Première partie 

Contexte historique et culturel de la seconde moitié du XIXe siècle

1.1 L'ère de la culture de masses

1.2 L'imaginaire de la prairie

1.3 Le discours de l'aventure

 

1.3. Gustave Aimard et le discours de l’aventure

1.3.1. Naissance du roman d’aventures et émergence du discours de l’aventure

1.3.2. L’exotisme du roman de l’Ouest

1.3.3. Le « désir des confins » ou la sauvagerie retrouvée

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1.3.                    Gustave Aimard et le discours de l’aventure

 

La seconde moitié du XIXème siècle a parfois été décrite comme l’âge d’or du roman d’aventures, grâce notamment à des auteurs que l’on classe désormais parmi les classiques : Alexandre Dumas, Robert-Louis Stevenson ou encore Rudyard Kipling[1]. Or, le genre n’a, à la fin du siècle, que quelques décennies d’existence. Mais ces quelques années ont suffi pour que la littérature d’aventures prennent une place considérable dans l’imaginaire de toute une génération de lecteurs, et même d’écrivains. Il convient donc de s’arrêter sur les conditions d’émergence de cette littérature dont la nouveauté n’est pourtant pas si évidente.

 

 

1.3.1.   Naissance du roman d’aventures et émergence du discours de l’aventure

 

Si l’on peut qualifier de roman d’aventures des oeuvres antérieures au milieu du XIXème siècle, le genre ne devient autonome qu’à cette époque. Bien que des auteurs comme Fenimore Cooper, Alexandre Dumas ou Walter Scott publient des romans d’aventures dès les années 1820-1830, il n’en demeure pas moins que ces oeuvres sont difficilement classables pour les contemporains : romans historiques, roman d’aventures, récit d’aventures géographiques, ces sous-genres se recoupent sans vraiment se fonder sur des critères de définition satisfaisants.

Dans un article du Rocambole[2], Matthieu Letourneux a tenté d’analyser la généalogie du roman d’aventures pour mieux comprendre comment est né ce genre. Pour cela, il a dégagé l’héritage sur lequel se fonde la conception du roman d’aventures au milieu du XIXème siècle. Selon lui, le roman d’aventures possède une double parenté : d’une part, le récit de « vie et d’aventures » apparu dans le domaine anglais à la fin du XVIIème siècle et dont l’exemple le plus connu est le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) ; et d’autre part, le récit de voyage mettant davantage l’accent sur la description d’un lieu au détriment des péripéties. Selon Matthieu Letourneux, c’est à la contamination réciproque de ces deux types de récit que le roman d’aventures doit son nom et son apparition :

 

« A l’origine, on ne parle de roman d’aventures que pour ce qu’on pourrait définir aujourd’hui comme les romans d’aventures géographiques. Mais en préférant l’expression « roman d’aventures » à celle d’ « aventures et voyages », on glisse de la simple description d’un contenu vers une définition plus formelle : il ne s’agit plus tant de mettre l’accent sur l’exotisme que sur l’événement aventureux comme principale unité formelle et thématique de l’intrigue. »[3]

 

Le roman d’aventures est né de ce « basculement » d’une thématique à une autre, de ce « reflux » de l’exotisme et du voyage « au profit de l’événement » aventureux. Dans des oeuvres qui se désignent elles-mêmes comme des « romans d’aventures », « le terme cesse de désigner un contenu (celui d’un récit racontant des aventures) pour renvoyer à ce qui apparaît comme un genre » davantage défini par des thématiques communes à plusieurs ouvrages[4] : le centrage sur les aventures, c’est-à-dire sur la notion de danger, de hasard, d’imprévu ne peut se faire que dans un cadre exotique, évacuant le héros et le lecteur de leur univers habituel et induisant des événements dont on ne connaît pas d’avance la teneur : « Un roman d’aventures, a écrit Jacques Rivière, c’est le récit d’événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. A aucun moment on n’y voit le présent sortir tout à fait du passé, à aucun moment le progrès de l’œuvre n’est une déduction.[5] »

