Eléments biographiques et survol de l’œuvre.
Romans de mœurs et romans historiques.
Dernières années d’Eugène Sue.
Où trouver les œuvres de l’auteur ?
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Eléments biographiques et survol de l’œuvre.
Pour le grand public, Eugène Sue est aujourd’hui associé essentiellement
à deux livres, celui des Mystères de
Paris et celui du Juif Errant,
encore est-il rare que l’on connaisse l’intrigue qui se cache derrière les
titres. Souvent, d’autres images viennent éclairer le personnage : celle
du « roi du roman-feuilleton » (dont Jean-Louis Bory
avait su rendre les différentes facettes dans la biographie qu’il lui a
consacré), qui recevait, quotidiennement, d’un public naïf et passionnée, des
lettres d’admiration, de conseils ou de condamnation scandalisée ; celle
de la conversion du dandy légitimiste
aux valeurs socialistes. Certains pensent enfin à l’écrivain déchu, mourant,
quelque peu oublié, dans son exil suisse. Toutes ces images sont vraies, mais
elles tendent à occulter un peu une œuvre riche et polymorphe : celle des
récits maritimes, qui font d’Eugène Sue l’un des plus grands écrivains français
de la mer, celle des récits au romantisme noir, celles des romans de mœurs ou
des romans de moraliste, celle encore des « mystères urbains » et des
récits sociaux, des fresques ambitieuses de la société et de ses travers, celle
enfin du projet démesuré des Mystères du
peuple. C’est à la fois cette richesse d’un auteur polymorphe, et son
influence dans l’ensemble du champ de la littérature populaire mondiale que
nous voudrions aborder ici.
Eugène Sue est né en 1804. Son père est chirurgien, et Sue caresse un
temps le désir de reprendre le métier paternel. Il vit en attendant une
existence joyeuse, en rébellion constante contre les valeurs étriquées de son
père. Ses frasques conduiront ce dernier à le contraindre en 1823 à s’engager
dans la marine, comme chirurgien. Comme le capitaine Marryat
à peu près à la même époque, mais dans le camp adverse, Eugène Sue voyage sur
les mers à travers le monde, et c’est de ses voyages qu’il tirera l’inspiration
de ses premières œuvres. Pourtant, de retour à Paris en 1829, c’est vers le
métier de peintre que se tourne le jeune homme, qui devient l’élève du peintre
de marines Gudin. Il continue en parallèle son
existence dissolue, lui donnant une orientation élégante, celle du dandy
légitimiste qu’il est désormais devenu. C’est en dandy qu’il se met à
écrire : d’abord des sketches
sur le modèle anglais (petites scènes prises sur le vif), puis des articles
polémiques. Il y attaque la canaille républicaine, les goûts bourgeois, les
temps modernes, etc.
C’est à cette époque qu’Eugène Sue se met enfin à écrire des œuvres romanesques.
Son premier roman, Kernok le pirate, paraît en 1830. C’est un
roman maritime dans la veine de ceux du Pilote
de Fenimore Cooper ou du Corsaire de Lord Byron. Sue se nourrit également de ses expériences
de marin (et c’est sans doute dans cette œuvre que l’auteur, spéculant sans
doute sur la vogue du
roman maritime, fait le plus explicitement appel à ses
compétences d’homme de mer), mais il y mêle une attitude dandy, cynique,
nourrie de ce romantisme noir qui est fort à la mode à l’époque : Kernok est un pirate cruel, un démon des mers auquel rien
ne résiste. Pour faire le portrait de ce soleil noir, Sue se nourrit de
l’imaginaire romantique et sulfureux du pirate, et reformule certains
stéréotypes des récits de bandits évoquant, depuis le XVIIIe siècle, Mandrin,
Cartouche et tant de personnages ambigus.
