CHAPITRE VIII

 

QUESTION DE VIE OU DE MORT

 

 

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Présentation de l'oeuvre.

Page consacrée à Gustave Aimard.

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Vers minuit une pluie fine mais serrée commença à tomber sans discontinuer jusqu'au matin. Les deux jeunes cavaliers étaient percés jusqu'aux os, affamés, fatigués; tout cela joint à la vive inquiétude qui les dévorait, rendit leur position extrêmement pénible.

L'artiste insistait pour s'arrêter et allumer du feu : mais Brainerd s'opposa de toutes ses forces à une telle imprudence, objectant, avec raison que la fumée inévitablement produite par le foyer attirerait sur eux d'une façon très périlleuse l’attention des rôdeurs Indiens.

L'aspect du pays avait successivement changé. Au lieu de la prairie uniforme et presque nue, les voyageurs rencontraient maintenant une végétation plus abondante, des ruisseaux, des collines assez élevées, et des groupes d'arbres qui annonçaient une région forestière.

Will, dont la jeune expérience était toujours en éveil, évitait soigneusement les fourrés, les buissons sombres, dont les flancs pouvaient receler des embuscades, et s'en éloignait par de longs détours.

Cependant, après plusieurs heures d'une course rapide, ils n'avaient rencontré aucun indice qui annonçât la présence d'un ennemi . Will commença à être convaincu sérieusement que les hordes malfaisantes des Petits Corbeaux, des Wacoutahs, des Wabashaw, et des Pieds‑Rouges, n'avaient point encore pénétré sur ce territoire. Néanmoins ses appréhensions étaient loin d'être calmées, car les Sauvages ne connaissent ni les distances ni les difficultés, et devancent, dans leurs poursuites acharnées,  les fuites les plus promptes.

Midi approchait ; les jeunes gens étaient tourmentés par une faim intolérable ; ils se décidérent à faire halte pour tâcher de se procurer la nourriture nécessaire. Les ruisseaux et les lacs du Minnesota abondent en poissons de toute espèce, les bois sont giboyeux à l'excès; ils ne devaient donc avoir aucune difficulté à se procurer de la venaison.

Pour arriver à leur but, ils furent obligés de pénétrer dans un bois dont l'étendue paraissait être d'environ vingt ou trente ares. Mais lorsqu'ils en furent à une centaine de pas, Brainerd arrêta son cheval.

‑ Je ne suppose pas que nous courions un grand risque en nous approchant ainsi de la forêt; cependant nous agissons d'une manière qui ne me convient pas.

‑ Pourquoi ?

‑ Il est impossible de sonder les coquineries des Peaux-rouges. Nous sommes loin d'être hors de danger ; si ce n'est en rase prairie.

‑ Eh bien! au contraire, moi, je pense que ces gens là ont un fond de noblesse et de chevalerie qui les poussera toujours à nous attaquer ouvertement.

‑ Ah ! pauvre Adolphe, vous êtes obstiné dans vos ridicules illusions! Oui, s'ils sont en nombre énormément supérieur et sûrs de nous écraser, ils nous attaqueront effrontément mais heureusement nous sommes bien montés, et suffisamment armés pour les tenir à distance. Tout ce que je crains, ce sont les embuscades; les Indiens n'ont pas d'autre idée en tête.

‑ Si vous le préférez je vais battre le bois ; vous m'attendrez ici.

‑ Non! je vais avec vous.

Ils pénétrèrent ensemble sous la voûte de verdure, firent quelques pas et écoutèrent en regardant tout autour d'eux. La forêt était silencieuse comme une tombe; pas un être animé n'y donnait signe de vie.

‑ J'espère que nous sommes seuls, dit Brainerd ; comme les broussailles sont très inextricables par ici, nous serons obligés de mettre pied à terre et de nous séparer quelque peu, afin de chasser pendant quelques heures chacun de notre côté.

‑ C'est parfait! répondit Halleck se mettant en devoir d'obéir ; nous nous retrouverons ici, chargés du gibier que nous aurons pu conquérir.

Ils se séparèrent ainsi ; l'artiste prit à droite, son compagnon à gauche. D'abord une grande quantité d'écureuils s'offrit à leur vue, mais ils dédaignèrent d'aussi menues proies, réservant leurs munitions pour de meilleures rencontres. Au milieu de ses zigzags, l'artiste fit la rencontre d'une petite source, abritée dans le creux d'un énorme rocher ; tout autour de ce nid frais et murmurant s'enlaçaient les racines noueuses de grands arbres au milieu desquelles ruisselaient avec une grâce infinie les plus mignonnes cascades,

Le site était ravissant ; aussi Halleck après s'être avidement désaltéré à cette glace liquide, ne put résister au désir d'en faire le dessin.