Découverte sur le vif, la vie du héros prend alors un sens particulier : ce que Jacques Rivière nomme une « émotion poétique, celle d’attendre quelque chose, de ne pas tout savoir encore, (...) [et qui, selon lui, consiste à] être amené aussi près que possible sur le bord de ce qui n’existe pas encore. »[6] L’attention du lecteur est donc mise en éveil par des procédés que le roman d’aventures utilise à satiété : le suspens, autrement dit l’attente de la réponse à une question posée par le récit, est un procédé romanesque dont la force est augmentée par la publication quotidienne ou hebdomadaire des feuilletons. Ainsi, la nécessité de susciter l’envie de lire la suite de son roman amène parfois à recourir à des effets romanesques rendus presque incompréhensibles par la publication en volume. Un bon exemple de l’utilisation qu’en fait Gustave Aimard pourra être donné au lecteur par les derniers mots d’un chapitre des Trappeurs de l’Arkansas.

Alors que doña Luz vient d’avouer à son oncle qu’elle commence à succomber aux charmes des « vastes déserts » du Nouveau Monde, « le guide [de la caravane], se rapprochant tout à coup, fit un signe pour commander le silence en disant d’une voix faible comme un souffle :

– Un homme !... »[7]

Le lecteur est alors forcé d’attendre le prochain chapitre pour y apprendre qu’au désert, « ce mot " un homme ", veut presque toujours dire " un ennemi ". »

Ce procédé de mise en tension peut également figurer à l’intérieur du récit : les instants qui précèdent les attaques indiennes contre des positions américaines sont alors l’occasion de mettre en scène un danger imminent : « Tout était morne et silencieux en apparence, et en réalité deux milles guerriers intrépides se glissaient sournoisement dans l’ombre, pour donner l’assaut à une forteresse derrière laquelle quarante hommes résolus n’attendaient qu’un signal pour commencer l’attaque. »[8] Nul doute pour le lecteur que le combat qui va suivre sera aussi acharné que si le sort de la lutte entre civilisation et barbarie s’y jouait tout entier.

 

« Tout à coup une puissante détonation se fit entendre, et le fort Mackensie apparut ceint comme un nouveau Sinaï de fumée et d’éclairs éblouissants.

La bataille était commencée. »[9]

 

Dans cette comparaison, la mise en présence d’un comparant relevant de références culturelles partagées par tous les lecteurs (le Sinaï désignant la montagne de Dieu dans la tradition biblique) et d’un comparé appartenant à un autre univers référentiel, vise à accentuer l’expressivité du discours : le fort Mackensie devient alors le lieu où semble se jouer la destinée des peuples indiens, de la même manière que le Sinaï est considéré comme le lieu où s’est écrit le sort de l’humanité.

Dans le roman d’aventures, l’usage de formulations hyperboliques n’est en aucun cas restreint : il fait même figure de loi. L’effet supposé sur le destinataire justifie ainsi tous les efforts d’expressivité que déploie le narrateur, jusqu’à produire une intensification exacerbée du discours. Parmi de nombreux exemples, citons cette réplique que le narrateur fait dire à l’Urubu lorsque le Coyote[10] lui montre son crâne scalpé par un chef indien : « - Oh ! c’est épouvantable, fit-il avec horreur. »[11]

L’indispensable efficacité du discours que requiert le roman d’aventures peut aussi amener l’auteur à épuiser son inspiration. Ce dialogue sur un ton pathétique entre une mère et sa fille illustre bien ce phénomène :

 

« Voyons, ma Diana chérie, sèche tes larmes, ne te tourmente pas ainsi, dis-moi seulement ce que tu éprouves (...).

— Hélas ! ma bonne mère, répondit l’enfant souriant à travers ses larmes, je n’y comprends rien moi-même (...).

— Tu te trompes, enfant, répondit gravement mistress Bright (...).

— Hélas ! murmura Diana.

(...)

— «Tu vois bien que tu avais un secret, pauvre enfant, puisque tu l’aimes.

— Hélas ! murmura-t-elle naïvement (...).

