L’image de la Russie dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre

Philippe Ethuin

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Première partie : la mise en place de l’univers russe.

 

1. L'expression de l'espace russe : l'ancrage référentiel.

 

2. Figures russes.

 

3. Quotidien et effet de réel.

 

 

Deuxième partie: L'idéologie dans les oeuvres.

Troisème partie: L'écriture de la Russie.

Conclusion.

Bibliographie.

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Première partie : la mise en place de l’univers russe

 

 

1. L'expression de l'espace russe : l'ancrage référentiel

 

            L'extension du domaine russe mis en scène dans les oeuvres doit répondre aux contraintes propres au cadre idéologique du roman populaire. Le contrat qui lie les auteurs à leurs lecteurs exige à la fois, et parfois de manière contradictoire, l'éclatement de l’exotisme russe de manière visuelle (les auteurs doivent donner à voir), culturelle (faire surgir l'altérité) et narrative (en quoi le cadre spatial apporte quelque chose aux séries) et la possibilité d'un accès facile à cet exotisme car les oeuvres du corpus ont pour ambition d'être lues par le plus grand nombre. Les auteurs ont ainsi pour tâche de fixer un cadre spatial cohérent et qui a rapport avec l'univers référentiel réel et de décrire ce cadre pour que l'illusion référentielle puisse jouer à plein.

Ainsi, les auteurs doivent faire surgir la russité. Les paratextes et les incipit ont pour but de signaler ce cadre spatial pour permettre au lecteur d’entrer dans le récit.

Pour affermir l’ancrage référentiel, les auteurs citent un certain nombre de lieux et font évoluer leurs personnages dans une partie de ces lieux. Il existe un décalage manifeste entre l’inflation des citations de lieux et l'étroitesse du cadre spatial de l’action.

Enfin, les auteurs privilégient les mêmes grands thèmes voulus comme typiquement russes. Le traitement par les auteurs de ces poncifs peut s’avérer différent mais l’hiver russe, la distinction entre espace urbain et espace rural ainsi que l’espace de la Sibérie semblent incontournables pour l’ancrage référentiel de la Russie.

 

 

 

1.1. L'introduction dans l'univers russe

 

 

                        1.1.1. Les paratextes

 

            Gérard Genette a largement analysé tous les « seuils »[1] que le lecteur franchit avant d'entrer dans un livre. Il nous a semblé intéressant d'étudier ces seuils pour ce qui concerne notre corpus et ainsi de donner à voir quelle image ils véhiculent, ou non, de la Russie. Nous avons inclus dans cette recherche ce que le lecteur potentiel peut voir et savoir de Rouletabille chez le tsar et de La Cravate de chanvre sans avoir lu une seule ligne du corps même des textes : nom de l'éditeur et collection (1.1.1.1.), le titre des ouvrages (1.1.1.2), l'illustration des couvertures (1.1.1.3), les titres des chapitres (1.1.1.4) et les autres éléments du paratexte (1.1.1.5) : le surtitre (1.1.1.5.a), les notes de bas de page (1.1.1.5.b) et l’épitexte publicitaire (1.1.1..5.c)[2].

 

 

            1.1.1.1 L'éditeur et la collection

 

Rouletabille chez le tsar connaît le même cheminement éditorial que les deux aventures précédentes du jeune reporter-détective (Le Mystère de la chambre jaune – 1907 - et Le Parfum de la dame en noir – 1908) ; le récit est publié en livraisons dans le supplément littéraire de L’Illustration puis en volume aux éditions Pierre Lafitte et Cie et ce au cours de la même année 1913. Pierre Lafitte est un éditeur populaire important : c’est notamment dans le magazine Je Sais Tout qui lui appartient que paraissent, depuis 1905, les aventures d’Arsène Lupin.

 

            Fantômas paraît en trente-deux volumes, de février 1911 à septembre 1913 au rythme d'un par mois, chez l'éditeur Fayard dans la collection « Le Livre populaire ». Daniel Compère, dans un article intitulé « L’autre paratexte » souligne que :

 

La notion de collection est essentielle dans la mesure où elle situe immédiatement le genre du livre. Lire sur une couverture « Le livre populaire » éclaire le lecteur sur ce qu'il trouvera à l'intérieur. [...] Outre la collection, d'autres indices s'adressent au lecteur dès la couverture afin de l'informer sur le livre avant même qu'il n'ait lu une seule ligne[3].

 

Ce péritexte éditorial révèle avant tout la vocation marchande de l'objet-livre.

            La couverture a pour but de signaler le produit et de la faire acheter. Fayard place un macaron en bas à gauche « Le volume complet 65 centimes », faisant de la sorte appel à l'argument économique. Depuis L'agent secret (volume IV de la série Fantômas), la mention « Chaque volume forme un récit complet » est ajoutée en haut sur toute la largeur de la couverture. L'argument est là aussi très commercial car nombre de volumes ne trouvent leur dénouement que dans le suivant. De plus, la plupart des épisodes ont un lien étroit avec le précédent ou le suivant; quelques exemples viennent à l'appui de cette affirmation: le dénouement de La Mort de Juve n'intervient que dans L'évadée de Saint-Lazare, Juve et Fandor ne découvrent l'explication du Train perdu que dans le volume suivant Les Amours d'un prince, le collier volé par Fantômas à la grande duchesse Iekatarina dans La Cravate de chanvre est restitué dans La Fin de Fantômas...

            Si Fantômas constitue, conformément au contrat conclu entre Arthème Fayard et les auteurs, « une série de romans policiers [...] dont tous les épisodes [sont] reliés par des personnages principaux qui [figurent] dans chacun d'eux » et si les livres peuvent «  être [lus] aussi bien séparément qu'à la suite les uns des autres », il n'en reste pas moins que la volonté de séduction et l'incitation à l'achat fonctionnent à plein en ne livrant parfois que des éléments épars ou, mieux, en suspendant le dénouement d'une aventure jusqu’au début du volume suivant.

            Ainsi, la Russie apparaît-elle dans le volume précédent, L'Hôtel du crime, sous le joli visage de la nihiliste Natacha. Les lecteurs de la série des Fantômas ont eu une première image de la Russie, indirecte car les aventures se déroulent en Suisse. Le dénouement de l’intrigue de « l’étui d’or », dont Hélène se trouve dépositaire après bien des péripéties, doit survenir dans l’épisode suivant. Il n'y a donc pas de surprise pour le lecteur habituel à se retrouver en Russie, car le gardien de « l’étui d’or » est chargé de tuer le tsar.

 

 

1.1.1.2 Le titre des volumes

 

                                   1.1.2.1.a. La stratégie des titres

 

            Il existe une véritable stratégie de la part de l'éditeur et des auteurs (quelle partie a eu le dessus: auteurs? Editeur? La question est livrée au débat) dans le choix du titre. Le but, dans le cas de notre corpus, est là encore commercial : il ne s'agit pas de trouver un « beau titre » mais un titre accrocheur, attrayant, vendeur.

 

Daniel Compère insiste sur la stratégie titulaire des collections populaires : « Il faut souligner l'importance du titre qui oriente parfois le lecteur sur un genre ou reprend un nom connu créant un effet de rappel (nom du héros de la série, titre d'un cycle) »[4].

La Cravate de chanvre renvoie au premier registre, l'orientation du lecteur vers un genre : le genre policier. Un essai de classification des titres des aventures du Maître de l'effroi fait apparaître quelques grands thèmes fédérant les titres utilisés pour la première édition (1911-1913)[5]. Deux grands registres dominent: celui de la mort et de l'horreur avec 13 occurrences (40,62% des titres) et celui du mystère et de la manipulation avec 6 occurrences (18,75% des titres). On n'en attend pas moins de Fantômas ! Le titre La Cravate de Chanvre se rattache donc directement au registre dominant de la série des Fantômas.

Le titre du troisième volet des aventures du reporter Joseph Rouletabille joue clairement sur le second registre : le héros éponyme constitue le premier élément du titre instaurant un précédent (qui devient la règle pour les intitulés des aventures suivantes du reporter[6]).

 

                        1.1.2.2.b Titres et univers diégétiques

 

            Les titres mettent en valeur « des éléments de l'univers diégétique des œuvres qu'ils servent à intituler[7] ». Genette avance l'idée qu' « il y a des titres littéraux qui désignent sans détour et sans figure le thème ou l'objet central de l'œuvre[8] » : le titre présente l'œuvre qu'il résume. Ainsi le titre Rouletabille chez le tsar fait clairement référence à la Russie tsariste et au voyage de Rouletabille alors que La Cravate de chanvre se situe sur un autre plan; l'objet central n'est ni la Russie ni les personnages mais la scène de la pendaison de Fandor et Hélène par les nihilistes. D'un côté, Rouletabille chez le tsar joue donc sur deux registres différents; il participe pleinement de l'effet de rappel et de rattachement à un cycle (Rouletabille) et met le reporter en situation spatiale : chez le tsar. De l'autre La Cravate de chanvre associe de manière générique le livre au roman policier, la Russie disparaissant au profit de l'intrigue d'aventure-détection, jouant sur l'intégration cyclique et générique.

 

 

                        1.1.1.3. Les premières pages de couvertures : les illustrations

 

            Les couvertures originales de Fantômas sont illustrées, en couleurs, par Gino Starace[9] dont Marcel Allain nous livre un portrait artistique guère élogieux dans les Entretiens sur la paralittérature[10]. Alfu, Patrice Caillot et François Ducos ont réhabilité l'illustrateur disant de lui qu'il « met en œuvre toutes les ressources d'une technique provenant vraisemblablement d'une excellente formation "académique", une science de la composition et une minutie dans l'exécution qui l'apparentent aux peintres que l'on dit "pompiers" ». Illustrateur populaire, Gino Starace a pour tâche d'« accrocher le passant ». L'illustration de la couverture est aguichante - aguicheuse même -voire carrément racoleuse.

 

            Les illustrations polychromiques mettent en scène un passage de l'épisode, elles ont par conséquent la fonction « de prévenir le lecteur d'une scène cruciale de l'épisode[11] », soit par son côté étonnant, soit par son aspect décisif dans la narration. D'essence populaire, l'illustration insiste avant tout sur le côté spectaculaire, mais spectaculaire et nœud narratif peuvent être liés surtout dans ce type de roman. Les couvertures sont volontiers violentes mettant en scène des exécutions (Le Pendu de Londres, L'Arrestation de Fantômas), des cadavres (Le Policier apache, Le Fiacre de nuit). Rien n'est épargné à celui qui pose les yeux sur ces illustrations: le sang coule (La Main coupée, Le Magistrat cambrioleur, La Livrée du crime), des accidents ont lieu (Juve contre Fantômas, La Fille de Fantômas, L'Assassin de Lady Beltham,...). La stratégie de séduction du lecteur est déjà à l'œuvre.

La couverture de La Cravate de chanvre représente Hélène et Fandor ligotés derrière un pope qui célèbre le culte dans ce qui semble être un lieu souterrain : sévices corporels, coercition, atmosphère mystérieuse sont réunis pour tenter et intriguer le lecteur.

 

 

            1.1.1.4. Les titres de chapitres

 

            Rouletabille chez le tsar est composé de deux parties (La main mystérieuse et Le secret de la nuit) subdivisées en, respectivement, neuf et dix chapitres. Sur les dix-neuf titres de chapitres, six peuvent être inclus dans le réseau lexical de la Russie :

 

            - première partie :    III : Natacha [12]

                                   IV : « Elle est morte, la jeunesse de Moscou »[12]

                                   VIII : La petite chapelle des « Gardavoïs » [12]

                                   IX : Annouchka [12]

 

            - deuxième partie: III : Le père Alexis [12]

                                   X : Le tsar [12]

 

            Dans la moitié des cas la réalité russe s'insère dans les titres des chapitres à travers l'onomastique (Natacha, Annouchka, Alexis), la géographie représente une occurrence (Moscou), tout comme le pouvoir (tsar) et l'appel à un mot russe « Gardavoïs », dont le sens, qui peut sembler limpide, est précisé par Gaston Leroux.

 

            La réalité russe apparaît beaucoup moins dans les titres des chapitres de La Cravate de chanvre. Sur vingt-cinq titres, seuls quatre renvoient à la Russie: Tsar de toutes les Russies (III), Bagne russe (XI), Ordre du Tsar! (XIII),  Le vieux Riga (XV). La perspective est donc tout autre, par l'extraordinaire discrétion du lieu de l'action dans les titres de chapitres mais aussi par le choix de mettre en avant l'allusion au pouvoir (Tsar : III, XIII) et à ses moyens de coercition (bagne russe :XI).

 

 

                        1.1.1.5 Autres éléments des paratextes

 

                                   1.1.1.5.a Les surtitres

 

Sur la première page de couverture de La Cravate de chanvre ce n'est pas le titre qui est écrit dans les caractères les plus gros mais le nom « Fantômas » qui conserve la même typographie pour chaque volume. L'accroche est donc bien, dès le premier épisode, le nom du Génie du Crime. Le F et le S encadrent le titre de l'épisode. « L'accent circonflexe plane au -dessus de l'O comme un aigle immense, et l'F dresse sa potence en face de l'S fouet de la foudre.[13] » Ce surtitre récurrent au nom du personnage crée l'effet de série; Fantômas devenant une indication générique.

De la même manière, chaque volume de Rouletabille est surtitré : Les aventures extraordinaires de Rouletabille, reporter.

Acheter Rouletabille chez le tsar ou La Cravate de chanvre c'est poursuivre une série : le lecteur est tout de suite en terrain connu car il s'agit d'un Rouletabille ou d’un Fantômas ; le surtitre est partie intégrante de l’identité sérielle de l’œuvre.

 

                        1.1.1.5.b Les notes de bas de page

 

            Pierre Souvestre et Marcel Allain font un usage régulier – et singulier !- des notes de bas de page: « signalons ici le renvoi purement publicitaire à d'autres titres, sans nécessité narrative, tel que le pratiquaient, par exemple Souvestre et Allain dans Fantômas »[14]. Les éléments à notre disposition ne nous permettent pas de répondre à la question de savoir s'il s'agit de notes auctoriales (des auteurs) ou allographes (de l'éditeur). On peut avancer, sans trop de risques d'erreurs, que ces notes sont d'origine éditoriale tant il est vrai que les auteurs populaires avaient bien peu de prise sur le destin de leurs œuvres. Toujours est-il que les exemples de ces notes sont nombreux.

            Dans le volume XXII, Les Amours d'un prince, on peut trouver une curieuse note de bas de page. « Mais il [Maurice, un personnage qui n'est jamais apparu dans la série] avait de l'argent plein ses poches... au surplus, dans le quartier, il passait pour ne pas être avare, et, en outre, la personnalité de Bouzille n'était pas pour lui déplaire (1). ». En bas de page, la note (1) indique : « Voir dans la série « Fantômas » : L'Assassin de Lady Beltham ». Cet appel à un volume précédent (XVIII, soit quatre épisodes avant) n'a absolument aucune fonction narrative car sont en scène un personnage (Maurice) qui apparaît (pour très vite disparaître) seulement dans Les Amours d'un prince et Bouzille qui a un rôle social tout autre que dans le volume XVIII. Toujours dans Les Amours d'un prince, on trouve au chapitre VII ce renvoi: « [...] Le chemineau avait lui-même acquis à ce sujet une grande expérience, lorsqu'il était en relation avec les "chineurs" et qu'il collaborait avec Erick Sunds pour fabriquer du "vieux neuf" » (1). La note correspondante est: (1) « Voir dans série Fantômas: L'assassin de Lady Beltham et La Guêpe rouge. » Or Erick Sunds n'apparaît que dans La Guêpe rouge.

Ces renvois à d'autres volumes ont là de nouveau une finalité purement commerciale; il s'agit de faire acheter au lecteur les volumes qu'il ne possède pas (encore) en lui faisant accroire qu'il trouvera des informations importantes dans les volumes cités en note. Cette technique permet de faire de la publicité à bon compte pour des volumes déjà parus.

 

            Tout autre est le rôle des notes de bas de page chez Gaston Leroux. Elles ont quatre fonctions principales :

 

a) renvoyer à une aventure précédente, comme pour les notes présentes dans Fantômas. (RCT, p 213, Le Parfum de la dame en noir à propos de « ce prince Galitch, son ennemi personnel »). Ce type de note ne connaît qu’une occurrence et permet de (re-)présenter le prince Galitch.

b) donner des informations sur le déroulement de l’histoire et la façon dont elle a été recueillie (RCT, p 174 : « En effet on ne trouve plus, à partir de ce jour, aucune note sur le carnet de Rouletabille. La dernière est celle-ci, bizarre et romantique, et nécessaire, comme l’indique Sainclair, l’avocat à la cour de Paris et ami de Rouletabille, dans les papiers duquel nous avons trouvé tous les éléments de cet ouvrage. »). Cette note accrédite la véracité du récit à la manière des romans du XVIIIe siècle introduits par un avant-propos de l’éditeur ou de celui qui a « retrouvé au fond d’une vieille malle… ».

 

Plus fréquentes sont les notes présentant les deux autres fonctions qui ont pour but d’« authentifier » le récit :

 

c) traduire un terme ou une expression russe utilisé(e) dans le corps du texte (par exemple pristaff, commissaire de police (RCT, p 9), natchaï, pourboire, (RCT, p 40)) : ainsi Leroux met il en avant son savoir et le lexique qu’il a pu acquérir lors de son voyage en Russie. (neuf occurrences)

d) participer à l’ancrage dans le monde réel (par exemple la présentation d’un attentat, déjoué, à l’aide d’une bombe descendue « dans la cheminée du cabinet du ministre » est accompagnée de la note : « Historique, attentat contre Witte », p 69). Ce type de note connaît six occurrences et dans la moitié des cas se trouve le mot « historique ». Il s’agit d’une pratique courante dans la littérature populaire. Pour Alain-Michel Boyer : « La prolifération des références au monde contemporain (soulignées le plus souvent par des notes de bas de page qui certifient que l’allusion est « authentique » et qui apportent, semble-t-il, des explications indispensables) ne renvoie qu’à l’ensemble des magazines, des revues de grande diffusion, des guides et dépliants touristiques. L’événement lui-même n’est qu’une partie du décor […][15]. »

 

                        1.1.1.5.c L'épitexte publicitaire

 

            Le lancement de la geste du Maître de Tous et de Tout a été accompagné d'une campagne publicitaire très importante. Nous en avons retrouvé une marque certaine dans une lettre de Pierre Souvestre à Arthème Fayard: « Eu égard à la grande publicité que vous comptez faire sur le premier volume intitulé « Fantômas » de notre collection des Fantômas, étant donné également que vous vendrez ce volume au prix exceptionnel de 0 fr 35 centimes [...] »[16]. Dans Les Terribles A. Peské et P. Marty nous font le récit de la sortie du premier volume : « Enfin le premier volume sort. Fayard a monté une offensive de grand style. Fantômas enjambant l'horizon de Paris surgit partout à la fois: dans le métro, sur les palissades et les murs, dans les grands quotidiens dont il envahit la quatrième page toute entière. Les piles de volumes montent en colonnes dans les librairies. »[17] L'affiche très largement diffusée reprend l'iconographie du volume. Cette annonce massive crée un processus de séduction, d’attrait et de captation, à destination du lecteur. Ce dernier retrouvera immanquablement le livre, tout au moins s'il est parisien, dans la librairie ou le point de vente. Ce type de paratexte met en évidence le caractère hautement commercial de la littérature populaire.

 

 

            Les caractéristiques paratextuelles de Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre tiennent au fait que ce sont des œuvres populaires dont le but commercial est clairement affiché par les éditeurs. Ainsi le contrat passé entre les auteurs de Fantômas et Fayard précise que « M. Pierre Souvestre s'engage à écrire jusqu'à vingt-quatre de ces volumes, mais M. Fayard ne s'engage quant à présent que pour la publication de cinq volumes se réservant suivant le succès obtenu soit d'arrêter, soit de continuer, et dans ce cas fixer le nombre des volumes à faire ». Les paratextes des deux oeuvres ne peuvent donc être qu'empreints de cette volonté de vente. C'est aussi une marque forte du genre des œuvres.

            La mise en avant du personnage principal semble être de rigueur, le contexte social et géographique a donc bien peu d'importance dans la publicité. Le surtitre sur la couverture de La Cravate de chanvre, l'éponymie du titre Rouletabille chez le tsar le montrent bien. La Russie passe à l'arrière plan.

Néanmoins, la présence de la Russie est repérable, le titre même de l'ouvrage de Gaston Leroux ou l'illustration de La Cravate de chanvre en sont des indices forts : le lecteur ne peut se méprendre sur le contexte géographique des œuvres, même si ce n’est pas le principal élément commercialement mis en avant. Le paratexte apparaît comme une première étape dans la plongée dans un univers : la Russie.

 

 

                        1.1.2. Les incipit

 

            Dès l'incipit, la réalité russe est soumise à la lecture par les scripteurs des deux romans. Le traitement de cette apparition et de l'entrée dans un univers fictionnel voulu et reçu comme exotique n'est pas exactement le même chez Gaston Leroux que chez Pierre Souvestre et Marcel Allain.

