimer un mouvement de gaieté.

« - M. de Courtenay, me dit-il, vous avez bien mal arrangé ce pauvre duc. On parlait de sa mise en liberté, mais il a demandé lui-même à rester une semaine ou deux chez nous pour cacher les suites de sa mésaventure. Tubleu ! le coup de poing que vous lui avez donné sur l'œil est une sévère torgnole, monsieur de Courtenay.

« - J'ai fait de mon mieux, monsieur le gouverneur, répliquai-je avec modestie.

« - Il paraît, murmura M. Launay d'un accent confidentiel; que M. le régent et Dubois en ont ri à ventre déboutonné, mais il y a deux princesses... Je n'ai pas besoin de m'expliquer davantage : elles ont des craintes, des insomnies...

« - Quoi ! malgré la camisole de force !

« - Le beau sexe ne raisonne pas, et du moment que M. de Richelieu nous reste, vous devez déguerpir d'ici.

« - Comment ! m'écriai-je, on veut me mettre à la porte de la Bastille ?

« - Non pas tout à fait pour vous jeter dans la rue, mais pour vous écrouer à la prison du Châtelet.

« Voilà où nous en sommes ! s'interrompit ici le petit Bourbon, qui ne raillait plus et montrait au contraire toute la naïveté de son indignation, on a chassé de la Bastille le descendant des Valois pour y garder le fils de M. Vigneron, dont le grand-père était valet barbier et joueur de guitare chez ce bourreau déguisé en cardinal. Armand Duplessis de Richelieu ! - Ami Fortune, croyez-moi, le monde est bien près de finir !

Notre cavalier jeta un voile sur cette faiblesse, en considération du coup de poing sur l'œil.

- Et voilà pourquoi, mon prince, dit-il, vous êtes maintenant dans cette geôle roturière du Grand-Châtelet ?

-Voilà pourquoi, répéta Courtenay avec amertume, c'est le petit-neveu du perruquier qui a les honneurs de la forteresse royale !

« Mais à quelque chose malheur est bon, reprit-il en retrouvant la gaieté de son caractère : après mon équipée, mon évasion de la Bastille était chose impossible et je n'y songeais même pas, tant mes gardiens me serraient de près, surtout celui que j'avais été obligé d'assommer. Et pourtant, le coup de poing sur l'œil de M. le duc doit être guéri : il va quitter la prison demain ou après : il faut de toute nécessité que je sois libre sous quarante-huit heures.

- Il le faudrait, du moins, dit Fortune, car Aldée est sans défenseur.

- Je n'ai pas perdu de temps, reprit le petit Bourbon à la place où vous êtes il y avait, lors de mon arrivée ici, un voleur qui connaissait son Grand-Châtelet sur le bout du doigt. J'ai peur qu'on ne l'ait pendu : c'était un garçon recommandable à part ses mauvaises habitudes. Sur ses indications précises et très claires, je commençai mon travail dès la première nuit.

« Mon travail est un boyau qui passe sous la muraille et rejoint la galerie de l'Est. Au bout de la galerie de l'Est, où il n'y a jamais de sentinelles la nuit, parce qu'elle est sans communication avec les cachots et ne dessert que les salles d'audience, se trouve la porte-fenêtre qui donne jour dans le caveau des Montres, dit aussi la Morgue, où l'on expose les cadavres des noyés... Une fois dans ce caveau, il n'y a plus qu'une cloison vitrée entre le prisonnier et la liberté.

- Et votre boyau est-il bien avancé, mon prince ? demanda Fortune qui d'avance se frottait les mains.

- Il reste à peine quelques heures de travail. J'ai traversé la couche des moellons et je suis sous le sol mou de la galerie.

- Eh bien ! monsieur le chevalier, reprit Fortune, malgré tout le charme de votre entretien, je crois qu'il vaudrait mieux achever la besogne pour que nous prenions dès cette nuit, tous deux, la poudre d'escampette.

- Non pas cette nuit répliqua Courtenay, mais demain; je regarde la chose comme à peu près certaine.

- La mule du pape ! s'écria notre cavalier, moi qui accusais mon étoile ! Mais, dites-moi, je ne sais pas très bien marcher comme les mouches ou comme vous le long des cloisons à pic. Comment ferai-je pour vous rejoindre ?

- Vous savez du moins monter à l'assaut, puisque vous avez été soldat, répondit Courtenay. II y a les deux petits poignards catalans de ces dames que vous piquerez dans le bois.

- Il suffit, interrompit Fortune, c'est chose faite.

