DEUXIEME PARTIE

 

LES AMOURS DE Mlle ALDEE

 

 

 

V. Où Fortune entrevoit le fantôme de maître Bertrand, l'inspecteur.

VI. Où Fortune cause avec son assassin.

VII. Où Fortune apprend un très important secret.

VIII. Où Fortune noue des relations avec Mme La Pistole.

 

 

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Où Fortune entrevoit le fantôme de maître Bertrand, l'inspecteur.

 

Après une heure écoulée, le cavalier Fortune et Thérèse Badin étaient encore assis en face l'un de l'autre dans le boudoir charmant, dont les coquettes richesses formaient un contraste étrange avec le deuil de la belle fille et la couleur sombre de l'entretien.

Mais c'était à Chizac-le-Riche et au meurtre si imprévu de l'inspecteur Bertrand que la conversation revenait toujours.

- C'était sur lui que je comptais, dit Thérèse en parlant de maître Bertrand; il y avait quelque chose en moi qui me criait : celui-là en sait plus long qu'il ne veut le dire...

- II en savait si long, interrompit Fortune, qu'il en est mort.

Là-dessus sa tête roula sur le dos de la bergère, et il  s'endormit profondément. Thérèse ne parla plus. Sa belle tête pensive s'inclina sur sa main. Elle songea ainsi longtemps, et des larmes vinrent au bord de ses paupières.

La tête du cavalier Fortune, renversée dans les grandes masses de ses cheveux, était frappée en plein par la lumière.

Thérèse se prit à le regarder et la ligne fière de ses sourcils eut un froncement douloureux.

- C'était pour me rapprocher de lui, murmura-t-elle, c'était pour briller, non pas autant que lui, mais assez pour qu'il pût m'apercevoir dans la foule... Mon père est mort de cela : c'est lui qui a tué mon père !

« Oh ! fit-elle en pressant à deux malins sa poitrine, que je voudrais le haïr !

La pendule sonna deux heures après minuit. Thérèse se leva et prit un flambeau.

Avant de s'éloigner, elle s'approcha de Fortune, dont elle éclaira les traits pour le contempler encore une fois longuement. Puis elle s'inclina sur lui jusqu'à ce que sa bouche effleurât le front de notre cavalier, qui tressaillit sous ce baiser.

Je ne sais comment exprimer cela : dans le regard profondément triste de Thérèse Badin quelque chose disait que ce baiser n’était point pour le cavalier Fortune. Avant de se retirer, elle prit sa bourse qu'elle glissa dans une des poches du pourpoint qui avait appartenu à son père.

Puis elle traversa le salon à pas lents et gagna la porte qui donnait entrée dans sa chambre à coucher.

II était environ six heures du matin quand Fortune s'éveilla en sursaut.

Il se leva, il s'élança, il frappa, il secoua la porte, il appela; mais la porte résista; et en un clin d'œil sa voix retentissante mit sur pied tous les domestiques de l'hôtel.

Ceux-ci arrivèrent et quand Fortune leur dénonça la présence d'un intrus dans 1a maison, valets et chambrières restèrent à le regarder avec de grands yeux étonnés.

Le maître d'hôtel, car Thérèse Badin n'avait pas encore d'intendant, se fit l'interprète de la surprise générale et dit :

- Comment êtes-vous ici pour voir ce qui s'y passe, mon maître ? Nul d'entre nous ne vous a jamais vu, et personne ne vous a ouvert la porte pour entrer.

Nous n'osons pas dissimuler que Fortune n'était point préparé à ces questions indiscrètes.

Une fille de chambre ajouta :

- Si je n'ai pas la berlue, ce brave a sur le corps les hardes de feu Guillaume Badin, le pauvre défunt !

Et tout le monde s'approcha pour reconnaître le haut-de-chausses, la veste et le pourpoint de l'ancienne basse de viole de l'Opéra.

- Que faites-vous ici ? Qui vous a introduit ? Qui êtes-vous ?

Ces questions se croisèrent, et la voix magistrale du majordome, dominant le bavardage, fit entendre cette sentence :

- Il est bien connu maintenant que les larrons sont souvent les premiers à crier au voleur !

Dans le geste noble et fier que fit notre cavalier pour repousser une pareille accusation, sa main rencontra la poche de sa veste, où Thérèse avait déposé une bourse dodue.

- Allons, pensa-t-il, elle a bien fait les choses, et je ne dois point compromettre son honneur !

- Qu'on éveille la maîtresse de céans ! ordonna-t-il.

- Point, point, fit le chœur des valets, il ne fait pas jour dans la chambre de madame avant onze heures.

Et le maître d'hôtel ajouta :

- Tout ceci regarde le commissaire.

Ce mot de commissaire ne pouvait sonner bien pour Fortune, dont l'oreille eut comme un écho de la musique funeste produite par les clés de maître Lombat.

- Mes amis, dit-il précipitamment, j'ai essayé de vous rendre service en dénonçant la présence d'un étranger dans la maison, ne me payez point d'ingratitude. Il suffirait de la présence de Mlle Badin, votre maîtresse; pour mettre fin à ce quiproquo, mais si vous vous adressiez à l'autorité, votre maîtresse serait plus exposée que moi. Il n'est pas possible que vous soyez étrangers à cette vaste conspiration qui...

- Nous sommes tous de la conspiration ! s'écrièrent les domestiques mâles et femelles.

Fortune se redressa.

- En ce cas, reprit-il, vous avez ouï parler de l'intrépide cavalier qui a traversé mille dangers pour apporter d'Espagne les traités de Leurs Altesses Royales.

- Parbleu ! fit-on, il est arrivé en compagnon maçon; et M. de Machault n'y a vu que du plâtre !

- Ce cavalier, dit Fortune majestueusement, c'est moi .... et après de nombreuses péripéties, car la police entière du royaume est à mes trousses, j'ai dû me réfugier ici cette nuit, nu comme un ver, car j'avais traversé l'eau et le feu pour échapper aux vils suppôts de Philippe, d'Orléans. Mlle Badin m'a couvert des propres habits de feu maître Guillaume, et j'ai dormi dans une bergère qui est au coin de la cheminée, dans le salon du bord de l'eau.

Et le majordome ajouta :

- C'est bien vrai qu'il se passe ici des choses que nous ne connaissons pas. Mlle Badin fait ce qu'elle veut.

Fortune lui mit la main sur l'épaule.

- J'ai présentement mes affaires, continua-t-il, qui sont celles de tout un grand parti, celles de la France, devrais-je dire. Comme vous paraissez avoir l'autorité sur vos camarades, je m'adresse à vous et je vous charge de rapporter à votre maîtresse les faits tels qu'ils se sont passés. C'est à vous qu'il appartient de veiller à la sûreté de Mlle Badin. Prêtez-moi, Je vous prie, un valet pour me conduire à la boutique d'un fripier, où je changerai ce costume qui ne convient ni à ma condition ni à mon âge. Le valet, à qui je donnerai une bonne étrenne, rapportera ici les habits de maître Guillaume, que sa fille doit avoir dessein de garder comme des reliques... et dépêchons, car j'ai des ordres de l'Arsenal !