A cette époque, Sue n’a aucune intention de se consacrer à la carrière
des lettres. Mais le succès qu’il rencontre avec cette première œuvre (qui lui
vaudra l’admiration de Balzac) le conduit à enchaîner les récits maritimes. Il
publie tour à tour El Gitano (1830), puis Plik et Plok
(1831), Atar-Gull (1831) et La Salamandre
(1832). Toutes ces œuvres sont encore chargées de l’imaginaire du romantisme
noir, avec ces personnages sataniques, qui semblent acharnés à détruire
d’innocentes créatures. S’y mêlent également des thèmes propres au roman de
voyages : le naufrage, dans La
Salamandre, l’aventure dans des contrées lointaines (Atar-Gull)… Les régions exotiques
et l’univers de la mer sont évoqués avant tout comme des espaces
extraordinaires, des espaces extrêmes et sans lois susceptibles de laisser se
déchaîner les passions, et constituent un cadre métonymique du romantisme noir :
dans La Salamandre (dont Jules Verne
proposera une version édulcorée dans Le
Chancellor), les naufragés, poussés par l’expérimentateur machiavélique Szaffie, perdent toute limite : non seulement, poussés
par la faim, ils se laissent tenter par le cannibalisme, mais les mœurs se
dérèglent, et les personnages s’avilissent. Si Kernok
est un monstre cruel et brutal, il trouve une formulation plus inquiétante
encore en Brulart, le noble pervers et machiavélique d’Atar-Gull. Dans les
romans exotiques et maritimes de Sue, la violence n’est
pas celle que les éléments sauvages font subir à des protagonistes à l’âme
trempée et à la morale inflexible ; c’est celle d’anti-héros, et la nature
n’apparaît plus que comme le reflet de ces personnages, le cadre libérateur
pour leur âme noircie.
Romans de mœurs et
romans historiques.
La veine du
récit maritime s’épuise vite cependant : cela se
traduits par l’échec de son Histoire de
la marine française (1835-1837), et par la concurrence d’écrivains plus
compétents que lui pour rendre de façon réaliste la vie de marin (en France,
c’est sans doute Augustin Jal qui y parvient le
mieux). Aussi, Sue décide-t-il de tirer parti de la réputation qu’il s’est faite
dans la société parisienne, lui qui est à l’époque l’un des rois de la
capitale, pour publier quelques romans de mœurs, auxquels il adapte cet univers
sulfureux qu’il avait réservé jusqu’à présent aux aventures sur mer : ce
seront les œuvres Arthur, 1838-39, ou Mathilde, 1841, récits de mœurs
et des perversités du monde, qui représentent la première étape de l’auteur
vers le roman social.
En parallèle, Sue continue de publier des romans plus exotiques. Mais
aux lointains océans, il préfère désormais l’exotisme du passé, comme s’il
glissait du modèle de Fenimore Cooper à celui de
Walter Scott – ou d’Alexandre Dumas, dont l’ombre grandit dans le domaine littéraire.
Déjà, certains de ses premiers romans, comme La Vigie de Koat-Ven, avaient privilégié
un cadre historique. Mais dans cette œuvre, l’intrigue historique était un
aspect de l’imaginaire maritime, comme c’est souvent le cas dans ce genre fictionnel,
la mer et l’aventure marine suscitant souvent un discours nostalgique sur l’héroïsme
des générations précédentes. Désormais,
Sue bascule résolument dans le genre du roman historique, sans abandonner
toutefois totalement le romantisme noir de ses premières œuvres. On peut
reconnaître deux modèles à ces
romans historiques : celui de Walter Scott,
dans des romans à valeur patrimoniale et mémoriale,
comme Jean Cavalier, qui n’est pas
sans rappeler Les puritains d’Ecosse ;
celui aussi de l’œuvre de William Harrisson Ainsworth, dans les romans les plus sombres comme Latréaumont. L’univers
torturé, machiavélique et chargé de visions gothiques de l’écrivain anglais est
en effet fort proche de celui de Sue, dont il est le contemporain. Ainsi, Sue
publie-t-il tour à tour Latréaumont (1837),
qui donnera peut-être son pseudonyme à Isidore Ducasse, puis Jean Cavalier
(1840) et Le Commandeur de Malte (1841). Les œuvres connaissent un
succès inégal, et paraissent témoigner de la difficulté de Sue à se renouveler.
Pourtant, certaines œuvres ont été goûtées par des lecteurs fort attentifs.
Ainsi, Alexandre Dumas paraît s’être nourri de Jean Cavalier lorsqu’il a créé sa pièce Les Massacres du Midi, qui retrouve les thèmes développés par Sue
autour du marquis de Florac.
C’est à peu près à cette époque, en 1841, que Sue se convertit au
socialisme. En fait, ce changement de position politique était déjà annoncé par
certaines de ses œuvres : ainsi, L’Histoire de la marine française et Latréaumont attaquent la
monarchie, et ont conduit les salons légitimistes à bouder l’écrivain.