De l'autre côté de l'eau, la tour de l'horloge du Palais sonna cinq heures.

- Vite ! s'écria le chevalier, la courte échelle ! Dans quelques minutes maître Lombat sera ici avec notre repas du soir.

Fortune se mit debout à l'angle formé par les deux cloisons.

Courtenay grimpa lestement le long de son corps et posa ses pieds sur ses épaules, puis sur sa tête; l'instant d'après, il enfourchait le faîte de la cloison et se laissait glisser dans sa cellule.

II était temps : les clés de maître Lombat chantaient déjà leur musique accoutumée à l'autre bout du corridor.

 

 

Où le cavalier Fortune retrouve son ami La Pistole.

 

Fortune mangea son souper de meilleur appétit encore qu'il avait mangé son dîner.

Il se sentait le cœur léger comme s'il avait eu déjà ville gagnée.

Après son souper et comme la nuit allait tomber, Fortune écouta pendant quelque temps le bruit du travail souterrain accompli par Courtenay.

II s'assoupissait tout doucement et déjà ses idées se perdaient, lorsque trois coups frappés à la cloison le mirent sur ses pieds en sursaut.

La voix du chevalier passa à travers les planches.

- Je ne peux pas continuer mon travail, dit-elle, parce qu'on marche dans la galerie de l'Est, mais il n'y a plus que la dalle à desceller et il se peut que nous partions cette nuit même.

- Je vais me tenir prêt, dit Fortune, bravo !

- Faites un somme plutôt; si tout va bien, je vous éveillerai.

Ce ne fut pas de son plein gré que Fortune profita de la permission.

Il attendit une heure, puis deux heures, se promenant de long en large pour écarter le sommeil; mais enfin, las de tourner dans sa cage comme une bête fauve, il s'assit sur son grabat, écarquillant les yeux et se disant : « Je suis bien sûr de ne pas m'endormir ! »

Il se dit cela une douzaine de fois pour le moins, et la dernière fois ce fut en songe qu'il se le dit.

Nous savons qu'il dormait ferme quand il s'y mettait et qu'il avait abondance de songes.

Cette nuit, dans son sommeil, il entendit toute sorte de bruits qui se mêlèrent à ses rêves comme c'est la coutume.

Fortune rêvait justement que son ami le chevalier venait de l'appeler et lui jetait par-dessus la cloison les deux poignards dont l'un avait atteint son bras.

Toujours en songe, il se mit bravement à l'ouvrage et piqua les poignards dans les madriers pour escalader la cloison.

Quand il s'éveilla le lendemain matin, il fut très étonné de se retrouver couché sur son grabat, dans sa cellule où le grand jour entrait à flots.

Il se leva et s'approcha de la cloison à laquelle il frappa.

Personne ne répondit.

Seulement, il crut entendre un gros soupir et comme un gémissement.

- Chevalier, demanda-t-il avec précaution, est-ce que vous êtes malade ? que diable avez-vous à gémir comme cela ?

Voici ce qui lui fut répondu :

- Je ne suis pas chevalier, mais je suis bien malade. C'est ma femme qui est la cause de tout. Chaque fois qu'il m'arrive malheur, je reconnais sa main perfide. Elle a le bras long et quelque gros bonnet de la pouce peut bien avoir pris un caprice pour elle : elle aura su que d'étais de retour à Paris et elle a essayé de faire la fin de moi.

- Corbac ! gronda Fortune qui avait écouté cette jérémiade jusqu'au bout, où m'a-t-on mis mon petit Bourbon ? Si j'étais bien sûr d'être éveillé, je jurerais que c'est la voix de ce benêt de La Pistole !

Le plus simple aurait été assurément d'interroger à travers la cloison, mais Fortune venait d'entendre le pas lourd de maître Lombat cheminant dans le corridor, et presque aussitôt la serrure de la cellule voisine grinça.

- Eh bien ! mon garçon, dit le bon guichetier en entrant, commencez-vous à vous habituer à votre logis ? Je vous ai choisi une cellule toute chaude, car vous êtes arrivé avant une heure du matin et votre prédécesseur était parti après minuit; un joli seigneur, celui-là, et qui m'avait envoyé hier chez une jeune demoiselle plus aimable que les amours, quoiqu'elle ait le teint trop pâle, les yeux fatigués et que je n'aie pas pu lui arracher une parole !

- Pauvre Aldée ! pensa Fortune, voilà bien son portrait ! Si par chance il avait aperçu ma petite Muguette, il en dirait un mot, puisqu'il est amateur.