 

            Le dialogue entre Ermolaï, l'intendant de la maison Trébassof, et Matrena, la femme du général, ouvre le roman de Gaston Leroux :

 

«  Barinia, le jeune étranger est arrivé.

‑ Où l'as-tu mis?

‑ Oh! Il est resté dans la loge.

‑ Je t'avais dit de le conduire dans le petit salon de Natacha: tu ne m'as donc pas compris, Ermolaï?

‑ Excusez-moi, barinia, mais le jeune étranger, lorsque j'ai voulu le fouiller, m'a envoyé un solide coupe de pied dans le ventre. [...]

‑ Eh bien, fais-le entrer sans le fouiller.

‑ Le pristaff(1) ne sera pas content. »

 

(1) Commissaire de police [Note de l'auteur] (RCT, p 9) [18]

 

            L'entrée dans le domaine russe se fait ici avant tout par l'anthroponymie (Natacha, Ermolaï) et l'emploi de mots russes (Barinia, pristaff). Les mots russe et Russie n'apparaissent qu'après le nom de Trébassof, le mot datcha, accompagné d'une note explicative de bas de page, les noms d'Ivan Pétrovitch, Féodor Féodorovtich ou encore l'expression une sotnia de cosaques et une allusion au vin de Crimée, (RCT, p 10-11). Le mot russe ne connaît sa première occurrence qu'à la page 14, Moscou est citée pour la première fois page 15 et le mot Russie ne se trouve qu'à la page 17. L’atmosphère russe est construite avant son expression explicite, la connotation russe est exprimée par un vocabulaire et une anthroponymie que le lecteur ne peut interpréter que comme russes. Gaston Leroux présuppose donc que ses références à la Russie renvoient à l'horizon familier du narrataire, à son savoir et notamment sa connaissance de l'épisode précédent des aventures de Rouletabille : les noms et les mots qu'il emploie doivent immédiatement être compris en tant qu'expression du cadre fictionnel et suffire à l'introduction dans la narration de l'univers russe.

 

            Tout autre est l'entrée dans le domaine russe chez Fantômas. L'incipit est beaucoup plus explicite dans l'expression de l'« exotisme » russe:

 

Depuis un instant, la lampe à pétrole s'était écroulée sur le sol...

La pièce où tout à l'heure régnait une demi-lumière, car la lueur de la lampe était tamisée par un grand abat-jour, avait été brusquement plongée dans l'obscurité.

Ce devait être une grande pièce, lourdement tapissée à la mode russe, d'épaisses tentures. L'air qu'on y respirait y était chaud, lourd, tout chargé de cette extraordinaire odeur de cuir que l'on sent dans toutes les maisons russes, dans les palais comme dans les humbles demeures, dans les rues des faubourgs comme dans les grandes voies de Pétersbourg.

Dans cette pièce, il se passait évidemment quelque chose de terrible.

Il eût été difficile de deviner exactement le drame qui se déroulait, car l'ombre complice s'occupait à en voiler l'horreur.

Pourtant, c'était un bruit de lutte qui venait de se produire.

Des respirations haletaient. Par moment, un éclat de voix brusque montait. C'était alors des appellations injurieuses, soufflées sur un ton rauque:

‑ Canaille! ... Misérable! ... Assassin! ...

Puis venaient encore des appellations aux saintes images, des invocations désespérées à la Madone, à la Vierge, au Petit Père, car le Petit Père est aussi bien, en Russie, le bon Dieu en personne que le tsar! (CC, p 553) [19]

 

            Le mot russe est utilisé à deux reprises, les mots Russie et tsar apparaissent dès les premières lignes. Seule la mention toponymique Pétersbourg et le mot tsar induisent la Russie mais celle-ci est déjà largement déterminée. L’expression à la mode russe qui pourrait renvoyer à une demeure située dans un autre pays que la Russie est aussitôt confirmée par la relative que l’on sent dans toutes les maisons russes : toute ambiguïté quant au lieu de l’action est levée.

L'image du lecteur de Fantômas semble par conséquent différente de celui des aventures de Rouletabille. Dans sa fonction de réception, le lecteur de La Cravate de chanvre serait perçu comme ayant davantage besoin des activités définitionnelles des auteurs.

 

 

            Pour les deux ouvrages, le lecteur entre de plain-pied, in media res, dans le domaine russe. L'action s’établit dans un cadre géographique unique dans lequel le lecteur se retrouve en situation d'extériorité par rapport à l'univers représenté: les auteurs ou les personnages doivent prendre en charge ce passage dans un univers fictionnel « exotique ». Il n'existe pas de séquence de voyage, d'arrivée en Russie contrairement à d'autres œuvres qui tendent, elles aussi, vers l'exotisme ; ainsi dans La Série rouge[20] le lecteur avait pu suivre la traversée mouvementée d'Hélène entre la Hollande et le Mexique. Par ailleurs, cette nouvelle aventure de Rouletabille était annoncée à la fin du Parfum de la dame en noir, qui se clôt sur le départ en train du reporter vers Saint-Pétersbourg[21], en réponse à une demande d'aide de la part du tsar et à un défi lancé par les nihilistes.

            Certes, il existe bien ici une communauté d'approche entre Rouletabille et Fantômas, à savoir l'immersion totale du narrataire dans l'univers russe ; cette immersion repose néanmoins sur des moyens auctoriaux différents. Pour ce qui concerne la mise en texte formelle, dans La Cravate de chanvre le lecteur entre en Russie avec la médiation du narrateur, dont la présence est marquée par le jeu sur les temps (imparfait / présent) et par son omniscience, le narrateur sait ce qui s'est passé avant (il régnait une grande lumière) et en informe le lecteur ; dans Rouletabille chez le tsar, la médiation se fait par les personnages, comme dans une scène d'exposition théâtrale. De plus, sur le fond, Gaston Leroux joue sur la proximité référentielle et la connaissance supposée que ses lecteurs ont de la Russie alors que Pierre Souvestre et Marcel Allain insistent lourdement sur la localisation géographique du récit en usant de répétitions et en utilisant les champs et réseaux lexicaux les plus simples pour désigner la réalité russe. Plus qu'à une différence d'approche auctoriale on doit certainement conclure à une différence de lectorat : l'horizon conceptuel du public de Fantômas étant admis comme plus limité et la fidélité à la série s'étant émoussée il faut relancer le phénomène de surprise en multipliant les voyages dépaysants.

 

 

 

 

 

1.2. Les lieux et l'ancrage spatial :

 

                        1.2.1. Lieux cités

 

                                   1.2.1.1 : Le dispositif spatial :

 

            Le dispositif spatial se développe dans les deux œuvres au moyen d'indications toponymiques qui appartiennent au monde référentiel réel. L'ancrage dans le réel passe dès lors par la citation de lieux. La fixation toponymique de la Russie est plus importante dans Rouletabille chez le tsar. Les indications de lieux y sont plus fréquentes et plus variées. Par ordre alphabétique nous trouvons les villes, régions et fleuves suivants : la Baie de Lachka, Bakou, Balakani, Couvent de Troïtza, la Crimée, Elaguine, Gatchina, Kazan, Kiew, la Lithuanie, Lubetszy, les marais de Lachkrinsky, les monts Ourals, Moscou, la Néva, Nijni, Orel, Pergalowo, Péterhof, Presnia, Saint-Pétersbourg (évidemment), la Scythie, Sestroriesk, la Sibérie, Tsarkoïe-Selo, Varsovie, Viborg, la Volga[22]. Cette multitude de citations de lieux donne une impression d’expansion spatiale – de la mer Baltique à la mer Caspienne et à l’océan Pacifique, de la Russie d’Europe à la Sibérie - et d’authenticité. Même si certaines de ces réalités géographiques citées ne disent pas grand chose au lecteur, elles se rattachent toutes au monde réel et sont vérifiables. Elles sont utiles à l’ancrage spatial réaliste du récit.

            Dans La Cravate de chanvre les lieux cités sont beaucoup moins nombreux ; au rang des villes, régions et fleuves nous relevons : Gattchina (orthographe différente dans Rouletabille chez le tsar), le Caucase, l’Asie Orientale, la Néva, la Sibérie, l’Oural, la Mandchourie, la Pologne (sous le nom des peuples qui y vivent[23]), le plateau du Valdaï (au nord ouest de la Russie d’Europe) Moscou, Péterhoff (autre orthographe dans Rouletabille chez le tsar), Saint-Pétersbourg (qui sature de sa présence toute la référence toponymique), Tsarkoïe-Selo. Seuls quelques noms de villes apparaissent - très souvent réutilisés -, les autres mentions géographiques sont très vagues. La fixation toponymique dans le monde réel est ici relativement pauvre.

 

 

 

 

                                   1.2.1.2 : L’importance de Saint-Pétersbourg :

 

            Dès le début des deux œuvres, Saint-Pétersbourg est la ville la plus citée. Capitale de la Russie tsariste, siège du pouvoir, ville dont le nom doit être le plus familier aux lecteurs français de la Belle Epoque, il n'y a pas lieu de s'en étonner. La capitale de la Russie est le lieu principal de l'action. De la même manière, les lieux de pouvoir sont fréquemment cités: Tsarskoï-Selo, palais du tsar à Saint-Pétersbourg, apparaît treize fois dans Rouletabille chez le tsar et trente-huit fois dans La Cravate de chanvre, le Kremlin trois fois dans le premier et deux fois dans le second.

            De par sa fréquence, c’est le toponyme « Saint-Pétersbourg » (sous sa forme complète ou abrégée Pétersbourg) qui est le plus important : il apparaît vingt-et-une fois dans Rouletabille chez le tsar et cinquante-six fois (soit en moyenne une fois toutes les cinq pages !) dans La Cravate de chanvre.

            Peu d’autres marqueurs toponymiques sont utilisés dans La Cravate de chanvre, en revanche ils sont nombreux dans Rouletabille chez le tsar comme nous l’avons relevé plus haut. Dans le premier, les indicateurs géographiques sont très généraux : la Russie apparaît quarante-deux fois et la Sibérie vingt-et-une fois. Gattchina, résidence de campagne du chef de la police, est citée vingt-sept fois. Dans le second la diversité est de mise. Certains toponymes utilisés par Gaston Leroux semblent être des clins d’œil : ainsi la famille du général est originaire d’Orel qui se trouve être la patrie de l’écrivain russe Tourgueniev ; connaissant l’humour et le goût pour les jeux de mots de Gaston Leroux on peut aussi y déceler un indice sur l’innocence de Natacha : Orel, tout comme la solution est hors elle (hors Natacha).

 

                                   1.2.1.3 : Les repères spatiaux

 

            Les œuvres sont fixées de façon toponymique dans leur réalité géographique et les lieux sont repérables les uns par rapport aux autres dans l’espace de la Russie. Ainsi des repères spatiaux généraux sont-ils donnés au lecteur. Quand Fandor part pour la Sibérie, il effectue une partie du voyage en train.

 

     La colonne de forçats était déjà fort loin de Saint-Pétersbourg. [...]

     Après de longues étapes, on avait [...] fait monter les hommes dans de misérables wagons attelés en queue d'un train de marchandises. Sans arrêt, le train avait roulé durant deux jours. Les kilomètres avaient succédé aux kilomètres, et la nature des pays traversés avait si brusquement changé qu'il était impossible de se méprendre à l'importance de la distance parcourue de la sorte. (CC p 664)

 

            Le repère donné est ici aussi (encore !) Saint-Pétersbourg. Les indicateurs spatiaux quant à eux sont très vagues, on se trouve « loin » de la capitale et ce point indéterminé est atteint après de « longues étapes ». La distance parcourue est importante sans plus de précisions. L'espace, passé les murs de Saint-Pétersbourg, devient plus indéterminé : le texte parle ainsi du Nord-Express passant « la frontière russe » (CC, p 674) ou « d’un express se dirigeant vers la frontière allemande » (CC, p 686) sans autre précision géographique.

 

            Pour rejoindre la Russie un des compagnons d'infortune de Fandor lui rappelle qu'il aura « des verstes par milliers à franchir » (CC, p 668). Même si les lecteurs ne connaissent pas la valeur de cette « mesure itinéraire utilisée en Russie (1067 mètres) »[24] la distance paraît considérable et donne une idée de l'immensité de l'empire tsariste. Tout concourt à marquer la dimension incommensurable de l'espace russe.

 

            Dans Rouletabille chez le tsar, les lieux de Saint-Pétersbourg servent de repères dans l’espace décrit. Des haut-lieux sont cités : la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul, la forteresse Pierre et Paul, le palais d'hiver, la perspective Newsky, gastini-dvor (le bazar de Moscou), stchoukine-dvor  (prodigieux bazar populaire) ou encore le Canal Katherine. Les quartiers proches de la datcha sont nommés : Krestowsky Ostrov, (île en face de la datcha), la Strielka (la pointe de l'île) Kameny Ostrow et Vassili Ostrow. Enfin un certain nombre de noms d’artères de la capitale russe sont indiqués : la place Koudrinsky et la rue Koudrinsky, Aptiekarski pereoulok (la rue des Pharmaciens), la place Saint-Isaac et de la rue de la poste, le pont-des-chantres, le pont Troïtsky. Ces citations donnent à lire un espace géographique dans lequel il est possible de se repérer, de placer les éléments les uns par rapport aux autres et, là encore, qui peuvent être authentifiés dans le monde réel.

            Dans La Cravate de chanvre, les lieux pétersbourgeois identifiables sont rares : il s’agit d’hôtels comme l’Hôtel de France et l’hôtel de la Néva (dont l’authenticité nous semble douteuse) et de deux grandes artères : la perspective de Nicolas et la perspective Skobeleff, de l’Ostroghi (Prison) Saint-Jean. Pour le reste, c’est l’indétermination la plus complète.

 

 

            Au total, le nombre de lieux cités, leur éloignement les uns des autres et le système de repérage spatial à l'œuvre dans les deux romans donnent l'impression d'une dilatation de l’espace dans lequel se déroulent les récits. L’expansion spatiale de la narration des deux œuvres se limite pourtant avant tout à la Russie d'Europe, hormis les allusions dans Rouletabille chez le tsar aux steppes sibériennes ainsi qu’à quelques villes un peu éloignées et la courte aventure de Fandor dans La Cravate de chanvre en Sibérie - et encore juste à ses frontières. Mais citation de lieux n'équivaut pas à rôle fictionnel. Tous ces lieux ne sont pas les théâtres des actions des personnages. La toponymie apparaît dès lors comme ayant un triple enjeu dans la construction de l'exotisme russe :

 

- l'exotisme du référent : Saint-Pétersbourg, Sibérie, Tsarskoïe Selo sont des lieux qui renvoient à une altérité culturelle connue par les lecteurs populaires à travers la presse par exemple et qui font référence au monde réel et tout particulièrement à l'univers russe.

- exotisme du signifiant : Tsarskoïe Selo, Kremlin sont des signifiants qui renvoient directement à la réalité russe. Les faire découvrir aux yeux du lecteur c'est déjà le propulser dans un univers exotique.

- exotisme du signifié : Tsarskoïe Selo et Kremlin induisent lieux du pouvoir impérial russe, de la même façon Sibérie est connotée péjorativement et comme symbole de la répression tsariste.

 

 

                        1.2.2. Lieux vécus[25]

 

            Parmi les lieux cités, tous ne sont pas vécus par les personnages de la même façon. Certains ont une extrême importance, d'autres ne sont que cités de manière interstitielle, comme en passant, pour contribuer à « l'effet de réel »[26] et à l’authentification du récit, mais nullement lieux dans lesquels agissent les protagonistes.

 

 

                                   1.2.2.1. Une action concentrée à Saint-Pétersbourg

 

            Saint-Pétersbourg est au centre des deux ouvrages. L'incipit de La Cravate de chanvre se déroule dans un bureau, des fenêtres duquel on peut découvrir l’ensemble de Saint-Pétersbourg. La datcha Trébassof se situe à proximité de la capitale de l'empire tsariste. Beaucoup des séquences narratives sont ainsi concentrées à Saint-Pétersbourg et dans sa proche périphérie.

            Saint-Pétersbourg est en premier lieu le point d'arrivée des personnages français en Russie.

 

     Je comptais arriver directement à Pétersbourg. (RCT, p 17)

 

            Ils y sont convoqués pour des raisons d'enquêtes. Le meilleur exemple de ces convocations est celui de Juve qui est tout à la fois appelé au secours par Fandor, la Grande-duchesse Iékatérina, Hélène et les nihilistes.

 

     Venez d'urgence à Saint-Pétersbourg. Besoin absolu de vous avoir. Le trésor du tsar menacé.                 FANDOR.

 

     Venez d'urgence à Saint-Pétersbourg. Je n'ai d'espoir qu'en vous dont la renommée m'est connue. C'est une femme qui aime qui vous en supplie. Venez protéger le chef de la police secrète, venez, je vous attends.

            Grande duchesse Iékatérina.

 

     Accourez à Saint-Pétersbourg. Vous seul êtes capable de sauver une vie humaine. Je suis en possession de secrets terribles, venez, il faut protéger le tsar.                                                                             Hélène.

 

     Nous nous confions à vous, câblait-on, nous sommes des nihilistes, nous souffrons de terribles aventures. Seul, vous pouvez nous sauver. Venez à Saint-Pétersbourg, venez, il faut que vous puissiez arrêter les méfaits de Fantômas. (CC, p 598-599)

 

            S’éloigner de Saint-Pétersbourg, pour aller à Moscou, comme se propose de le faire M. Pol (identité usurpée par Juve), c’est, selon ses compagnons de voyage s’enfoncer au cœur lointain de la Russie ! (CC, p 677). La Russie se réduit ainsi à la région sa plus européenne : tout le reste est un désert.

 

 

                                   1.2.2.2. L’enfermement des personnages

 

            Si beaucoup de lieux sont cités, la majeure partie des séquences narratives se déroule dans quelques endroits seulement. La résidence du général Trébassof est le principal lieu, les différents protagonistes se meuvent de pièce en pièce, font quelques excursions, plus ou moins forcées, au dehors mais la datcha reste le lieu central et clos de la narration. Plus encore doit-on remarquer que les autres lieux de Rouletabille chez le tsar sont avant tout des intérieurs ainsi sont mis en scène : un restaurant, une salle de spectacle, l’antre d’un herboriste,… même le parc dans lequel se promène le général est soigneusement délimité.

 

            Tsarskoï-Selo, le palais impérial, est un modèle de lieu clos dans la description qu’en livrent les auteurs de La Cravate de chanvre :

 

     Tsarskoïe-Selo est à la fois un village, une forteresse, un palais.

     Tsarskoïe-Selo est, avant tout, une prison. Il n'est point d'autre mot pour désigner la résidence impériale du tsar de toutes les Russies [...].

     C'est enfin une prison parce que le tsar et sa femme [...] y vivent une existence de véritables prisonniers. (CC, p 571-572)

 

            L'enfermement des personnages atteint son plus haut degré dans La Cravate de chanvre. Fandor se trouve incarcéré dans une prison russe qui est longuement décrite :

 

     Une prison russe. C'est dans un faubourg de Saint-Pétersbourg, un grand bâtiment d'architecture banale. Il est flanqué de quatre tours énormes, massives, et entouré d'un haut mur dont l'escalade apparaît immédiatement impossible. Les quatre tours sont jointes entre elles par de longs corridors. Dans ces corridors, de chaque côté, s'ouvrent les doubles rangées de guichets qui commandent les cellules où sont enfermés les prisonniers.

     Au bout de chaque couloir, une lourde porte. Elle donne, au rez-de-chaussée sur une grande salle circulaire qui occupe toute la tour. La porte est fermée par une clef qui est déposée au corps de garde. (CC, p 607)

 

            Nous retrouvons le reporter un peu plus tard, au côté d'Hélène dans une carrière abandonnée :

 

Une vaste salle froide et mal éclairée, véritable cave dont les murs suintaient l'humidité, et enfoncée si profondément dans la terre qu'elle semblait être une sorte de tombeau. (CC, p 750)

 

 

Cette salle est oubliée de tous

 

et bien rares assurément étaient les gens de la municipalité qui pouvaient avoir gardé le souvenir de cette vaste crypte dissimulée sous une des plus importantes chaussées de la capitale (CC, p 751).

 

 

            Le lieu principal de l'action dans Rouletabille chez le tsar est la datcha des Trébassof. Les notes du carnet de Rouletabille sont accompagnées d'un plan de la maison et du jardin. On peut y relever tous les caractères du lieu clos.

 

     Topographie: villa entourée d'un jardin sur trois côtés. Le quatrième donne directement sur un champ boisé s'étendant librement jusqu'à la Néva. De ce côté, le niveau du terrain est beaucoup plus bas, si bas que la seule fenêtre ouverte dans le mur ( fenêtre du petit salon de Natacha au rez-de-chaussée)[27] se trouve à la hauteur d'un second étage. Cette fenêtre est hermétiquement close par des volets de fer, retenus à l'intérieur par un barre de fer. (RCT, p 89-90)

 

            Au fur et à mesure de l'avancée de l'enquête de Rouletabille, la datcha semble même se fermer un peu plus au monde :

 

     Le reporter trouva tous les agents de Koupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison [...]. (RCT, p 282)

 

 

            Ces deux oeuvres s’approchent ainsi de la définition du roman de détection proposée par Roger Caillois.