Désormais, l’auteur n’a plus le même succès dans les salons et peut se défaire des a priori de ce milieu ; surtout, il
s’est petit à petit défait de ce cynisme qui marquait ses premières œuvres pour
donner une tournure plus sociale à son pessimisme. Il n’empêche que, même dans
les œuvres les plus marquées par les idéaux socialistes (comme Les Mystères du peuple), l’imaginaire de
Sue reste marqué par un pessimisme fondamental qui met à mal son discours sur
l’inéluctabilité du progrès social.
La première œuvre à exprimer ce virage idéologique de Sue sera
certainement Les Mystères de Paris,
même si on en trouvait déjà trace dans les romans sociaux antérieurs. La
descente de Rodolphe de Gerolstein dans les bas-fonds de Paris a valeur de
pacte de lecture : le voyage du personnage contraint en quelque sorte
l’auteur à se plonger dans les abîmes de la société, et à en découvrir avec lui
les horreurs et les injustices ; en retour, Rodolphe incarne l’ambition de
l’auteur de nous guider de l’autre côté, dans cette part obscure de notre
propre monde qui nous était restée jusqu’ici cachée. Le justicier Rodolphe
incarne cette conception paternaliste du socialisme qui précédait la Révolution
de 1848 : loin de vouloir changer le système, on voulait en soigner les
maux par une bonne volonté qui n’est pas sans rappeler la charité chrétienne. Révéler
au lecteur les travers de la société, c’était déjà l’engager sur la voie de la
rédemption en l’invitant à éduquer le bon peuple. Il y aura toujours quelque
chose de ce christianisme républicain dans l’œuvre tardive de Sue – y compris
et surtout dans Les Mystères du peuple
qui feront du Christ le premier des martyrs socialistes.
Si le discours de Sue est marqué par les idéologies de son époque, la
forme qu’il privilégie, en accentuant et en repensant certaines visions de ses
contemporains (celles de Balzac et de Soulié en particulier) est nouvelle, et
va être à l’origine d’un véritable genre, celui des « mystères
urbains ». A la suite de Sue, nombreux seront ceux qui voudront comme lui
plonger dans la face obscure de la société à travers la métaphore de la ville. Chaque
ville possèdera en effet son mystère : de Londres (The Mysteries of London de G. W. M. Reynolds
et Les mystères de Londres de
Paul
Féval) à Marseille (Les Mystères de
Marseille de Zola), en passant par Naples (Les mystères de Naples de Francesco Mastriani)…
et même l’Inde (Les Mystères de la jungle
noire d’Emilio Salgari). Cette influence s’explique par le succès
exceptionnel de l’œuvre, qui est l’un des triomphes littéraires du siècle. Si Les mystères du peuple n’est pas le premier roman-feuilleton à avoir été publié, il
est l’exemple le plus frappant du bouleversement qu’a entraîné ce mode de
diffusion dans le monde de l’édition. Il vaudra à Sue une gloire sans commune
avec la célébrité de salon qui était la sienne auparavant. Désormais, il
devient une idole du peuple. Cela lui donnera une importance qui se traduira à
terme par son élection comme député socialiste. Mais cela lui vaut également la
haine des écrivains qui n’ont pas eu son succès – Balzac, Sainte-Beuve… Sue
devient l’exemple de l’écrivain industriel, qui sacrifie le style et la
subtilité du récit aux goûts du peuple. Il est pour beaucoup le signe d’un
déclin inéluctable de la littérature, et entre sans le savoir dans un
purgatoire littéraire qu’il ne quittera jamais vraiment.