Le majordome donna un valet à Fortune pour le conduire à la friperie, et on établit des postes de surveillance à toutes les portes qui pouvaient donner accès dans l'appartement privé de Thérèse Badin.

Il faisait grand jour quand Fortune sortit de chez le fripier, habillé de pied en cap et muni d'un large feutre qui dissimulait assez bien son visage; il avait fait en outre l'empierre d'un manteau dans les plis duquel il cachait son menton, sa bouche et jusqu'au bout de son nez.

Fortune, au lieu de longer les quais, ce qui l'eût ramené aux abords du palais de justice, remonta le faubourg Saint-Germain, et choisit sa route au milieu de ces rues étroites et tournantes qui passaient sous le chevet de Sainte-Geneviève.

En route, notre cavalier avait eu assurément de quoi réfléchir, car il ne manquait pas d'intelligence, et l'apparent désordre de ses aventures ne l'éloignait pas de son droit chemin.

Il avait trois ou quatre besognes distinctes, dont les principales étaient le salut de sa compagne d'enfance, Mlle Aldée de Bourbon, et la vengeance légitime de cette belle Badin qui, dès la première heure et devant le cadavre de son père assassiné, avait résolument pris son parti, à lui, Fortune, contre l'accusation du bailli Loiseau.

Entre ces deux œuvres, le hasard venait d'établir un lien, bien vague encore, mais qui acquérait une importance singulière par les méchantes dispositions où Fortune était naturellement, et par avance, contre M. le duc de Richelieu.

C'était M. le duc de Richelieu qui menaçait Aldée, et Thérèse Badin avait donné à entendre que la mystérieuse pensée de son cœur allait vers M. le duc de Richelieu.

En outre, Fortune n'avait pu l'oublier, Aldée de Bourbon et Thérèse Badin étaient les deux héroïnes de cette anecdote racontée par le chevalier de Courtenay à la prison du Châtelet ; M. le duc de Richelieu avait fait la gageure de réunir Aldée et Thérèse dans sa petite maison pour les livrer aux regards de ses amis, les roués, et de ses amies, qu'elles fussent grandes dames ou danseuses.

Fortune aurait voulu mettre le duc de Richelieu dans tout, même dans le meurtre de maître Guillaume.

Et il se promettait de remuer ciel et terre pour découvrir s'il n'y avait point quelques accointances cachées entre ce détestable duc et Chizac-le-Riche, qui, à ses yeux, était déjà un vampire.

Comme il entrait dans l'allée sombre qui conduisait à la cour de Guéménée, un homme le croisa de si près que leurs coudes se choquèrent.

- Maladroit ! gronda Fortune.

Puis, se ravisant et regardant mieux l'inconnu qui continuait son chemin, il s'élança vers lui et lui prit les deux mains affectueusement en s'écriant.

- La mule du pape ! jeune homme, c'est vous qui êtes le frère de Mme Michelin, et qui m'avez si maladroitement poignardé l'autre jour ! Comment vous va ? Je ne suis pas fâché de faire votre connaissance.

 

 

Où Fortune cause avec son assassin.

 

Le passant, qui était en effet l'homme en deuil de la rue de la Tixanderie, le frère de la malheureuse Mme Michelin, essaya d'abord de dégager ses deux poignets et voulut faire un pas en arrière, mais Fortune n'eut point de peine à vaincre sa molle résistance.

- La peste ! mon petit homme, dit Fortune avec compassion, il ne faut point avoir frayeur de moi. Quel est votre nom, s'il vous plaît ?

- Je m'appelle René Briand, répondit le frère de Mme Michelin. Et il ajouta, en secouant la tête tristement :

- Je n'ai pas frayeur de vous.

- C'est pourtant vrai, murmura Fortune, qu'on peut être brave avec des bras de femmelette. Voilà ce qui nous distingue des animaux à quatre pattes : un chien n'est courageux que s'il est fort. Et, vertubleu ! mon petit homme, si vous étiez aussi fort que brave, je ne serais pas ici pour faire la conversation avec vous, car votre coup était visé au bon endroit, mais il manquait de fond, et grâce à un chiffon de parchemin il n'a produit qu'une pauvre égratignure pour tout potage.

- Que Dieu en soit remercié ! murmura René en serrant les mains de sa florissante victime ; j'étais venu dans cette maison précisément pour y chercher de vos nouvelles, car j'avais reconnu mon erreur en apprenant que le duc de Richelieu était sorti de la Bastille et faisait déjà parler de lui.

- Et quelles nouvelles avez-vous eu de moi dans cette maison ? demanda notre cavalier.

- Aucune, répondit René, je suis monté jusqu'à l'étage où j'avais failli commettre un crime inutile, et j'ai frappé à la porte de cette jeune fille...

- Je sais... allez toujours.

- La porte était fermée et l'on ne m'a point répondu.

- C'est que la jeune fille est en bas, à secourir ceux qui souffrent. Et vous alliez de ce pas, je présume, chercher M. le duc de Richelieu pour réparer votre erreur ?

- Non, répondit le jeune homme à voix basse, mon beau-frère, le mari de Mme Michelin, qui était un vieil homme et que j'aimais comme un père, est mort, voici deux jours, par le chagrin qu'il a eu de son veuvage. En. mourant, il m'a dit : « Fais comme moi, pardonne ».

- Et vous avez pardonné ? demanda Fortune stupéfait, car l'oubli des injures n'était pas au nombre de ses vertus.

- J'ai essayé, répartit le jeune homme, je n'ai pas pu.

- A la bonne heure ! s'écria Fortune.

- Seulement, poursuivit René d'une voix découragée, pour celui qui nous a fait tant de mal c'est comme si j'avais pardonné, car je suis mort. Nous sommes tous morts.

Comme il chancelait, Fortune le prit à bras-le-corps. Les choses avaient pour lui toujours leur signification au pied de la lettre.

- Est-ce que vous seriez empoisonné ? s'écria-t-il.

- Pas encore, répliqua René de sa voix triste et douce, et je ne sais pas si j'aurai besoin de cela, car le désespoir, tue comme le poison. Voilà deux mois, nous étions une famille bienheureuse, j'avais ma sœur, toute belle et si bonne qu'elle nous défendait contre la peine comme un ange gardien; j'avais mon beau-frère, qui remerciait Dieu chaque jour de posséder une pareille compagne et qui me chérissait mieux qu'un fils. J'avais encore...

Il s'arrêta et les larmes lui vinrent aux yeux.