 

     Le roman policier se passe dans un univers clos: de la découverte du meurtre à la découverte du coupable, tout doit y survenir sans la moindre intervention extérieure, tout doit s'y éclaircir par la seule vertu du raisonnement... Le drame satisfait d'autant plus qu'il s'étend sur moins de durée et sur moins d'espace.[28]

 

 

                                   1.2.2.3. Espace déterminé / espace indéterminé

 

            On peut constater une certaine indétermination de l’espace dans La Cravate de chanvre ; cette indétermination est le résultat du voyage irréel à travers le pays des tsars que constitue ce roman. La Russie tient plus à l’imaginaire, voire au fantasme, qu’à la réalité.

 

De nombreux lieux ne sont pas identifiables : Grégoria demande si Hélène ne quitte pas « la ville », et prévient qu’ »il y a les loups [qui] rôdent jusqu’auprès du faubourg ». D’ailleurs Grégoria est « la vieille bonne […] attachée au service des pensionnaires occupant les chambres meublées de la maison » (CC, p 555) Les articles utilisés pour « ville », « faubourg », « maison » sont définis mais n’indiquent rien de précis quant à l’espace ; rien ne permet de se repérer dans la ville, de se situer dans l’espace urbain pétersbourgeois.

 

L’espace champêtre est « une succession infinie de grands champs » (CC, p 558). L’écriture signe ce paysage russe indéfini :

 

Quelques instants plus tard cependant un coude brusque de la piste permettait d’apercevoir, à quelque distance, un petit bois de sapins autour duquel semblaient être blotties une dizaine de maisonnettes, de véritables chaumières construites en bois comme en ont les paysans russes, les pauvres misérables.

Au milieu de ces maisonnettes, on apercevait une sorte de hangar couvert, à façon d’église. (CC, p 558) [29]

 

            Les lieux de l’action sont ainsi peu déterminés tout comme le trajet ou la distance parcourue.

            La description d’une maison dans un quartier de Saint-Pétersbourg fonctionne sur le même modèle d’indétermination souligné par l’emploi de l’article indéfini « un(e) » :

 

Le même jour dans l’une des maisons écartées de Saint Pétersbourg dans une pièce froide, aux murs pauvres, sans aucun ornement, une pièce où le jour pénétrait avec peine par un étroit vasistas chichement mesuré […] (CC, p 624)[30]

 

Et quand Juve se rend chez la grande duchesse Iékatérina, il arrive « devant la grille d’une superbe propriété construite au milieu d’un jardin, dans le quartier luxueux de Saint-Pétersbourg avoisinant les îles. » (CC, p 679)[31] La description de la propriété se limite à l’épithète « superbe ». Tout au plus le lecteur apprendra qu’il s’agit d’une « élégante demeure » (CC, p 680). Le quartier n’est ni nommé ni situé géographiquement, c’est sa fonction symbolique comme marqueur social (« luxueux ») qui est importante plus que son authenticité.

 

 

            L'extérieur russe a finalement peu de prise sur la narration et la résolution du problème posé : dans l'ouvrage de Gaston Leroux le criminel se trouve à portée de main, dans celui de Pierre Souvestre et Marcel Allain il est connu d'avance. La Russie en tant que pays est avant tout un prétexte au développement de nouvelles aventures. Le nombre de lieux que l'on rencontre dans les récits et leur éloignement géographique qui donnaient un effet de diastole nécessitent une concentration et une systole : les personnages doivent bien, malgré cette diversité, se retrouver quelque part[32]. En conséquence, la Russie vécue par les personnages se limite souvent aux intérieurs russes. Tous les lieux vécus par les personnages ont comme point commun « la séparation d'avec l'univers socio-historique dans la contemporanéité duquel ils se situent pourtant très clairement »[33]. Ce sont des isolats dans lesquels l'intrigue policière peut se développer sans contrainte externe de type social, économique ou politique. Le lieu russe est donc condamné à ne servir que d’arrière-plan, de décor de théâtre devant lequel se meuvent les personnages.

 

 

1.3. Quelques éléments descriptifs qui symbolisent la Russie

 

            Ces jalons posés, comment l'illusion référentielle se construit-elle?

            La description doit répondre à au moins l'une des quatre exigences suivantes:

                        - informer sur le cadre de l'action et les personnages

                        - mimer le réel et donner l'illusion que le récit est vrai

- orienter le lecteur et lui permettre de comprendre la suite de

  l'histoire

                        - émouvoir ou séduire par des images poétiques.

 

            L'insertion de la description dans les romans de détection-aventures soulève le problème de la pause qu'elle introduit dans des récits fortement marqués par l'action, et parfois par des séquences d'action « pure ». Dans le même temps, les auteurs de romans populaires sont tentés de « pisser de la copie ». La description plus ou moins réaliste peut être un bon moyen de gagner de précieuses lignes alors que nos auteurs tirent peu à la ligne. L'appareil critique du texte descriptif est par conséquent parfois difficilement applicable aux textes de notre corpus. Il n'en reste pas moins que la réalité « physique » de la Russie est bien présente dans les deux œuvres à travers des descriptions plus ou moins longues qui peuvent être l'objet d'étude.

 

            Chacune des œuvres a une inscription historique solide: la période d'agitation qui suit la révolution de 1905-1906 sous le règne de Nicolas II, et plus particulièrement la période 1910-1913, même s'il est difficile de dater avec précision les événements fictifs rapportés. Ce cadre temporel est donc placé, il est construit par les auteurs autour d'une figure connue du grand public, le tsar de toutes les Russies; il est vraisemblable. Dans la description, le vraisemblable se veut référentiel. La description prend comme rôle la construction de « l'illusion référentielle »[34].

            Nous nous attacherons à trois grands axes thématiques qui sont aisément repérables dans Rouletabille chez le tsar et dans La Cravate de chanvre et qui sont les points de jonction des lieux communs attachés à la Russie dans l'imaginaire populaire : le climat russe, qui est soit le lieu de tous les stéréotypes, soit fortement nuancé par rapport à l'image que l'on peut s'en faire ; puis, les romans populaires étant avant tout urbains, il nous apparu nécessaire d'étudier la vision de la campagne russe et des rapports entre l’espace urbain et les périphéries campagnardes ; et, enfin, la Sibérie qui est le thème alimentant le plus de fantasmes.

 

 

                        1.3.1. L'hiver russe

 

            Les premières pages de La Cravate de chanvre insistent fortement sur le froid qui règne à Saint-Pétersbourg. Précipitations, température, moyen de se préserver du froid : rien n'est oublié pour que le lecteur sache bien qu'il est en hiver.

 

L'un de ces poêles que rendent nécessaires les rigueurs du climat (CC, p 547)

 

« Le froid est terrible, ce matin, pourtant il neige! »

Il neigeait en effet à gros flocons pressés, tombant les uns derrière les autres, sans cesse, sans frein, avec des tourbillonnements qui donnaient les vertiges.

Avec cela, le froid était intense, un froid de 20 degrés en dessous, qui, augmenté par le vent, avait quelque chose de terrible.

L'homme, sans souci de la température, se pencha à la croisée.

Il avait devant lui le blanc panorama de maisons enfouies sous la neige, à perte de vue.

C'était évidemment l'hiver[35] et Saint-Pétersbourg, qui pour six mois encore, devait présenter cet aspect.(CC, p 547-548)

 

En dépit du vent qui s'engouffrait par les fenêtres, chassant jusqu'au milieu de la pièce des tourbillons de flocons blancs [...] (CC, p 548)

 

Le vent avait apporté un froid glacial.

« Il y a de quoi mourir, pensa l'homme[...] » (CC, p 549)

 

            Tout au long du roman, cette empreinte de l'hiver est sensible:

 

     Le froid, d'ailleurs, qui s'était atténué au moment du départ de la chaîne avait brutalement repris. C'était l'hiver avec ses douleurs horribles, son cortège d'horreur et de douloureuses souffrances.

     La neige tombait continuellement. Elle s'amoncelait dans les pauvres vêtements des forçats, elle gelait sur les hommes, elle formait sur leurs mains et dans leurs cous de coupantes petites aiguillettes de glace qui les déchiraient à chaque mouvement. (CC, p 664)

 

On peut multiplier les exemples à l'envi :

 

[...] la margelle de pierre toute recouverte de mousse roidie par le verglas d'un puits profond dans lequel les palefreniers de la maison venaient chercher de l'eau tous les matins, non sans avoir au préalable brisé la glace.(CC, p 735)

 

Tandis que, sur la route neigeuse et déserte [...] (CC, p 785)

 

            L'hiver russe semble être la principale saison et occupe des rôles fictionnels importants.

            Il a un rôle métadiégétique en tant que décor. Poser l'hiver en toile de fond, c'est assumer une vision stéréotypée de la Russie, c'est s'inscrire dans une vision conceptuelle minimale que nombre de lecteurs français partagent, la mention « c'était évidemment l'hiver » en témoigne. En cela Pierre Souvestre et Marcel Allain sont des héritiers de l'image qu'en ont donné les romanciers populaires du XIXe siècle. Déjà Ponson du Terrail, dans le prologue de Rocambole faisait apparaître dès l'incipit la Russie sous la neige :

 

Il neigeait... De toutes parts, à l'horizon, la terre était blanche et le ciel gris.

Au milieu des plaines immenses et stériles se traînaient les débris des fières légions, naguères conduites par le nouveau César à la conquête du monde, que l'Europe coalisée n'avait pu vaincre, et dont triomphait à cette heure le seul ennemi capable de les faire reculer jamais: le froid du Nord.[36]

 

            Que le poncif de l'hiver russe et de ses rigueurs exceptionnelles soit pleinement à l'œuvre dans La Cravate de chanvre n'est pas étonnant, il n'est que réinvesti et réactivé. L’anaphore de il neigeait se trouve d’ailleurs dans le poème de Victor Hugo « L’Expiation » (dans Châtiments), consacré à la Retraite de Russie. Notons au passage que le prologue de Rocambole reprend pratiquement tous les mots de ce poème hugolien et les ordonne autrement, créant une impression de déjà lu.

 

            L'hiver n'est pas seulement décor ; les auteurs lui offrent un rôle diégétique important : le poêle brûlant sert à faire disparaître un corps, celui de Boris Prokoff, les fenêtres ouvertes alors qu'il fait moins vingt degrés alimentent la suspicion de Marfa, le froid est un opposant à la fuite de Fandor à travers la Sibérie. Il se met au service de la représentation de la douleur dont la marque est forte dans la série des Fantômas.

 

            Le froid est aussi témoin et complice du silence entre le faux Boris Prokoff et la duchesse Iékatérina au début du dernier chapitre et il permet bien des rapprochements amoureux :

 

     Frileusement serrés l'un contre l'autre , Fantômas et sa maîtresse, pendant la première partie du trajet, n'avaient pas échangé une parole.[...] (CC, p 796)

 

            Osons le dire : Fantômas a été « refroidi » de découvrir que le collier qu'il avait volé ne se trouvait plus à sa place et la duchesse tremble pour son amant. Où le climat rejoint les états d'âme des personnages... Les auteurs jouent manifestement avec le stéréotype climatique russe.

 

            Enfin le froid et le gel participent, en partie, à la tension dramatique. Par exemple, au moment de l'exécution (la première) de Fandor dans la cour de la prison :

 

     A quelques pas de là, on entendait un grand vacarme. Il montait d'un trou que creusait avec ardeur quatre ou cinq hommes qui se dépêchaient. Le froid était si vif que les instruments, les bêches, les pics, faisaient résonner la terre gelée.

     « Ma tombe... » devina Fandor. (CC, p 620)

 

            Nous avons donc dans La Cravate de chanvre une seule saison, l'hiver, en atteste ainsi la forte récurrence infratextuelle, qui supplante toutes les autres dont le narrateur ne fait même pas mention. Le cliché de la rigueur hivernale et le réseau lexical qui l'environne crée un véritable leitmotiv qui rythme cet épisode de la saga fantômassienne.

Chez Gaston Leroux le traitement climatique de la Russie semble différent. En effet la réduction de la Russie à une saison n'existe pas de prime abord dans Rouletabille chez le tsar. Le fond de l'air est même plutôt agréable au regard des assertions, rares au demeurant, que l'on trouve dans l'ouvrage. Lors de la promenade du général Trebassof la douceur l'emporte sur le froid :

 

     On approchait de la « pointe ». Jusque-là la promenade avait été d'une grande douceur champêtre, entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux sur lesquels on avait jeté des ponts enfantins, à l'ombre des bois de dix arbres aux pieds desquels l'herbe nouvellement coupée embaumait. On avait contourné des étangs, joujoux grands comme des glaces sur lesquels il semblait qu'un peintre de théâtre eût dessiné le cœur vert des nénuphars. Paysannerie adorable qui semble avoir été créé aux siècles anciens pour l'amusement d'une reine [...]

Et tout cela, qui était beau, frais charmant et léger, et silencieux, tout cela semblait d'autant plus du rêve que tout cela semblait suspendu entre le cristal de l'air et le cristal de l'eau. (RCT, p 108-109) [37]

 

            Quelques temps plus tard le repas se prend dans le kiosque isolé dans le jardin :

 

     [...] On allait sans doute dîner dehors par cette belle nuit blanche. (RCT, p 283)

 

            Le climat, c'est-à-dire l'appel au motif hivernal pour La Cravate de chanvre, et une nuance assumée pour Rouletabille chez le tsar, est très révélateur de la manière de traiter l'espace russe. D'un côté nous avons une démarche stéréotypique : en Russie il fait froid ; de l'autre la volonté de s'éloigner du cliché, volonté qu'appuie certainement l'expérience personnelle vécue par Gaston Leroux lors de son long séjour à Saint-Pétersbourg mais aussi sur les nécessités narratives ; le calme apparent de la nature tranche avec la nervosité des participants lors de la promenade et la violence de la menace qui pèse sur le général Trébassof. Pourtant quand il s'agit de décrire un attentat à Moscou, l'action se déroule en hiver et nous retrouvons tous les stéréotypes liés au climat russe. Le récit du premier attentat contre le général Trébassof est pris en charge par Matrena Pétrovna sa femme et nous voyons se dérouler tous les motifs attachés à la saison stéréotype de la Russie :

 

                        [Le général] commanda qu'on lui attelât le traîneau. [...]

            On touchait à la fin de la journée d'hiver, qui avait été claire et transparente et très froide. Je m'enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau à côté du général. [...] Le traîneau filait comme le vent. [...]

            Il était quatre heures juste et un légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée [...]. On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve [...]. (RCT, p 41-42)

 

            De même le second attentat se déroule en hiver:

 

            Le traîneau nous attendait devant la porte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracas épouvantable et nous sommes jetés dans la neige. (RCT, p 46)

 

            Même moyen de transport, même saison, même manteau neigeux, même présence d'un froid rigoureux dans les deux œuvres : les auteurs sacrifient donc tous au cliché de l'hiver russe, au froid intense et au traîneau qui file sur la neige. Pourquoi cela ? Sans doute pour répondre à la demande lectoriale : comment imaginer la Russie sans hiver ? Ainsi les auteurs remplissent leur part du contrat en donnant à lire ce que veulent les lecteurs. Enfin au niveau narratif, l'hiver est intrinsèquement lié à une certaine violence: violence des attentats contre Trébassof, violence de la lutte entre Juve et Fantômas, violence à l'encontre du corps de Fandor.

 

 

                        1.3.2. Les campagnes russes

 

            Si les auteurs se plaisent à souligner l’immensité des paysages russes, les campagnes en elles-mêmes ne sont que peu décrites. Elles sont traversées par les personnages mais leur rôle est relativement peu important sur l'ensemble des deux fictions.

 

L’espace agreste est uniforme, monotone, sans relief narratif et pratiquement désert :

 

La campagne désormais, en effet apparaissait presque déserte. C’était dans le crépuscule une succession infinie de grands champs qui disparaissaient tous uniformément sous le manteau de la neige et s’étendaient à perte de vue avec une monotonie désespérante. (CC, p 558)

 

            La neige couvre tout dans La Cravate de chanvre, l’uniformité est de mise. L’arrivée en Russie, par le Nord-Express, au lever du jour, fait découvrir aux voyageurs ces mornes plaines, l’empreinte de l’homme sur le paysage brise la monotonie, seule l’approche de la ville permet la rupture de la triste régularité du paysage :

 

     [...] Les voyageurs se trouvaient désormais en territoire russe. [...] Le jour était venu et, aux steppes désertes et glacées que l'on avait traversées, steppes dont l'uniformité blanche donnait au paysage environnant un cachet de poignante monotonie, succédaient peu à peu des maisons de modeste apparence, puis des petites groupes constituant des villages et enfin des agglomérations ayant des allures de faubourgs. (CC, p 674)

 

     La campagne... morne, dans la nuit morne... l'immense campagne ... quelle désolation uniforme!... Rapide, dans les vastes espaces de silence, le petit char glisse sur la route déserte entre les bras noirs des sapins...

Rouletabille se soulève sur sa banquette, regarde :

« Mon dieu ! mais c'est triste comme une cérémonie funèbre, ici !»

De petites isbas glacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, et il n'y a de vivant dans le paysage que le bruit de cette course, que ces deux bêtes au poitrail fumant !… […]

Rouletabille se rappelait le joyeux réveil des campagne de France… Là, il trouvait qu’il y avait quelque chose de plus mort que la mort. (RCT, p 404)

 

            La campagne russe est fondamentalement différente de la campagne française : la monotonie s’oppose à la « joie ». Monotonie est ici bel et bien synonyme de tristesse, les maisons paysannes deviennent des « tombeaux » et rien ne semble « vivant ». Russie, morne plaine…

 

            Par ailleurs, la campagne peut être associée au repos, à la quiétude et à la sécurité, loin de l’agitation urbaine, elle fait alors le pendant de la ville : elle n’existe pas en tant que campagne mais en tant que non-ville. Il ne s’agit plus alors, dans cette fonction de l’espace champêtre, d’une spécificité russe.

 

L'empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s'achèverait dans le midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des îles. (RCT, p 47)

 

            Dans Rouletabille chez le tsar, la campagne est avant tout un moyen d'isoler la datcha de la grande ville toute proche, ville synonyme de danger.

            De même dans La Cravate de chanvre, la propriété campagnarde de Gattchina est le lieu où Boris Prokoff se « retire » pour mettre à l’abri le collier de l’impératrice : « C’est une demeure particulière, où, depuis de longues années déjà, le véritable chef de la police secrète venait se reposer de temps à autre […]. » (CC, p 723)  Les auteurs décrivent rapidement le village :

 

            A vingt verstes de Tsarkoïe Selo, se trouve Gattchina. C’est un petit village habité par des moujiks et quelques rares fonctionnaires municipaux. Tout alentour, s’étendent des cultures et des bois. Une rivière assez poissonneuse passe au bas du hameau et fournit aux habitants du poisson frais en assez grande quantité, dont ils se nourrissent ou qu’ils vont vendre au marché de Tsarkoïe Selo. (CC, p 722-723)

 

            Peu d’éléments indiquent la russité du lieu, ce pourrait pratiquement être n’importe quel village européen. C’est sa fonction symbolique en tant que village qui est mise en relief, c’est-à-dire son caractère champêtre plus que russe.

 

            La campagne disparaît de la géographie russe : les personnages ne rencontrent personne dans un univers de désolation qui n’est qu’une plaine immense et toute blanche (CC, p 714)  le moteur de l’action – tout comme celui de l’histoire dans la Russie du début du XXe siècle -, se situe en ville, les romanciers participent au « merveilleux moderne » qui puise ses sources avant tout dans le paysage urbain.

 

 

                        1.3.3. La Sibérie

 

            La Sibérie est par excellence la terre vierge, la terre des aventures et des relégations. C'est aussi, et surtout, la terre sur laquelle les auteurs populaires projettent tous les fantasmes concernant la répression tsariste.

 

            Dès le début de La Cravate de chanvre apparaît la menace de la déportation en Russie :

 

            Les mines de Sibérie sont, en Russie, de terribles bagnes. On y expédie, en général, ceux que la justice n'ose pas condamner à mort, et ceux dont le gouvernement veut cependant se débarrasser.

            On part là-bas, on n'en revient pas. Beaucoup meurent pendant le trajet, de froid, de fatigue, de privation, car les condamnés partent à pied, attachés les uns aux autres par des chaînes, d'autres enfin meurent là-bas, aux fins fonds des steppes, dans cet enfer que sont les mines. (CC, p 553)

 

            Koupriane, le chef de la police tsariste dans Rouletabille chez le tsar est décrit comme se contentant « de faire honnêtement son métier, en se bornant à débarrasser les rues des éléments de désordre et en envoyant en Sibérie le plus grand nombre de têtes chaudes qu'il pouvait. » (RCT, p 111). La belle Annouchka explique ironiquement sa fuite de Moscou par sa crainte d'avoir à « goûter aux joies de la Sibérie » (RCT, p 231), Rouletabille la voit déjà prendre « le chemin des steppes sibériens ou des cachots de Schlusselbourg. » (RCT, p 280). Le parallèle entre les steppes et les cachots donne toute la mesure de l'image carcérale de la Sibérie. Elle est la face sombre de la Russie :

 

[…] le côté terrible, le côté Sibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil et mort et martyre, restait si jalousement caché qu'on n'en parlait jamais ! Tout cela, tout cela était le comble de l'horreur.