Mais l’importance des Mystères de
Paris, leur influence littéraire ne s’explique pas seulement par la faculté
de l’auteur à jouer en virtuose des ficelles du feuilleton (et en particulier
du caractère toujours en suspens d’une écriture qui obéit à cette forme
particulière). Il a surtout su donner une densité nouvelle à cette existence du
peuple (qui à l’époque désignait autant le prolétariat que la petite
bourgeoisie et les artisans) que Balzac avait le premier explorée dans ses
romans. Le coup de génie de Sue est d’avoir compris que la ville, dont Balzac
avait fait déjà le sujet de bien des œuvres, pouvait figurer un équivalent
moderne des châteaux fantastiques du roman gothique. Comme ces châteaux, la
ville possède sa surface brillante, prestigieuse : c’est celle de la
grande bourgeoisie, de la Noblesse et du clergé ; mais comme ceux-ci, elle
possède ses oubliettes, ses culs de basse fosse, ses passages secrets et ses
trappes. N’oublions pas que l’année précédente, en 1841,
Ainsworth
publiait Old Saint Paul’s, récit de la grande peste
anglaise, dans lequel il décrivait une ville devenue tout entière un espace
gothique se prêtant aux enlèvements, aux meurtres, aux supplices des corps et
des âmes. Mais là où
Ainsworth conservait l’ancienne
cathédrale de Saint Paul comme métaphore de l’atmosphère gothique irradiant la
ville en souffrance, Sue se défait des réflexes historico-merveilleux
du vieux roman anglais pour les confronter à notre monde. Dès lors, il fait de
la société même le refet de cette maladie de l’âme
dont on a pu dire qu’elle était la préoccupation première de toute la
littérature frénétique anglaise. Ce qui n’était qu’une vision fantasmatique,
l’expression d’une oppression de l’âme reformulé dans
le lointain historique, se matérialise désormais dans les structures et les
mécanismes de la société. Dès lors, les traitements suggérés par Sue ont beau
être angéliques et d’une bien naïve générosité, ils tirent leur efficacité de
ce qu’ils n’expriment qu’indirectement, c’est-à-dire de l’idée que notre
gestion de la société est le reflet de notre âme malade.
La vision de la ville que propose Sue, entre pathologie
sociale et psyché torturée, a eu une influence littéraire qui dépasse largement
les limites du strict « mystère urbain ». L’imaginaire de l’aventure
sociale et de la plongée dans les bas-fonds a nourri les récits d’aventures
sociales et d’aventures criminelles. Derrière les méfaits de Fantômas (Marcel
Allain) ou du Mystérieux Docteur Cornélius (Gustave Le Rouge), derrière les
aventures de Chéri Bibi (Gaston Leroux) ou d’Arsène Lupin (Maurice Leblanc), on
trouve trace de l’imaginaire de la ville inventé par Eugène Sue, avec sa vision
du monde en couches superposées, faisant correspondre
un monde inversé à l’univers brillant de la surface, et rimer profondeur avec
obscurité et pêché. Mais désormais, le discours social a reflué au profit de
l’obsession pour le crime et les perversités ; et la descendance de ces
œuvres sera à rechercher dans le roman policier.
Sue prolongera et renforcera le dispositif des Mystères de Paris dans une autre œuvre
au succès retentissant, Le Juif errant.
Le roman choisira de multiplier les protagonistes, de donner à la société la
perspective de l’Histoire (puisque le conflit se prolonge sur des siècles) et
du mythe (puisque le personnage mythique du Juif Errant symbolise l’oppression
immuable du peuple au fil des siècles), d’expliciter une vision politique qui
restait tâtonnante dans Les mystères de
Paris, et d’étendre le conflit
entre le peuple et les puissants (ici figurés par les Jésuites) au pays tout
entier. Dans cette même période, il proposera plusieurs autres feuilletons, qui
connaîtront un succès un peu moindre tout en restant très populaires : Martin l’enfant trouvé (1847) et Les sept péchés capitaux (à partir de
1847).
Après la Révolution de 1848 et la victoire (momentanée) des
idées républicaines, la situation d’Eugène Sue a changé. Certaines des idées
généreuses qu’il défendait jusqu’alors ont triomphé, laissant augurer d’autres avancées
politiques ou sociales. Pour participer à l’avancée des valeurs socialistes, Sue
choisira de mener le combat sur plusieurs terrains à la fois. Sur le plan
politique, il cherchera à se faire élire comme représentant du peuple, et
deviendra député en 1850. Son activité sera cependant moins celle d’un orateur
que celle d’un polémiste (comme lorsqu’il rédige la série du Républicain des campagnes ou Le Berger de Kravan) ; enfin, il se lance à partir de
1849, dans un vaste projet d’éducation et d’édification du peuple, Les Mystères du peuple, ultime mystère qui doit englober à la
fois Les mystères de Paris et Le Juif errant (dont l’éditeur Robert
Laffont vient de rééditer il y a peu la première partie dans la collection
Bouquins).
L’ambition des Mystères
du peuple paraît évidente dès l’énoncé du sous-titre, puisqu’il ‘agit de
proposer l’Histoire d’une famille de
prolétaires à travers les âges. Le récit débute à la veille de la
principale guerre gauloise, conduite par Vercingétorix, contre l’invasion
romaine, et se poursuit jusqu’au coup d’Etat de Napoléon III sans discontinuer.
