Première partie 

Contexte historique et culturel de la seconde moitié du XIXe siècle

1.1 L'ère de la culture de masses

1.2 L'imaginaire de la prairie

1.3 Le discours de l'aventure

 

1.2. L’imaginaire de la Prairie : « L’Ouest vu, inventé et rêvé »

1.2.1. L’héritage des Lumières : du « bon sauvage » au « féroce indien »

1.2.2. Le désert mexicain ou l’espace de l’aventure française

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1.2.                    L’imaginaire de la Prairie : « l’Ouest vu, inventé et rêvé »

 

Devenue aujourd’hui un des mythes de la civilisation américaine[1], la conquête de l’Ouest est devenue une légende grâce à des oeuvres littéraires et artistiques qui ont su transfigurer l’Histoire au profit d’une vision épique de la lutte entre les premiers occupants et les colons venus d’Europe. Le roman d’aventures naissant trouve alors un théâtre inédit dans les terres de l’Ouest américain, où seuls quelques coureurs des bois, avant-garde de la civilisation, parcourent ces territoires  sillonnés par des tribus indiennes hostiles aux colons. Philippe Jacquin le remarque : « L’Ouest stimule les imaginations, le théâtre de la rencontre de la nature et de la civilisation devient un champ d’expériences et d’inspiration inégalé pour les écrivains. »[2]

 Pour comprendre comment et pourquoi se développe ce discours sur l’Ouest américain dans le roman d’aventures de cette époque, il nous semble important de revenir sur les enjeux que recouvre cet intérêt pour ces nouvelles terres à conquérir.

 

 

1.2.1.   L’héritage des Lumières : du « bon sauvage » au « féroce Indien »

 

L’intérêt pour les peuples indiens de l’Amérique du Nord ne date pas du XIXème siècle. Ici, comme dans d’autres domaines, le roman d’aventures hérite de thèmes déjà traité dans des oeuvres antérieures. Aussi la figure de l’Indien est-elle apparue très tôt en littérature, comme en témoigne le chapitre « Des cannibales » des Essais de Montaigne, ou encore l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578) de Jean de Léry. Mais c’est surtout au XVIIIème siècle que l’intérêt pour les peuples indiens se renouvelle, à un moment où le recul desdits peuples est plus que jamais une réalité.

La fin du XVIIIème siècle et l’avènement des États-Unis d’Amérique signent en effet le commencement d’une nouvelle étape dans la colonisation du territoire américain. Face à ce phénomène, des oeuvres littéraires prennent le parti d’opérer un retour sur les évènements de la colonisation. Les Incas de Jean-François de Marmontel (1777) met en scène la conquête du Pérou et la destruction des Incas par les conquistadores. Faisant volontiers oeuvre de polémiste, Marmontel tente d’y démontrer que c’est le fanatisme religieux qui est à l’origine de la destruction du peuple inca : « Le but de cet ouvrage est donc, et je l’annonce sans détour, de contribuer, si je le puis, à faire détester de plus en plus ce fanatisme destructeur ». Dans ce livre, la cause indienne n’est donc évoquée par Marmontel que comme un exemple visant à étayer sa démonstration.

Cette oeuvre, aujourd’hui presque tombée dans l’oubli, en a toutefois probablement inspiré une autre, Les Natchez. Composée à la fin du XVIIIème siècle, remaniée, et finalement publiée en 1826, Les Natchez devait constituer « l’épopée de l’homme de la nature » selon les propres termes de Chateaubriand.[3] La parenté évidente avec l’œuvre de Marmontel ne doit cependant pas faire oublier que les deux oeuvres répondent à des préoccupations différentes. Même si Chateaubriand choisit lui aussi un épisode important de la conquête américaine[4], son but n’est plus polémique. Il veut en effet chanter la grandeur sauvage d’un peuple disparu dans les derniers soubresauts de sa révolte : « A l’ombre des forêts américaines, (...) je veux raconter vos malheurs, ô Natchez, ô nation de la Louisiane, dont il ne reste plus que des souvenirs. »

Dans une posture nostalgique, Chateaubriand se fait donc le défenseur des Indiens, car dans la perspective rousseauiste qui est la sienne, ils incarnent un idéal de vie proche de la nature. L’œuvre montre ainsi un Indien à milles lieues de la représentation donnée du « sauvage » cannibale, fornicateur et imperméable à toute forme de culture. L’Indien de Chateaubriand est un homme de la nature, que la simplicité de ses mœurs rapproche du « bon sauvage » postulé par Jean-Jacques Rousseau : René, le personnage que met en scène Chateaubriand, est ainsi accueilli comme un fils au milieu de la tribu des Natchez bien qu’il appartienne à la nation qu’elle combat.