- Qu'aviez-vous encore, René, mon enfant ? s'écria Fortune étonné de sa propre émotion. Corbac ! je ne veux pas que vous mourriez, moi ! Mon cœur devient sensible à faire frémir et, depuis trois jours, les amitiés pleuvent autour de moi comme une ondée. Je vous aime déjà autant que mon vieil ami le petit Bourbon et dix fois plus que La Pistole : je vous aime autant que Thérèse...

- Thérèse ! répéta René en un douloureux murmure.

- Il n'y a que Muguette et Aldée, acheva Fortune, qui me tiennent au cœur plus que vous. Dites-moi ce que vous avez encore perdu, jeune homme, et, vive Dieu ! si c'est une chose possible à vous recouvrer, je vous la rendrai, je m'y engage.

René hésita. Fortune avait passé son bras sous le sien et ils traversaient la cour de Guéménée.

- Ce que j'ai perdu, murmura enfin le jeune homme, vous ne pouvez pas me le rendre.

- Est-ce encore un deuil ?

- C'est le deuil de mon dernier espoir. J'aimais une jeune fille, et vous avez prononcé son nom tout à l'heure.

- J'ai prononcé les noms de trois jeunes filles, dit Fortune : Muguette, Aldée, Thérèse.

Ceci était une question. René poursuivit sans y répondre :

- Je me suis cru aimé. Peut-être m'étais-je trompé et n'avait-elle pour moi que de la pitié. Mais un homme est venu... le même... toujours le même ! et si j'ai voulu commettre le meurtre ce n'était pas seulement pour venger l'assassinat de ma sœur.

- Ah çà ! ah çà ! s'écria Fortune avec une véritable fureur, il faudra donc abattre ce démon en pleine tête comme on assomme les chiens enragés ! Moi, je vous dis, jeune homme, qu'on ne meurt pas quand on aime et quand on déteste : c'est cela qui fait vivre, au contraire. Sang de moi ! vous êtes jeune et joli garçon, vous n'avez pas froid aux yeux ; il ne s'agit que de remettre un peu de chair sur vos membres et un peu de chaleur dans vos veines, je me charge de cela.

« D'abord, avant qu'il soit trois jours, ce misérable duc ne prendra plus ni femmes ni filles, c'est moi qui vous le dis, votre Thérèse reviendra à la raison, et à moins que ce ne soit une princesse, je prends sur moi de faire le mariage dans la quinzaine. En attendant, remontez avec moi cet escalier, car il faut commencer par déjeuner, et ma petite Muguette a dans son armoire un certain pâté de maréchale qui ressusciterait un défunt. C'est ce pâté qui m'a guéri de votre coup de poignard, il y a trois jours, et je suis sûr qu’il en reste assez pour vous guérir de votre découragement, moyennant les bonnes paroles que je vais y joindre en guise d'assaisonnement.

René se laissa entraîner. Ils montèrent ensemble l'escalier du premier étage. Au moment où ils passait devant la porte du logis occupé par Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, un cri plaintif partit de l'intérieur et, arrêta Fortune comme si une main l'eût saisi au collet.

René prêta l'oreille et murmura :

- On dirait une femme en détresse.

Un chant rauque et monotone fut entonné de l'autre côté de la porte qui s'ouvrit brusquement, donnant passage à la pauvre petite Muguette tout échevelée.

- Mon Dieu ! mon Dieu !dit-elle d'une voix que les sanglots étouffaient. Que faire ? A qui demander secours ?

Fortune était à deux pas d'elle. Quand elle le reconnut, elle tomba dans ses bras en gémissant :

- Mme la comtesse se meurt et Mlle Aldée est folle.

Notre cavalier la porta jusqu'au seuil et se retourna vers René, dont le regard triste plongeait au fond de l'appartement.

- Il y a ici un grand mal, dit Fortune, le mal dont votre sœur est morte. Retirez-vous, mon jeune compagnon ; ceci est encore une raison de vivre, car vous avez surpris le secret d'une noble infortune et, si je succombais, il vous resterait un devoir.

René lui serra la main avant qu'il eût achevé.

- C'est bien, ajouta Fortune, vous m'avez compris. Venez me trouver demain à l'hôtel de Mlle Badin, rue des Saints-Pères.

Une flamme s'alluma dans les yeux de René, tandis que Muguette laissait échapper une exclamation de surprise.

- J'irai, murmura René, qui tourna le dos et descendit aussitôt l'escalier.

Les grands yeux de Muguette étaient fixés sur Fortune.

- Mlle Badin ! répéta-t-elle ; cette femme qu'on dit si belle !...

Elle s'interrompit, parce qu'une voix venait de la chambre du fond, une voix que notre cavalier ne connaissait point, et qui disait :

- Qu'on prépare mes robes et mes parures, j'irai ce soir à la fête de M. le régent.

- Oh ! fit Muguette, qu'importe la souffrance d'une pauvre fille telle que moi !

Fortune prit sa tête à deux mains et déposa un rapide baiser sur son front.

- Toi, dit-il, tu es aimée, bien aimée !

Il s'élança en même temps vers la seconde porte, laissant Muguette toute tremblante. Sous les larmes de la pauvre enfant, il y avait maintenant un sourire.

Au moment où Fortune entra, la chambre de Mme la comtesse de Bourbon était silencieuse. Aldée se tenait debout, en face d'un miroir de Venise qui s'inclinait au-dessus de la cheminée. Elle n'avait plus cette pâleur qui donnait naguère à sa beauté un caractère tragique ; elle souriait au miroir en arrangeant avec une sorte de complaisance les boucles de ses magnifiques cheveux.

Mme la comtesse de Bourbon était toujours étendue sur le dos comme une statue sépulcrale, mais ces deux jours avaient produit en elle un changement funeste : ses traits ravagés parlaient de mort prochaine.

Muguette s'était glissée derrière Fortune ; elle essuya le front de la vieille dame, dont les yeux se fermaient.

Aldée semblait ne faire aucune espèce d'attention à ce qui se passait autour d'elle.

- La crise est passée, dit Muguette à voix basse; elle a été terrible, et j'ai cru que c'était la fin de la pauvre bonne dame.

Fortune montra du doigt Aldée; Muguette se rapprocha de lui.

- Dès hier, murmura-t-elle en baissant la voix davantage, elle avait un singulier regard. Je vous attendais, mon cousin Raymond, car j'ai bien de la peine quelquefois, toute seule, entre elles deux. Vous m'aviez promis de revenir...

- Tu ne sais donc pas que j'étais en prison, fille répliqua Fortune.

- En prison ! s'écria-t-elle.

Aldée se retourna et répéta :

- En prison... Maintenant, ce ne sont plus les malfaiteurs qu'on met en prison, ce sont les ducs et princes.

Elle disposa les plis de sa robe avec une grâce majestueuse et demanda :

- Pour quelle heure a-t-on retenu mon carrosse ?