‑ Le tsar a décidé qu' il n'y aurait aucun procès et que la fille du général Trébassof serait dirigée administrativement sur la Sibérie. Le tsar, monsieur, est bien bon, car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait.

‑ Oui, oui, le tsar est bien bon ! ... (RCT, p 370)

 

            La Sibérie est un lieu de déportation et les chances de survie sont bien maigres. Elle est « la Sibérie glaciale, la Sibérie mortelle » (CC, p 664). « La Sibérie est une terrible mangeuse d’homme » (CC, p 657). Cette personnification témoigne que la Sibérie représente une sorte de Moloch Baal qui dévore la jeunesse russe :

 

            N’était-ce pas son fils qu’elle voulait sauver du bagne russe, de cette terrible mine sibérienne où tant de jeunes gens sont envoyés, qui ne reviennent plus jamais, jamais au pays ? (CC, p 653)

 

            Si elle semble très présente par le nombre d'occurrences, la description de la Sibérie est bien moins importante que l'expression de son rôle symbolique. La Sibérie se réduit, tout comme la campagne russe, au mieux à un vaste espace monotone, sans relief :

 

            Ce n'étaient plus les plaines riantes et boisées qui entourent la capitale russe. C'était déjà la steppe déserte et monotone, on devinait la Sibérie toute proche, la Sibérie glaciale, la Sibérie mortelle. (CC, p 664)

 

            [...] La chaîne des forçat, désormais, se trouvait en plein désert, en une contrée dont la solitude augmentait encore la beauté sauvage. C'était une immense plaine, rigoureusement plate, sans le moindre vallonnement, l'horizon apparaissait d'un blanc absolu, d'un blanc aveuglant, d'un blanc monotone. (CC, p 666)

 

            Chez Gaston Leroux un seul élément permet de caractériser géographiquement la Sibérie : ce sont tout juste des « steppes » (RCT, p 280). Par ailleurs, il exprime par deux fois l'idée d'éloignement : « Natacha Féodorovna va prendre demain la route de la Sibérie » (RCT, p 395) et elle attend ainsi une nuit dans un cachot « de prendre le chemin de Sibérie » (RCT, p 414).

 

            Finalement, la Sibérie n’est guère caractérisée géographiquement, elle est seulement le « pays d’où l’on ne revient pas » (CC, p 648) : elle se trouve chargée d'une symbolique de la coercition et de l’ostracisme ; la Sibérie apparaît avant tout comme le témoignage de l'arbitraire et de l'extrême dureté de la justice russe.

 

 

 

2. Figures russes.

 

            L'action de Rouletabille chez le tsar et de La Cravate de chanvre se déroulant en Russie, nombre de Russes traversent le parcours des héros français. Divers milieux sociaux et idéologiques sont mis en scène par les auteurs. Les personnages russes qui apparaissent peuvent être classés en trois grandes catégories : les figures de l’ordre (avec, en premier lieu, le tsar puis l’aristocratie, les policiers et les militaires), le peuple et les nihilistes. Tous les Russes semblent partager une âme slave commune. L’onomastique utilisée par les auteurs mérite d’être étudiée. Enfin, il y a lieu de s’interroger sur le rôle diégétique des personnages russes dans les œuvres de notre corpus.

 

 

2.1. Images de l'ordre:

 

            Les milieux de pouvoir et les représentants / représentations de l'ordre sont naturellement fortement impliqués dans la construction des intrigues : le récit policier joue sur la rupture de l'ordre et le retour à l'ordre.

 

 

2.1.1. Le tsar

 

            En premier lieu, le tsar occupe une place symbolique importante dans la vie des Russes des deux œuvres, il est une référence quasi-religieuse constante aux côtés des saintes images :

 

Il [ Rouletabille] se trouve dans une chapelle. C'est la petite chapelle qui complète tous les dortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, toute enjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petites icônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du tsar, le cher petit père. (RCT, p 180)

 

            Cette présence du portrait du tsar rappelle le caractère divin de la souveraineté de Nicolas II. Il existe même une grande similitude entre le bon Dieu et le tsar :

 

Puis venaient encore des appellations aux saintes images, des invocations désespérées à la Madone, à la Vierge, au Petit Père, car le Petit Père est aussi bien, en Russie, le bon Dieu en personne que le tsar. (CC, p 543)

 

            Le tsar présente une dimension paternelle : il est le bon père de son peuple, son surnom de petit père est souvent utilisé dans chacune des œuvres. Il est aussi l’image de Dieu sur terre, son pouvoir est de droit divin.

 

            En second lieu, le tsar apparaît dans les deux œuvres comme personnage. Rouletabille, Fantômas et Juve le rencontrent dans son palais de Tsarskoïe-Selo. Nicolas II, en jouant un rôle diégétique, appartient à la catégorie des « personnages référentiels historiques[38] ». Le portrait du tsar, en tant que personnage, est singulièrement différent sur de nombreux points dans les deux œuvres.

            Le portrait physique est limité à quelques traits seulement et les caractérisations morales directes sont rares :

 

La figure du tsar, ordinairement si calme, si douce et souriante […].(RCT, p 408)

S.M. le tsar, ce jeune homme timide et doux […].(CC, p 567)

 

            Dans La Cravate de chanvre, le tsar Nicolas II craint continuellement les attentats et cette crainte programme sa description physique :

 

[…] un petit homme blond, mince, aux épaules étroites, à la physionomie souffreteuse, à la barbe trop longue, aux yeux perpétuellement vacillants et inquiets […].(CC, p 573)

 

Cette image d’un tsar physiquement faible peut attirer la sympathie du lecteur. Nicolas II prend toutes les mesures possibles pour échapper aux tentatives d’assassinat :

 

            Quoi qu'il en soit, en effet, le plus respecté et le plus puissant de tous les souverains, le tsar est, malgré tout, condamné à vivre dans une crainte perpétuelle. (CC, p 571)

                        […]

            Il ne doit pas sortir sans escorte formidable, il ne peut se risquer dans une rue sans prendre place au centre d'un carré de troupes, et sans que le police ait, devant lui, non seulement balayé les rues, mais encore ordonné la fermeture des volets de toutes les fenêtres.(CC, p 572)

 

            Pour autant, le tsar reste « le plus respecté et le plus puissant de tous les souverains ». Dans le même temps, les précautions prises ressemblent plus à celles d’un conte des Mille et une nuits (« escorte formidable », balayage des rues, « fermeture des volets de toutes les fenêtres ») qu’à de sérieuses mesures de prévention des attentats. Les superlatifs (« le plus respecté et le plus puissant de tous les souverains ») et les qualificatifs pour le nommer - les auteurs n’hésitent pas à qualifier Nicolas II d’« autocrate formidable » (CC, p 573) et de « potentat » (CC, p 785) - renvoient eux aussi à une image du despote oriental.

 

La méfiance extrême du tsar Nicolas II vis-à-vis de tous et de tout est très souvent mise en évidence :

 

Le tsar poussait un profond soupir. Longtemps, il regarda Juve d’un air de méfiance, se demandant s’il n’avait pas affaire à un traître, étant bien près de le croire, selon cette habitude effroyable qu’il avait de sans cesse de soupçonner ceux qui lui marquaient le plus absolu dévouement. (CC, p 779)

 

            Il use de stratagèmes plus ou moins ridicules pour éviter de mettre sa vie en danger :

 

‑ Tout est-il prêt ? demanda-t-il [ Nicolas II]

‑ Oui, sire ! répondit l’officier. J’ai fait préparer le traîneau de Sa Majesté et mes secrétaires rédigent les dépêches destinées aux journaux [qui doivent confirmer que le tsar n’assistera pas à une conférence]. (CC, p 688)

 

            Nicolas II donne ensuite à son traîneau l’ordre de partir et de faire pendant deux heures le grand tour du parc. A l’étonnement de son officier, il réplique :

 

‑ Tu comprends bien […] que si je fais annoncer dans la presse de Saint-Pétersbourg que je me promènerai toute la nuit en traîneau dans le parc, c’est parce que telle n’est point mon intention. J’ai annoncé que je ne serai point au théâtre, donc, j’y vais ! (CC, p 688)

 

            La récurrence de ce procédé (annoncer qu’il est à un endroit alors qu’il va à un autre) – livré plusieurs fois au lecteur qui ne peut que s’en amuser – prête plutôt à rire : il est assez caricatural et se rapproche alors du comique de répétition.

 

            Les auteurs ne montrent pas seulement Nicolas II dans une position de victime, ils le présentent aussi comme insensible à la souffrance de son peuple, incapable de comprendre le cours des événements, s’attachant à des détails anodins ou sans importance réelle, muré qu’il est dans son palais :

 

Ainsi donc, à cette effroyable explosion qui venait de se produire, à l’arrestation de tous ces nihilistes, le tsar n’attachait aucune importance, ce qui l’intéressait surtout, c’était de savoir ce que Juve allait faire à propos du collier de l’impératrice ! Ce que l’empereur voulait connaître, c’étaient les motifs pour lesquels le policier s’était fait attacher en qualité de cocher au service de Boris Prokoff. (CC, p 778)

 

            L’image du tsar dans La Cravate de chanvre apparaît comme tragi-comique : tragique car Nicolas II semble sous la menace constante de l’attentat, ne pouvant faire confiance à personne, comique car les moyens d’assurer sa survie sont souvent proches de l’enfantillage et parfois franchement grotesques. La paranoïa, l’égoïsme et l’aveuglement du tsar donnent une image caricaturale du petit Père. Pourtant, ses agissements réels dans le cours des événements récents, comme la répression sanglante des aspirations progressistes ou la guerre russo-japonaise, sont totalement tus. A l’instar des despotes orientaux, tels qu’ils apparaissent dans la littérature occidentale, il est coupé de son peuple, enfermé dans son palais, soucieux des intrigues de cour et de la pérennité de sa vie.

 

            Dans Rouletabille chez le tsar, le nom du souverain russe, Nicolas II, n’apparaît jamais. Il n’est nommé que par son titre de souverain. La présence effective du tsar est beaucoup plus discrète que dans La Cravate de chanvre. Si, dans ce dernier ouvrage, le tsar est personnage agissant dans plusieurs chapitres, le lecteur de Rouletabille chez le tsar n’assiste qu’à la dernière de leurs rencontres. Même s’il est soucieux de l’étiquette et sait la rappeler à l’audacieux Rouletabille – « Monsieur ! je vous prie de ne point m’interrompre et de ne parler que lorsque je vous interrogerai ! » (RCT, p 408)-, il se montre pour le moins bonhomme malgré la colère qu’il nourrit envers le petit reporter qui lui donne « l’air le plus méchant ; les yeux brillent d’un méchant éclat » (RCT, p 408) au début de leur entretien. Ainsi au cours de la conversation le tsar témoigne-t-il de sentiments humains très ordinaires :

 

[…] il [le tsar] s’arrêt[e], à la fenêtre et adress[e] un signe paternel au petit tsarévitch qui jou[e] dans le parc avec les grandes duchesses…

Puis il revint à Rouletabille, dont il pin[ce] le bout d’oreille. (RCT, p 414)

 

            Les gestes de familiarité à l’égard du tsarévitch et de Rouletabille donnent à l’empereur toute sa dimension paternelle renforcée un peu plus loin par le tutoiement à destination du reporter et l’usage de l’affectueux « petit » (RCT, p 415).

            Dans l’œuvre de Gaston Leroux, l’image du tsar est bien loin de celle du despote oriental. Il agit en bon père de famille, prend soin de son peuple comme de ses proches et se dit prêt à désarmer ses ennemis par « le progrès et la pitié ». Le reporter Leroux efface le Nicolas II responsable du « Dimanche rouge » et des différentes répressions aux quatre coins de l’Empire.

 

 

Vincent Jouve, dans L’Effet-personnage dans le roman[39], distingue deux types d’« êtres romanesques » :

 

[…] ceux qui ont un modèle dans le monde de référence ; ceux qui sont « surnuméraires » par rapport à ce monde. […] Lorsque les personnages sont pourvus d’un modèle, le rôle du texte s’avère assez faible. Le roman n’a pas besoin de s’attarder sur des figures déjà abondamment identifiées. Le faire lui serait d’ailleurs hautement préjudiciable.[40]

 

            La réalité de la figure de Nicolas II dans La Cravate de chanvre souffre de sa forte implication dans le cours des événements. Dès lors, les auteurs caricaturent – volontairement semble-t-il, nous y reviendrons – le tsar, ses manies, ses peurs. Vincent Jouve cite « Roland Barthes not[ant] à propos des personnages de Sarrasine : « Diderot, Mme de Pompadour, plus tard Sophie Arnould, Rousseau, d’Holbach, sont introduits dans la fiction latéralement, obliquement, en passant, peints sur le décor, non détachés sur la scène ; car si le personnage historique prenait son importance réelle, le discours serait obligé de le doter d’une contingence qui, paradoxalement, le déréaliserait » »[41]. La vraisemblance de l’hôte impérial est disqualifiée par certaines incohérences historiques (par exemple « ce jeune homme » est tout de même âgé de 45 ans à l’époque où se déroule le récit !) et par le caractère excessif des traits servant à le peindre. Nous sommes plutôt du côté de Daumier que de la réalité historique.

Si le récit des aventures du petit reporter en Russie met en scène et rapporte toute la dureté de la répression contre les forces progressistes qui aspirent à une démocratisation du régime, la figure du tsar est quant à elle grandement épargnée : l’empereur ne semble nullement être responsable des châtiments infligés aux réformistes et aux révolutionnaires ; pourtant après la terrible répression des révoltes de 1906-1907 il fut surnommé en Russie Nikolaï Krovavyï (Nicolas le Sanglant). Il promet même à Rouletabille de prendre en compte ses remarques sur les nécessaires progrès et pitié dont il doit user envers ses ennemis pour les désarmer : il paraît faire preuve de raison et de cœur. La présentation qu’en fait Gaston Leroux est très diplomatique et presque proche de l’hagiographie. La discrétion de la présence du tsar dans Rouletabille chez le tsar permet à son image de moins souffrir d’invraisemblance historique dans ses réactions et son portrait moral : il semble plus réel en étant moins présent.

 

 

2.1.2. L’aristocratie, les policiers et les militaires

 

            Les forces de conservation de l’ordre apparaissent massivement dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre. Il s’agit de la conservation sociale incarnée par les aristocrates et dans une certaine mesure par les militaires, et de la conservation de l’ordre avec les policiers et les militaires.

 

            La majorité du personnel romanesque russe convoqué dans les deux œuvres appartient au milieu aristocratique. Rouletabille, chargé de protéger le général Trébassof, côtoie ses proches qui tous sont de haute naissance :

 

C'était Ermolaï [ l’intendant de la datcha] qui annonçait que Son Excellence le maréchal de la cour, le comte Kaltsof désirait voir le général de la part de Sa Majesté.

« Va recevoir le comte, Natacha, et annonce-lui que ton père va descendre dans un instant ! »

Natacha et Rouletabille descendirent et trouvèrent le comte dans le grand salon. C'était un magnifique gaillard, beau et grand comme un suisse d'église. Il regardait de tous côtés, sur les meubles, et paraissait inquiet. (RCT, p 166)

 

 

            Dans le premier chapitre sont ainsi tour à tour présentés : « le joyeux conseiller d'empire Ivan Pétrovitch », « Athanase Georgevitch, l'avocat bien connu pour son solide coup de fourchette », « l'officier d'ordonnance [du général], le soldat poète Boris Mourazoff », « Thadée Tchichnikof, […] le plus gros marchand de bois de l'antique Lithuanie, qui possède des forêts immenses », « Michel Korsakof, le second officier d'ordonnance », (RCT, p 34-35). Un peu plus tard, Natacha est décrite comme « une jeune fille de l'aristocratie » (RCT, p 358). Celui qui ne fait partie ni de la noblesse ni de l’armée se trouve tout de même intégré au cercle restreint de l’entourage du général :

 

[…] bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodor le considérait comme son frère et l'aimait comme tel. (RCT, p 29)

 

            Juve, quant à lui, est convoqué à Saint-Pétersbourg par la grande duchesse Iekatarina. Le milieu dans lequel évoluent les personnages de La Cravate de chanvre est très aristocratique : il s’agit avant tout de la cour du tsar.

 

            A côté de ce personnel aristocratique se trouvent les forces chargées de l’ordre : policiers et militaires.

            Les policiers russes se montrent totalement incapables de résoudre les mystères auxquels ils sont confrontés. Le tsar fait appel à Rouletabille dans l’œuvre de Leroux, à Juve dans celle de Souvestre et Allain, pour pallier les insuffisances de sa police.

 

            L’attitude désinvolte et irresponsable des policiers russes chargés de la sécurité de Trébassof compromet gravement la mission de protection du général :

 

C'était la nuit, après le coup du bouquet, mon cher petit monsieur, mon cher petit domovoï ; il me sembla entendre du bruit au rez-de-chaussée ; je descendis aussitôt et ne vis d'abord rien de suspect. Tout était bien fermé. J'ouvris tout doucement la porte de la chambre de Natacha. Je voulais lui demander si elle n'avait rien entendu, mais elle dormait si profondément que je n'eus pas le courage de la réveiller. Je poussai la porte de la véranda : tous les policiers, tous, vous entendez, dormaient à poings fermés. (RCT, p 84)

 

            La faillite de la protection est totale. Les policiers russes sont des incapables, des incompétents, ce qui explique la nécessité d’avoir recours aux meilleurs des enquêteurs français, officiels ou non : Juve et Rouletabille.

 

            De plus, les policiers russes se révèlent facilement identifiables :

 

Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car la générale eût été renseignée sur la présence d'un étranger dans le petit salon par l'attitude d'un individu au paletot marron, bordé de faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue. L'homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait ce qui se passait dans le petit salon par l'étroit espace de lumière qui se présentait entre la porte entr'ouverte et le mur, près des gonds. De cette manière ou d'une autre, tout personnage qui voulait approcher du général Trébassof était ainsi mis en observation, sans qu'il s'en doutât, après avoir été fouillé tout d'abord dans la loge (mesure qui ne datait que du dernier attentat). (RCT, p 13-14)

 

            La discrétion voulue par leur fonction est mise à mal par le vêtement qu’ils portent tous ; alors qu’ils devraient s’en cacher, les membres de la police secrète revêtent un « uniforme » : un « paletot marron, bordé de faux astrakan ». Ce genre d’« accessoire type » est couramment utilisé dans la littérature populaire, ainsi le pardessus du détective privé.

 

            Ce col en faux astrakan est un signe d’appartenance à la police tellement connu que ceux qui en portent sont immanquablement pris pour des policiers :

 

Il était conduit par deux hommes au manteau brun dont le col était garni de faux astrakan. Les dvornicks saluèrent, croyant avoir affaire à la police. (RCT, p 377)

 

            Par métonymie, les policiers sont désignés dans Rouletabille chez le tsar par leur seul pardessus marron :

 

Dans la véranda, l'homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuer son somme sur le canapé ; dans un des coins du salon, un autre individu, silencieux et immobile comme une statue, mais habillé également d'un paletot marron et de faux astrakan, debout, les mains derrière le dos, semblait frappé de paralysie au spectacle d'une aquarelle toute flamboyante d'un coucher de soleil qui allumait comme une torche la flèche d'or des saints-Pierre-et-Paul. Enfin, dans le jardin et devant la loge, trois autres pardessus marron erraient comme des âmes en peine autour des pelouses ou devant la porte d'entrée. (RCT, p 24, c’est nous qui soulignons)

 

            L’accessoire est dévalorisant pour ceux qui le portent : l’astrakan est « faux » ; il possède en outre une dimension comique : il est un signe de reconnaissance malencontreux dont s’amusent les auteurs.

 

            La description des policiers fait état d’une grande discipline qui va jusqu’à l’aveuglement : réflexion semble être synonyme de désobéissance. De l’attitude des policiers émane une impression d’obéissance aveugle :

 

C’étaient deux colosses, reconnaissables à leur uniformes, pour appartenir aux troupes de police chargées d’assurer la sécurité à Saint-Pétersbourg.

‑ Aux ordres de Votre Excellence, annonçaient-ils d’une même voix.

            Boris Porkoff paraissait décidé.