Durant la décennie où paraît les Natchez, un autre écrivain, l’américain James Fenimore Cooper, publie ses premiers romans et prend lui aussi pour cadre l’Amérique du XVIIIème siècle.[5] Mais dans ces oeuvres, la colonisation n’est plus vue sous l’angle des peuples indiens : dans les romans de Cooper, c’est le point de vue anglo-américain qui prédomine.

La race indienne n’y est donc plus décrite comme héritière de ce « bon sauvage » représentant d’une humanité aux mœurs policées. Dorénavant, l’évocation du caractère violent et rusé de l’Indien revient de manière insistante et presque systématique sous la plume des auteurs de romans d’aventures. Considéré comme membre d’une race aux caractéristiques physiques et morales définies, l’Indien est volontiers décrit comme fourbe, calculateur et massacreur d’hommes.

Chez Aimard, il en est ainsi d’un des personnages de Balle-Franche, Natah-Otann, le jeune chef des Indiens Pieds-Noirs, dont le nom surdétermine la personnalité : « Natah-Otann » désigne en effet en langue indienne « l’animal le plus redouté des habitants de l’Amérique du Nord, l’ours gris ».[6] Dès lors, sa cruauté innée envers les Blancs en fait une des plus redoutables menaces pour ceux qui osent s’introduire dans le désert :

 

« Les Blancs, et surtout les Espagnols et les Américains du Nord, étaient les ennemis implacables de Natah-Otann ; il leur faisait une guerre sans pitié ni merci, les attaquant partout où il pouvait les surprendre, et faisant expirer dans les plus horribles tortures ceux qui, pour leur malheur, tombaient entre ses mains.

Aussi sa réputation était-elle grande dans les prairies, l’effroi qu’il inspirait était extrême : déjà plusieurs fois les États-Unis avaient cherché à se débarrasser de ce redoutable et implacable ennemi, mais tous les projets avaient échoué, et le chef indien, plus audacieux et plus cruel que jamais, se rapprochait peu à peu des frontières américaines, régnait sans contrôle au désert dont il était le roi absolu, et parfois venait, le fer et la flamme à la main, jusqu’au milieu des cités de l’Union réclamer le tribut qu’il prétendait lever quand même sur les Blancs. »[7]

 

La preuve de cette extrême cruauté est apportée au lecteur lorsqu’il assiste au massacre d’une famille d’émigrants qui a eu le malheur de s’aventurer sur les territoires où règnent Natah-Otann et les siens.

 Venue dans les parages du Mississippi « dans l’intention d’exploiter une concession qu’elle avait achetée sur le haut Missouri », cette famille fait les frais de la cruauté indienne alors qu’elle semble près d’atteindre son but.[8] Une nuit, les sentinelles chargées de surveiller les alentours du campement américain s’assoupissent, laissant la voie libre aux agresseurs :

 

« Vers le milieu de la nuit, une cinquantaine de Pieds-Noirs, guidés par Natah-Otann, glissèrent comme des démons dans l’ombre, s’introduisirent dans le camp en escaladant les retranchements, et avant que les Américains pussent saisir leurs armes, ou seulement songer à se défendre, ils furent garrottés.

Alors il se passa une scène horrible, dont la plume est impuissante à retracer les effroyables péripéties.

Natah-Otann organisa le massacre, s’il est permis d’employer une telle expression, avec un sang-froid et une cruauté sans exemple.

Le chef de la caravane et ses cinq domestiques furent attachés nus à des arbres, flagellés et martyrisés, tandis que devant eux les deux jeunes garçons étaient littéralement cuits tout vivants à petit feu. »[9]

 

Par un hasard du destin, la mère réussit à s’échapper des griffes indiennes et emporte avec elle sa petite fille. Malheureusement, ses forces lui font défaut et elle est vite rattrapée par les hommes de Natah-Otann qui, supposant qu’elle est morte, lui enlève sa progéniture. La petite fille est alors amenée au chef indien, seul capable de décider de son sort :

 

« "Que faut-il en faire ? lui demanda le guerrier qui la lui présentait.