- Réponds-lui quelque chose, fit notre cavalier.

- Il n'est pas besoin, répliqua la fillette; ce qu'on répond, elle ne l'écoute plus.

Aldée mit son coude sur le marbre de la cheminée appuya sa tête contre sa main. La fièvre avivait les couleurs de sa joue et il y avait dans ses yeux des diamantés.

- Jamais je ne l'ai vue si belle ! pensa Fortune haut.

- Hier donc; reprit Muguette, ses prunelles se fixaient sur moi comme si elle ne me voyait plus et son regard faisait, peur. Elle avait passé toute la journée à sa fenêtre et plus d'une fois je l'avais entendue murmurer : « Il n’est plus là... Je ne le verrai plus ».

- Avant-hier, interrompit-elle, il faut que vous sachiez cela, une lettre était arrivée de la prison du Châtelet. Je ne connais pas bien l'histoire, mais il y avait un pauvre beau jeune homme qui l'avait accompagnée une fois comme elle revenait de l'église...

- Moi, je sais l'histoire, dit Fortune, et je te la conterai quelque jour. Continue.

La vieille dame eut une toux sèche et pleine d'épuisement. Le regard d'Aldée, qui se perdait dans le vague ne se tourna même pas vers elle.

- Elle reçut la lettre, poursuivit Muguette, et l'ouvrit et la parcourut d'un regard distrait, puis elle s'approcha du foyer et la brûla en disant : « Celui-là m'aime... c'est pitié ! »

« A l'heure du dîner, Mme la comtesse eut une grande crise car, depuis le jour où vous êtes venu, Raymond, elle est bien plus malade ; Aldée, que j'avais toujours vue empressée autour de sa mère, resta debout auprès de sa fenêtre à regarder les sombres murailles de la Bastille. Quand je l'appelai, elle ne me répondit point. Elle vint se mettre à table peu après et me demanda :

« - Qui êtes-vous, jeune fille ?

« Sa folie éclatait.

« Et, dans le premier moment, je crus que c'était la même folie que celle de sa mère, car elle demanda encore :

« - Où sont nos valets, et pourquoi la livrée ne vient-elle point nous servir aujourd'hui comme à l'ordinaire ?...

« Du fond de son lit la vieille dame répéta :

« - Oui... où sont nos valets ?

« Aldée écouta cette parole, eut un sourire de compassion et dit :

« - Quand madame ma mère est morte, elle n'avait plus sa raison. Moi aussi je dois mourir, folle. »

Fortune passa le revers de sa main sur son front mouillé.

- Mon cousin, vous êtes bien pâle, dit Muguette.

- Va toujours, répliqua brusquement notre cavalier, il n'y a que les femmes pour tomber en syncope.

- Ce matin, reprit la fillette, j'avais regagné bon espoir, car la nuit s'était passée dans le calme. La vieille dame, qui ne dort jamais, avait fermé les yeux pendant plus de deux heures et le sommeil d'Aldée m'avait semblé tranquille. Mais au petit jour, Mme la comtesse a crié, appelant tous ses anciens laquais par leurs noms, afin qu'on préparât sa litière pour aller rendre sa visite à M. le duc de Richelieu.

- M. le duc de Richelieu ! répéta Fortune stupéfait. La vieille dame !

Muguette devint toute rose.

- Vous ne savez pas cela, murmura-t-elle, ce n'est pas le même... C'est un autre duc de Richelieu, le père de celui que les plus belles dames venaient voir, ces temps derniers sur la terrasse de la Bastille.

Fortuné songeait; Muguette poursuivit :

- J'ai parlé de tout ceci avec Mme la maréchale. Mme la maréchale l'a bien connu car il est mort maintenant. Il était très beau, ce vieux duc, comme le duc d'aujourd'hui et il y avait aussi beaucoup de nobles dames qui couraient après lui...

« Mais laissez-moi continuer, mon cousin Raymond quand Mlle Aldée a entendu sa mère prononcer le nom Richelieu, elle s'est levée toute droite sur son lit où elle était encore, et elle a dit avec un accent impérieux : « Taisez-vous, madame ! »

« Et Mme la comtesse n'a plus parlé.

« Et Mlle Aldée s'est mise à chanter ce qu'elle n'avait pas fait depuis des mois.

« Sa voix était si changée ! Elle a chanté des cantiques et aussi des chansons qui semblaient bien étranges dans bouche.

« Quand elle s'est levée, elle a été jusqu'à la fenêtre, elle est restée immobile, comme toujours, pendant près d'une heure. Au bout de ce temps, elle a dit d'un ton morne la même chose qu'hier.

« - Il n'est plus là, je ne le verrai plus !

« Puis d'un geste rapide, elle a ouvert la croisée et son pied touchait déjà le support du balcon, lorsque je me suis élancée pour la saisir entre mes bras. Elle luttait avec moi, elle voulait se précipiter, tête première, au-dehors.

« Au même instant, la vieille dame subissait une crise furieuse et râlait comme pour mourir.

« C'est alors que je suis sortie sur le carré, moi-même, ne sachant plus où donner de la tête, cherchant du secours. »

Muguette se tut.

A ce moment, Aldée quitta la pose rêveuse qu'elle avait auprès de la cheminée, et vint jusqu'au milieu de la chambre. Elle regarda Muguette attentivement.

- Je crois bien que j'ai pu vous connaître autrefois ma fille, lui dit-elle avec bonté, comme pour répondre à une question qui n'avait pas été faite, mais où et quand, je ne m'en souviens plus.

Elle caressa la joue de Muguette d'un geste protecteur et ajouta :

- Vous avez raison, Madame ma mère a bien souffert pour mourir. Que Dieu ait son âme !

Elle s'arrêta pour regarder en face Fortune, qui avait des larmes dans les yeux.

- Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans hésiter. Vous avez été bien longtemps dehors ce matin, mon ami. Il faut vous rendre utile dans cette maison, où nous avons tant de peine à soutenir le rang de nos aïeux. Allez au bois, jeune homme, et tuez un daim pour le repas de ce soir, car un gentilhomme va venir, et nous voulons qu'il soit traité au mieux... comme un grand seigneur !

Sa voix, qui jusqu'alors avait été impérieuse, baissa jusqu'au murmure pendant qu'elle ajoutait :

- Ce gentilhomme est un prisonnier. I1 ne faut pas qu'il se rencontre avec Pierre de Courtenay de Bourbon. Madame ma mère a épousé aussi un Bourbon, mais elle parlait souvent de M. le duc de Richelieu. Chut ! Ce ne sont pas vos affaires, jeune homme, Madame ma mère est morte et je ne vivrai pas longtemps. Allez en chasse, que nous fassions bonne chère !

 

 

Où Fortune apprend un très important secret.