Au fil des épisodes, l’auteur narre, en leur donnant l’aspect d’un grand
feuilleton populaire, quelques unes des pages d’Histoire de la France :
l’invasion franque, les Croisades, le martyre albigeois, l’aventure de Jeanne
d’Arc, la Saint Barthélemy, ou encore les grandes heures de la Révolution
Française. Il évoque également la plupart des grands personnages,
Vercingétorix, César, Charles Martel, Charlemagne, Etienne Marcel, Il se permet enfin un détour par la
Palestine, où il évoque longuement les derniers jours d’un Christ devenu ainsi
le principal Messie socialiste, et trahi par ceux qui incarneront l’église (à
commencer par Saint Pierre). Chaque épisode du récit permet à l’auteur de
reformuler la leçon de l’Histoire en un affrontement entre les classes
(exploitants contre exploités, Noblesse et Clergé contre le peuple), entre les
races (Romains et Francs contre les Gaulois) et entre les famille (les Plouernel et Neroweg maltraitant
au fil des siècles les Lebrenn issus de la tribu de
Karnak), dans une synthèse historique certes datée, mais qui prend son sens
quand on la replace dans son contexte. Ainsi, la lutte des races, que Michel
Foucault avait présentée comme une origine possible du national socialiste,
doit en réalité être rattaché à la définition, fondamentale à l’époque, des
symboles de la Nation : pour la Monarchie, la fondation de la France est à
la fois franque et romaine : les Romains figurent l’origine mythique (avec
Enée), les Francs, l’origine guerrière (avec les Mérovingiens, Charles Martel
et Charlemagne), les Républicains vont leur opposer une origine plus ancienne,
plébéienne cette fois, celle des Gaulois. C’est chez les frères Thierry que Sue
va chercher son opposition. Mais il faut comprendre qu’elle prend sens comme
symbole politique. De même, Sue prendra soin de redéfinir les grandes figures
de l’Histoire selon leur valeur politique : Jules César est un pervers, Saint
Pierre, un lâche, Charles Martel, un soudard, Hughes Capet un comploteur.
Le dispositif proposé par Sue permet ainsi de radicaliser le
discours politique, mettant en évidence la nécessité de l’affrontement politique,
déclinant les différentes formes possibles de l’aliénation (violence,
avilissement du corps et de l’âme, servitude volontaire, abrutissement…), mais
en leur donnant la forme d’autant de pages arrachées à ce vaste
roman-feuilleton qu’est devenue l’Histoire : les corps suppliciés des
vierges, les manipulations du clergé, les violences de la noblesse, les
révoltes du peuple, sont autant de scènes romanesques qui empruntent aux imaginaires
du roman noir et du roman-feuilleton : les souterrains, les cachots, les
salles de tortures, les substitutions d’identité, les justiciers sont autant de
figures du feuilleton qui donnent sa forme à l’Histoire.
Le lien entre roman et Histoire va conduire Sue à intégrer
progressivement certains de ses personnages d’autres romans à l’œuvre. Les Lebrenn sont ainsi les cousins des Gerolstein, et donc de
Rodolphe, le héros des Mystères de Paris,
ils en représentent ce qu’on appellerait aujourd’hui la sequel (ou l’analepse) ; quant aux Rennepont, la
famille malheureuse du Juif Errant,
leurs souffrances remontent aux guerres de Religions, et leur destin est
également lié à celui des Lebrenn. De même, Rodin et
les Jésuites sont également les protagonistes des Mystères du peuple. Sue tend à faire de sa nouvelle œuvre le
fondement de ses principaux romans, expliquant et justifiant leurs discours,
comme si la littérature était devenue l’alter
ego de la réalité. Ainsi, les Mystères du peuple tentent non seulement
de saisir l’Histoire tout entière, mais aussi l’ensemble de l’œuvre de
l’auteur. Vision encyclopédique des mondes réels et romanesques, le projet
aurait dû s’étendre à un espace plus vaste encore, puisque des Mystères du peuple Sue avait envisagé un
temps de passer aux Mystères du monde, évoquant
cette fois les souffrances des peuples exploités sur l’ensemble de la planète.
La mort l’empêchera de mener son projet à bien.
Dernières années
d’Eugène Sue.