— Au feu", répondit-il laconiquement. 

Le Pied-Noir se mit impassiblement en mesure d’exécuter l’ordre impitoyable qu’il avait reçu.

" Arrêtez ! s’écria le père d’une voix déchirante, ne tuez pas de cette horrible façon une innocente créature ; hélas ! n’est-ce pas assez des tortures atroces que vous nous infligez ?"

Le Pied-Noir s’arrêta indécis, en interrogeant son chef du regard.

Celui-ci réfléchissait. »[10]

 

Décidé à faire payer les émigrants pour leur audace, L’Ours-Gris propose alors un marché au père de la petite fille :

 

« je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, je me sens aujourd’hui en veine de clémence, ta fille vivra. Seulement souviens-toi de ceci : quel que soit le tourment que je t’inflige, la torture que tu subisses, au premier cri que tu pousseras, ta fille sera égorgée, c’est à toi de garder le silence, si tu tiens à la sauver. »[11]

 

Cédant à la demande de l’émigrant, Natah-Otann accorde à sa victime un dernier baiser de sa fille :

 

« L’innocente, comme si elle comprenait ce qui se passait, jeta ses bras autour du cou de son père en éclatant en sanglots.

Celui-ci, étroitement attaché, ne pouvait que lui prodiguer des baisers, dans lesquels passait son âme tout entière. »[12]

 

Le lecteur semble toucher ici au paroxysme de l’émotion. La mise en scène des adieux d’une fille à son père est en effet particulièrement propice à un jeu sur le pathos, sur la capacité à émouvoir le lecteur. La mise en parallèle des situations du père, « étroitement attaché », et de sa fille, libre mais vouée à vivre parmi ces Indiens barbares [13], décuple l’intensité dramatique de la scène : l’emploi des termes « innocente », « sanglots » et « âme », dénotant le malheur, ne peuvent que susciter l’émotion du lecteur et l’obliger à compatir avec les victimes du chef indien.

La description de cette scène horrible, constituant une pause dans le récit de la torture, souligne l’intention du narrateur :

 

« Ce spectacle avait quelque chose de hideux, on aurait dit un épisode du sabbat.

Ces cinq hommes attachés nus à des arbres, ces deux enfants se tordant en poussant des cris déchirants sur des charbons ardents, et ces Indiens impassibles, éclairés d’une manière sinistre par les reflets rougeâtres des flammes du brasier, complétaient le plus épouvantable tableau que jamais l’imagination la plus folle d’un peintre ait pu inventer. »[14]

 

Cette description présente la vision stéréotypée de l’Indien qui, dans son désir de vengeance, commet des crimes que rien ne semble justifier et demeure froid, « impassible » face à la souffrance d’autrui. Par son incapacité à compatir, l’Indien incarne alors le Mal par excellence, ce que la description de la scène ne fait que souligner. L’évocation de l’éclairage, systématique chez Aimard lors des scènes à forte intensité dramatique, souligne les effets rendus par la juxtaposition d’adjectifs à valeur axiologique (« hideux », « sinistre ») et de tournures hyperboliques (« le tableau le plus épouvantable », « l’imagination la plus folle »).

Il n’est rien de dire qu’une telle scène de torture, digne d’un roman frénétique, n’aurait pas eu sa place dans une oeuvre de Chateaubriand. Comme nous avons pu le voir, le roman populaire ne peut qu’employer des catégories massives à même d’être comprises par le lecteur. La figure de l’Indien, telle qu’elle est conçue par le roman populaire, répond à la nécessité d’ériger un personnage en représentant d’une race, à qui l’on attribue des caractéristiques morales, physiques et affectives essentielles. L’Indien « impassible » du roman populaire est un type et il doit par conséquent remplir une fonction déterminée : incarner le Mal ou, à l’inverse, personnifier une dignité supérieure propre à sa race. Un personnage peut même passer de l’un à l’autre, sans que cela change la perception que le lecteur peut avoir de la race indienne dans son ensemble. Ainsi Natah-Otann peut-il être décrit au début de Balle-Franche d’une manière nettement méliorative :

 

« C’était un homme de vingt-cinq ans au plus, d’une physionomie fine, intelligente et empreinte de loyauté. Sa taille haute, ses membres bien proportionnés, la grâce de ses mouvements et son apparence martiale en faisaient un homme remarquable. (...)