 

Fortune fit un grand effort sur lui-même et parvint à sourire, malgré le mortel chagrin qu'il avait dans le cœur.

- Nous irons à la chasse, demoiselle Aldée, dit-il en prenant un ton de gaieté, et ce ne sont pas les daims qui manquent autour du manoir. Vous aurez de la venaison pour le repas du soir, car il faut que le chevalier Pierre de Courtenay soit reçu comme il faut dans notre maison. Voilà un digne jeune homme, un bon cœur, une franche parole !

- Je me souviens de lui, murmura Aldée, mais il y a si longtemps... si longtemps !

- Tout au plus trois ou quatre semaines, voulut dire Fortune.

- Un siècle ! prononça Mlle de Bourbon avec fatigue. Je n'étais pas née encore, et c'est depuis que j'ai senti mon cœur.

Les poings de notre cavalier se crispèrent, et il avala un juron qui faillit l'étrangler au passage.

Aldée restait calme et belle devant lui.

- Je ne serai pas la femme de ce Bourbon, murmura-t-elle. Je ne veux pas épouser un Bourbon comme feu Madame ma mère.

Tout à coup, la blanche main d'Aldée s'appuya sur l'épaule de Fortune, qu'elle regarda fixement.

- Ami Raymond, dit-elle, tu ne sais pas une chose ? Tu lui ressembles et j'ai deviné pourquoi... Chut ! Ma mère est morte.

- Sang de moi ! s'écria Fortune, je deviendrai fou, moi aussi, fou de rage, si mon épée n'entre pas jusqu'à la garde dans la poitrine de ce coquin

Aldée eut un orgueilleux sourire.

- Il faut parler avec plus de prudence, ami Raymond, dit-elle, et vous tenir à votre place. Quand les gens comme vous insultent les grands seigneurs comme lui, c'est affaire aux valets de les bâtonner d'importance.

Son regard était dur et cruel.

Elle tourna le dos tout à coup et courut d'un pas léger vers le miroir de Venise, qu'elle consulta en minaudant.

Ses bras s'arrondirent, ses jambes se plièrent ; elle prit l'attitude d'une danseuse qui va faire la révérence en commençant le menuet. Toute sa personne rayonnait de grâce et de noblesses. Mais tout à coup, posant les deux poings sur ses hanches, elle eut un rire bruyant et entonna, de cette voix rauque que nous avons déjà entendue, la ronde du faubourg.

La voix de Mlle de Bourbon faiblit pendant le dernier vers : elle porta les mains à ses tempes, qu'elle pressa, et tomba sur le carreau en poussant un cri aigu.

Fortune et Muguette s'élancèrent à la fois pour la secourir.

Au moment où ils la relevaient, 1a voix creuse de la vieille dame se fit entendre derrière eux. Ils se retournèrent stupéfaits en la voyant assise tout droit sur son séant:

Pareille chose n'était pas arrivée depuis des mois.

La vieille dame avait appelé distinctement :

- Raymond !

C'était comme si on avait entendu tout à coup la voix d'une statue.

Fortune, qui avait porté Aldée jusqu'au sofa, la laissa aux soins de Muguette et s'approcha de la comtesse droite et raide sur le lit.

A l'instant où Fortune arrivait auprès d'elle, son bras se tendit et sa main toucha l'épaule de notre cavalier qui s'inclinait.

- Redresse-toi, dit-elle.

Fortune obéit, et ce mouvement fit glisser la main de la vieille dame, qui restait appuyée contre la poitrine de notre ami, vers la place du cœur.

- Cela bat, murmura-t-elle tandis que ses yeux mornes s'éclairaient vaguement comme s'ils eussent essayé de sourire.

Elle pensa tout haut :

- Les années passent, voici que l'enfant est un homme.

Fortune aurait voulu baisser les yeux par respect, mais il ne pouvait ; le regard de la vieille comtesse attirait le sien invinciblement.

- Raymond, poursuivit-elle, tu es beau, et je t'aurais reconnu dans la foule entre mille, car tes traits sont un témoignage, ils racontent à mon souvenir une triste, une coupable histoire. Tu ressembles à celui qui me fit douter un jour de la justice de Dieu.

Elle dit encore :

- Tu es beau, Raymond, tu n'as que du sang noble dans les veines, tu dois être brave : écoute-moi.

Fortune et Muguette étaient frappés tous les deux au même degré par ce fait inattendu, étrange, jusqu'à paraître surnaturel, la mère folle recouvrant sa raison au moment où la fille, raisonnable, tombait, vaincue par l'étreinte d'une soudaine folie.

Sur le sofa, Mlle de Bourbon, immobile et couchée sur le dos, semblait avoir pris la posture que sa mère venait de quitter après l'avoir gardée si longtemps.

- Écoute-moi, Raymond, répéta la comtesse. Si quelqu'un m'avait dit autrefois que le jour viendrait où je prononcerais de semblables paroles, je l'aurais appelé; menteur. Mais Dieu nous mène et tu es mon dernier espoir. As-tu ouï parler jamais d'une belle, d'une fière demoiselle qui avait nom Raymonde du Puy d'Aubental.

Elle s'arrêta.

- Non, répondit Fortune.

- C'est une race éteinte, reprit la vieille dame. Le feu roi la connaissait bien, cette Raymonde, et il disait « mon cousin » quand il écrivait à Mr le marquis d'Aubental.

« Cette Raymonde entra dans la maison de Bourbon épousant Alde Henri d'Albret d'Agost, septième Comte de Bourbon, en l'an 1696... Tu m'as bien écoutée.

Fortune s'inclina.

- Écoute encore : je suis cette Raymonde, et je n'étais pas digne d'un tel honneur, car il y avait une tache dans mon passé. Dieu m'est témoin pourtant que j'ai vécu bonne femme auprès de M. le comte, mon mari, que mon premier baiser avait trompé...

- Madame, dit Fortune, je ne suis pas seul à vous entendre.

Il y eut, dans les prunelles de la comtesse comme un reflet de grand orgueil éteint.

- Qui donc m'entend ? demanda-t-elle. Ma fille Aldée ne peut plus m'entendre, et me comprendre ; c'est à toi que je parle. Elle baissa pourtant la voix en ajoutant :

- J'ai été dure pour vous, autrefois, jeune homme, parce que vous étiez le remords de ma faute, le remords vivant. Je me souviens de cela et je m'en excuse. Nous avons fait tous les deux, vous et moi, du tort à la maison de Bourbon : moi, je n'ai qu'un repentir stérile ; vous qui n'avez point péché mon fils Raymond, il faut payer la dette de votre mère.

- Alors, murmura Fortune, vous êtes ma mère ?

Il n'aurait point su définir la nature de la profonde émotion qui le tenait.

Il n'y avait aucune joie dans son âme, et c'est a peine si un mouvement d'affection se mêlait au respect austère que lui inspirait la comtesse.

