Deuxième partie : La nostalgie d’une autre colonisation

2.1. Nostalgie de la colonisation

2.2. La figure de l’Indien

2.3. Le métissage

 

2.1. Un discours nostalgique sur la colonisation

2.1.1. Le coureur des bois ou le sauvage civilisé

2.1.2. La tentation du colonisateur : l’ambiguïté du héros français

2.1.3. Transfuge et proscrit : le mythe de la rupture et de l’acculturation

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2.1.        Un discours nostalgique sur la colonisation

 

L’action des romans de Gustave Aimard se situe dans l’Amérique du XIXème siècle et en tant que tels, ils prennent en compte une donnée historique incontournable pour un Français du XIXème siècle : la présence française en Amérique n’est plus active depuis 1803 et la vente de la Louisiane par Napoléon.[1] Ce retrait français, longtemps regretté, fut l’origine de commentaires insatisfaits pour bon nombre de contemporains, dont Chateaubriand :

 

« En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l’étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd’hui pour nous une source inépuisable de prospérité.»[2]

 

Nous pouvons déduire de ces lignes tous les regrets qu’a pu nourrir l’abandon de la souveraineté française dans cette partie du monde. Écrivant à plus de cinquante ans de distance, Gustave Aimard ne semble pas éloigné de cette nostalgie qui, nous l’avons vu, le fait regretter que le Mexique ne soit pas une colonie française.

À travers ses personnages de trappeurs, tous d’origine française, Aimard semble mettre en scène un autre type de colonisation, loin du modèle américain fondé sur la violence et l’éloignement des tribus indiennes : dans ses romans, il semble prôner l’assimilation et le métissage entre colonisés et colonisateurs en vue d’une société pacifique, où toutes les luttes seraient abolies pour le bien-être commun. Or, là encore, semble planer le souvenir de la politique indienne exercée en Amérique par les Espagnols et les Français.

Il nous paraît donc important d’étudier les enjeux de ce discours nostalgique pour mieux en discerner les fondements et les conséquences littéraires et idéologiques.

 

Pour nombre de lecteurs français du milieu du XIXème siècle, le coureur des bois a constitué le parangon de l’aventurier. Personnage de la Frontière, il fait le lien entre la civilisation et la sauvagerie indienne par sa double appartenance : d’origine européenne, il est le détenteur des valeurs morales occidentales tandis que son mode de vie indien empêche de l’assimiler totalement aux héros blancs.

 

 

2.1.1. Le coureur des bois ou le sauvage civilisé

 

Lorsque le premier roman de Gustave Aimard paraît en 1857, le Coeur-Loyal, le héros des Trappeurs de l’Arkansas, est déjà l’héritier d’une longue lignée de coureur des bois et de chasseurs américains, dont Natty Bumpoo, le personnage de Fenimore Cooper, semble être le premier spécimen littéraire. La littérature populaire du milieu du XIXème siècle semble en effet très friande de ses personnages hauts en couleurs, incarnant des valeurs telles que le courage, l’abnégation et l’honnêteté. Autant de qualités qui se doivent d’être lisibles dès la description physique du héros, invariablement placée en début de roman :

 

« Les traits de son visage étaient beaux, nobles, empreints de cette fierté et de cette énergie que donne la vie sauvage. Ses yeux noirs à fleur de tête couronnés d’épais sourcils, avaient une expression douce et mélancolique qui en tempérait l’éclat et la vivacité ; le bas de son visage disparaissait sous une barbe longue et touffue, dont la teinte bleuâtre tranchait avec l’étrange pâleur répandue sur ses traits.

Sa taille était haute, élancée, parfaitement proportionnée ; ses membres nerveux, sur lesquels ressortaient des muscles d’une rigidité extrême, montraient qu’il était doué d’une vigueur peu commune. Enfin toute sa personne inspirait cette respectueuse sympathie que les natures d’élite s’attirent plus facilement dans ces contrées que dans nos pays, où l’apparence physique n’est presque toujours que l’apanage de la brute. »[3]

 