— Ecoute-moi ; hélas ! mon âge et mon expérience (...) m’autorisent à te donner des conseils, veux-tu les entendre ?

— Oh ! ma mère, vous savez combien je vous aime et je vous respecte !

— (...) mieux vaut faire saigner à présent une plaie qui n’est pas encore bien profonde que d’attendre pour y porter remède que le mal soit incurable.

— Hélas ! »[12]

 

Privilégier l’expressivité du discours, de manière parfois outrancière, peut provoquer des redondances que l’auteur, pris à son propre jeu, n’aperçoit même plus.[13] Peut-être ceci est-il à lier avec les prétentions de l’auteur : le souhait de rivaliser avec les écrivains reconnus de la « grande »  littérature en s’inspirant, voire en s’essayant à la réécriture de morceaux de bravoure, a pu se révéler payant, non sur un plan purement littéraire, mais d’un point de vue symbolique. Un bon auteur populaire, s’inspirant de ce qu’ont pu faire avant lui des écrivains plus talentueux, pouvait ainsi espérer une reconnaissance de la part d’un lectorat peu enclin à critiquer, par exemple, le réemploi de schémas narratifs d’un roman à l’autre.[14]

 

 

1.1.2.   L’exotisme du roman de l’Ouest

 

L’éloignement vers des contrées mystérieuses est la condition sine qua non pour que l’aventure puisse naître.[15] Or, si l’éloignement devient au milieu du XIXème siècle une norme de la littérature d’aventure[16], tous les lieux ne se valent pas. L’exotisme, en tant qu’il marque la différence et la diversité du réel, ne peut être incarné que par des espaces singuliers, uniques donc étranges et mystérieux.

Parmi ces lieux, celui qui a sans doute le plus fasciné est le désert. Et de ses nombreuses variantes, le désert américain est le premier à avoir marqué l’imaginaire occidental par son étrangeté. En France, Chateaubriand est l’un des premiers à avoir su exploiter les ressources poétiques qu’offrait le désert américain. À la vue des immenses forêts américaines, c’est avant tout un « étrange » sentiment de liberté qui le frappe :

 

« Lorsque, dans mes voyages parmi les nations indiennes du Canada, je quittai les habitations européennes et me trouvai, pour la première fois, seul au milieu d’un océan de forêts, ayant pour ainsi dire la nature prosternée à mes pieds, une étrange révolution s’opéra dans mon intérieur. Dans l’espèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route ; j’allai d’arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même : "ici, plus de chemins à suivre, plus de villes, plus d’étroites maisons, plus de Présidents, plus de République, de Rois, surtout plus de Lois, et plus d’Hommes." »[17]

 

Espace de la solitude, le désert est à même de fournir à l’imaginaire romantique tout un lot d’images, de situations et de thèmes que reprend à son compte la littérature d’aventures de la seconde moitié du XIXème siècle. Le désert est d’abord un espace sublime[18] dans lequel Dieu a choisi de se montrer à l’homme dans toute son ampleur : l’immense forêt vierge, ce « réseau inextricable de végétation » à « l’aspect à la fois étrange et bizarre, majestueux et imposant »[19], n’est qu’une figuration infidèle, mais grandiose, de la divinité.

Un héros de Gustave Aimard, Balle-Franche, peut ainsi déclarer avec assurance : « le désert est un livre écrit tout entier par le doigt de Dieu ». Certes, l’affirmation n’a pour but que de louer les qualités de tout bon coureur des bois[20], mais elle est bien là pour témoigner d’un aspect de l’héritage romantique qu’a su réinvestir le roman d’aventures. Les scènes de contemplation de la nature du Nouveau Monde, topos romantique s’il en est, ne font donc pas défaut dans l’œuvre de Gustave Aimard :

 

« Tout en marchant, ils avaient atteint un point élevé du monticule d’où la vue planait à une grande distance dans toutes les directions sur la prairie.

La nuit était calme et embaumée ; il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel (...).