L’aspect de ce sauvage enfant des bois, dont le manteau et les longues plumes flottaient au vent, caracolant sur un coursier aussi indompté que lui-même, avait quelque chose de saisissant et de grand à la fois. »[15]

 

Les caractéristiques physiques du chef indien ne laissent aucun doute sur l’ambivalence de son caractère : il est à la fois « une de ces natures supérieures » que le roman d’aventures affectionne, et un être barbare capable du pire comme du meilleur.

 

« Natah-Otann était un composé bizarre de bien et de mal, chez lui tout était extrême ; parfois les plus nobles sentiments semblaient résider en lui ; il était bon, généreux ; puis tout à coup, dans une autre circonstance, sans qu’il fût possible d’expliquer pourquoi il agissait ainsi, sa férocité et sa cruauté acquéraient des proportions gigantesques qui épouvantaient les Indiens eux-mêmes. »[16]

 

Ce déséquilibre fondamental débouche sur une vision tragique de l’existence du héros : élevé parmi les Indiens par un révolutionnaire français, Natah-Otann est le creuset dans lequel se nouent toutes les tensions inhérentes aux deux cultures dans lesquelles il vit.[17] Pris entre sa nature indienne et ses représentations issues de la culture européenne, il lui manque cette capacité à se constituer une identité cohérente : la conscience de l’infériorité de sa race l’amène donc à concevoir un projet de régénération et de libération pour son peuple, à partir des conceptions philosophiques des Lumières[18]. D’où ce désir de sublimer son existence dans la lutte contre la domination de son peuple, y compris par les moyens les plus violents.

 

Deux lectures ambivalentes de la figure de l’Indien s’entrecroisent donc au sein même des romans de Gustave Aimard : la première renvoie à la « grandeur sauvage » de l’Indien, et repose en partie sur la fascination exercée par ses mœurs étranges, son attitude imperturbable, sa capacité à être maître de soi-même. La seconde lecture reprend ce discours sur l’impassibilité indienne mais l’investit d’une autre fonction : elle devient alors cette froideur calculatrice et meurtrière qui permet d’expliquer des actes aussi horribles que le massacre de toute une famille.

Au final, l’annexion de l’Indien par le roman d’aventures se fait donc au profit d’une vision idéologiquement chargée : si l’Indien n’accepte pas d’être colonisé, il ne peut être considéré que comme une menace envers les Occidentaux et les valeurs qu’ils incarnent. Le parti-pris de Gustave Aimard est clair sur ce point : le désir de soulèvement indien ne s’exprime dans Balle-Franche qu’à travers un personnage dont la rébellion prend un caractère outrancier. Par conséquent, Aimard induit l’idée selon laquelle toute révolte indienne se réduit à une folie meurtrière et finalement inutile.

 

 

1.2.2.   Le désert mexicain ou l’espace de l’aventure française

 

Comme l’a remarqué Sylvain Venayre, il existe un « moment mexicain » dans l’histoire du roman populaire d’aventures.[19] Le désert mexicain a en effet focalisé l’attention d’un nombre d’auteurs assez important pour constituer un « nœud discursif (...) dans l’histoire du discours sur l’aventure ».[20]

 

« Tout se passe comme si, dans les années 1840-1860, la « frontière » de Cooper, impuissante à susciter un discours français sur l’aventure, y était parvenue en se déplaçant vers le Sud. Le Nord du Mexique — la Sonora notamment— apparaît comme un espace particulièrement propice à cette aventure dont le milieu du XIXème siècle enregistre l’émergence dans le discours. » [21]

 

La vogue du désert mexicain dans le roman d’aventures coïncide avec des circonstances historiques : durant la décennie 1840, le Mexique, État indépendant depuis 1821, est la cible de pressions incessantes de la part des États-Unis pour s’emparer des territoires situés au Nord du fleuve Rio Grande del Norte (limite actuelle entre les deux États). Après de rudes combats, le Texas est finalement annexé par la force en 1845. Et la défaite du Mexique durant la guerre américano-mexicaine de 1846-1848 permet aux États-Unis d’obtenir l’immense territoire de la Californie. C’est d’ailleurs lors de cette guerre qu’un soldat d’origine irlandaise, Thomas Mayne-Reid, découvre le désert mexicain, qu’il choisit pour toile de fond de son premier roman, le Corps-franc des rifles, publié en anglais en 1850. Au même moment, un Français, Gabriel Ferry, publie en France un roman, le Coureur des bois, inspiré par ses années passées au Mexique. À partir de la fin des années 1850, Gustave Aimard publie à la suite de ces deux auteurs bon nombre de romans qui ont pour cadre le Mexique du début du XIXème siècle. S’il ne nous a été permis d’étudier qu’une seule de ces oeuvres mexicaines[22], celle-ci nous semble toutefois témoigner fidèlement de la représentation de l’espace mexicain dans l’imaginaire des lecteurs français du milieu du XIXème siècle.