Le prisonnier à qui s'adressait maître Lombat, ne répondit point, mais on pouvait entendre ses soupirs à fendre l'âme.

- Eh bien ! eh bien ! reprit le guichetier, il faut pourtant vous faire une raison, vous ne serez pas pendus tous les deux pour le même meurtre, à moins qu'il ne soit prouvé que vous l'avez commis de compagnie.

Fortune écoutait de toutes ses oreilles.

Le prisonnier murmura d'un ton dolent :

- C'est ma femme ! je vous dis que c'est ma femme !

- Eh bien, mon camarade, reprit encore Lombat, si c'est votre femme, on peut dire que l'estocade était bien donnée, car le pauvre Guillaume Badin est mort sur le coup.

- Et qui pourrait croire des choses semblables, ajouta-t-il en déposant son assiette sur le carreau; j'ai été vous voir bien souvent à la foire Saint-Laurent tous les deux, votre femme et vous. Vous faisiez l'Arlequin à ravir et votre sémillante compagne n'avait pas sa pareille pour les Colombines. Vous souvenez-vous de cette petite mouche qu'elle se campait toujours sous l'œil droit.

La poitrine du prisonnier rendit un véritable gémissement.

- La figure d'un ange ! balbutia-t-il, l'âme d'un démon.

- Oh ! d'un ange, d'un ange, répéta le guichetier, entendons-nous ! Elle vous avait un air fripon à tout casser dans l'intérieur d'un ménage, et la dernière fois que j'ai conduit dame Lombat à la foire, elle me disait en revenant : « Ah ! maître Lombat, maître Lombat ! il vous faudrait une coquine de ce numéro pour vous mettre à la raison »... C'est un écu par jour, monsieur La Pistole, pour la miche tendre, la viande et le vin.

- Remportez la miche tendre, le vin et la viande, répliqua La Pistole d'un accent tragique; je n'ai pas besoin de tout cela. Mon dessein est de me laisser mourir d'inanition.

Le guichetier se prit à rire et Fortune devina qu'il haussait les épaules en répondant :

- Bon, bon, monsieur La Pistole, nous connaissons ces beaux projets. Mon habitude est de faire crédit le premier jour; je reviendrai ce soir. A l'avantage !

La grosse clé joua dans la serrure, et Lombat redescendit le corridor pour faire le tour de ses pratiques.

- Dieux immortels ! déclama La Pistole sur un mode noble et pathétique, ne serez-vous jamais las de me persécuter ?

- Le fait est, pensa Fortune, que voilà une drôle d'histoire. Est-ce que ce serait lui qui... ? Pas possible ! Et pourtant il m'avait dit en me quittant : « J'irai jouer dans la rue Quincampoix... » Mais de par tous les diables ! qu'a-t-on fait de mon chevalier ?

La clé de Lombat attaqua la serrure et il entra d'un air rogue.

- II y a quelqu'un ici près, dit-il, qui ne veut pas de mes fournitures : quelqu'un que vous connaissez bien, car il paraît que vous étiez deux pour mettre à mal le pauvre Guillaume.

- Moi, je ne dédaignerai pas votre prébende, maître Lombat, répondit Fortune, car j'ai un appétit d'enfer.

- C'est le cas de se brosser le ventre, répliqua le guichetier rudement, quand on ne possède pas seulement une paire d'écus pour contenter son monde. Je vous ai nourri hier, et je vous ai donné de quoi écrire.

- J'ai gâté mon papier... commença Fortune.

- A d'autres ! je suis sûr que vous n'avez pas dans Paris un seul chrétien à qui emprunter une couple de pistoles. Au moins, M. le chevalier de Courtenay avait cette pauvre belle demoiselle qui ne répondait pas à ses lettres, mais qui lui faisait tenir quelque argent, en recommandant bien de ne pas la trahir.

- Et qu'est-il devenu, monsieur le chevalier ? demanda Fortune vivement.

- Ah ! ah ! fit le guichetier, ce qu'il est devenu ! Disputez-vous avec les hommes tant que vous voudrez, mais ne mécontentez jamais les dames ni M. le duc de Richelieu qui vaut, à lui tout seul, un demi-cent de cotillons. Le Courtenay est de bonne maison, oui, mais c'est pauvre comme Job, et il paraît qu'il avait contre lui trois bonnes lames : madame de Parabère, mademoiselle de Charolais et mademoiselle de Valois. Il est venu, cette nuit, une lettre de cachet, pressée, morbleu ! on eût dit que le feu était au Châtelet ! Monsieur le geôlier s'est levé à plus de minuit qu'il était, on a pris le pauvre jeune homme, on l'a planté dans un fourgon attelé en poste, et fouette cocher pour le château de Blaye, pour le château de Pignerol ou pour la forteresse du Mont-Saint-Michel ! Requiescat in pace !