Après le coup d’Etat de Napoléon III, Eugène Sue s’est
exilé, en Belgique puis en Suisse, où il continue d’écrire Les Mystères du peuple. En parallèle, il publie d’autres récits,
généralement moins politiques : Les
enfants de l’amour, 1850, La bonne
aventure, 1850-1851, Fernand
Duplessis, 1851-1853, La famille
Jouffroy, 1854, le cycle du Diable médecin,
resté inachevé, ou encore Les fils de
famille, 1856. Mais le succès n’est plus le même. Les mystères du peuple ont a subir un grand nombre de mesures
visant à en rendre difficile la diffusion, puis il est tout bonnement interdit
en 1857, dans un procès en censure resté célèbre. Les autres récits trouvent
moins facilement de journaux et d’éditeurs pour en assurer la diffusion et la
promotion. Enfin, le style de Sue est désormais dépassé : le ton moral et
messianique qui était le sien laisse place à d’autres sortes de feuilletons,
ceux, plus frivoles, de Ponson du Terrail
et des aventures interminables de Rocambole
(qui sont cependant influencées par Les
Mystères de Paris), ou les romans de Paul Féval, ces deux écrivains pouvant
être considérés comme les maîtres de la littérature populaire du second Empire.
Sue meurt en 1857, sans doute frappé par l’insuccès et la
censure des Mystères du peuple qu’il
avait considéré comme son grand œuvre.
Eugène Sue a énormément publié. Nous ne proposons ici que le
titre de ses œuvres romanesques, laissant de côté pièces de théâtre, écrits
politiques, ouvrages historiques, etc.
1830 : Kernok le pirate.
1830 : El Gitano.
1831 : Plik et Plok.
1831 : Atar-Gull
1832 : La vigie de Koat-Vën.
1832-1834 : La Coucaratcha.
1835 : Cécile ou Une femme heureuse.
1837-1839 : Arthur.
1837 : Latréaumont.
1838 : Le marquis de Létorière.
1838 : Godolphin Arabian.
1839 : Kardiki.
1840 : Jean Cavalier.
1840 : Aventures de Hercule Hardi.
1840 : Le colonel de Surville.
1841 : Le Commandeur de Malte.
1841 : Mathilde.
1842 : Paula Monti.
1842 : Thérèse Dunoyer.
1842 : Le Morne-au-Diable.
1842-1843 : Les Mystères de Paris.
1844-1845 : Le Juif Errant.
1846-1847 : Martin l’enfant trouvé, ou Les Mémoires
d’un valet de chambre.
1847-1852 : Les sept péchés capitaux.
1849-1857 : Les Mystères du peuple.
1850 : Les enfants de l’amour.
1851 : Les misères des enfants trouvés.
1851 : Miss Mary.
1851 : La Bonne aventure.
1852 : L’Amiral Levacher.
1852-53 : Fernand Duplessis ou Les Mémoires d’un mari.
1853 : Gilbert et Gilberte.
1853 : La Marquise Cornélia
d’Alfi.
1854 : La famille Jouffroy.
1854-1856 : Le Diable médecin.
1856 : Les fils de famille.
1858 : Les secrets de l’oreiller.
Où trouver les
œuvres de l’auteur ?
Grâce à la collection Bouquins des éditions Robert Laffont,
on trouve de nombreuses œuvres d’Eugène Sue : un recueil comprenant les
romans maritimes (réunis sous le titre Romans
de mort et d’aventures), un volume proposant Le Juif Errant, un volume offrant Les Mystères de Paris, enfin, depuis peu, Bouquins a édité la
première partie des Mystères du peuple.
Pour ceux qui rechercheraient des ouvrages plus rares, on
conseillera de se rendre sur le site de
Gallica, qui
propose bien des romans de Sue en ligne, au format image pour la plupart
malheureusement.
Enfin, on peut se rendre sur le site
abebooks.fr,
principal libraire d’ouvrages d’occasion en ligne.
- On citera le site très complet de Laurence Kany, qui prépare une thèse sur Eugène Sue.
- Le site Maudits Sujets offre une série de pages remarquables sur Eugène Sue.
- Comme d'habitude, Books and Writers propose une bonne biographie de l'auteur (en anglais).
- Noosfère reproduit un article de Roger Bozzetto sur Eugène Sue et le fantastique.
- Terres d'écrivains propose une excellente étude sur Sue.
- Ce même site propose une étude sur le Lapin Blanc dans Les mystères de Paris.
Voir les autres auteurs français.