 

La part que prennent la nostalgie et le rêve dans cette représentation de l’espace mexicain ne fait aucun doute : dans les romans d’Aimard, l’évocation du Mexique fait ainsi largement appel au passé légendaire de la conquête, sur lequel se superpose la vision du Mexique de la première moitié du XIXème siècle. Dans l’esprit d’Aimard, le Mexique des premiers temps de la conquête semble ainsi avoir survécu par-delà les siècles : « Aussi aujourd’hui l’Arizona est-elle restée ce qu’elle était lorsqu’elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles ; c’est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués »[23]

La référence aux Conquistadores n’est toutefois pas une spécificité de l’auteur : Mayne-Reid, comme Aimard, y a recours[24] car elle confère au récit l’aura légendaire de la Conquête espagnole. L'apparition du Mexique dans l’imaginaire de la Prairie voit donc le retour de thématiques issues des récits de conquête. Il en est ainsi du mythe des Sept Cités mystérieuses de Cibola, qu’Aimard intègre à ses récits pour les représenter comme dernier refuge des civilisations indiennes.[25] Deux « mystérieuses cités » sont ainsi décrites dans deux des oeuvres d’Aimard que nous avons étudiées : la première, appelée Quiepaa-Tani, constitue le centre de l’action de L’Éclaireur, car y est détenue la fille d’un des personnages, don Mariano ; la seconde, située dans le désert de l’Arizona, est la place-forte dans laquelle se réfugient les Indiens comanches par temps de guerre. Bien qu’Aimard affirme avoir habité les lieux qu’il décrit, il ne fait pas de doute que ces cités indiennes doivent plus à l’imagination de l’auteur qu’à la réalité :

 

« Une magnifique plaine se déroulait à cents pieds au-dessous [des aventuriers], et au milieu de cette plaine, c’est-à-dire à mille mètres environ de distance, s’élevait, fière et imposante, Quiepaa-Tani[26], la ville mystérieuse, défendue par ses tours massives et ses épaisses murailles. L’aspect de cette vaste cité au milieu de ce désert produisit sur l’esprit des trois hommes un sentiment de stupeur dont ils ne purent se rendre compte et qui, pendant quelques minutes, les rendit muets de surprise. »[27]

 

La description de cette ville, et notamment l’étymologie de son nom, laisse imaginer une cité merveilleuse, entourée de nuages, à la fois effrayante par la puissance guerrière qu’elle cache derrière « ses tours massives et ses épaisses murailles », et fascinante par sa situation exceptionnelle, loin de toute civilisation. Les adjectifs à valeur subjective (« fière et imposante ») laissent ainsi la part belle au travail d’imagination du lecteur.

 

Pour bon nombre de contemporains d’Aimard, la Sonora s’est aussi constituée comme l’horizon possible d’une nouvelle conquête française.[28] Le Mexique des années 1850 peut ainsi faire figure de terre à régénérer, comme le montre cette description placée au début des Trappeurs de l’Arkansas :

 

« Ce vaste continent, qui pendant trois siècles a été la paisible possession des Espagnols, parcourez-le aujourd’hui, c’est à peine si de loin en loin quelque ruine sans nom y rappelle leur passage, tandis que les monuments élevés, bien des siècles avant la découverte, par les Aztèques et les Incas sont encore debout dans toute leur majestueuse simplicité , comme un témoignage impérissable de leur présence dans la contrée et de leurs efforts vers la civilisation.