En conséquence, il ouvrit son inséparable album, et accomplit son oeuvre avec une attention que rien ne pouvait distraire. Tout en crayonnant, il crut bien entendre, une douzaine de fois, Brainerd décharger son fusil; mais il ne se troubla pas pour cela; au contraire, il en conclut qu'il était heureux en chasse, et que dès lors, lui Halleck, pouvait bien vaquer â son cher dessin.

Néanmoins, il fit la réflexion que rentrer sans une seule pièce de gibier serait chose humiliante; aussi ; lorsqu'il eût fini, il replia son album et repartit en chasse, le fusil sur l'épaule.

Mais ses aventures n'étaient pas finies, à beaucoup près. A proximité d'une petite éclaircie, il s'arrêta tout frissonnant: son oreille aux aguets venait d'entendre une voix plaintive, semblable au râle d'un agonisant. II écouta encore ; il n'y avait point â s'y méprendre, c'était bien les gémissements d'une créature humaine blessée à mort ; ils partaient d'un buisson situé à une cinquantaine de pas.

Halleck courut dans cette direction et découvrit avec consternation un homme étendu à la renverse sur le sol ;: il paraissait mortellement blessé et n'avait plus qu'un souffle de vie.

L'artiste se pencha sur lui d'une façon compatissante.

‑ Comment vous trouvez‑vous en ce misérable état, pauvre malheureux? lui demanda‑t‑il.

‑ Hélas! murmura le moribond en se raidissant pour regarder autour de lui comme s'il eut appréhendé le retour d'un ennemi féroce; ce sont ces Sauvages... ils ont massacré ma femme et mes enfants, et m'ont traîné jusqu'ici pour y expirer.

‑ Où sont‑ils, les Indiens

‑ Partout! vous n'en avez point rencontré?

‑ Y a‑t‑il d'autres hommes Blancs dans ces bois?

‑ Il y en avait quatre, que les Sauvages ont suivis à la piste depuis ce matin.

‑ Que sont‑ils devenus?

‑ Trois gisent dans l'herbe près d'une source, où ils ont été fusillés.

L'artiste se releva, les cheveux hérissés sur la tête, et alla au lieu indiqué, pour vérifier ce que venait de lui dire l'agonisant. En effet, il trouva un homme et deux enfants, froids, raidis dans les embrassements de la mort. Ils avaient été si brutalement hachés à coups de tomahawks, que l'oeil d'un ami n'aurait pu les reconnaître.

Après avoir contemplé pendant quelques minutes avec égarement cet effrayant spectacle, l'artiste revint au moribond; mais il ne trouva plus qu'un cadavre.

Il resta un instant immobile, perdu dans une sombre rêverie.

Tout à coup, une détonation, suivie d'un sifflement qui lui passa devant la figure, le rappela au sentiment de la réalité, c'est‑à‑dire du danger.

Sa première manœuvre fut digne d'un vétéran dans la guerre forestière: il bondit en arrière d'un arbre, et s'y cacha de façon à être garanti contre une nouvelle balle.

Il avait remarqué la direction d'où était venu le message de mort; il s'abrita en conséquence, et se tint en observation.

Une pensée lui causait un certain malaise ; Si ses ennemis étaient nombreux, l'issue de l'aventure pouvait devenir extrêmement désagréable. Il éprouva un sentiment de soulagement lorsqu'il aperçut une figure sombre, une seule, se dessinant derrière les feuillages.

‑ Impudent vagabond ! murmura Halleck, tu lorgnes par ici pour juger du résultat de ton coup. Attends un peu, je vais te rendre la monnaie de ta pièce.

Malheureusement, l’œil expérimenté de l'Indien avait remarqué le canon de carabine qu'Adolphe dirigeait contre lui; il se déroba subtilement derrière un arbre, au moment où le coup partait, et esquiva ainsi une conclusion précipitée de tous ses combats.

Sans s'arrêter à savoir s'il avait touché le but, Halleck rechargea son arme avec toute la rapidité possible ; il venait d'assurer la dernière bourre, lorsque avec un cri insultant de triomphe le Sauvage arriva en bondissant sur lui.

Quoiqu"il n'eut pas encore placé la capsule, Halleck ne se troubla point, et coucha en joue son adversaire. Ce dernier, trompé par ce sang-froid, crut que l'artiste avait une arme à deux coups et se cacha vivement derrière un arbre.

Avec la rapidité de la pensée, Halleck mit sa capsule, arma la batterie, et attendit, tout en réfléchissant qu'au fond les choses allaient pour le mieux puisque la partie était égale.

Cependant, chacun des deux adversaires étant abrité, la bataille, devenait une question de stratégie. Le vainqueur devait être celui qui, le premier, parviendrait à surprendre l'autre hors de garde.