            Il regarda les deux gaillards qui se tenaient immobiles, au port d’arme, rigides comme des statues. Sans doute fut-il rassuré par l’honnête loyauté qui semblait se dégager de l’attitude de ces deux serviteurs. (CC, p 552-553)

 

            L’incompétence et le ridicule de la police officielle sont des lieux communs des romans policiers et populaires : Lestrade dans les aventures de Sherlock Holmes, Ganimard dans celles d’Arsène Lupin sont des caricatures souvent assez chargées ; la police est fréquemment une cible des romanciers populaires, non pas pour en faire une critique comme force de l’ordre - mettre en cause la force de l’ordre c’est remettre en question l’Ordre lui même - mais utilisée comme un élément humoristique. Fandor déclare ainsi :

 

C’est moins vraisemblable que de trouver à Paris un sergent de ville qui ne soit complètement idiot. (CC, p 584)

 

            Le chef de la police, Koupriane, n’est pas ménagé non plus. Il est aveugle, cherchant les mobiles les plus apparents, mais la vérité ne se trouve pas dans l’apparence :

 

‑ Je n'ai plus rien à craindre, je ne m'occupe plus de rien ! ... Oui, nous avons affaire à un révolutionnaire, mais à sa mode ! ... Sa façon d'agir n'est point celle de l'un de ces petits jeunes gens que le comité central arme d'une bombe et qui s'est sacrifié d'avance ! ...

‑ Jusqu'où vont les traces que vous avez relevées ?

‑ Jusqu' à la petite villa de Kristowsky !... »

Koupriane bondit :

« Qui est habitée par Boris ? Parbleu ! Nous y voilà bien. Je comprends tout maintenant ! Boris, encore un cerveau malade ! ... Et il est fiancé ! ... S'il fait le jeu des révolutionnaires, l'affaire peut lui rapporter gros, à lui !

‑ Cette villa, fit tranquillement Rouletabille, est habitée aussi par Michel Korsakof.

‑ C'est le plus loyal, le plus sûr soldat du tsar.

‑ On n'est jamais sûr de rien, mon cher Monsieur Koupriane.

‑ Ah ! Je suis sûr d'un homme comme celui-là !

‑ On n'est jamais sûr des hommes, mon cher Monsieur Koupriane !

‑ Je répondrai en tous cas de tous ceux que j'emploie !

‑ Vous auriez tort.

‑ Que voulez-vous dire ?

‑ Quelque chose qui peut vous servir dans l'entreprise que vous allez tenter, car j'espère bien que vous allez prendre le joli monsieur au nid ! Pour cela, je ne vous cache pas qu'il faudra que vos agents disposent d'une astuce sans égale. (RCT, p 183-184)

 

            Tous les signes explicites concordent : les traces conduisent à la datcha de Boris et Michel, Boris a des idées progressistes et qui plus est il se trouve être le fiancé à Natacha. Pour Koupriane il est évident que Boris ne peut qu’être coupable, il a un mobile, il existe des indices. Pourtant le véritable coupable se trouve être Michel à propos duquel Koupriane affirme que « c’est le plus loyal, le plus sûr soldat du tsar ». On peut douter que Rouletabille puisse découvrir parmi les hommes du chef de la police des agents qui disposent « d’une astuce sans égale » alors même que Koupriane est incapable de voir qu’il ne s’agit en Boris que d’une piste dilatoire sur le chemin de la vérité.

 

            Les œuvres présentent les policiers russes non seulement comme des incapables, mais encore comme des brutes :

 

On entend dehors le bruit d'une voiture qui vient de Sestroriesk et qui doit certainement conduire la jeune fille aux cachots de Pierre et Paul. Un dernier geste du préfet de police et les mains brutales des deux gardes s'abattent sur les poignets fragiles de la prisonnière. Ils la bousculent, la jettent dehors, en la heurtant aux murailles, passent sur elle la colère qui leur vient des reproches de leur chef. (RCT, p 361-362)

 

            La brutalité des policiers russes n’épargne pas la fille du général Trébassof ; le narrateur souligne la brutalité avec laquelle sont saisis les poignets de Natacha : les « mains brutales » s’opposent aux « poignets fragiles de la prisonnière ». Cette brutalité n’a aucune raison d’être car Natacha est prisonnière ; ces brutalités gratuites commises pas les policiers se trouvent souvent mises en scène dans les deux œuvres.

 

Les militaires russes ne sont guère mieux traités que les policiers. Les auteurs les décrivent dans tous leurs travers : incultes, brutaux, ridicules, incapables, malhonnêtes, manquant d’intelligence et d’initiative :

 

Mon fils était étudiant. Pendant la semaine rouge, nous sortîmes, mon fils et moi, pour aller voir un peu ce qui se passait du côté de Presnia. On disait qu'on avait tué beaucoup de monde par là ! Nous passâmes devant la porte de Presnia. Les soldats nous dirent de nous arrêter, parce qu'ils voulaient nous fouiller. Nous avons ouvert nos pardessus. Les soldats aperçurent la veste d'étudiant de mon fils et se mirent à crier. Ils déboutonnèrent la veste, tirèrent de sa poche un carnet et y trouvèrent une chanson d'ouvriers qui avait été publiée dans le Signal. Les soldats ne savaient pas lire. Ils crurent que ce papier était une proclamation et ils arrêtèrent mon fils. Je demandai à être arrêté avec lui. On me repoussa. Je courus chez le gouverneur. Trébassof me fit rejeter à sa porte à coups de crosse par ses cosaques. Et, comme j'insistais, ils me gardèrent prisonnier toute la nuit et le matin du lendemain. A midi, je pus courir au poste ; je demandai mon fils ; on me répondit que l'on ignorait ce que je voulais dire. Mais un soldat que je reconnus pour avoir arrêté mon fils, la veille, me montra un chariot qui passait, recouvert d'une bâche et entouré de cosaques : « ton fils est là, me dit-il, on le conduit à la fosse ! ». Fou de désespoir, je me mis à suivre le chariot. On arriva à la lisière du cimetière de Golountrine. Là, on distinguait, dans la neige blanche, une fosse énorme, profonde. Deux sagines de long, une sagine de large, je verrai cela jusqu'à ma dernière minute. Près de la fosse, deux chariots étaient déjà arrêtés. Chaque chariot contenait treize cadavres. Les chariots furent déchargés dans la fosse et des soldats commencèrent de ranger des cadavres par files de six. Je cherchai mon fils. Enfin, je le reconnus dans un corps qui était resté suspendu au bord de la fosse. Une horrible souffrance était peinte sur son visage décomposé. Je me précipitai sur mon fils mort. Je dis que j'étais son père. On me laissa l'embrasser une dernière fois et compter ses blessures. Il en avait quatorze. On lui avait volé la petite chaîne d'or qu'il avait au cou et qui retenait la médaille de sa mère, morte l'année précédente. Je lui parlai à l'oreille. Je jurai de le venger. (RCT, p 189-190)

 

La brutalité des soldats se révèle manifeste dans cet extrait : il s’agit là d’une charge sévère pour l’armée russe conduite par Leroux. Les militaires apparaissent illettrés, violents, dépourvus d’humanité, voleurs. Le nombre de blessures infligées à l’innocent, particulièrement élevé montre à quel point les soldats se sont acharnés sur l’étudiant.

 

 

            Nul n’est épargné par la brutalité de la soldatesque russe :

 

Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s'agitaient devant nous, avec des gestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courts paraissaient énormes et s'abattaient comme des bûches sur d' autres ombres. Le général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s'agissait. Je descendis avec lui. C'étaient des soldats du fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, un jeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque. Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Il pouvait bien avoir neuf ans, au plus. L'autre, le jeune homme, se tenait tout droit et marchait sans répondre même par une plainte, aux coups de lanière qui venaient le fouetter. J'étais outrée. Je ne laissai point le temps à mon mari d'ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement : « tu n'as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre ! » Le général me donna raison. Alors, le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un lieutenant dans la rue en déchargeant un revolver qu'il nous montra, qui était le plus gros que j'aie jamais vu, et qui devait, pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon. C'était incroyable.

« - Et l'autre, demanda le général, qu'est-ce qu'il a fait ?

« - C'est un étudiant dangereux, répondit le sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier parce qu'il l'avait promis à la propriétaire de la maison qu'il habite, pour lui éviter qu'on ne démolisse sa maison à coups de canon.

«  - Mais c'est très bien, cela ! Pourquoi le battez-vous ?

« - Parce qu'on nous a dit que c'est un étudiant dangereux.

« - Ça n'est pas une raison, répondit sagement Féodor. Il sera fusillé s'il l'a mérité, et le petit enfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donné des fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pour fouetter la foule qui n'obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans ce cas-là, on vous crie : « chargez ! » et vous savez ce que vous avez à faire. Vous m'avez compris ? (RCT, p 42-44)

 

            Les soldats brutaux, les coups de fouet pleuvent sur l’enfant, sont aussi victimes de leur instincts les plus bestiaux : ils frappent un étudiant car on leur a dit qu’il était dangereux. Le on-dit sert de preuve et permet le déchaînement de toute la brutalité irréfléchie dont peut être capable celui qui n’a plus de limite raisonnable. L’appel à la charité chrétienne que leur lance Matrena ne semble guère les émouvoir.

            Sur un mode plus léger, plus proche de la comédie les auteurs de Fantômas présentent le colonel Sarkov comme brave et fruste et surtout ils n’hésitent jamais à railler la bêtise militaire :

 

Les cosaques étaient là, seuls, avec le prisonnier. Les paysans, après avoir monté la garde en compagnie des militaires, étaient rentrés chez eux. Seuls les soldats, fidèles à la consigne, demeuraient.

            Lorsqu’il s’en aperçut, Fantômas tressaillit de satisfaction.

            Depuis près de deux heures déjà, il se demandait comment il pourrait écarter ces gardiens insupportables et il n’avait rien trouvé, n’ayant aucune autorité sur les moujiks.

            Mais voici que ceux-ci, d’eux-mêmes, s’étaient retirés et qu’il ne restait plus que les soldats !

            Avec ceux-là, rien n’était plus facile comme d’agir à sa guise !

            C’étaient de véritables automates, qui ne réfléchissaient ni ne raisonnaient, se contentant d’obéir rigoureusement aux consignes qu’ils recevaient. (CC, p 731-732)

 

            Les forces armées sont omniprésentes dans les deux romans : en se promenant Rouletabille ne manque pas de remarquer « beaucoup d’uniformes » (RCT, p 438). Cet élément rappelle l’autocratie russe et la militarisation de l’Empire des tsars où nombre d’aristocrates appartiennent à la noblesse d’épée.

 

 

2.2. Parmi le peuple

 

            A l’autre extrémité de l’échelle sociale se trouve le peuple. Que nous montrent les textes de notre corpus du peuple russe ? Peu de choses en vérité. Le récit que livre Matrena de la promenade à travers les rues de Moscou effectuée avec le général Trébassof tout de suite après sa condamnation à mort par les nihilistes ne donne guère d’éléments sur le peuple russe ; tout juste rencontrent-t-ils de rares passants et un groupe de femmes qui s’enfuient :

 

Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés, et, après nous avoir reconnus, s'étaient empressés de s'enfuir. Sur la place rouge, il n'y avait personne qu'un groupe de femmes devant la vierge d'Ibérie. Ces femmes, aussitôt qu'elles nous eurent aperçus et qu'elles eurent reconnu l'équipage du gouverneur, se dispersèrent comme une bande de corneilles en jetant des cris d'effroi. (RCT, p 42)

 

            Rouletabille, alors qu’il se promène dans les rues de Saint-Pétersbourg, croise des moujiks et des malheureux et le narrateur nous donne accès à ses pensées :

 

... tout l'enchantait... Le costume même des moujiks aux blouses éclatantes, aux chemises roses par-dessus le pantalon, les grègues larges et les bottes à mi-jambes... même les malheureux qui, en dépit de la douceur de la température, étaient encore affublés de la touloupe en peau de mouton, tout l'impressionnait favorablement, tout lui paraissait original et sympathique. (RCT, p 176)

 

            Le petit reporter ne porte pas un regard de critique sociale sur le peuple russe : il s’intéresse à l’aspect chatoyant des couleurs des costumes et au caractère original du costume des malheureux. Il ne donne pas sens aux vêtements, ne s’apitoie pas sur les malheureux : le pauvre est sympathique car différent, fondamentalement autre, d’autant plus qu’ici il s’agit d’un type particulier de pauvre : le pauvre russe.

 

            Il est d’ailleurs assez significatif que le peuple russe apparaisse surtout sous les traits de la chanteuse Annouchka sur une scène des jardins de Krestowski :

 

Annouchka parut en pauvre paysanne russe dans un décor de steppe et de misère, et, tout simplement, elle vint se mettre à genoux devant la scène, joignit les mains et chanta sa prière du soir. Annouchka était singulièrement belle. Son nez aquilin aux narines palpitantes, le dessin hardi de ses bruns sourcils, son regard tantôt tendre, tantôt menaçant, toujours bizarre, la pâleur de ses joues bien arrondies du bas, et toute l' expression de sa physionomie trahissaient l'indépendance des idées, la spontanéité, la résolution et surtout la passion. Sa prière fut passionnée. Elle avait une voix admirable de contralto qui remuait étrangement le public dès les premières notes. Elle eut une façon de demander à Dieu le pain quotidien pour tous ceux de l'immense terre russe, -le pain quotidien de la chair et de l'esprit qui fit jaillir les larmes de tous ceux qui étaient là, à quelque parti qu'ils appartinssent. Et quand, sa dernière note envolée sur la steppe infinie, elle se releva pour rentrer dans sa misérable isba, des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquement l'émotion prodigieuse d'une assistance en délire. (RCT, p 217)

 

            Annouchka représente le peuple et la misère est mise en scène (la « misérable isba » n’est que de carton-pâte et n’est celle de la chanteuse que le temps de l’interprétation) ; ni l’un ni l’autre n’ont d’existence réelle, ils n’existent que par la médiation de la chanteuse et du décor : ainsi sont-ils effacés dans l’économie du roman. Pour le peuple le lecteur éprouve certainement de la compassion, mais l’expression de sa misère, de son malheur et de ses besoins se fait en dehors de lui par l’entremise du spectacle – si émouvant soit-il - , il y a spectacularisation du peuple russe.

            De même quand Fandor se déguise en personnage du peuple il devient « le malheureux Russe [qui doit] appartenir à la classe la plus déshéritée du peuple », celui qui vient « de très loin, des confins de la Sibérie. Là-bas on crevait de misère… des champs à cultiver qui ne rapportaient rien… » (CC, p 580)

L’idée d’une dignité des pauvres est inexistante. Ainsi, quand il se rend dans un quartier populaire de Saint-Pétersbourg, Fantômas remplace « ses vêtements élégants par des habits misérables et sordides ». Fidèle à un cliché prégnant dans la littérature populaire le pauvre est sale et vit dans la crasse ; la description de la ruelle et de la demeure du vieux Riga est un catalogue de tous les lieux communs mis en œuvre par les romanciers populaires :

 

            […] Son véhicule [celui de Fantômas] s’arrêtait à l’entrée d’un ruelle étroite, repoussante d’aspect, dont la chaussée était couverte de détritus, et dans laquelle s’élevaient, de part et d’autre, des masures aux aspects infâmes.

            […]

            Fantômas paraissait s’orienter à merveille dans cette sorte de cité de la misère. Il avisait, sur le seuil d’une porte, une vieille femme au visage couperosé, aux yeux injectés de sang, et qui était accroupie sur une marche de pierre, enveloppée de sacs, de vieilles fourrures et de peaux d’animaux.

            Fantômas se pencha vers cette vieille femme, et interrogea :

- Ton frère est-il chez lui ?

            Un léger grognement s’échappa des lèvres toutes bleuies de la vieille. On pouvait l’interpréter comme on le voulait, mais comme on croit aisément ce que l’on désire et que Fantômas avait envie de rencontrer le frère de cette ruine, il comprit que ce frère devait être là.

            Fantômas, dès lors, s’introduisait à l’intérieur de la demeure, non sans au préalable avoir mis un mouchoir sur son nez, tant l’odeur qui se dégageait de ce bouge était nauséabonde.

            Dans l’escalier qu’il gravissait, un pauvre et misérable escalier aux marches graisseuses et brisées, se répandait une fade odeur de graisse chaude et de crasse.

            Fantômas, malgré tout l’horreur répugnante du réduit dans lequel il pénétrait, grimpa jusqu’au second étage qui constituait le faîte de la maison et donnant un coup de pied dans une porte vermoulue, il s’ouvrit un passage en la défonçant.

            Fantômas, dès lors, était dans une sorte de mansarde qui recevait le jour par une fenêtre en tabatière. Il fallait ouvrir le châssis car, depuis longtemps, les vitres cassées avaient été remplacées par des morceaux de carton. (CC, p 705)

 

            La description des lieux se place sous le signe de la laideur et de la saleté : la ruelle est « repoussante d’aspect », les masures ont des « aspects infâmes », la chaussée est « couverte de détritus », l’odeur est nauséabonde, l’escalier sent « la crasse ». Ceux qui vivent là sont, par métonymie, identifiés à leur lieu d’habitation : la vieille est une « ruine ». La pauvre femme est proche de l’animalité « enveloppée […] de peaux d’animaux » - le jugement social est flagrant : que sont des fourrures sinon des peaux d’animaux ? – et répondant par « grognement ». Tout est placé sous le signe de la dégradation complète et de la pourriture : les marches de l’escalier sont « brisées » tout comme les « vitres » ; la porte est « vermoulue ». Les pauvres sont des pestiférés dont il faut se protéger, Fantômas, même s’il a passé des vêtements en adéquation avec le lieu, se couvre le nez de son mouchoir. De la « classe populaire » à la « classe dangereuse »[42], le pas est vite franchi. Quand il fomente un attentat contre sa propre personne, il choisit de l’exécuter dans un quartier populaire de Saint-Pétersbourg :

 

            On approchait d’une place autour de laquelle était bâtie toute une série de maisons modestes occupées par des ouvriers et des gens du peuple.

            «  Un vrai quartier de nihilistes » se disait Fantômas, qui regardait avec dégoût et mépris les maisons sordides qui s’élevaient de part et d’autre des ruelles tortueuses dans lesquelles évoluait sa voiture. […]

            La foule y était assez nombreuse, eu égard à une fête foraine. Sur la chaussée quelques baraques de toiles avaient été dressées.

            «  On dirait, pensait Fantômas, que cette réunion de Bohémiens au milieu de la populace a été imaginé dans mon intérêt ! » (CC, p 713)

 

            Le mépris est manifeste pour ces gens du peuple, il ne s’agit d’ailleurs pas du peuple mais de la populace. Le narrateur n’intervient aucunement pour nuancer le jugement de Fantômas.

 

            L’image du peuple est donc très dégradée, voire dégradante, souvent péjorative même : il n’y a pas de discours critique de la part des auteurs. Ils font ici preuve d’un très grand conservatisme social. Le visage qu’ils en offrent est tout à fait figé et stéréotypé. De plus, dans le fonctionnement romanesque, le peuple est toujours passif, il n’intervient aucunement dans les intrigues des deux œuvres. A propos du roman d’espionnage, type de littérature populaire un peu plus tardif que celui dans lequel nous puisons notre corpus, E. Neveu note que :

 

La population banale s'évapore, moyennant une monstrueuse dilatation des sommets de la société et des forces chargés du maintien de l'ordre d'une part, de ceux qui veulent modifier ou ignorer les règles du jeu social d'autre part [43]

 

            Le peuple russe étant « banal », il se trouve exclu du moteur de l’intrigue : le peuple n’a pas la parole, il ne peut être que représenté par d’autres que lui-même ou ne livrer qu’une image d’avilissement car il se trouve, dans l’économie des textes, écrasé entre les sphères de l’ordre et des ruptures de l’ordre.

 

 

2.3. Les nihilistes

 

Les nihilistes apparaissent dans les deux œuvres. Ils ne relèvent pas d’une description neutre et objective : eux aussi sont représentés ; ils véhiculent une image d’une certaine Russie. Leur rôle, s’il peut sembler important dans la dramatique des œuvres, est pourtant avant tout figuratif : les nihilistes participent à l’ambiance russe.

 

            Les auteurs esquissent à grands traits les théories politiques des nihilistes :

 

‑ Nous sommes nihilistes. Nous voulons, nous tous, une société où le bonheur soit à la portée des plus humbles. Nous sommes les fervents adeptes du grand événement universel, qui doit supprimer les forts, les puissants, les riches, les chefs, et qui supprimera en même temps toutes les iniquités qui naissent de la force, de la puissance, de la richesse et de l’autorité. Nous ne voulons rien qui dépasse le niveau commun. Nous ne voulons ni Dieu, ni tsar, ni lois. Nous sommes les ennemis de tous ceux qui osent le sacrilège d’un ordre ou d’une défense. Comprends-tu ?

‑ Hum ! A peu près…

            Fandor, malgré lui, était intéressé.

            Il était assurément évident que l’homme qui lui parlait était un convaincu, un inspiré, un exalté.

Certes Fandor avait maintes fois lu en des livres traitant de la question sociale russe, que les nihilistes sont, en tout point, respectables. Il savait que les conspirateurs, parfois exaltés, étaient susceptibles de commettre des excès, mais il n’ignorait pas, non plus, que leur thèse se basait sur des principes profondément respectables.