Machinalement, les deux hommes s’arrêtèrent et jetèrent un regard rêveur sur le paysage grandiose qui se déroulait à leurs pieds. »[21]

 

Le paysage américain est ainsi particulièrement propice à de longues descriptions dans lesquelles le narrateur doit mettre tous ses talents pour recréer un univers d’abondance sensorielle. Cette description du Mississippi, fleuve immortalisé par Chateaubriand plus d’un demi-siècle plus tôt[22], est sur bien des points exemplaire :

 

« L’Amérique est la terre des prodiges ! tout y acquiert des proportions gigantesques qui effraient l’imagination et confondent la raison.

Montagnes, rivières, lacs et fleuves, tout est taillé sur un patron sublime.

Voici un fleuve de l’Amérique septentrionale, non comme le Rhône, le Danube ou le Rhin dont les rives sont couvertes de villes, de plantations ou de vieux châteaux émiettés par les siècles, dont les sources et les tributaires sont des ruisseaux insignifiants, dont les eaux resserrées dans un lit trop étroit se précipitent, impatientes de se perdre au sein des mers ; mais profond et silencieux, large comme un bras de l’Océan, calme et sévère comme la grandeur, il roule majestueusement ses eaux grossies par d’innombrables rivières, baignant mollement les bords d’un millier d’îles qu’il a formées de son limon .

Ces îles, couvertes de hautes futaies, exhalent un parfum âcre ou délicieux que la brise emporte au loin. Rien ne trouble leur solitude, que l’appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre qui s’ébat sous l’ombrage.

Ça et là les arbres tombés de vétusté ou déracinés par l’ouragan, s’assemblent sur les eaux ; alors, unis par les lianes, cimentés par la vase, ces débris de forêts deviennent des îles flottantes ; (...) le peitia et le nénuphar y étalent leurs roses jaunes, les serpents, les oiseaux, les caïmans viennent se reposer et se jouer sur ces radeaux verdoyants et vont avec eux s’engloutir dans l’Océan.

Ce fleuve n’a pas de nom !...

D’autres sous la même zone s’appellent : Néobraska, Platte, Missouri.

Lui il est simplement Mécha-Chébré, le vieux père des eaux, le fleuve par excellence ! Le Mississippi enfin !

Vaste et incompréhensible comme l’infini, plein de terreurs secrètes, comme le Gange et l’Irawadé, il est pour les nombreuses nations indiennes qui habitent ses rives le type de la fécondité, de l’immensité, de l’éternité !...»[23]

 

Dans ce passage, l’exotisme des lieux est rendu par la multiplication des notations sensorielles : le narrateur délimite d’abord son sujet visuellement (« voici un fleuve de l’Amérique septentrionale »), puis intervient un resserrement du cadre sur les îles qui jalonnent le fleuve permettant la description des odeurs (« un parfum âcre ou délicieux ») et des sons produits par la faune (« l’appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre ») ; enfin, les couleurs qui s’offrent aux yeux de l’observateur sont mises en valeur par un adjectif post-posé à la fin d’un membre de phrase (« roses jaunes ») ou au milieu d’un autre (« radeaux verdoyants »). Toute cette description tend donc à rendre ce paysage présent dans l’esprit du lecteur, comme si ce spectacle était devant ses yeux. Ce procédé littéraire, l’hypotypose, est couramment utilisé par les auteurs de roman d’aventures car il permet de placer directement le lecteur au milieu d’un univers romanesque.

En effet, cette description du Mississippi a pour fonction de capter l’intérêt du lecteur tout en permettant « la mise en place de l’univers fictionnel ». [24] Le régime de lecture est ainsi posé : l’extravagance du décor américain ne peut qu’engendrer des aventures elles aussi extravagantes. En conséquence, point n’est besoin de croire à la véracité de ce qui est raconté, seul prime le désir d’être transporté dans un autre monde où le réel et ses contraintes n’ont plus d’emprise sur les péripéties.

On comprend dès lors pourquoi le désert du Nouveau-Monde fut le cadre privilégié des premiers romans d’aventures : à une conjoncture historique (la découverte de l’Ouest américain) s’ajoute la capacité du paysage à fixer les rêveries des écrivains occidentaux. À l’immensité et à la diversité des paysages américains correspondent autant de possibles romanesques que le roman d’aventures tente d’exploiter sous toutes les formes : romans de l’Ouest mettant en scène les luttes entre Indiens et Américains colonisateurs, romans mexicains ou romans de bandits privilégiant les bas-fonds de la Prairie à la manière d’Eugène Sue.