Une histoire du désert revint alors en mémoire à l'artiste ; il se rappela avoir lu qu'un Européen se trouvant en position analogue, avait imaginé de tromper son ennemi et de provoquer son feu, en faisant apparaître cauteleusement son chapeau ou un autre objet paraissant indiquer que la tête était dessous. L'Indien avait fusillé un bonnet suspendu au bout d'une branche, et lorsqu'il était arrivé sur celui qu'il croyait mort, il avait reçu lui-même le coup mortel.

Halleck se souvint aussi avoir vu cette petite scène reproduite par un dessin qui l'avait charmé.

Mettant aussitôt ses souvenirs en pratique, l'artiste plaça son Panama sur le canon de la carabine, et l'éleva doucement un peu au‑dessus de l'arbre. Mais il avait compté sans la perspicacité de son adversaire, et aussi sans sa propre inexpérience ; le chapeau balançait sur son appui improvisé, ses allures n'étaient pas naturelles, il n'y avait pas trompe-l’œil.

Aussi, eut‑il beau reproduire son artifice sur toutes les faces du tronc d'arbre, le Sauvage se contenta de grimacer un sourire méprisant, et ne bougea pas.

Halleck finit par comprendre que sa ruse était éventée; il en conclut que l'Indien devait avoir lu cette histoire et pris connaissance de l'illustration qui l'accompagnait. Mais, en même temps, il fit, dans la doublure de sa veste, une découverte qui lui causa un sensible plaisir. Son revolver qu'il avait cru perdu, ayant glissé par une poche décousue, s'était réfugié un peu plus bas entre un porte-cigares, un étui à crayons, un couteau-fourchette et le télescope.

Cette trouvaille réconforta considérablement l'artiste, et lui suggéra, l'idée d'une autre ruse. Une sorte de protubérance indécise ressemblant un peu à une tête abritée par une couverture, se montra du côté de l'Indien, et disparut aussitôt. Quelques secondes après, la même apparition se reproduisit sur un autre point. L'artiste comprit l'artifice; un demi‑sourire plissa ses lèvres, il épaula et fit feu.

Comme il s'y attendait, un hurlement de triomphe lui répondit, et le Sauvage se précipita sur lui, le tomahawk levé. Halleck laissa tomber son rifle et dirigea contre l'ennemi, avec la fermeté d'une tige d'acier, son poing armé du revolver. Le Sauvage sans méfiance continua d'avancer ; trois petites détonations sèches et brèves retentirent, enfonçant chacune un messager de mort dans le buste de l'Indien.

Il ne tomba qu'au troisième coup.

‑ Les carabines ne sont pas les seuls instruments propres à la fusillade, mon bel ami cuivré, murmura l'artiste en replaçant paisiblement son arme en lieu sûr ; ce petit engin fait peu de fracas mais d'excellente besogne, comme vous avez pu voir. Il y a mieux; pour le cas où il y aurait d'autres vagabonds de même espèce dans le voisinage, je vais recharger toute mon artillerie.

En procédant à cette opération, il donna un coup d’œil au vaincu qui se débattait dans l'herbe, au milieu des dernières convulsions. Sa face contractée était horrible à voir; c'était le type d'une férocité infernale. Du reste, elle ne trompait pas, cet homme avait commis tous les crimes depuis l'assassinat jusqu'à l'incendie; sa ceinture portait en grand nombre les scalps des femmes et des enfants. La mort qu'il venait de subir était une punition trop douce; ce n'était pas en guerrier, mais en supplicié qu'il devait finir.

Il lança à Halleck des regards furieux, comme s'il avait voulu l'anéantir; ses dents grincèrent; ses mains se crispèrent sur les broussailles environnantes.

‑ Va‑t‑en ! va! lui cria‑t‑il en Anglais, va‑t-en! coquin! moi tuer...

‑ Je ne doute pas de vos bonnes intentions à mon égard, murmura Halleck impassiblement; mais elles m'effrayent encore moins que tout à l'heure.

‑ Le chien Face‑Pâle peut courir, il arrivera trop tard dans la prairie. Les guerriers indiens ont suivi la piste de l'Oncle John et de ses femmes.

Halleck sentit comme un coup de couteau dans le cœur; le souvenir de ses amis et des dangers qu'ils pouvaient courir lui revint en esprit:

‑ Que dites‑vous?... Ils ont été surpris par cette canaille rouge?... Où?... Quand?... Mais, parle donc, gredin!... cria‑t’il en se penchant sur le blessé.

Tout fut inutile ; l'Indien avait entonné son chant de mort, dont rien ne pouvait le distraire; et au fond de ses yeux demi-éteints, vacillaient comme des lueurs fugitives les flammes de la colère, de la haine, de la vengeance.