Celle-ci le regardait en face et semblait lire sa pensée dans ses yeux.

- Mon fils Raymond, reprit-elle avec une froideur mélancolique, je ne vous demande pas de m'aimer, je vous commande de m'obéir.

- Je vous obéirai, Madame, répliqua Fortune.

Elle lui tendit sa main sèche et ridée, que notre cavalier effleura de ses lèvres.

La vieille dame l'attira tout contre le lit et, à son tour, elle le baisa au front.

Sur le sofa, Aldée de Bourbon rendit un soupir faible entre les mains de Muguette, qui essayait de la réchauffer à force de caresses.

- Ce sont des menteurs, reprit la vieille dame après un silence, ce sont des lâches, et d'ailleurs, chaque race a son destin. Le père de mon père eut la tête coupée par ce prêtre qui portait aussi le nom de Richelieu.

Fortune tressaillit et devint plus attentif.

- Celui-là, continua la comtesse, le cardinal, le bourreau, jouait avec le sang comme ses neveux jouent avec les larmes. Il tuait des hommes, les autres assassinent des femmes : ce sont les Richelieu.

- Je hais les Richelieu, dit Fortune avec une sauvage  énergie.

- Tu es le fils d'un Richelieu, prononça tout bas la vieille dame.

La tête de Fortune se rejeta en arrière, et il secoua ses cheveux comme une crinière de lion.

- Je hais les Richelieu ! répéta-t-il, la joue blême et les yeux sanglants.

II y eut un gémissement du côté du sofa, et l'on entendit la douce petite voix de Muguette qui disait :

- Voici notre chère Aldée qui va reprendre ses sens.

La comtesse ne prit point garde. Ses yeux, qui étaient fixés sur Fortune, exprimaient un terrible contentement.

- Bien, cela ! mon fils Raymond, dit-elle, sois remercié pour ta haine ! J'avais seize ans, il était beau, ils sont tous beaux, et tu leur ressembles : c'est le seul héritage que cet homme ait laissé. Il vint chez mon père, un pauvre vieillard qui m'aimait. Sur la vraie croix, il me jura que je serais sa femme, et quelques semaines après il épousait Anne-Marguerite d'Acigné, la mère de celui qui a tué ta sœur.

- C'est vrai, murmura Fortune, qui eut cette fois un joyeux mouvement dans le cœur, j'ai une sœur ! Aldée est ma sœur et, vive Dieu ! ma sœur n'est pas morte encore !

- Puisses-tu dire vrai ! murmura la comtesse. Mais les races ont leur destin. Je l'ai dit, les Richelieu nous tuent ; Je ne sais pas ce qui se passe en moi : c'est peut-être cette dernière lueur qui éclaire le regard des mourants ; je crois bien que j'ai été aveugle ou folle, car je vois les choses comme si je m'éveillais tout à coup d'un long, d'un profond sommeil. Personne ne me l'a dit, pourtant je sais, entends-tu bien, je sais que le Richelieu, le fils de celui qui a pris l'honneur et le bonheur de ma vie, rôde autour de mon Aldée pour lui prendre son honneur. Le père était un loup, le fils est un chien de cour qui a des dents de loup. Il faut le tuer.

- Corbac ! murmura Fortune, je ne demanderais pas mieux, Madame, mais c'est qu'il est un peu mon frère à ce qu'il paraît. La peste ! cela me gêne.

- Les bâtards n'ont pas de frères, prononça durement la comtesse. Si Aldée de Bourbon est ta sœur, c'est que, depuis une minute, la mère d'Aldée de Bourbon t'a dit : je suis ta mère. Le Richelieu t'a-t-il jamais dit : tu es mon fils ?

- Non, répliqua Fortune, mais je pense bien que c'était lui, le vieux seigneur qui m'embrassait, quand personne n'était là pour le voir.

La comtesse ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l'oreiller.

- Raymond, dit-elle avec fatigue, j'ai trop espéré de toi. Je vais mourir sans vengeance, et ta sœur est perdue.

- Non pas, de par Dieu ! s'écria Fortune. Dormez tranquille, bonne dame, car vous avez beaucoup parlé. Il y a une chose que je peux vous promettre, c'est que j'assommerai monsieur mon frère avant de le laisser arriver jusqu'à notre Aldée. J'ai besoin de prendre l'air un petit peu, car j'ai la tête embarrassée comme si j'avais bu quatre ou cinq flacons de vin de Gascogne. Qu'il soit un chien ou qu'il soit un loup, notre Aldée n'a rien à craindre du Richelieu dans l'état où elle est. Que Dieu vous garde, Madame; ce ne sont pas les embarras qui me manquent, mais vous pouvez compter sur moi, foi de cavalier, et sous peu, vous aurez de mes nouvelles.

La comtesse ne rouvrit point les yeux, seulement, les lèvres blêmes s'agitèrent pour murmurer :

- Quand on ne les tue pas, ils tuent !

Fortune alla vers le sofa et déposa un baiser sur le front d'Aldée. Il sentit que la main de mademoiselle de Bourbon serrait la sienne faiblement.

- Au revoir, ma sœur, dit-il.

Les paupières de la charmante fille se relevèrent ; ses yeux mouillés semblaient remercier.

- Pauvre chère âme ! murmura Fortune, qui prit Muguette sous le bras pour l'entraîner jusqu'à la porte.

- Toi, mon bon petit cœur, dit-il dans la chambre d'entrée, j'étais venu ici pour t'apprendre une drôle de nouvelle : Je t'aime à en perdre l'esprit.

- Est-ce bien vrai, cela ? balbutia Muguette que l'excès de sa joie fit chanceler.

- Corbac ! te voici aussi pâle que les deux autres ! s'écria Fortune. Oui, c'est vrai et ce n'est pas le plus beau de notre affaire, car du diable si nous trouverons, toi et moi, d'ici longtemps, une heure de libre pour nous marier chrétiennement !

- Je serai ta femme, Raymond, balbutia la fillette, qui se pendit à son cou.

- Quand nous aurons le temps, oui, je te le promets; répondit gravement Fortune ; mais en attendant, laisse-moi partir, car j'ai de la besogne par-dessus les oreilles.

Il essaya de se dégager.

- Où vas-tu ? demanda Muguette en s'attachant à lui.

- Je veux être pendu si j'en sais rien, ma fille, répondit notre cavalier ; j'ai tant de monde à sauver, en commençant par moi-même, que je ne sais plus auquel entendre. Le plus sage serait de manger un morceau, car l'estomac me tire, mais il faut d'abord que je tienne conseil avec moi-même. A te revoir.

Il lui donna un gros baiser et franchit le seuil courant.

 

 

Où Fortune noue des relations avec Mme La Pistole.