 

 

1.3.3. Le « désir des confins » ou la sauvagerie retrouvée

 

Le discours des romans d’aventures du milieu du XIXème siècle illustre donc une vieille idée : l’Aventure est la fille du voyage vers l’inconnu. Mais, à une époque où l’inconnu est de plus en plus « maîtrisé, cerné par la connaissance », en un mot « nucléaire »[25], il est de plus en plus difficile de trouver des terres vierges de toute présence occidentale. Déjà, l’époque de Fenimore Cooper n’est plus celle des grandes découvertes : les célèbres explorateurs Lewis et Clark ont traversé le continent nord-américain jusqu’à la côte Pacifique dans les premières années du siècle, amenant dans leur sillage de nombreux voyageurs européens. [26]  Alexis de Tocqueville, parti en expédition pour atteindre le désert américain au début des années 1830, dresse le constat de la fuite en avant dans laquelle sont entraînés les Indiens, et avec eux le « désert » :

 

« Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu’on ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. »

 

Ce discours de l’extrême limite est réinvesti par le roman d’aventures, et notamment par le roman de l’Ouest, sous la forme du confins.[27] Face à l’avancée inexorable de la Frontière[28] et à la destruction d’un peuple et de ses coutumes, les lieux retirés de la civilisation, c’est-à-dire exempts de toute trace de corruption, prennent une valeur symbolique : ils sont la dernière preuve qu’une autre humanité, sauvage, a vécu puis disparu ; ils témoignent d’une époque et d’un monde qui ne sera bientôt plus.[29] Gustave Aimard, après d’autres, semble regretter le recul des Indiens devant les colons américains. Ainsi, des personnages comme le métis Balle-Franche et l’aventurier Édouard de Beaulieu, se font le relais d’un discours déplorant l’avancée de la colonisation au détriment des peuples indiens :

 

« — Hum ! fit le chasseur, vous savez qu’à tort ou à raison les Peaux-Rouges se prétendent les rois des prairies et qu’ils ne veulent pas y souffrir la présence des Blancs.

— Mais je trouve qu’ils sont parfaitement dans leur droit ; depuis la découverte de l’Amérique, les Blancs les ont peu à peu dépossédés de leurs territoires et refoulés au désert : ils défendent ce dernier refuge et ils font bien.

— Je suis entièrement de votre avis, monsieur Edouard, le désert ne devrait appartenir qu’aux chasseurs et aux Indiens, malheureusement les Américains ne pensent pas ainsi, ce qui fait que tous les jours ils quittent les villes et s’enfoncent dans l’intérieur, s’établissant tantôt ici, tantôt là et confisquant à leur profit les contrées les plus fertiles et les plus riches en gibier. 

— Que pouvons-nous y faire, mon ami ? répondit le comte en souriant, c’est un mal sans remède dont nous devons prendre notre parti (...).»[30]

 

Le désert est le dernier refuge des Indiens, mais il l’est aussi pour des individus infréquentables, bandits et autres pirates des prairies, « sang-mêlé pour la plupart, féroces, voleurs et assassins, sans foi ni loi ».[31] Dans ces « vastes déserts » de la sierra Madre ou dans les « sombres forêts » de l’Arkansas, seul règne une anarchie s’apparentant à un état de guerre permanent. « Aussi la prairie, théâtre sinistre de combats incessants et terribles, n’est-elle en réalité qu’un vaste ossuaire, où s’engloutissent obscurément chaque année, dans une guerre d’embuscades sans merci, des milliers d’hommes intrépides. »[32] Dès le début du roman, le lecteur aura donc compris qu’au désert, la fraternité n’est pas de mise. Ici, la société n’existe pas, seul l’individu compte :

 