Malgré lui, Fandor rendit hommage à son juge. (CC, p 641)

 

            Les auteurs de Fantômas, série anarchisante pour beaucoup de critiques littéraires, ne condamnent pas les nihilistes. Au contraire, ils montrent des partisans d’une idéologie généreuse (les nihilistes sont présentés comme voulant « une société où le bonheur soit à la portée des plus humbles »), égalitaire (ils veulent supprimer « toutes les iniquités »), anticléricale (« nous ne voulons ni Dieu, ni tsar »).

Le jugement d'Hélène, qui se révèle être bien souvent l'une des porte-parole de Souvestre et Allain, est ainsi exprimé :

 

            Quelle que fût la sympathie qu'elle éprouvait pour la cause nihiliste - elle savait que parmi les revendications de ces utopistes, un grand nombre étaient légitimes - Hélène, avec tous les honnêtes gens, réprouvait l'attentat anarchiste. (CC, p 564)

 

            Il n’y a pas d’ambiguïté ou de nuance sur la légitimité des « revendications de ces utopistes ». Face à l’arbitraire russe, à l’arriération du pays, à la violence légale légitimée par le statut de droit divin du tsar, la révolte est un droit inaliénable. Profondément, l’idéologie des nihilistes est exemptée de mauvaises intentions et se trouve excusée par l’attitude du pouvoir, ce que les auteurs condamnent, ce n’est pas l’idéologie mais les moyens pratiques utilisés pour parvenir au but avoué :

 

            Les nihilistes qui sont, en théorie, les adeptes d'une philosophie sublime, tombent, en réalité, à des réalisations pratiques qui méritent d'être qualifiées de criminelles.

            Ils sont invisibles, imprenables, indestructibles. Ils sont dangereux comme sont dangereux les martyrs, les gens de bonne foi, les exaltés, les illuminés.

     Les nihilistes sont les partisans de la grande terreur [...]. (CC, p 571)

 

            Les pratiques terroristes (attentats, empoisonnements,…) entachent la « philosophie sublime » des nihilistes. Pourtant, là encore, les auteurs leur trouvent des excuses : il s’agit d’excès de « martyrs », de « gens de bonne foi », d’« exaltés » et d’« illuminés ».

            Pour Gaston Leroux aussi, les nihilistes sont des exaltés et des utopistes :

 

[...] les nihilistes ? Des poètes qui s'imaginent qu'une bombe peut faire dans cette Babylone du nord autre chose qu'un bruit de pétard. Regardez ces gens qui passent. Ils ne pensent pas plus à l'attentat de la veille qu’à celui qui se prépare dans l'ombre des tracktirs ... [...] ah ! Ah ! On se moquait de tout dans un air pareil, pourvu que l'on eût des roubles dans sa poche, beaucoup de roubles, et que l'on ne fût pas abruti, bien sûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent le bonheur de l'humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes. Ah ! Ah ! Graine de nihilistes tout cela ! Des pauvres petits messieurs et de pauvres petites madames qui ont la tête tournée par des lectures qu'ils ne digèrent pas ! Car tout est là, la digestion !... la digestion en tout est nécessaire.[…] Affaire de digestion, vous dis-je. Quel est le fou qui oserait comparer un jeune monsieur qui a bien digéré une bouteille de champagne ou deux, et un autre jeune monsieur qui a mal digéré les élucubrations - nous disons : élucubrations - des économistes ? Les économistes ? Les économistes ! Des fous qui se défient à qui en dira de plus fortes ! Ceux qui les lisent et ne les comprennent pas s'en tirent avec une bombe ! à votre santé ! Nichevô ! Comme dit l'autre... la terre tourne, n'est-ce pas ? (RCT, p 176-178)

 

            Bel hommage à la puissance de la lecture, car ce sont les livres qui sont cause de la folie des nihilistes, doux rêveurs, « poètes », que les ouvrages des économistes abrutissent, qui les arment de bombes. Le nihilisme ne serait selon Gaston Leroux qu’une simple indigestion, un excès dû aux « élucubrations des économistes ». Les nihilistes se trouvent dédouanés : ils sont victimes des écrits des autres.

            Aussi, ce n'est pas l'idéologie nihiliste qui est condamnée mais avant tout le recours à la violence politique et particulièrement l’assassinat :

 

            Et c'était en vérité pour sauver le tsar, pour empêcher un assassinat politique, qui avait toute l'horreur d'un crime, qu'Hélène était venue en Russie. (CC, p 564)

 

            Si les pratiques terroristes sont réprouvées, le portrait des nihilistes est souvent mélioratif, le chef des nihilistes responsable de l’enlèvement de Rouletabille n’a-t-il pas « la douce figure de Jésus » (RCT, p 401) ?

 

            Victimes de leur exaltation, les nihilistes le sont aussi de l’attitude ambiguë de la police à leur endroit. Les forces de l’ordre russes les emploient souvent pour l’exécution de leurs basses œuvres ou pour régler des conflits de personnes :

 

Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle du nihilisme et de la police russe ! Koupriane et Gounsovski employaient un homme qu'ils savaient être un révolutionnaire et l'ami des révolutionnaires. Le nihilisme, de son côté, considérait comme un des siens cet homme de la police. A tour de rôle, l'homme, pour se maintenir en équilibre, devait faire les affaires de la police ou celles de la révolution et, de part et d'autre, on était prêt, quoi qu'il arrivât, à se déclarer satisfait, parce qu'il lui fallait donner des gages. Seuls, les imbéciles, comme Gapone, se laissaient prendre, ou finissaient par être exécutés comme Azef, à force de maladresses. Mais un Priemkof, en jouant des deux polices, avait des chances de vivre longtemps et un Gounsovski mourait tranquillement dans son lit avec tous les secours de la religion. cependant, de jeunes cœurs sincères, bardés de dynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce du mystère russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal, car ils ne demandent qu'à exploser de haine et d' amour : bombes vivantes ! (RCT, p 321-322)

 

            De même, quand le chef de la police secrète du tsar, alias Fantômas, souhaite simuler un attentat contre lui-même, il s’attache les services du « vieux Riga », plusieurs fois condamné pour ses activités nihilistes. A de multiples reprises, les liens entre police et nihilistes semblent extrêmement forts :

 

[…] Gounsovski [chef de la police secrète], que l'on savait capable de toutes les besognes et qu'on accusait d'avoir parfois partie liée avec les nihilistes qu'il transformait en agents provocateurs, sans que ceux-ci s'en doutassent, et qu'il poussait à des attentats politiques retentissants. […] (RCT, p 110)

 

            Les nihilistes apparaissent donc comme des agents provocateurs, (à leur insu), victimes des jeux policiers et des rivalités entre hommes politiques russes. Ce sont des pions instrumentalisés par les puissants. La confusion est toutefois évidente pour Rouletabille :

 

‑ Madame, si j'étais en face d'un nihiliste, la première chose que je me demanderais serait celle-ci : est-il de la police ? La première chose que je me demande en face d'un agent de votre police : n'est-il point nihiliste ? ... (RCT, p 26)

 

            Les auteurs ne nient pourtant nullement la puissance des nihilistes et le danger qu’ils représentent. Quand Rouletabille propose à Natacha de veiller sur elle, son refus est immédiat :

 

‑ Jamais ! ... S'ils savaient ce que vous venez de me dire, de me proposer là, vous seriez mort demain ! ... Qu'ils ne se doutent jamais... et surtout ne tentez plus de me revoir... rejoignez papa tout de suite... il y a trop longtemps que vous êtes ici... S'ils le savaient... car ils savent tout... et ils sont partout et ils ont des oreilles partout !... (RCT, p 288)

 

Le ils qui désigne les nihilistes est souligné par Gaston Leroux. Ici, les révolutionnaires ne sont pas nommés directement ce qui donne une impression de toute puissance, d’omniscience et d’omnipotence des nihilistes. Cette menace est d’autant plus forte que leur puissance semble sans limite :

 

Terroristes redoutables, politiciens effarants qui fondent la politique sur une morale très haute ayant quelque rapport avec la morale stoïque, utopistes qui sont cousins des anarchistes, les nihilistes russes suffisent à faire régner la terreur dans le plus vaste des empires. Ils sont les ennemis personnels du tsar, de la noblesse, des riches. Toutes les lois les proscrivent, tous les décrets les mettent hors la loi… Eux, tout simplement, nient la loi. On use de la force contre eux, ils usent de la ruse. On les dissout, ils se reforment. On traque leurs associations secrètes, elles prospèrent.

            Le nihilisme russe est pire que la mafia russe.

            Le nihiliste russe est un exalté, un sympathique, un convaincu, il est comme le phénix, il renaît de ses cendres, il compte ses martyrs. Chaque exécution fait d’autres adeptes, et il semble qu’un jour les nihilistes pourront opposer au tsar puissance contre puissance. (CC, p 560-561)

 

Quelques expressions récurrentes dans les deux œuvres insistent sur le caractère dangereux des nihilistes : les auteurs de Fantômas les désignent sous l’appellation « ces redoutables conspirateurs politiques » (CC, p 583) et Gaston Leroux par un « farouches nihilistes » (RCT, p 49).

 

Si les auteurs prennent la peine de nous présenter, somme toute assez longuement, les nihilistes, il n’en reste pas moins que leur rôle est plutôt limité. Dans Rouletabille chez le tsar, la solution de l’énigme à laquelle est confrontée le reporter se trouve en dehors du véritable milieu nihiliste. Dans La Cravate de chanvre, les redoutables conspirateurs conspirent bien peu et ont surtout une fonction de diversion par le développement d’une intrigue seconde et dilatoire. Les nihilistes restent donc condamnés à une place de simples figurants intervenant parfois, perturbant les plans de tel ou tel protagonistes français mais n’ont jamais une action décisive pour la suite du récit, leur apparition n’étant qu’une péripétie de plus dans la vie aventureuse des personnages français.

 

 

 

2.4. L'âme russe

 

            L’âme russe, en tant que composante d’un caractère national spécifique, est régulièrement mentionnée dans les deux œuvres. Les Russes feraient preuve d’un fatalisme certain selon les auteurs. Ce fatalisme est parfois valorisé, souvent mis en avant comme un élément de l’étrangeté russe.

 

Dans la prison, autour d’eux, les nihilistes qui les entouraient étaient merveilleux de sang-froid et de résignation. Ils chantaient en attendant la mort. D’autres discutaient. Tous paraissaient accepter leur destin avec calme, dans l’absolue certitude où ils étaient, qu’ils étaient irrémédiablement perdus, et que rien ne pouvait être fait pour les sauver.

            Le jour se levait déjà. Jérôme Fandor et Hélène, frissonnants, regardaient leurs compagnons, admirant cette résignation fataliste qui est si bien dans la nature de l’âme slave, et que les plus courageux Français ne sauraient jamais atteindre. (CC, p 795)

 

            Il existerait ainsi une « nature de l’âme slave », une « résignation » (le mot apparaît deux fois dans l’extrait), et celle-ci doit être admirée par les Français. Ce fatalisme peut sembler valorisant : la fin de l’extrait n’affirme-t-elle pas « que les plus courageux Français ne sauraient jamais atteindre » cette résignation fataliste ? Ainsi quand Jérôme Fandor comprend qu’il est, pour la première fois, condamné à mort, il se retourne vers un de ses compagnons de cellule pour s’en émouvoir :

 

Et ce Russe, qui avait bien l'âme fataliste du Slave ajoutait :

‑ Mais en vérité, cela ne doit pas vous faire tant d’impression […]. (CC, p 609-610)

 

            Le prisonnier russe possède « l’âme fataliste du Slave ». Cette âme est dès lors une composante de l’identité culturelle d’un peuple et même d’une ethnie : elle est un trait commun à l’ensemble des Slaves comme le montre l’emploi du singulier généralisant « du Slave ». Les auteurs se situent dans une conception ethnicisante des caractères : chaque ethnie aurait ses caractéristiques mentales propres.

 

            Dans l’univers kafkaïen de la prison russe, les nihilistes ne cherchent pas à comprendre ou à se révolter ; ils attendent calmement leur dernier instant contrairement à Jérôme Fandor :

 

Jérôme Fandor, qui se sentait plein de vie, qui était jeune, qui adorait une femme chérie, se révoltait par moment. Il avait des crises effroyables de rage et de désespoir. Ceux qui l'entouraient, au contraire, étaient résignés, calmes, fatalistes au point de ne pas paraître comprendre quelle était l'horreur de leur destin. (CC, p 611)

 

            Les sentiments qui ressortent de l’attitude des nihilistes balancent constamment entre l’idée d’incompréhension de ce qui doit advenir et celle de la résignation face à ce qui semble inéluctable : il semble exister un mouvement continu entre valorisation et péjoration dans ce qui touche à l’identité mentale des Russes. Les interventions auctoriales soulignent cette ambivalence quant à la prétendue l’âme slave.

 

Jérôme Fandor, d'ailleurs, apprenait qu'il n'y avait aucune procédure régulière. [...]

            ‑ Et puis, ajoutait le Russe qui renseignait Fandor, ce n'est vraiment pas la peine d'y penser, puisqu'il est impossible d'y rien changer!

            C'était toujours la grande raison suprême, l'invocation à un fatalisme fou, une résignation qui avait quelque chose d'effroyable et aussi d'incompréhensible. (CC, p 612)

 

            Tour à tour, il s’agit, selon la voix narrative, d’une attitude courageuse, « effroyable » ou « incompréhensible ». Plus largement, c’est un pseudo-caractère slave qui se manifeste : mélange de fatalisme, d’indifférence face à la mort et de « dédain ironique » (CC, p 609).

 

            Dans Rouletabille chez le tsar, l’indifférence face à la mort prend la forme de l’expression russe (en russe dans le texte) Nichevô ! (cela ne fait rien !… qu’importe ?) maintes fois répétée.

 

Une guerre qui fume encore, une révolution qui n' a point fini de gronder, à l'époque où se place ce récit, n'ont, en aucune façon, atténué la gaieté nocturne de Krestowsky. Beaucoup de jeunes hommes qui promènent ce soir leurs uniformes et leur " nichevô " dans les allées éclatantes de lumière du jardin public, ou s'assoient aux tables des restaurants en plein air, ou boivent la vodka aux buffets des zakouskis, ou applaudissent les jambes de la gommeuse, sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre et en reviennent avec le même sourire enchanté et enfantin, les mêmes propos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frères sur la bouche des camarades qui passent. Et cependant les uns ont une manche de la tunique pendante et les autres s'appuient pour marcher sur une béquille ou sur une jambe de bois, glorieux joyeux débris ! Nichevô !(RCT, p 199)

 

            Les Nichevô lancés à la cantonade et les futilités permettent d’accepter les démembrements des corps au retour de la guerre et après la répression de la révolution. Les combats et les blessures n’ont rien changé dans les habitudes des jeunes soldats. La guerre russo-japonaise et la révolution de 1905 - et leurs cortèges de souffrances - ne remettent pas en cause la gaieté nocturne de Krestowsky. Cette insistance (la répétition de l’adjectif même) donne l’image d’une résignation face aux événements sanglants qui ont bouleversé la Russie contemporaine.

            De plus, les personnages russes se repaissent d’histoires de kouliganes, brigands des rues, et d’assassinats nihilistes : Rouletabille en arrivant chez le général entend « d’étranges histoires de kouliganes [brigands des rues] qui les faisaient rire à grand bruit » (RCT, p 40). La mort fait partie de leur quotidien, ils en sont sans cesse menacés et l’humour permet de rendre cette perspective supportable. Pour autant ils refusent de se plaindre ou de fuir le péril à l’image du général Trébassof :

 

« […] Je suis un rude et fidèle soldat de sa majesté, mais je ne suis pas un monstre et j'ai le sentiment de la famille, mon cher monsieur. Dites-le à vos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plus rien, car j’aurais l'air de regretter d'être condamné à mort... et la mort, je m'en f... »

Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c'était cette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait si tranquillement apprécier la vie. Quand le général n’encourageait pas la gaieté de ses amis, il s’entretenait avec sa femme et sa fille qui l'adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains, et il paraissait parfaitement heureux. (RCT, p 38)

 

Toute cette lecture de l’âme slave, et de ses attributs supposés, tend à construire une unité psychologique spécifiquement russe, un caractère national partagé par tout un peuple. Nous sommes devant une image monosémique et réductrice qui gomme toute possibilité de différenciation et de diversité. Partant, cette mention de « l’âme slave », différente de « l’âme française », repousse, en l’énonçant, la Russie hors de l’Occident, espace géographique entendu comme limité à l’Europe de l’Ouest.

 

 

 

2.5. Une onomastique simpliste et caricaturale?

 

            Gaston Leroux semble bien avoir utilisé des noms russes préexistants puisés dans le monde littéraire, scientifique et musical pour baptiser ses personnages. Ainsi trouve-t-on : Koupriane peut-être construit sur Kouprine écrivain russe (1870-1938) influencé par Tourgueniev. Michel Korsakof peut être issu de Sergei Sergeivich Korsakoff neuropsychiatre russe (1854-1900), il a décrit la psychose d’origine alcoolique, caractérisée par des troubles de la mémoire, associés à une polynévrite (syndrome de Korsakoff) ou encore de l’abréviation du nom du compositeur russe Rimski-Korsakov qui a fait plusieurs séjours en France (en 1889 comme chef d’orchestre puis 1907, année pendant laquelle il participe aux cinq concerts historiques russes organisés par Diaghilev). Plusieurs noms sont construits à partir de Pierre à l’image de la ville de Saint-Pétersbourg : Ivan Pétrovitch, Matrena Pétrovna, Pétrof. Le prénom de la femme du général Trébassof, Matrena, semble quant à lui construit sur le mot matrone, ce qui caractérise assez bien ce personnage tout occupé aux soins de sa maison et de la santé de son mari, qui est le véritable chef de la maisonnée. Enfin le nom de Trébassof peut être une allusion - en forme d’hommage ? – plus ou moins transparente au général Doubassof à qui Gaston Leroux a dédicacé sa nouvelle « Baiouchki Baiou »[44] parue le 1er janvier 1907 dans le journal Le Matin : Dou/deux/bassof – Tré/trois/bassof. L’humour de Gaston Leroux semble toujours à l’œuvre, tout comme les clins d’œil et les allusions humoristiques aux personnages réels de son temps : ces références culturelles multiples créent un deuxième niveau de lecture, au-dessus de la simple lecture naïve, qui est celui du jeu et sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie.

            L’onomastique de La Cravate de chanvre est elle aussi teintée d’humour : les deux agents de police appelés par le faux Boris Prokoff après l’assassinat du vrai se nomment Alexander Alexandrovitch et Fédor Fédorovitch,, on trouve encore un Ivan Ivanovitch, un prince russe a pour patronyme André Ieff (nom et prénom !), les deux popes qui apparaissent sont baptisés le pope Credo et le pope Alléluia, la grande duchesse maîtresse de Fantômas s’appelle Iekaterina (nom probablement emprunté à Iekaterinbourg). S’il est vrai que le redoublement du premier prénom avec la terminaison ovitch est courante en russe, l’utilisation du deuxième prénom comme nom apparaît avant tout comme signe de l’humour des auteurs : ils jouent avec les noms, un pope qui se nomme Credo ou Alléluia coule alors de source. Certains y ont vu un manque d’imagination des auteurs comme Jean Malosse dans le numéro 2/3 de L’Insaisissable : « Moins efficace en revanche apparaissent les patronymes étrangers [qui] n’ont pas dû demander de gros efforts de méninges »[45]. Nous y voyons plutôt un usage amusant et amusé de l’onomastique par Pierre Souvestre et Marcel Allain.

            Les terminaisons ressenties comme typiquement russes (en itch ou ov/off ) sont fréquentes dans les deux œuvres, alors que d’autres courantes en Russie comme ine sont absentes (le nom de Bakounine est cependant très certainement connu de nos auteurs). Il ne faut pas ne voir dans cette onomastique qu’une dimension caricaturale ou simpliste ; il semble bien que les auteurs manient l’humour, le nom russe le plus stéréotypé ou « faisant le plus russe » participe à un jeu plus large sur le cliché, les représentations des lecteurs et les noms appartenant à l’univers référentiel réel ou littéraire des lecteurs– dans le cadre d’une certaine intertextualité - auxquels se livrent nombre d’auteurs populaires. On notera ainsi l’apparition d’un caricatural Herlock Sholmès dans les aventures d’Arsène Lupin, d’un Barzum dans Le Train fantôme (tome XXI des Fantômas) ou d’un président de la République Française Loincaré (La Série rouge, Fantômas tome XXIX) pour les personnages réels ou fictifs (deux exemples parmi quelques centaines que l’on peut trouver dans la littérature populaire), d’une Daisy Kissmi charmante anglaise « au nom véritablement symptomatique » dans La Main coupée, tome X des Fantômas, etc. La dimension ludique du roman populaire se révèle dans son onomastique.