 

Fortune songeait à cette vieille dame pour laquelle il n'avait jamais éprouvé peut-être une tendresse bien vive mais qu'il s'était habitué à vénérer, comme une relique : la comtesse de Bourbon était sa mère ! Son père, c'était le maître de ce grand château que ses souvenirs d'enfance lui représentaient si brillant et si riche.

L'enfant tout blanc, tout rose, tout délicat, tout impertinent, qui le molestait jadis et pour qui on le fouettait, c'était son frère, c'était M. le duc de Richelieu !

Et Aldée, comme il l'aimait ! comme il se sentait heureux de la protéger et de la venger !

Quant à Muguette, nous savons que le cavalier Fortune n'y allait jamais par quatre chemins : c'était une affaire réglée. Muguette ne comptait plus, elle faisait partie de lui-même, et Fortune n'était pas éloigné de se regarder déjà comme chef d'un vieux ménage, puisqu'il avait résolu depuis quelques heures d'enchaîner son sort à celui de Muguette.

Il était assis sur les dernières marches de l'escalier. Devant lui s'étendait l'allée étroite qui rejoignait la cour de Guéménée.

Au fond de l'allée, une voix cassée dit :

- S'il vous plaît, faites-moi place.

L'allée était en effet trop étroite pour qu'il fût possible d'y passer deux de front.

Fortune se recula jusqu'à l'entrée de la cour, et des sabots sonnèrent sur le carreau de l'allée.

Ce fut une vieille béguine qui sortit, le visage couvert d'un voile noir tout brodé de reprises et portant au bras son petit panier à provision.

- Mon joli cœur, dit-elle en passant près de lui, il y a bien des chiens de chasse aujourd'hui dans Paris. Si vous connaissez un étourneau qu'on nomme le cavalier Fortune, dites-lui qu'il se gare. A la place de pareil gibier, moi, je gagnerais au pied du côté de l'Arsenal; où commence la forêt d'Espagne et de Bretagne.

La vieille continua sa route, faisant claquer ses sabots sur les pavés de la cour.

La première idée de Fortune fut de l'arrêter résolument et de la faire parler de force autrement qu'en paraboles ; mais il y avait maintenant des passants dans la cour, et, malgré son apparence chancelante, la vieille marchait très vite. Fortune, intrigué au plus haut point, remonta son manteau, rabattit son feutre et se mit à la suivre.

La béguine traversa la grande rue Saint-Antoine et disparut dans la rue du Petit-Musc.

Fortune fit comme elle. Les dernières paroles qu'il venait d'entendre avaient mis sa prudence en éveil, et il n'était pas éloigné de prendre pour des alguazils acharnés à sa poursuite tous les bons bourgeois allant et venant pour leurs affaires.

La béguine, arrivée au bout de la rue, tourna l'angle de la chapelle des Célestins et s'engagea dans la belle avenue, plantée d'arbres qui conduisait à l'Arsenal, parallèlement au port de Grammont.

Elle passa sans s'arrêter entre les deux soldats du régiment de Laval qui gardaient la porte principale, et montra son panier au suisse sans mot dire.

Comme les deux factionnaires croisaient le mousquet au-devant de Fortune, elle se retourna et cria de sa voix cassée :

- Laissez, laissez, il est de la comédie.

Les deux factionnaires relevèrent leurs armes.

Fortune entra et monta un escalier de service sur les pas de la vieille, qui semblait douée maintenant d'une agilité extraordinaire.

Au second étage de l'aile qui regardait le couvent des Célestins, par-dessus les grands parterres, la vieille ouvrit une porte et s'arrêta pour attendre Fortune.

- Les gens comme vous, dit-elle, ont souvent plus de bonheur que de bien joué. Entrez et soyez sage.

La béguine jeta ses sabots à la volée, arracha d'un doigt, de main son voile et son bonnet, et dépouilla son vieux surcot de laine.

- Zerline ! s'écria Fortune, madame La Pistole !

L'ancienne Colombine de la foire Saint-Laurent dessin une grave révérence et indiqua un siège à notre cavalier.

Elle n'était pas jolie, cette fée qui causait tant tourments au pauvre La Pistole ; elle n'était même pas jeune ; mais elle avait des yeux brillants, un teint bohémienne, beaucoup d'acquit, et cet ensemble de grimaces que le théâtre enseigne.

- On ne parle que de vous dans Paris, dit la soubrette en prenant place auprès de Fortune et en faisant bouffer les plis de sa robe selon l'art déjà connu au dix-huitième siècle; vous êtes la coqueluche de l'Arsenal, et Mme la duchesse ne pense plus du tout à cette pauvre belle Thérèse Badin, depuis qu'elle espère avoir en vous une autre amusette.

- Ma bonne, répliqua Fortune qui se mit tout de suite au diapason, je ne suis guère en mesure de servir d'amusette à personne. Tel que tu me vois, j'ai de l'ouvrage par-dessus la tête.

- Alors, nous nous tutoyons ! demanda Zerline.

- Parbleu ! fit notre cavalier. Je m'intéresse à toi à cause de ton mari, La Pistole, qui est une de mes créatures.

La soubrette se mit à rire franchement et rapprocha son siège en disant :

- Il est impossible que vous ne gagniez pas des rentes, un jour ou l'autre, à force de ressembler à M. le duc.

Fortune prit un air sévère et répondit :

- Si tu veux rester bien avec moi, ma mignonne, ne me parle plus de ce déplorable hasard.

- Est-ce un hasard... vraiment ? demanda Zerline, dont le regard posa une effrontée ponctuation au bout de cette phrase.

- Corbac ! gronda Fortune, lequel, de M. le duc ou de moi, a l'air d'un enfant de l'amour ?

- Ce n'est certes pas votre seigneurie.

Puis elle reprit allègrement :

- Voilà la nouvelle à la main qui court la ville et les faubourgs, qui va passer la banlieue, puis la province, pour aller enfin divertir toutes les cours étrangères. Il est arrivé d'Espagne un cavalier chargé par Son Éminence le cardinal Albéroni de quelques petits papiers mystérieux pour Mme du Maine et entre autres d'un certain traité qui confère à M. de Richelieu la Grandesse d'Espagne avec le titre de prince.

- J'ai l'espoir, dit Fortune, que ce précieux traité lui fera couper le cou.

- Le cavalier en question, reprit Zerline, c'est toujours la nouvelle à la main qui parle, a reçu des dieux immortels des traits si parfaitement semblables à ceux de l'Adonis moderne que Mme la duchesse de Berry, passant, voici trois jours, dans la rue de la Tixeranderie pour aller en pèlerinage à la Bastille où l'on adorait encore le dieu, a jeté son bouquet au dit cavalier, lequel a été presque aussitôt poignardé, toujours aux lieu et place d'Adonis par le frère d'une de ses victimes... Tout cela est-il vrai ?

- Exactement vrai, répondit Fortune.