« La vie du désert ne ressemble en rien à celle des villes. Là-bas, on se connaît peu ou beaucoup, soit de nom, soit par des relations personnelles (...). Au désert, ce n’est plus cela : l’égoïsme et le personnalisme règnent en maître ; le moi est la loi suprême ; chacun ne pense qu’à soi, n’agit que pour soi, et, dirai-je même plus, n’aime que soi. »[33]

 

Rendu à la solitude du désert, l’homme de la Frontière ne considère plus l’autre que comme une menace pour lui-même : « Au désert, la rencontre que l’on redoute le plus est celle de l’homme. Tout inconnu est d’abord un ennemi, aussi s’accoste-t-on généralement à distance, le canon du fusil en avant et le doigt sur la détente. »[34]

La dramatisation de l’espace désertique, en tant que mise en danger de la vie du héros, est une des composantes essentielles du roman d’aventures. Toutefois, si ces lieux peuvent être en eux-même dangereux, c’est la présence humaine dans ces contrées extraordinaires qui crée l’Aventure. Comme l’a remarqué Sylvain Venayre, la Frontière « n’est pas le lieu de la sauvagerie intégrale. L’homme y rencontre l’homme, mais l’étrangeté de l’espace fait précisément de cette rencontre une aventure. »[35]

Zone de contact entre sauvagerie et civilisation, le désert présenté dans les oeuvres de Gustave Aimard appartient typiquement à ce que les Américains ont nommé Frontière[36] : à la fois zone d’échange et de friction entre Indiens et colons, « désert institutionnel »[37], lieu en marge de la culture et des obligations sociales, l’espace de la Frontière, interprété comme un désert, est un endroit de prédilection pour les aventuriers et les héros de romans d’aventures. Par conséquent, et comme le dit le chasseur Balle-Franche, « ce que l’on est convenu d’appeler le désert est [finalement] très peuplé ».[38] Ce qui n’empêche pas de le considérer comme « inexploré », au moins pour une raison : ceux qui le sillonnent ne sont pas chargés d’une mission colonisatrice à proprement parler. Les « gambucinos » de Gustave Aimard parcourent le désert dans un but désintéressé.[39] Il est pour eux le lieu d’une quête existentielle, loin des hommes corrompus par la civilisation des villes. Le paysage désertique est ainsi apte à nourrir la conscience poétique du trappeur Balle-Franche qui décrit sa vie et son expérience dans une prose exaltée :

 

« lorsqu’on a respiré les senteurs des savanes, que pendant de longues nuits on a écouté le murmure du vent dans les arbres centenaires, les hurlements des fauves dans les forêts vierges, que l’on a foulé les sentes inexplorées des prairies, que l’on a admiré cette nature grandiose qui ne doit rien à l’art, où le doigt de Dieu est empreint à chaque pas, en caractères ineffaçables, lorsqu’on a assisté aux scènes sublimes qui d’instant en instant surgissent devant soi, alors peu à peu on se prend à aimer ce monde inconnu si plein de mystères et de péripéties étranges, les yeux s’ouvrent à la vérité, malgré soi on devient croyant, on répudie les mensonges de la civilisation, et transformé peu à peu, respirant par tous les pores l’air pur des montagnes et des prairies, on éprouve des émotions pleines de charmes inconnus, d’enivrantes voluptés et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que ce Dieu devant lequel on se trouve si petit, on oublie tout pour vivre à jamais de la vie du nomade et rester au désert, parce que c’est là seulement où l’on se sent libre, heureux, homme enfin !... »[40]

 

Cette vision extatique de l’existence nomade confine au mysticisme : la vie au désert est ainsi comparée à une révélation digne des meilleurs récits de conversion. Le ton emphatique utilisé pour décrire le bouleversement opéré par la vie au désert n’a d’autre but que de convaincre le lecteur des bienfaits de cette vie  : les trappeurs, chasseurs et autres coureurs des bois sont des hommes proches de la nature. Par conséquent, ils sont nécessairement heureux.