Comment ! s'écria Fortune, vous croyez ?...

Je ne crois rien, repartit Lombat, et cela ne me regarde pas. Voici une cruche d'eau et du pain noir. A l'avantage.

 Fortune ne fit point trop d'efforts pour le retenir. Il savait où prendre son déjeuner ....

Quand maître Lombat eut retiré la clé de la dernière serrure et que son pas pesant eut cessé de se faire entendre, Fortune se mit sur ses pieds.

- Holà ! fit-il avec précaution, mon camarade La Pistole !

Il n'eut point de réponse, parce que La Pistole se disait :

- Je crois bien reconnaître cette voix-là, mais c'est peut-être un piège de ma femme.

Fortune, du reste, n'appela pas deux fois : il avait hâte de tenter l'épreuve de l'escalade.

Il prit les deux couteaux de Leurs Altesses Royales et se mit tout de suite en besogne, comme ces preux de l'ancien temps qui montaient à l'assaut des forteresses en fichant leurs dagues entre les pierres.

Ces deux bijoux de poignards avaient une trempe excellente; ils perçaient le bois comme un couteau entre dans le fromage; au bout de cinq minutes, Fortune était à cheval sur la cloison.

Il vit une cellule toute pareille à la sienne.

Le pauvre La Pistole était couché à plat ventre sur le grabat, et l'assiette apportée par le guichetier laissait sourdre encore un mince filet de fumée.

Mais il y avait autre chose qui tenait davantage encore au cœur de Fortune; son regard fit le tour de la cellule cherchant à terre, du côté de la muraille, une trace quelconque qui lui indiquât l'entrée du boyau pratiqué par Courtenay.

Il ne vit rien; tous les carreaux avaient la même physionomie.

- La Pistole ! dit-il encore.

Le malheureux Arlequin ne répondit que par une plainte sourde où l'on pouvait distinguer ces mots :

- Ah ! scélérate, après ma mort, je reviendrai te tirer par les pieds !

Fortune joua des poignards.

Quand sa main se posa sur l'épaule de La Pistole, celui-ci poussa un grand cri et fit un saut de carpe.

Ma femme !... commença-t-il.

Puis, s'arrêtant stupéfait, mais non point rassuré, il ajouta :

- Le cavalier Fortune ! est-ce que vous allez me traiter comme vous avez fait de maître Guillaume Badin ?

- La mule du pape ! s'écria notre cavalier qui le regarda d'un air mauvais, on dit que la besogne a été faite par toi ou par moi, garçon : comme il est bien sûr que ce n'est pas moi, serait-ce toi, par hasard ?

Sans y penser, il avait gardé à la main les deux couteaux catalans.

La Pistole tremblait de tous ses membres; pourtant, il dit :

- Je ne tiens plus à la vie; allez, dépêchez-moi d'un seul coup.

Fortune mit ses couteaux dans sa poche et lui prit les deux mains pour le considérer mieux.

- Du diable si ce bonhomme a l'air d'un assassin ! pensa-t-il tout haut.

La Pistole se disait de son côté :

- Il a pourtant une bonne figure.

- Voyons, reprit notre cavalier d'un ton de magistrat instructeur, en me quittant avant-hier tu as été jouer rue Quincampoix : tâche de répondre avec franchise.

- J'ai été jouer rue Quincampoix, répondit La Pistole, au cabaret de l'Épée-de-Bois.

- Et là, continua Fortune sévèrement, tu as perdu tes 15 000 livres comme un innocent que tu es ?

- Mais du tout ! s'écria La Pistole, je suis un innocent pour ce qui regarde maître Guillaume Badin, mais au jeu personne ne peut m'accuser d'être un manchot. Entre deux heures de l'après-midi et deux heures du matin, j'ai triplé mon petit avoir pour le moins.

L'ancien Arlequin commençait à se retrouver lui-même et l'idée de son gain lui rendait quelque verdeur.

- Alors, dit Fortune, si tu avais les poches pleines, c'est donc que tu étais ivre pour avoir fait ce méchant coup !

Les poings de La Pistole se crispèrent.

- Nous avons déjà été sur le point d'en découdre, fit-il résolument; je ne suis pas un bravache comme vous, maître Fortune, mais je deviens .un lion quand on m'échauffe les oreilles et que je ne peux pas reculer. Etes-vous payé par ma femme ? dites-le tout de suite et prêtez-moi un de vos eustaches, nous allons mener la chose rondement !