- Suite de la nouvelle en main, continua Zerline. Le cavalier qui va devenir célèbre dans les quatre parties du monde a eu le malheur d'être plongé au fond d'un cachot noir parce qu'on l'avait trouvé endormi auprès d'un homme assassiné. La nuit dernière, il y a eu deux évasions à la forteresse du Châtelet : un vivant s'est échappé de la prison, un mort s'est sauvé du caveau funèbre...

- Au nom du ciel ! interrompit ici Fortune, parlons un peu sérieusement, ma bonne. Savez-vous quelque chose de raisonnable touchant cette aventure de l'inspecteur Bertrand ?

Zerline ne perdit point son sourire.

- Pour ce qui me regarde, répondit-elle d'un ton léger, je ne suis pas éloignée de croire aux revenants ; mais laissez-moi finir, glorieux cavalier. Le vivant n'a laissé aucune trace de son passage, il s'est évanoui comme un souffle ; le mort, au contraire, a cassé un carreau à la porte vitrée qui sépare la morgue de la galerie de l'Est au grand Châtelet. Il y a cependant une autre version où l'on parle d'une horrible bataille entre un vampire et la famille du gardien des caveaux. La chose sûre et qui nous intéresse jusqu'à un certain point, c'est que toute la police est sur pied, et que vous ne pourriez pas faire dix pas à l'intérieur de Paris sans être reconnu, arrêté et claquemuré.

- Vous savez donc ?... commença Fortune.

Bon ! s'écria la soubrette, voici déjà qu'on ne se tutoie plus. Ne vous ai-je pas dit que Mme la duchesse était plus capricieuse qu'un chien bichon ? Dès hier, elle s'était mise en tête une fantaisie pour vous. Aujourd'hui, de bonne heure, la sœur d'Apollon, qui est sa servante, et dont je suis la soubrette (je vous prie de plaindre mon triste sort !) est venue m'éveiller et m'a dit de ce ton de pimbêche que la nature lui a donné : « Zerline, il faut aller à la prison du Châtelet et voir un peu ce qu'il est possible de faire pour cette espèce de bellâtre qu'on appelle le cavalier Fortune ».

- Elle a dit cela ?

- Ne vous étonnez ni ne vous fâchez. Toute muse a une écritoire à la place du cœur. Cette Delaunay est encore une des muses les moins acariâtres que j'aie rencontrées dans ma vie. Quand elle parle, cependant, il faut obéir : j'ai pris juste le temps de jeter une mante sur mes épaules et, fouette cocher, me voilà au Châtelet. De cavalier Fortune, pas l'ombre ! mais en revanche, il m'a été donné de presser sur mon cœur cet innocent de La Pistole, qui m'a raconté le fin mot de l'aventure. Après les caresses d'usage, nous nous sommes arrachés les yeux, selon l'habitude, et La Pistole m'a avoué son dessein de devenir millionnaire pour m'humilier et se venger de moi. J'ai approuvé de tout mon cœur ce noir complot, et, grâce au crédit de Madame la duchesse, qui conspire d'une main, mais qui caresse de l'autre les gens en place, j'ai obtenu la mise en liberté de La Pistole, en l'invitant à m'écraser le plus tôt possible sous le million de sa vengeance !

- La peste ! dit Fortune en se frottant les mains, vous n'avez pas la beauté de Vénus, ma commère, mais vous êtes une agréable femme, et La Pistole aurait tort de se plaindre. Je suis si fort au dépourvu que le moindre auxiliaire m'est précieux, et je vous remercie de m'avoir rendu mon pauvre camarade. Maintenant, s'il vous plaît, une dernière question : comment vous ai-je trouvée tout à  l'heure, sous le déguisement que vous savez, dans la cour de Guéménée ?

- Beau cavalier, répondit Zerline, chacun de nous a ses affaires privées ; je ne vous ai pas demandé pourquoi vous étiez au même lieu, imitez ma réserve, et nous allons passer à la deuxième partie de notre séance.

Elle se leva et ouvrit une porte, située derrière son lit, qui donnait accès dans une chambre un peu plus petite, entourée également de porte-manteaux. Le meuble principal était une vaste toilette.

Les porte-manteaux, au lieu de supporter des accoutrements féminins et des costumes variés, comme ceux de la chambre d'entrée, étaient uniformément occupés par une trentaine d'habits complets, tous neufs et semblables les uns aux autres.

- Voilà de quoi vêtir toute une escouade d'exempts dit Fortune étonné.

- Vous savez, répliqua Zerline innocemment, que nous sommes fous de comédie à l'Arsenal aussi bien qu'à Sceaux. Mlle Delaunay, ma chère maîtresse, a la direction générale des spectacles, et moi je suis la costumière en chef:

Et vous allez bientôt, reprit Fortune qui la regardait en face, monter une pièce où il y aura beaucoup d'exempts ?

Zerline fit un signe de tête affirmatif et souriant.

Elle ajouta :

- Une grande pièce et qui aura, nous l'espérons, un succès de vogue... Venez çà !

Fortune franchit le seuil de la seconde chambre.

- Asseyez-vous là, dit encore la soubrette en 1ui montrant un fauteuil placé devant la glace.

Fortune obéit.

- Pour échapper aux loups, reprit Zerline, qui d'une main habile mettait déjà le peigne dans ses cheveux, rien n'est meilleur ni plus adroit que de se déguiser en loup. De vos affaires je sais un peu plus long que vous n'en pourriez dire des nôtres, attendu que La Pistole ajoute à ses autres défauts celui de n'être point un confident discret. M. le duc de Richelieu, votre bête noire, est exilé, il est vrai, à Saint-Germain, mais il passe ses jours et ses nuits à Paris, dans une certaine petite maison du quartier d'Anjou que lui a louée Chizac-le-Riche... Ce nom vous fait dresser les oreilles.

- Va toujours, dit Fortune; les diablesses comme toi valent souvent mieux que des anges.

- Toujours ! rectifia Zerline, qui aplatissait de son mieux les belles boucles de la coiffure du cavalier. Cette bataille entre deux hommes qui ont le même visage, sinon le même cœur, m'amuse et m'intéresse. L'un n'est qu'un pauvre soldat; je mets dans le jeu du soldat, parce que je suis une soubrette.

- Corbac ! s'écria Fortune, il faut que je t'embrasse !

- Volontiers, mais quand j'aurai fini. Dans dix minutes vous allez être un exempt, non pas laid, c'est impossible, mais enfin un exempt par les habits, par la coiffure et même par la figure, car j'ai là tout ce qu'il faut pour vous transformer à ma guise. Et quand ma baguette vous aura touché, vous pourrez tourner autour du Richelieu, croiser le Chizac et même, si vous voulez, aller rendre visite à maître Lombat sans courir le moindre risque d'être reconnu !

 

 

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