 

À une époque où l’Occident normalise et écrase l’individu, l’espace de l’aventure ne peut se concevoir que comme une échappatoire face à une civilisation de plus en plus jugée comme dévoyée et incapable de pourvoir aux besoins spirituels de l’homme. Le discours des romans d’aventures semble alors exprimer un besoin d’ascension spirituelle et un désir d’échapper à une « normalité » contraignante. La nature est alors le cadre d’une régénération de l’être : la vie solitaire et ascétique permet de découvrir un nouveau rapport à l’être et au monde, fait d’humilité et de respect envers la Création.[41]

 

 

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[1] Cf. Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, PUF, « Quadrige », 1996, p. 189.

[2] « Les mésaventures d’un genre. Evolution du roman d’aventures de 1920 à 1950. », Le Rocambole, n°17, hiver 2001, pp.24-25

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Jacques Rivière, Le Roman d’aventures, édition des Syrtes, 2000, pp.66-67.

[6] Jacques Rivière, op. cit., p.74.

[7] Les Trappeurs de l’Arkansas, p.97.

[8] Balle-Franche, p.456.

[9] Ibid.

[10] L’Urubu et le Coyote sont, comme leurs noms l’indiquent, deux personnages de hors-la-loi des Bandits de l’Arizona.

[11] Les Bandits de l’Arizona, p.836. À cause de telles formules, on peut reconnaître un certain manque de talent à l’auteur, ou du moins une incapacité flagrante à manier la langue avec brio : la platitude du verbe mis en incise (« fit-il ») est ainsi grossièrement corrigée par le syntagme nominal prépositionnel « avec horreur ». Malheureusement, ceci crée d’un point de vue sémantique un effet de redondance avec l’adjectif « épouvantable » et donne à la réplique un aspect emphatique nuisible à l’expressivité.

[12] Balle-Franche, p.409.

[13] Le sommet du pléonasme est atteint lorsque, dans l’incipit des Bandits de l’Arizona, Gustave Aimard, dressant le tableau de cette contrée rebelle, regroupe ceux qui peuplent ses bas-fonds sous les termes de « population anonyme sans nom ». Il nous faut d’ailleurs remarquer que ce type de bévue est très courant dans les éditions de romans populaires. Les délais laissés à l’auteur pour rendre sa copie les expliquant d’ailleurs en partie.

[14] Les similitudes entre l’intrigue de l’Éclaireur et des Bandits de l’Arizona sont ainsi flagrantes : l’enjeu consiste dans les deux cas à délivrer des femmes enlevées et emprisonnées par un traître ou des malfrats. Le genre du récit de l’Ouest semble se prêter particulièrement bien à ce type d’action barbare. L’attente des retrouvailles et l’alternance entre succès et désespoir du héros permettent alors de faire durer le suspens et de rythmer le récit de manière à toujours tenir le lecteur en haleine.

[15] Dans sa petite ville de Tarascon, Tartarin, le personnage de Daudet, se rend compte qu’il ne vivra jamais l’Aventure qu’il a tant rêvé au travers de ses lectures : c’est sans conviction et poussé par la rumeur qu’il a créée autour de son personnage d’aventurier, qu’il s’embarque pour l’Algérie, terre colonisée depuis longtemps et par conséquent réfractaire à l’Aventure.

[16] Cf. Sylvain Venayre, op. cit., p.47.

[17] François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, chap. LVII, p.442, éd. de la Pléiade.

[18] La notion de sublime fait référence aux catégories de perception établies par les théories esthétiques du XVIIIème siècle : elle décrit la position de l’homme plongé dans un état d’émerveillement et de stupéfaction devant les créations de Dieu et de la nature.

[19] L’Eclaireur, p. 540.

[20] En effet, le trappeur Balle-Franche, répondant à un interlocuteur s’étonnant de sa perspicacité à deviner ce qui se passe dans le désert, poursuit d’une manière plus prosaïque: « ...et pour l’homme habitué à y lire, il ne peut guère cacher de secrets, il m’a suffi de regarder les empreintes pendant quelques minutes pour tout deviner. »

[21] Balle-Franche, p.438.