Hélas ! que sont devenues aujourd’hui ces glorieuses conquêtes enviées par l’Europe entière, où le sang des bourreaux s’est confondu avec le sang des victimes (...); le temps a marché et l’Amérique méridionale expie à l’heure qu’il est les crimes qu’elle a fait commettre. Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoir éphémère, opprimée par des oligarchies ruineuses, désertée par les étrangers qui se sont engraissées de sa substance, elle s’affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l’étouffe (...). »[29]

 

Tout dans cette description semble accabler les tenants de la colonisation mexicaine, à commencer par le ton emphatique employé par le narrateur. Les adjectifs à valeur axiologique (« majestueuse », « impérissable ») utilisés pour renforcer le contraste exprimé par la locution adverbiale « tandis que », ne laissent aucun doute sur l’opinion du locuteur : face aux peuples incorruptibles du passé, porteurs de valeurs inaltérables, l’Amérique du Sud du milieu du XIXème n’a à opposer que la ruine, l’instabilité politique et le gâchis de ses richesses naturelles. Le nombre d’adjectifs épithètes (« éphémère » et « ruineuses ») et attributs (« déchirée », « opprimée », « désertée »), expriment par leur valeur nettement négative l’état de désolation dans lequel semble croupir le pays. Et cette idée est renforcée par l’image de l’écrasement, exprimée à l’aide d’une métaphore filée, dont la banalité n’a d’égale que la facilité de compréhension par le lecteur (« elle s’affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l’étouffe »).

À ce problème inextricable, Aimard semble pourtant trouver un remède. Pour lui, l’Amérique du Sud ne se réveillera « qu’au jour où une race nouvelle, pure d’homicide et se gouvernant d’après les lois de Dieu, lui apportera le travail et la liberté qui sont la vie des peuples. »[30] Faut-il dès lors considérer que le peuple français est dans l’esprit d’Aimard celui qui donnera naissance à cette « nouvelle race » ? Bien des éléments nous le laissent penser. Dans tous les cas, ces valeurs (la liberté et le travail) censées assurer le renouveau du Mexique semblent assez représentées chez les peuples occidentaux pour que cette option soit envisageable par le lecteur.

 

Si le roman de l’Ouest à la française s’intéresse donc à la Sonora, c’est qu’elle constitue un horizon de conquête dans l’esprit de ses contemporains. Mais c’est aussi parce qu’elle est à même de figurer l’Aventure telle qu’on commence à l’imaginer à cette époque : espace à régénérer, à mi-chemin entre civilisation et barbarie, elle ne peut que focaliser les fantasmes de peuples colonisateurs et de romanciers en mal d’aventures.

 

 

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[1] Philippe Jacquin et Daniel Royot, Go West ! Histoire de l’Ouest américain d’hier à aujourd’hui, Flammarion, Paris, 2002.

[2] Philippe Jacquin, « Les Français à la conquête de l’Ouest », Le Mythe de l’Ouest : l’Ouest américain et les « valeurs » de la frontière, Hors-série Autrement n°71, octobre 1993.

 

[3] Cf. la préface de la première édition d’Atala (1801) dans François-René de Chateaubriand, Atala, René, Les Natchez, édition de Jean-Claude Berchet, le Livre de Poche, 1989, p.42.

[4] Chateaubriand choisit de relater un épisode de la destruction des Indiens Natchez par les colons français de la Louisiane.

[5] James Fenimore Cooper (1789-1851) est considéré comme un des pères du roman d’aventures, grâce à des oeuvres que l’on regroupe souvent sous le titre de « geste de Bas-de-Cuir ».

[6] Gustave Aimard, Balle-Franche, p.304.

[7] Balle-Franche, p.305.

[8] Notons brièvement la précocité de la vocation criminelle de Natah-Otann : au début du roman, le chef indien est âgé de « vingt-cinq ans au plus » tandis que Fleur-de-Liane, qui n’est autre que la petite fille de l’émigrant, a quatorze ans. Or, lors du massacre de sa famille, le narrateur nous apprend qu’elle n’avait que « trois ou quatre ans ». Le lecteur en déduit donc que Natah-Otann commet ces atrocités à l’âge de quatorze ou quinze ans « au plus ». 

[9] Balle-Franche, p.307.

[10] Ibid.

[11] Balle-Franche, p.308.

[12] Ibid.

[13] Cf. Balle-Franche, p.246 : « Les Indiens, toujours en embuscade à l’entrée du désert, attaquent les caravanes, massacrent sans pitié les pionniers et emmènent en esclavage les femmes et les jeunes filles, se vengeant en détail contre les émigrants, des atrocités dont pendant tant de siècles ils ont été victimes ».

[14] Balle-Franche, p.308. Pour voir l’illustration que Gustave Doré donna de cette scène, se reporter à notre annexe, p.123.