 

 

2.6. Le rôle diégétique des Russes.

 

            Pour l'essentiel les actants russes sont des personnages-référentiels. « Tous renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus). Intégrés à un énoncé, ils [servent] essentiellement « d'ancrage » référentiel en renvoyant au grand Texte de l'idéologie, des clichés, ou de la culture; ils [assurent] donc ce que R. Barthes appelle ailleurs un « effet de réel » [...]. »[46]

            Ils sont réduits à une fonction (tsar, policier), à une attitude politique (nihiliste), ou à une classe sociale (aristocrate, peuple russe). Les auteurs projettent ainsi tout l'imaginaire social français sur ces personnages.

 

La conséquence de ce processus réductionniste est le statut inférieur des personnages russes dans le système actantiel. Il sont au pire des bourreaux, parfois des victimes au mieux des comparses sans grande envergure apportant couleur locale et péripéties. Des figures russes sont certes données à lire au lecteur mais dans l’économie des œuvres de notre corpus les personnages russes sont finalement relégués au simple rang de figurants.

 

 

3. Quotidien et effet de réel:

 

De multiples passages du texte - et parfois même des développements assez longs -mettent en scène un quotidien russe. Il existe, pour les auteurs, une spécificité russe : dans La Cravate de Chanvre, la pièce du début est « lourdement tapissée à la mode russe » (CC, p 543, c’est nous qui soulignons), dans Rouletabille chez le tsar on relève des formules telles que : « à la russe » (à trois reprises), « tout à fait russe » (une occurrence) et  il n’y a que les Russes au monde ( une occurrence). On repère des thèmes omniprésents (importance de la religion, des attentats et de l'alcool) ainsi qu'une sorte « d'ethnologie de pacotille » autour des mœurs russes. Quelle est l'utilité narrative pour les auteurs de les soumettre à la lecture du récepteur ?

 

 

         3.1. Omniprésences

 

Certains éléments de la réalité russe sont très présents dans les œuvres : la religiosité, les attentats nihilistes et l’alcool.

 

 

                        3.1.1. La religion

 

            Les auteurs n’exploitent guère l’exotisme de la religion orthodoxe : seul apparaît le mot « pope ». Pourtant la religiosité des Russes est fortement mise en avant. Le peuple russe, quelque soit sa classe sociale ou ses penchants idéologiques, nous est systématiquement montré tout empreint de religion. Les appels à Dieu, les invocations reviennent de façon continuelle, une multitude d'exemples le met en évidence :

 

Puis venaient encore des appellations aux saintes images, des invocations désespérées à la Madone, à la Vierge, au Petit Père, car le Petit Père est aussi bien, en Russie, le bon Dieu en personne que le tsar. (CC, p 543)

 

Oh ! Votre excellence, murmurait-elle, je ne pensais pas, le Petit Père m'en soit témoin, que vous étiez ici!... [...] (CC, p 550)

 

Ah ! Saint Vierge Bonne Mère! faisait la bonne. Par les Saintes Images, qu'est-ce que c'est ? (CC, p 551)

 

Que les Saintes Images vous gardent [...] ( CC, p 555)

 

            Les appels à Dieu sont fréquents, les Russes convoquent aussi bien Dieu que son représentant sur terre (le tsar) ou encore la Vierge. Ces invocations ont des buts divers : témoigner devant la puissance divine de la vérité de propos du locuteur, requérir la protection céleste ou encore exprimer l’étonnement. Pourtant l’authenticité est plus que douteuse : les invocations chez Fantômas tiennent autant de la Russie que de la France méridionale ! La quantité semble primer sur la qualité ou la véracité.

            La religion n'est pas toujours montrée sous son meilleur jour. C’est une constante : dans plusieurs épisodes de la série Fantômas, les auteurs ont montré un certain esprit anticlérical (par exemple, Fandor, dans La Disparition de Fandor, déclare aimer voyager en train dans un compartiment « sans curé ni femme »). La description du pope Alléluia est une occasion de le faire de nouveau partager au lecteur :

 

            C'était un grand gaillard, d'une cinquantaine d'années sans doute, qui avaient des mains formidables, un visage broussailleux, et qui paraissait légèrement ivre, ce qui d'ailleurs arrive souvent aux prêtres russes. (CC, p 559)

 

            Cette peinture peu respectueuse participe à l'expression de l'esprit laïque qui apparaît dans l'ensemble des Fantômas.

 

            Leroux se montre beaucoup plus respectueux – serait-il moins audacieux ? – des croyances russes. Dans son roman, l’empreinte religieuse est aussi fortement marquée mais sans les moqueries des auteurs de Fantômas. Quand le petit reporter traverse les dortoirs des Gardavoïs, il relève les signes de l’intense pratique religieuse :

 

Les dortoirs... Rouletabille se découvre : il lui semble entrer chez des demoiselles au couvent. Couchettes bien blanches, bien alignées, la tête au mur, et des images de sainteté partout, des vierges, des icônes... une propreté monacale... et un silence parfait... le parfait silence... (RCT, p 179)

 

Quelques instants après, Rouletabille rencontre Koupriane dans la petite chapelle des Gardavoïs :

 

Rouletabille, effaré, regarde. Il se trouve dans une chapelle. C'est la petite chapelle qui complète tous les dortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, toute enjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petites icônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du tsar, le cher petit père.

‑ Vous voyez, fait Koupriane en souriant à l'ébahissement de Rouletabille, nous ne leur refusons rien ! Nous leur portons les saints à domicile. Sur quoi, après avoir fermé la porte, il se signa et avança une chaise vers Rouletabille. Lui-même s'assit devant le petit autel tout chargé de fleurs, de papiers peints et de saintes papillotes. (RCT, p 179-180)

 

            Le vocabulaire est clairement ici du domaine du mélioratif : tout est parfait dans le dortoir des Gardavoïs, y compris le « silence », la chapelle étonne Rouletabille (il est « effaré ») – le lieu doit être d’autant plus surprenant que peu de choses semblent pouvoir déstabiliser le reporter- elle est « enjolivée de couleurs merveilleuses » ; la réaction de Rouletabille que surprend Koupriane est aussi valorisante pour le lieu : c’est un « ébahissement ».

 

La religion possède parfois un rôle dans les intrigues. Elle sert à sacraliser des serments :

 

‑ Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes... (RCT, p 187)

 

            Elle est aussi un moyen de cacher les activités subversives des nihilistes qui, dans La Cravate de chanvre, se regroupent dans une église désaffectée autour d’un pope : l’activité religieuse sert alors de « couverture ».

 

            A côté de la religion officielle, Leroux présente les Russes – notamment à travers Matrena – comme superstitieux :

 

            Celui-là, elle le connaît, c'est le nain qu'elle aime bien, c'est son petit domovoï-doukh, l'esprit familier de la maison, celui qui veille, avec elle, sur la vie du général et grâce auquel il n'est pas encore arrivé grand malheur à Féodor Féodorovitch, -n'était la jambe en marmelade. Ordinairement, dans son pays à elle (elle est du gouvernement d'Orel), on n'aime point voir apparaître le domovoï-doukh en chair et en os, car c'est toujours déplaisant de voir un farfadet en chair et en os. Etant petite, elle avait toujours peur de le voir apparaître au détour d'une allée du jardin de son père. Elle se l'était toujours représenté pas plus haut que ça, assis sur ses bottes et fumant sa pipe. Or, étant mariée, elle l'avait tout à coup rencontré au coin d'une ruelle du gastini-dvor, le bazar de Moscou... il était tout à fait comme elle l'avait imaginé ; elle l'avait acheté et elle l'avait porté et installé elle-même avec beaucoup de précautions, car il était en porcelaine fragile, dans le vestibule du palais. Et, en quittant Moscou, elle n'avait eu garde de l'y laisser. Elle l'avait emporté elle-même dans une caisse et l'avait installé elle-même sur la pelouse de la datcha des îles, pour qu'il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie de son Féodor. Et pour qu'il ne s'ennuyât pas tout seul, à fumer éternellement sa pipe, elle l'avait entouré de toute une cour de petits génies de porcelaine, à la mode des jardins des îles. Seigneur ! Que ce jeune homme français lui avait fait peur, en se levant, tout à coup, comme cela, sans prévenir, sur la pelouse. Elle avait pu croire un instant que c'était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour se dégourdir les jambes. Heureusement qu'il lui avait parlé tout de suite, et qu'elle avait reconnu sa voix. Et puis son domovoï ne parle pas français, bien sûr. Ah ! Matrena Pétrovna respire librement maintenant. Il lui semble qu'il y a, à cette heure, deux petits génies familiers qui veillent sur la maison. Et cela vaut toutes les polices du monde ! (RCT, p 62-63)

 

            Matrena dote sa petite statue d’une véritable personnalité : pour ne pas qu’il s’ennuie, elle lui offre des compagnons ainsi ne sera-t-il pas seul à fumer sa pipe. La femme du général voit dans Rouletabille l’incarnation physique de son petit domovoï, surnom qui lui est donné régulièrement dans l’œuvre de Leroux. L’esprit de la maison veille sur toute la famille. N’est-ce pas un signe évident d’un religiosité teintée de candeur, de crédulité et de superstition ? Dans une Russie où les menaces pour l’intégrité physique sont constantes, la religion est un refuge et un moyen de lutter contre une insécurité insupportable.

 

 

                        3.1.2. Les attentats

 

            L'appareil intertitulaire de Rouletabille chez le tsar est traversé par des références aux attentats : dans la première partie, le chapitre I s'intitule Gaieté et dynamite et le septième Arséniate de soude, dans la seconde partie nous trouvons encore Le poison continue (chapitre II) et Les bombes vivantes (chapitre IV).

            Dès l'incipit de Rouletabille chez le tsar le mot « attentat » apparaît, le narrateur brosse le portrait du :

 

général qui allongeait sur un fauteuil une jambe dont il n'avait pas encore la libre disposition depuis l'avant-dernier attentat si fatal à son vieux cocher et à ses deux chevaux pie. (RCT, p 10)

 

            Le lecteur est d'emblée plongé dans l'atmosphère terroriste. La mention de l'avant-dernier attentat est une référence implicite aux autres attentats.

            En prévention des attentats, les Russes qui se sont ou se sentent des cibles potentielles prennent des précautions. On ne peut entrer chez le général Trébassof qu'« après avoir été fouillé tout d'abord à la loge (mesure qui ne datait que du dernier attentat) » (RCT, p 14).

 

            La narration des attentats occupe une grande place, ils font partie du noyau narratif des deux œuvres. Rouletabille raconte les menaces d'attentats qui ont été prononcées à son encontre par les nihilistes :

 

Les nihilistes m'ont averti aussitôt que je n'arriverais pas en Russie vivant [...].

J'ai déniché tout de suite, dans le train, le jeune Slave qui était chargé de ma mort et je me suis entendu avec lui... C'est un charmant garçon: ça s'est très bien arrangé [...].(RCT, p 21)

A la frontière allemande, il me laissa continuer ma route et retourna tranquillement à sa nitroglycérine. (RCT, p 23)

 

            Rapidement Rouletabille demande à ses hôtes de lui narrer les attentats qui se sont déroulés à la résidence Trébassof. La narration du premier attentat est repoussée, l'attente du lecteur s'accroît d'autant :

 

« Là, fit-il [Rouletabille]. Maintenant, madame, je vous écoute. Racontez-moi d'abord le premier attentat.

‑ Maintenant, dit Matrena, nous allons aller dîner... » (RCT, p 23)

 

            Plusieurs allusions aux attentats sont faites avant le repas :

 

‑ Et malgré cela [les mesures prises], vous avez eu le coup du bouquet dans la chambre du général? [Paroles prononcées par Rouletabille]

‑ Non!... ils n'étaient que trois [policiers], alors... c'est depuis le coup du bouquet qu'ils sont dix. [Paroles prononcées par Matrena)]

‑ N'importe... c'est depuis ces dix-là que vous avez eu...

‑ Quoi? demanda-t-elle anxieuse.

‑ Vous savez bien... le plancher...

‑ Taisez-vous ! » ordonna-t-elle encore. (RCT, p 25)

 

            Ces allusions sans explications véritables font naître le sentiment d’une menace terroriste permanente et de l'incapacité de la police à empêcher les nihilistes de commettre leurs forfaits. Les critiques portées par la presse française sur l'incompétence de la police à arrêter la vague d'attentats anarchistes de la Bande à Bonnot ne sont pas si éloignées. Raconter des attentats contre des personnalités en Russie c’est faire résonner le souvenir des attentats anarchistes en France. La Belle Epoque joue à se faire peur : les menaces anarchistes étant en diminution en France, elle se trouve donc ailleurs de nouvelles peurs fantasmatiques.

 

            Dans Rouletabille chez le tsar, la narration des deux premiers attentats est assurée par Matrena, toute faite de dévotion et de sacrifice pour son mari.

 

Il y a eu trois attentats, dit-elle [Matrena]... Deux d'abord, à Moscou. Le premier est arrivé tout simplement. (RCT, p 41)

 

            Dans La Cravate de chanvre, Hélène, dépositaire du terrible l’étui d’or, va en Russie pour éviter un attentat contre le tsar. Découverte par les nihilistes, elle se défend d’être une espionne :

 

‑ Je suis celle qu’a choisie Natacha [la précédente dépositaire de l’étui d’or], annonçait-elle. L’étui d’or que vous voyez entre mes mains m’a été donné par elle. Vous savez sans doute quelle terrible signification il a ?

‑ Oui, oui ! répondait-on.

Mais Olga [alias Hélène] continuait encore :

‑ Cet étui contient un poison foudroyant distillé depuis longtemps pour assurer l’exécution du tyran, du tsar, qui opprime le peuple russe. Frères et sœurs, on m’a dénoncé comme un espion… Si j’étais un espion, Natacha ne m’aurait pas confié cet étui d’or. Vous demandiez qui j’étais tout à l’heure ? Vous devez savoir désormais qui je suis : celle qui tuera l’empereur ! (CC, p 562)

 

            Le tsar apparaît comme un mort en sursis : nombreux sont ceux prêts à sacrifier leur vie à la cause. Il s’agit ici encore d’un attentat aux motivations politiques.

            Fantômas, quant à lui, n’hésite pas à tenter de simuler un attentat contre lui- même :

 

Ce n’était pas sans une certaine émotion, qu’il [Fantômas] regardait à ses pieds, surgissant du plancher de la voiture, une sorte de petit fil de fer dont l’extrémité souple tremblotait, lors des cahots du véhicule sur le pavé mal débarrassé de ses blocs de glace.

            Fantômas savait, en effet, qu’il lui suffisait de tirer sur ce fil de fer avec une certaine brusquerie pour déterminer l’explosion de la bombe fabriquée par le vieux Riga.

            Cette bombe, Fantômas l’avait attachée lui-même sur l’avant-train de la calèche. Elle était disposée de telle sorte qu’elle allait exploser dans le sens des chevaux. Ceux-ci, vraisemblablement, seraient réduits en bouillie, et il en serait de même du cocher. Mais Fantômas, par la position qu’il occupait dans la voiture, et le blindage intérieur de celle-ci, sortirait indemne de cette aventure. (CC, p 712)

 

            Les menaces et les multiples entreprises terroristes dont est victime le général Trébassof sont environnées par d'autres histoire d'attentats, que ne rechigne pas à rapporter le général lui-même :

 

« [...] Tenez! ce qu'ils ont fait de mon pauvre ami, le chef de la Sûreté, Boïchlikof, est-ce recommandable, en vérité? En voilà encore qui était brave. Le soir, sa besogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des Loups. Croyez-vous que cet appartement n'était même pas gardé! Pas un soldat pas un gardavoï! Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine de révolutionnaires, après avoir chassé les dvornicks terrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe à la porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veut parler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et ses enfants, fous d'épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort! En voilà une fin de dîner!... » (RCT, p 49)

 

            La narration des attentats renforce l'image de la constante insécurité, de l'impunité des nihilistes et de leur capacité de frapper n'importe qui, n'importe où et à n'importe quel moment. Elle nous livre aussi l'illustration d'un certain fatalisme des Russes devant les actes des terroristes.

 

 

3.1.3. L’alcool

 

            Il est commun d'attribuer aux Russes un amour immodéré pour l'alcool. Gaston Leroux, Pierre Souvestre et Marcel Allain ne se privent pas d'utiliser ce penchant stéréotypique. Toutes les classes de la société semblent se livrer à l’ivrognerie sans honte.

Le Général Trébassof apparaît en « bruyante compagnie » (RCT, p 10), ses invités et lui-même parlent, arrosant de force champagne leur conversation (« le champagne coulait à flot », RCT, p 30). Matréna Trébassof propose un verre de vodka à Rouletabille, qui le refuse, et vide le sien « d'un trait » (RCT, p 21). Les histoires de beuveries sont à de multiples reprises rapportées :

 

[Ivan Pétrovitch] s'esclaffait : - on a bien ri, Féodor Féodorovitch : on avait fait chanter les chœurs, à la barque, et puis, les bohémiennes parties avec leur musique, on était descendu sur la rive pour se dégourdir les jambes et se nettoyer le visage dans le frais petit jour, quand une sotnia de cosaques de la garde vint à passer. Je connaissais l'officier qui la commandait et je l'invitai à venir trinquer à la santé de l'empereur chez Cubat. Cet officier est un homme, Féodor Féodorovitch, qui connaît bien les marques depuis sa plus tendre enfance et qui peut se vanter de n'avoir jamais avalé un verre de vin de Crimée. Au seul nom de champagne, il crie : vive l'empereur ! Un vrai patriote. Il a accepté. Et nous voilà partis, gais comme des enfants au cœur léger qui se rappellent des histoires de l'école. Toute la sotnia suivait, puis toute la bande des soupeurs qui jouaient du mirliton et les isvotchiks par derrière, à la file : une vraie sainte procession ! Devant Cubat, j'ai honte de laisser les compagnons officiers de mon ami à la porte. Je les invite. Ils acceptent naturellement. Mais les sous-officiers avaient soif. Je connais la discipline. Tu sais, Féodor Féodorovitch, que j'ai toujours été pour la discipline. Ce n'est pas parce qu'on est gai, un matin de printemps, qu'il faut oublier la discipline. J'ai fait boire les officiers en cabinet particulier et les sous-officiers dans la grande salle du restaurant. Quant aux soldats, qui avaient soif, eux aussi, je les ai fait boire dans la cour. Ainsi, ma parole, il n'y avait pas de fâcheux mélange. Mais voilà que les chevaux hennissaient. C'étaient de braves chevaux, Féodor Féodorovitch, qui, eux aussi, voulaient boire à la santé de l'empereur. J'étais bien embarrassé à cause de la discipline. La salle, la cour, tout était plein ! Et je ne pouvais faire monter les chevaux en cabinet particulier ! Tout de même, je leur fis porter du champagne dans des seaux et c'est alors qu'a eu lieu ce fâcheux mélange que je tenais tant à éviter ; un grand mélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose la plus gaie que j'aie jamais vue de ma vie. Mais les chevaux étaient bien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis une torche sous le ventre et tous, ma parole, étaient prêts à casser la figure de leurs cavaliers, pour peu que les hommes ne fussent pas du même avis qu'eux sur la route à suivre. A la fenêtre du cabinet particulier, nous mourions de plaisir de voir une pareille salade de bottes et de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tous leurs chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que les cavaliers de l'empereur sont les premiers cavaliers du monde, Féodor Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! A votre santé, Matrena Pétrovna. (RCT, p 11-12)

 

            Même si Ivan Pétrovitch se veut attaché à la discipline et à la hiérarchie, tout est sous le signe de la démesure dans cette histoire à boire : le champagne coule à flots, et va jusqu’à emplir les seaux pour les chevaux. Le divertissement semble bien gras et vulgaire. Tout au long de Rouletabille chez le tsar le mot « champagne » revient trente fois, le vin français arrosant toutes les fêtes russes. C’est la pratique russe de l’alcool qui, en fait, est ici remise en cause : alors que Rouletabille refuse tout verre d’alcool (encore qu’il boive en vérité quelques verres de pivô [bière]), les Russes se vautrent dans l’éthylisme sans mesure ni retenue.

            L’amour pour l’alcool peut se révéler préjudiciable à la bonne conduite des missions confiées aux Russes :

 

Les autres postes changeaient de titulaire ; mais le même agent, quand il faisait partie du groupe de garde, demandait toujours le même poste qui ne lui était, du reste, disputé par personne, car ce n'est pas gai de passer les heures de la nuit derrière un mur, dans un champ désert. Les autres préféraient de beaucoup écouler leur temps de veille dans la villa ou devant la loge où la votka et le médoc de Crimée, le kwass et le pivô, le kirsch et le tchi, ne leur étaient jamais marchandés. Cet agent s'appelle Touman. (RCT, p 185)

 

            Tous les alcools sont bons qu’ils soient forts ou légers. L’éthylisme est une activité à laquelle se prêtent bien volontiers les policiers qui ont été chargés de la surveillance de la datcha.

 

            Dans La Cravate de chanvre, le cocher Nick se trouve lui aussi pris en défaut pour cause d’imprégnation éthylique importante :

 

[...] Juve se faisait indiquer les bâtiments réservés aux écuries et remises de Boris Prokoff, et soudain se trouvait en tête à tête avec l’énorme Nick qui le regardait venir avec un air hébété.