Fortune lui caressa le menton d'un geste tout paternel.

- Par la morbleu ! fit-il, quand je vous disais que ce nigaud était un bon petit compagnon.

« Tiens-toi en paix, mon camarade, reprit-il, je suis fixé, tu n'es pas coupable.

La Pistole baissa les yeux; ses sourcils étaient froncés.

- Si vous êtes fixé sur moi, prononça-t-il tout bas, moi je ne suis pas fixé sur vous.

- Quant à cela, répliqua Fortune paisiblement, c'est la moindre des choses, et tu comprends bien qu'un homme de ma sorte ne prendra point la peine de se disculper vis-à-vis de toi. Nous avons d'ailleurs autre chose à faire.

Tout en parlant, il s'était installé convenablement sur le lit, tenant l'assiette découverte entre ses genoux.

- Encore de l'oie ! murmura-t-il.

Il rompit le pain tendre et se mit à manger de tout son cœur.

La Pistole le regardait faire avec mélancolie.

- Je ne t'offre pas de partager, reprit Fortune, parce que je n'ai aucun droit sur toi et que tu as manifesté l'intention de te laisser mourir de faim.

Il y avait des larmes dans les yeux de La Pistole qui se tordait les mains en murmurant :

- Ah ! la coquine ! la coquine !

- Là ! s'écria Fortune, j'ai déjeuné de bon appétit. Ton histoire n'est pas des plus récréatives, mais quand je mange, cela me fait plaisir d'entendre radoter quoi que ce soit.

« Maintenant nous allons travailler à notre délivrance... y es-tu ?

La Pistole secoua la tête tristement.

- Cavalier Fortune, dit-il, vous pouvez faire tout ce que vous voudrez; vous avez confiance en votre étoile, tant mieux pour vous. Moi, je suis certain, au contraire, d'être né sous un astre défavorable. Si je parvenais à quitter cette prison, je trouverais ma femme en dehors des murs avec une corde qu'elle me passerait au cou pour m'étrangler.

Pendant qu'il parlait, Fortune s'était mis à genoux sur le carreau de la cellule, du côté qui confinait au mur.

Arès avoir tâtonné pendant une minute ou deux il sentit une tuile qui basculait sous la pression de ses doigts; il retira cette tuile, puis trois autres, ce qui forma un carré béant qui pouvait aisément donner passage à un homme.

La Pistole le regardait faire avec découragement.

- La coquine ! se disait-il, quand on me mettra la corde au cou, je demanderai la permission de faire un discours au populaire et je l'accuserai d'être une hérétique, une sorcière, une empoisonneuse. Je la ferai brûler vive, s'il se peut.

Fortune avait déjà disparu dans le trou.

Dès les premiers pas, il comprit à ses risques et périls comment le chevalier Courtenay avait pu faire disparaître les terres déblayées; il fut, en effet, sur le point de tomber dans une crevasse ouverte à sa gauche et d'où sortait un air chargé d'humidité.

Ce devaient être les caves de l'antique forteresse, et le chevalier avait dû incliner sa tranchée vers le sud pour les éviter.

La tranchée était longue d'environ dix pas.

Elle était dirigée à fleur de sol.

Certes on ne s'y promenait point à l'aise, mais un homme jeune et leste comme l'était notre cavalier, y pouvait remuer avec assez de facilité.

La nuit était noire là-dedans comme au centre de la terre.

Quand Fortune eut atteint l'extrémité du boyau, il put entendre distinctement un grand bruit de pas et même des voix qui causaient activement.

Le corridor de l'Est servait un peu de salle des pas perdus au Châtelet.

La dernière toise du boyau allait en se relevant et aboutissait à une dalle dont l'épaisseur seule séparait Fortune des promeneurs.

La première voix qu'il reconnut fut celle du bailli-suppléant Loiseau, et ce digne magistrat disait :

- Je l'ai réduit au silence avec cette simple question Pourquoi n'avez-vous pas couché à votre auberge ?

- Deux millions ! chantait le greffier Thirou, il a gagné deux millions ce matin à la baisse après avoir gagné hier quatre millions à la hausse; c'est un colosse !

Loiseau qui revenait sur ses pas, dit :

- Il m'a fait manger ma soupe froide, mais il sera pendu, parce qu'on couche à son auberge quand on n'a point de desseins criminels. Qu'il réponde à cela ! Je l'en défie !

 

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