[15] Balle-Franche, pp.228-229.

[16] Balle-Franche, p.305.

[17] Natah-Otann, né d’un père et d’une mère indiens, est le fils adoptif du Bison-Blanc, sachem vénéré de la tribu des Kenhàs. Ménageant le suspens à plusieurs reprises, le narrateur finit par révéler la véritable identité de ce personnage : il s’agit en fait de Billaud-Varenne (1756-1819), révolutionnaire français impliqué dans les massacres de septembre, un temps partisan de Robespierre, à la chute duquel il contribua, conventionnel banni par les Thermidoriens, déporté à Cayenne d’où il finit par partir pour se rendre en Haïti et y mourir (on mesure ici la liberté prise par Aimard avec la vérité historique, d’autant que l’action de Balle-Franche commence en 1834). Chargé de veiller à l’éducation de Natah-Otann par ses parents reconnaissants envers la sagesse du vieillard, le Bison-Blanc, en « fils du XVIIIème siècle, (...) résolut d’expérimenter sur cette jeune intelligence, qui lui était confiée sans contrôle, le système préconisé par Jean-Jacques, dans Émile. » (Balle-Franche, p.304) Mais il ne tarda pas à s’apercevoir des effets pervers engendrés par « une éducation fort étendue et une érudition peu commune », surtout chez un Indien : « Il comprit que cette éducation, en complet désaccord avec celle des individus qui l’entouraient, devait infailliblement causer la perte de Natah-Otann. » (Balle-Franche, p.305)

[18] De la philosophie des Lumières, Natah-Otann retient surtout le postulat de la liberté et un humanisme fondé sur l’idée de progrès des races et des peuples : « Chose singulière, Natah-Otann, dès qu’il fut devenu un homme, loin de mépriser ses compatriotes plongés dans l’abrutissement et l’ignorance la plus complète, se prit au contraire pour eux d’une amour ardent et du violent désir de les régénérer. » (Balle-Franche, p.304)

[19] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain dans l’histoire française de l’aventure (1840-1860) », revue Histoire et Société de l’Amérique latine, n°7, premier semestre 1998, pp.123-137.

[20] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., p. 124.

[21] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., p. 134.

[22] Les Bandits de l’Arizona, publié en 1881, c’est-à-dire deux ans avant la mort d’Aimard. Au contraire des oeuvres rééditées dans le volume de la collection « Bouquins » cité plus haut, ce roman prend uniquement pour cadre le désert de l’Arizona, qu’Aimard soustrait volontairement et d’une manière anachronique à l’influence américaine.

[23] Les Bandits de l’Arizona, p.779.

[24] Cf. Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., pp.132-133.

[25] Cf. Gustave Aimard, L’Éclaireur et les Bandits de l’Arizona. Pendant septentrional du mythe de l’Eldorado, cette légende, selon laquelle de vastes cités indiennes dotées de richesses innombrables auraient existé dans le désert de l’Arizona, a pris probablement naissance dans l’esprit des Indiens rencontrés par les premiers conquérants espagnols : pour les éloigner de leur présence, les indigènes faisaient preuve d’intelligence en indiquant la direction de ces supposées cités vers les territoires arides du grand désert de l’Arizona.

[26] « Littéralement, quiepaa ciel, tani montagne, en langue zapothèque. » (note d’Aimard).

[27] L’Éclaireur, p.543.

[28] Ces espoirs ont d’ailleurs été en partie réalisés par un aventurier français, Gaston de Raousset-Boulbon. Auteur dans les années 1840 d’une tentative d’invasion du Mexique, dans le but lointain d’instaurer un État indépendant en Sonora et d’en faire le foyer d’une nouvelle colonisation française, il périt sur le poteau d’exécution en 1854 à Guaymas et devint pour ses contemporains le premier aventurier moderne (cf. Sylvain Venayre, la Gloire de l’aventure, op. cit., p.23). Gustave Aimard, qui affirme avoir participé à l’expédition de Raousset-Boulbon, en fit le héros de quatre de ses romans et de la seule pièce de théâtre qu’il fit jouer, les Flibustiers de la Sonora (titre repris par Michel Le Bris pour son ouvrage intitulé Les Flibustiers de la Sonore, Flammarion, Paris, 1998).

[29] Les Trappeurs de l’Arkansas, pp.9-10.

[30] Ibid.

 

Mémoire de lettres modernes d'Emmanuel Dubosq.