            En vain, Juve essayait de se faire comprendre pour gagner les bonnes grâces de l’énorme cocher, celui-ci non seulement était incapable de raisonner la moindre chose, mais même de se mouvoir.

            Nick, en effet, au cours de la nuit précédente, avait formidablement bu, et désormais il était ivre, au point de se sentir absolument paralysé, incapable du moindre mouvement. (CC, p 718)

 

            Comme dans le récit d’Ivan Pétrovitch, l’exagération est de mise : le cocher lui-même est « énorme ». Les adverbes utilisés « formidablement », « absolument » indiquent eux aussi le caractère démesuré de l’ivresse de Nick qui se retrouve incapable du moindre mouvement, ce que soulignent les auteurs à deux reprises.

L’ivrognerie semble tant partagée qu’elle se retrouve aussi à la cour parmi les policiers chargés de protéger le tsar :

 

Deux officiers de hussards qui avaient appréhendés le conférencier, l’entraînaient par ce couloir lorsque Michel se dressait devant eux.

‑ Ordre du tsar ! déclarait l’agent de police, il faut conduire Juve au cabinet particulier de l’empereur.

            Les hussards haussaient les épaules en ricanant.

            ‑ Tu as bu trop d’eau-de-vie, Michel, et cela pourrait te coûter cher, de nous donner un ordre semblable que certainement tu n’as pas reçu !

            Mais Michel insistait.

            ‑ Le Petit Père l’a dit, je vous le jure !

            Dès lors les officiers des hussards, s’apercevant que Michel n’était pas ivre, hésitèrent une seconde, puis brusquement firent rebrousser chemin à leur prisonnier. (CC, p 693)

 

            L’étonnement face à un ordre inattendu provoque immédiatement le soupçon d’un abus d’alcool. Ce soupçon peut être d’autant plus fort que l’alcoolisme est un vice présenté comme très fréquent dans la population russe.

 

 

3.2. Mœurs russes

 

            Quand ils décrivent les mœurs russes – ou dites telles -, les auteurs s’intéressent avant tout à ce qui peut surprendre le lecteur : l’exotisme naît de la confrontation avec une altérité qu’il s’agit de mettre en scène. Les petits détails habituels du quotidien et de la gastronomie aident à fabriquer des effets de réel.

 

 

3.2.1 Habitudes russes :

 

            Les habitudes russes livrées au lecteur par les auteurs relèvent de l’étrange, de l’insolite et du curieux : elles sont un moyen de différenciation entre la France et la Russie, plus la différence se révèle forte – pour aller jusqu’à l’opposition – plus elle est opérante dans la construction de l’exotisme. L’exemple du pourboire est particulièrement amusant :

 

L’étrangère s’était approchée du traîneau. Elle connaissait évidemment les façons russes, car elle avait pris dans sa bourse quelque menue monnaie qu’elle tendait au brave homme.

‑ Prends cela, petit père ! Ta tournure me plaît, et j’ai voulu que tu boives chaud ton thé, ce soir.

C’est là une traditionnelle formule de politesse, le cocher ne s’en étonna pas.

En France, on donne le pourboire en descendant de voiture, on le donne aussi bien en arrêtant le traîneau en Russie, ce qui est en somme beaucoup plus intelligent, puisque, de la sorte, le cocher, sachant à quoi s’en tenir sur la générosité de son client, peut se montrer plus ou moins complaisant. (CC, p 556)

 

            La singularité de la pratique russe du pourboire tient au fait qu’elle est exactement contraire à ce qui se fait en France. Le pourboire se retrouve aussi dans Rouletabille chez le tsar mais il sert une autre image de la Russie :

 

            Il [Rouletabille] redescendit toujours suivi de son interprète, et, se rappelant qu'on lui avait dit qu'en Russie on ne se repentait jamais d'avoir été généreux, il donna cinq roubles à l'interprète, en lui demandant quelques détails sur la vie à Pétersbourg de Mlle Annouchka. (RCT, p 197)

 

            Plus que de pourboire, il s’agit ici d’un achat d’informations auquel les Russes semblent particulièrement sensibles selon la rumeur – française – figurée par le on.

 

‑ Moi aussi, fait Rouletabille, qui remet un rouble dans la main de l'honorable fonctionnaire.

‑ Permettez ! Vous précède ! ... courbettes, salutations, il le précède. Pour deux roubles, il le précéderait au bout du monde. « ces fonctionnaires sont charmants » , pense, en se laissant conduire à la caserne, Rouletabille, qui estime n'avoir pas payé trop cher les services d'un personnage dont l'uniforme est galonné sur toutes les coutures... (RCT, p 179)

 

            L’exemple du pourboire montre que les mœurs russes sont jugées par les auteurs : cette remise de quelques roubles sans cesse mise en scène est également la dénonciation d’une forme certaine de corruption et tout cas de l’intérêt russe pour l’argent.

            D’autres habitudes spécifiquement russes apparaissent dans les œuvres et le plus souvent les auteurs montrent leur attachement au surprenant – pour un lecteur français. Ainsi le fameux baiser russe sur la bouche entre hommes :

 

Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch se levèrent pour embrasser le général sur la bouche. (RCT, p 36)

 

            Cette marque publique d’amitié peut surprendre le lecteur français.

 

 

                        3.2.2. Gastronomie

 

La documentation par trop parcellaire de Souvestre et Allain et l’attachement avant tout à l’action ne permettent pas de développement sur cet aspect de la vie russe dans La Cravate de chanvre. S’arrêter sur la gastronomie n’a guère d’intérêt dans l’économie de l’œuvre et surtout les informations des auteurs semblent trop faibles dans ce domaine. En revanche, de multiples allusions sont faites à la gastronomie russe dans Rouletabille chez le tsar même si tous les mets ne sont pas jugés bons, y compris par les Russes :

 

« Cet officier est un homme [...] qui connaît bien les marques depuis sa plus tendre enfance et qui peut se vanter de n'avoir jamais avalé un verre de vin de Crimée. » (RCT, p 11)

 

            Contrairement au vin de Crimée, la nourriture russe semble engageante, Rouletabille ne peut résister à la tentation :

 

Il est vrai que dans le moment le regard de Rouletabille ne semble point d'une profondeur de pensée surhumaine, car, laissé en face de la table des zakouskis dressée dans le petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer, à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots.(RCT, p 15)

 

            Rouletabille ne se contente pas de finir les pots de caviar, il fait aussi

 

disparaître une magnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avec sympathie une salade de concombres à la crème. (RCT, p 16)

 

            Matrena, en maîtresse femme, lui offre « une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée » (RCT, p 18). Pas encore repu, « Rouletabille mangeait maintenant des plats étranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom ». L’exotisme surgit aussi dans le domaine gastronmique, en tout cas manifestement pour Rouletabille, avec la mention de « plats étranges ».

 

« Dis moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ». L’attachement à la gastronomie russe relève de la mise en avant de son étrangeté. Les réflexions sur les plats étrangers participent d’une tradition littéraire très ancienne[47]. Cette étrangeté des plats russes est tempérée par un certain nombre d’identités avec la France. C’est l’exotisme des noms qui crée l’ambiance russe zakouskis, arrosés de pivô. La fréquence des notes de bas de page chez Leroux confère à Rouletabille chez le Tsar une valeur quasi-ethnographique. Leroux se veut sérieux dans la présentation. Connaissant la Russie, il se veut exact dans les termes utilisés, dans les références culinaires. Pourtant il y a là un côté pantagruélique qui n’est pas sans rappeler les amours dévorantes (le jeu, les femmes,…) de Gaston Leroux, bon vivant devant l’éternel, même si la gastronomie ne fait pas partie de ses passions :

 

Je n’ai jamais attaché un grand prix aux choses de la bouche. […] Certes quand l’occasion d’un plat délicat se présente, et qu’elle m’est servie avec agrément, je serais un barbare de la négliger, et je ne la néglige point. Mais encore, dans notre métier, on n’a guère le temps de « manger ». (6 octobre 1906)[48]

 

            L’attitude du petit reporter Rouletabille semble bien proche de celle de son père littéraire Gaston Leroux. D’ailleurs, quand l’action s’accélère, les témoignages gastronomiques s’estompent.

 

 

 

Les diverses mentions de ce quotidien, même s’il apparaît de manière impressionniste dans les deux œuvres, participent de l’effet de réel. Elles donnent les récits pour vrais par ces petits détails russes - tout au moins voulus comme tels. Ces effets de réel sont aussi des « effets d’exotisme » tant les auteurs s’attachent avant tout à des éléments voulus – et lus – comme spécifiquement russes.

 

 

            Certes, si l’on voulait rattacher l’œuvre au courant réaliste, des failles seraient à relever dans La Cravate de chanvre : le manque d'ancrage dans la réalité, la Russie de Fantômas est avant tout une reconstruction imaginaire à partir de stéréotypes et de clichés d'un pays mythique, la faiblesse des descriptions, l'insuffisance d'informations sur les mœurs, les costumes, les monuments. L'imagination des auteurs de La Cravate de chanvre l'emporte très largement sur le souci de la peinture locale. La Russie apparaît donc comme un cadre spatial empreint de préjugés et d'approximations plus ou moins heureuses.

 

[Dans Fantômas,] l'univers physique ne pose pas question, il ne renvoie pas à un savoir mais plutôt à une perception, une évidence: « l'inéluctable modalité du visible ». [...] La Terre est arpentée par les héros [...] , mais ce n'est qu'un paysage sans unité, ni statut propre, morcelé au contraire, dans une collection de carte postale. Le monde n'existe pas vraiment: il n'est ni objet de discours, ni fin de l'action.[...].[49]

 

            Ainsi les paysages russes de l'univers fantômassien se réduisent souvent à des stéréotypes, ils ne sont pas issus d'une expérience personnelle et professionnelle, telle celle que Gaston Leroux a acquise au cours de ses voyages en Russie, mais d'une expérience de l'imaginaire, médiatisée par la presse, le reportage, quelques livres de géographie et le dictionnaire. En quelques pages seulement l'espace est alourdi, surdéterminé et saturé de cette Russie que l'imaginaire collectif a construite. L'intrigue romanesque importe plus que la vraisemblance et la véracité géographique et historique aux auteurs de Fantômas. La lutte entre le Bien et le Mal, entre le couple Juve-Fandor et Fantômas est mis en scène : la Russie n'a pas d'autre importance que  celle d'un décor.

 

            Néanmoins, il y a manifestement, chez nos romanciers, la volonté d'un ancrage référentiel et un attachement à construire un univers fictionnel, qui s'appuie d'ailleurs sur une réalité, tangible ou fantasmée, vraisemblable. L'ancrage référentiel s'obtient aussi par la présence constante d'un environnement institutionnel - le tsar, la police,... sont mis en scène -, de l'actualité (pour les lecteurs de la Belle Epoque) – l’agitation révolutionnaire - , de la géographie – les toponymes appartenant à la réalité - et de personnages et d'événement réels - Nicolas II, la répression des aspirations populaires, etc.

L'auteur de romans populaires utilise ainsi ce qu'il capte de « l'air du temps » :

 

[...] puisant dans un fonds commun aux groupes sociaux susceptibles de le lire, l'auteur [Gaston Leroux mais on peut élargir nous semble-t-il l'affirmation à l'ensemble de la production populaire du début du XXe siècle] organise ses descriptions de manière à « typer » suffisamment ses personnages et ses décors, sans franchement désarçonner le public, lequel est depuis longtemps immergé dans ce qu'on peut appeler un monde littéraire du cliché et du stéréotype[50].

 

            Ce découpage du réel conduit à la (re)constitution de stéréotypes, de clichés, à leur ré-appropriation par les auteurs ce qui réduit la Russie à une sorte de spectacle étonnant et irréel : l'accumulation des termes censés renvoyer à un site ou un paysage concret, à la spécificité linguistique, aux habitudes, aux us et coutumes russes contribue, du fait d’une connotation commune, à une déréalisation. La déréalisation ne paraît pas voulue, ces textes ne semblent pas avoir pour l'objectif de produire un objet esthétique qui refuse les règles de la description réaliste, elle serait un échec du réalisme.

            Si des différences notables existent entre les deux oeuvres dans le traitement de la re-création de la Russie pour les lecteurs, il n'en reste pas moins que l'exotisme repose sur le stéréotype de l'optimum. Cet exotisme, dans Rouletabille chez le tsar et La Cravate de chanvre, passe toujours par la désignation du moment (par exemple le transfert de Fandor en Sibérie), du lieu (la datcha du général Trébassof, Tsarskoïe Selo, la résidence du tsar), de l'événement, du détail le plus radicalement russe, c'est à dire autre par rapport à la réalité française.

            En renvoyant sur la Russie des projections plus ou moins fantasmées d’une réalité, les auteurs participent à une construction idéologique que nous nous proposons d’étudier dans notre seconde partie.

 


 

Deuxième partie: L'idéologie dans les oeuvres.

Troisème partie: L'écriture de la Russie.

Conclusion.

Bibliographie.

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[1] Gérard Genette, Seuils, Paris, Editions Seuil, « Poétique », 1987.

[2] Certains éléments des paratextes de l’une ou l’autre œuvre ne nous ont pas été accessibles malgré les recherches effectuées, ainsi la couverture de l’édition Pierre Lafitte et Cie de Rouletabille chez le tsar nous reste à ce jour inconnue. Les premières éditions de Fantômas comprennent nombre de notes renvoyant à des aventures précédentes, l’édition Bouquins, contrairement à l’édition Presses de la Cité, ne reprend que très peu de ces encombrantes notes infrapaginales (aucune dans l’édition de La Cravate de chanvre).

[3] Daniel Compère, « L'autre paratexte, comment présente-t-on l'autre littérature », in Encrage n° 18, Paris, 1988, p 18.

[4] Ibid., p 19.

[5] Signalons que lors de la réédition de 1932 à 1934, tous les titres ne comportant pas le nom de Fantômas ont été changés par Marcel Allain à la demande de Fayard, le titre de La Cravate de chanvre est par exemple devenu Le Domestique de Fantômas.

[6] Les aventures extraordinaires de Rouletabille se composent de huit volumes (Le mystère de la chambre jaune, 1907, Le parfum de la dame en noir, 1908, Rouletabille chez le tsar, 1913, Rouletabille à la guerre, 1914, (volume I : Le Château noir, volume II : Les étranges noces de Rouletabille), Rouletabille chez Krupp, 1918, Rouletabille chez les Bohémiens, 1922 (volume I : Le livre des ancêtres, volume II : La pieuvre).

[7] Gérard Genette, Seuils, op. cit., p 78

[8] Ibid.

[9] Alfu, Patrice Caillot, François Ducos, Gino Starace, l'illustrateur de "Fantômas", Encrage, Amiens, 1987. Starace a aussi illustré deux couvertures d’œuvres de Leroux parues chez Arthème Fayard dans la collection Le livre populaire : Le Roi mystère (1910) et La Reine de Sabbat (1913).

[10] Sous la direction de Jean Tortel, Entretiens sur la paralittérature, op. cit.

[11] Alfu, Encyclopédie de Fantômas, étude sur un classique, Alfu autoédition, 1981, p 79.

[12] C'est nous qui soulignons.

[13] Michel Leiris, Glossaire, 1939 réuni avec d'autres « bagatelles végétales » dans Mots sans mémoire, Gallimard, 1969.

[14] Daniel Compère, « L'autre paratexte,... », op. cit.

[15] Alain-Michel Boyer, La paralittérature, PUF, Que sais-je ?, 1992, p 104.

[16] Lettre de Pierre Souvestre à M. A. Fayard, 14 janvier 1911, citée in Europe n° 590-591, juin-juillet 1978.

[17] Cité par Alfu in Encyclopédie de Fantômas, op. cit., p 278.

[18] C'est nous qui soulignons

[19] C'est nous qui soulignons.

[20] Pierre Souvestre et Marcel Allain, La Série rouge, XXIX, 1913.

[21] « [...] Je prends le train, ce soir...  / - Pour où ? ...  /  - Pour Saint-Pétersbourg! ... » Le Parfum de la dame en noir, Livre de poche, 1960, p 447 (soit l'avant-dernière page)

[22] Baie de Lachka : qui s’ouvre sur le golfe de Finlande. Bakou : ville située à l’extrémité orientale du Caucase. Balakani (aujourd’hui Balakovo) : ville sur la Volga. Troïtza (aujourd’hui Troïsk) : ville située sur le versant oriental des Monts Oural. La Crimée : péninsule au nord de la Mer Noire. Elaguine : village aux portes de Saint-Pétersbourg. Gatchina : ville dans laquelle se situait une demeure impériale du XIIIe siècle. Kazan : ville de Tartarie. Kiew : capitale de l’Ukraine. Lithuanie : région de la Baltique. Lubetszy (aujourd’hui Lubien Kujawski) : ville à l’ouest de Varsovie ; marais de Lachkrinsky : au nord de Saint-Pétersbourg ; Monts Oural : frontière traditionnelle entre l’Europe et l’Asie. Moscou : ancienne capitale de la Russie. la Néva : fleuve (74 km) émissaire du lac Ladoga (au nord de Saint-Pétersbourg) qui arrose avec son delta la capitale russe. Nijni : Nijni-Novgorod (Gorki pendant la période soviétique) ou Nijni Taghil à l’est de l’Oural. Orel : ville au sud de Moscou. Pergalowo : une des premières stations de Finlande. Péterhof : ville sur le golfe de Finlande dans la région de Saint-Pétersbourg. Presnia : quartier de Moscou. Saint-Pétersbourg : capitale de la Russie tsariste. Scythie : ancien pays des Scythes au nord de la Mer Noire. Sestroriesk : au nord de Saint-Pétersbourg. Sibérie : partie asiatique de la Russie. Tsarkoïe Selo (aujourd’hui Pouchkine) : palais impérial au sud de Saint-Pétersbourg. Varsovie : actuelle capitale de la Pologne. Viborg (aujourd’hui Vyborg) : port sur le golfe de Finlande. Volga : fleuve le plus long d’Europe (3690 km) situé en Russie d’Europe.

[23] Le Sibérien, l’Ouralien, le Mandchourien, le Polonais (La Cravate de chanvre, p 571)

[24] Petit Robert, article verste

[25] Nous appelons lieux vécus ceux dans lesquels les personnages agissent.

[26] Roland Barthes, « L'effet de réel » in Littérature et réalité, Ed. du Seuil, « Point Essais », 1982-1997, p 81-90.

[27] C'est l'auteur qui souligne.

[28] Roger Caillois, Puissance du Roman. Approches de l'imaginaire, Gallimard, 1966.

[29]  C’est nous qui soulignons

[30] C’est  nous qui soulignons

[31] C’est nous qui soulignons

[32] Nous empruntons l'image artérielle à Jean-Claude Vareille.

[33] Uri Eisenzweig, Le récit impossible: forme et sens du roman policier, C. Bourgeois, 1986, p 200.

[34] Michael Riffarette, L’illusion référentielle in Littérature et réalité, Ed. du Seuil, « Point Essais », 1982-1997, p 81-90

[35] C'est nous qui soulignons.

[36] Ponson du Terrail, Rocambole, op. cit., p 7.

[37] C'est l'auteur qui souligne.

[38] Philippe Hamon, « Statut sémiologique du personnage » in Poétique du récit, Seuil, 1977, p 122.

[39] Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, collection Ecriture, 1992.

[40] Ibid., p 29-30.

[41] Ibid, p 30.

[42] Louis Chevallier, Classes laborieuses et, classes dangereuses à Paris, pendant la première moitié du XIXème siècle, Plon 1958, réédition le Livre de poche, « Pluriel », 1978.

[43] E. Neveu , L’Idéologie dans le roman d'espionnage, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1985, p 223-224

[44] Gaston Leroux, Baiouchki Baiou, 1907, publié in Les Aventures extraordinaires de Rouletabille reporter, Tome 1, Robert Laffont, collection Bouquins, 1988, p 1008-1011.

[45] Jean Malosse, « Des noms propres chez Fantômas » in L’Insaisissable, Série A, n°22/3, 1994, p 44.

[46] Philippe Hamon, « Statut sémiologique du personnage » in Poétique du récit, Seuil, 1977, p 124.

[47] « Dans l’Antiquité, la tradition gréco-romaine fournit, au moins pour le nord du continent [l’Afrique], une abondante liste de peuples, fort curieusement dénommés, le plus souvent par leurs caractéristiques alimentaires ». Jean-Marc Moura, L’Europe littéraire et l’Ailleurs, PUF, 1998, p 24-25.

[48] Extrait d’un article du Matin, cité in Alfu, Gaston Leroux, Parcours d’une œuvre, éditions Encrage, Amiens, 1996, p 19.

[49] Cyrille Legrand, La/une cosmologie discrète du roman populaire in Dramaxes de la fiction policière, fantastique et d'aventures (coordonnateurs D. Mellier et L. Ruiz), E.N.S. Editions, collection Signes, 1995, p 164-165.

[50] Isabelle Husson-Casta, Le travail de "l'obscure clarté" dans Le Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux, Archives des Lettres Modernes n°268, Minard, 1997, p 16.