[22] Une simple lecture en parallèle suffit à mettre en évidence les « emprunts » effectués par Aimard à cette description célèbre de Chateaubriand (Cf. Atala, « Prologue », p.23 de l’édition Pocket).

[23] Balle-Franche, p.223. Ce passage est l’incipit du roman.

[24] L’incipit fait alors office de captatio benevolentiæ. Cf. l’article « incipit » du Lexique des termes littéraires établi sous la direction de Michel Jarrety, le Livre de Poche, 2001.

[25] Gille Palsky, « un monde fini, un monde couvert », Le XIXème siècle : science, politique et tradition, Isabelle Poutrin (dir.), Berger-Levrault, 1995.

[26] Parmi ces voyageurs figure le peintre suisse Karl Bodmer qui effectua un périple à travers l’Amérique en compagnie du prince Maximilien durant les années 1834-1835. Les oeuvres qu’il exécuta après son retour en France sont considérées, à juste titre, comme un témoignage précieux sur les peuples indiens de la plaine du Missouri : les nombreux portraits de chefs, les scènes de la vie indienne ainsi que les paysages représentés par Bodmer nous permettent de reconstituer un monde indien encore épargné par la violence de la colonisation.

[27] La description du désert de l’Arizona située au début des Bandits de l’Arizona (p.779) et déjà citée plus haut, est tout à fait claire sur ce point : « Toutes les tentatives des Anglo-Saxons pour faire pénétrer la civilisation moderne dans cette terre rebelle furent faites en pure perte ; le gouvernement de Washington fut contraint d’y renoncer. Aussi aujourd’hui l’Arizona est-elle restée ce qu’elle était lorsqu’elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles ; c’est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués (...). » Ici, le voyage vers les confins du Nouveau Monde est clairement assimilé à un retour vers la barbarie primitive. Au déplacement dans l’espace correspond un voyage dans le temps.

[28] Pour plus de précisions, voir l’annexe.

[29] Chez Aimard, l’avancée de la Frontière est matérialisée dans le discours par la progression des abeilles, sortes d’auxiliaire de la colonisation importés par les Européens : « les abeilles sont les sentinelles avancées des Blancs : au fur et à mesure que les Blancs s’enfoncent dans l’intérieur de l’Amérique, les abeilles partent en avant pour leur tracer la route et leur indiquer les défrichements. » (Les Trappeurs de l’Arkansas, p.94). Là encore, Aimard n’est pas à l’origine de cette idée : il emprunte ce thème à Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe, livre VII, chap.6 (p.439, éd. Quarto, Gallimard, 1997). Lors de notre lecture, nous avions cru naïvement avoir la primeur d’une trouvaille, mais nous avons découvert que Sylvain Venayre y avait pensé avant nous (Cf. Sylvain Venayre, La Gloire de l’aventure, op. cit., p.310).

[30] Balle-Franche, pp.241-242.

[31] Les Bandits de l’Arizona, p.779.

[32] Les Trappeurs de l’Arkansas, p.32.

[33] L’ Éclaireur, p.585.

[34] Balle-Franche, p.241.

[35] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., pp.133-134.

[36] La notion de Frontière, largement exploitée par le roman d’aventures à la suite de Fenimore Cooper, recouvre en fait presque totalement celle de désert. Chez Gustave Aimard, les deux notions sont en tout cas très proches : l’action de ses romans ne se situent jamais très loin des forts américains (cf. Balle-Franche) et se déroulent pourtant dans les « vastes solitudes » du désert. 

[37] Cf. Jacques Le Goff, Le désert-forêt dans l’Occident médiéval in L’imaginaire médiéval,  « Bibliothèque des Histoires », NRF, éditions Gallimard, 1985, p.69.

[38] Balle-Franche, p.239.

[39] Le désintéressement dans l’aventure est une des raisons pour lesquelles Gustave Aimard semble dénigrer les colons américains et plus encore les chercheurs d’or de la Californie.

[40] Balle-Franche, pp.236-237.

[41] Ce qui par ailleurs n’empêche nullement de se battre contre des Indiens et de les tuer si nécessaire.

 

Mémoire de lettres modernes d'Emmanuel Dubosq.