Halleck prit soudain son parti ; abandonnant le monstre à la mort qui s'en emparait, il courut en toute hâte au rendez‑vous convenu.

Là, il trouva les chevaux dans la position où on les avait laissés, mais Brainerd n'était pas encore de retour. L'impatience fiévreuse d'Halleck était telle qu'il fut sur le point de partir sans l’attendre ; heureusement le jeune Settler ne tarda pas à paraître, ployant littéralement sous le poids du gibier.

A peine fût‑il arrivé qu'Adolphe lui expliqua précipitamment tout ce qui venait de se passer, insistant particulièrement sur les révélations de l’Indien concernant les dangers courus par leurs amis.

Sur‑le‑champ ils se remirent en route ; leur appétit, tout surexcité qu'il fut par le besoin, s'était évanoui devant ces nouvelles inquiétudes. Seulement, par mesure de précaution, les jeunes gens chargèrent en croupe une portion de leur gibier.

‑ Cette race Indienne me parait avoir changé un peu de cachet par ici, observa l'artiste lorsqu'ils furent en pleine campagne; je trouve surtout des types incroyables de vagabonds,... ils ne me déplaisent pas trop.

‑ Eh! mon cher! ce sont ces nobles guerriers dont vous êtes si poétiquement entiché! ces hommes chevaleresques et généreux daignent, à cette heure, courir sur la piste de mon père, de ma mère, de ma sueur, comme des limiers altérés de sang; ces braves gens, comme vous les appelez, dansent peut-être; à cette heure, les pieds dans le sang, autour des scalps de Maria et de Maggie !

‑ Ecoutez donc Will ; je déteste ces indiens vagabonds qui pullulent sur les frontières de la civilisation. Mais si nous étions à cent milles plus loin dans les bois...

Eh ! mon pauvre cousin, vous auriez déjà subi vingt fois la mort si la chose était possible! interrompit Brainerd avec irritation; il est temps, croyez‑moi, de jeter au loin vos niaises utopies sur les Sauvages, et de vous conduire un peu d'après l'expérience de gens qui en savent plus que vous là‑dessus I

‑ Au moins, vous m'accorderez une chose; c'est qu'ils n'ont pas commis un seul acte de cruauté, avant d'y avoir été poussés par la méchanceté des Européens.

‑ C'est possible ; mais ils ne se sont pas privés de prendre des revanches féroces.

‑ Remarquez‑le bien, Will ; les trafiquants, les émigrants, les pionniers, les forestiers, les chasseurs, les trappeurs, les settlers, tout le monde s'est jeté sur ce pauvre désert et sur ses pauvres habitants comme sur une terre de conquête; on a pris, on a pillé, on a gaspillé, on a brûlé, on a chassé, on a massacré à tort et à travers; on a violenté et exaspéré les Indiens de toutes manières; on leur a tout pris, l'eau, la terre, et jusqu'à l'air du ciel; on les a anéantis... Est‑ce que tout cela ne crie pas vengeance ?

‑ Dites ce que vous voudrez, Halleck ; vous n'empêcherez pas que leur cruauté n'ait dépassé toutes les dimensions de l'offense ; il y a longtemps qu'ils se sont vengés au double, au triple, au centuple !

‑ Mon opinion est que ce soulèvement n'est qu'une ébullition passagère et locale ; dans quelques jours il n'en sera plus question.

‑ Vous croyez cela?... Eh bien! priez Dieu pour que les Sissetons, les Yanktonas, les Yanktomis ne se joignent pas à l'insurrection; ou bien faites en votre sacrifice, vous ne reverrez plus Saint‑Paul.

‑ Mon Dieu! Will, comme vous amplifiez le danger! Parce que nous avons eu la mauvaise chance de rencontrer deux ou trois vagabonds dans les bois, voilà‑t‑il pas que vous ne rêvez plus que soulèvement dans tout le Nord!

‑ Si vous aviez seulement la moitié de mon expérience, vous ne seriez pas si aveugle.

‑ Oh! quelle perspective splendide ! s'écria tout‑à‑coup l'artiste avec enthousiasme; si j'en avais le temps, comme je crayonnerais ,cela!

‑ Vous pouvez vous en donner ici à cœur joie, riposta aigrement Brainerd, si vous considérez cela comme plus important que les existences et le salut des nôtres.

‑ Là! là! calmez‑vous, cher Will ! je n'ai pas la moindre idée de ce genre… il n'y a aucun mal, ce me semble, à admirer d'aussi belles choses en passant. Dieu ! que c'est admirable! Ces forêts d'un vert‑bleu sombre!... Cette prairie de velours vert!... et ce lointain de montagnes qui escaladent le ciel! Will ! regardez ! fit soudain Halleck à voix basse, il y a sur cette colline quelqu'un qui nous télégraphie des signaux !...

 

 

Chapitre IX.

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