Ce portrait du Coeur-Loyal présente toutes les caractéristiques du héros des romans d’Aimard. À des qualités physiques indéniables (la beauté de ses traits, « sa taille (...) haute, élancée, parfaitement proportionnée », ses « muscles d’une rigidité extrême ») laissent nécessairement deviner des qualités morales non moins exceptionnelles (déjà contenues dans son surnom). De plus, il semble conjugué avec un tempérament sanguin la tempérance et l’humilité de la vie sauvage. On devine dès lors que le Coeur-Loyal jouera un grand rôle dans le récit qui va suivre. L’insistance sur les qualités humaines du personnage ne fait qu’en convaincre plus aisément le lecteur.[4]

Selon les codes du roman d’aventures, la présentation des héros répond à une logique romanesque : pour attirer l’attention du lecteur, le récit doit obligatoirement individualiser le personnage d’une manière claire et le présenter comme s’il était un individu unique en son genre. D’où cette tendance à présenter des personnages que l’on désigne volontiers comme hors du commun à travers des formules standardisées. Dans le portrait du Coeur-Loyal, cette individualisation du héros passe essentiellement par son assimilation à un groupe d’individus supérieurs que le narrateur désigne du nom de « natures d’élite ».[5] Le trappeur est d’autant plus une exception, au regard des Européens notamment, qu’il réunit ces qualités morales et physiques en un même personnage. Le trappeur, dans les forêts américaines, doit en effet autant savoir chasser pour survivre, qu’être maître de soi pour ne pas laisser trahir sa présence et risquer d’être scalpé par les Indiens.

 

Dans le roman de l’Ouest, la volonté de surprendre le lecteur passe aussi par la description du costume du coureur des bois. L’accoutrement du personnage doit ainsi avoir la simplicité des habitants des forêts et la touche exotique qui plaît au lecteur français, habitué à la mode vestimentaire des coureurs des bois :

 

« Son costume, d’une grande simplicité, se composait d’une mitasse, espèce de caleçon étroit tombant aux chevilles, attaché aux hanches par un ceinturon de cuir, et d’une blouse de chasse en calicot, brodée d’agréments en laine de différentes couleurs, qui lui descendait à mi-jambes. Cette blouse, ouverte par-devant, laissait voir sa poitrine brunie, sur laquelle pendait un scapulaire de velours noir, retenu par une mince chaîne d’acier. Des bottines de peau de daim non tannée le garantissaient des morsures des reptiles, et lui montaient jusqu’au-dessus du genou ; enfin un bonnet de peau de castor, dont la queue tombait par-derrière, couvrait sa tête et laissait échapper de longues boucles d’une luxuriante chevelure noire, mêlée déjà de fils d’argent, qui s’épanouissaient sur ses larges épaules. »[6]

 

Bien sûr, un personnage, habillé de cette façon, ne serait rien sans ses armes, compagnes obligées d’une existence passée au milieu des Indiens :

 

« Cet homme était un chasseur. 

Une magnifique carabine à canon rayé, placée auprès de lui à portée de sa main, la gibecière qu’il portait en bandoulière et les deux cornes de buffalos, pendues à sa ceinture et pleines de poudre et de balle, ne laissaient aucun doute à cet égard. Deux longs pistolets doubles étaient négligemment jetés auprès de la carabine. »[7]

 

Un bon armement est en effet essentiel pour faire un digne chasseur. L’évocation des armes ( toujours placées « à portée de mains ») est bien sûr un moyen pour souligner l’omniprésence du danger. Dans Les Bandits de l’Arizona, la longue description de l’armada de Sans-Traces revêt le caractère d’une tentative pour remotiver l’évocation du péril couru par le héros :

 

« le chasseur avait des armes magnifiques, cadeau d’un officier supérieur français, auquel Sans-Traces avait sauvé la vie lors de l’expédition française au Mexique ; il avait un fusil à double canon tournant se chargeant par la culasse, quatre revolvers à six coups ; un sabre-baïonnette qu’il portait au côté, mais qui en cas de besoin s’adaptait au fusil.

Ces armes, toutes de choix, sortaient des ateliers de Lepage, l’armurier dont la réputation est universelle (...).

L’armement de Sans-Traces était donc formidable, puisqu’il avait vingt-six coups de feu à tirer sans être obligé de recharger. »[8]

 

Les armes ne sont toutefois qu’un aspect de la description des personnages. D’une longueur modérée dans Les Trappeurs de l’Arkansas, la description du costume du coureur des bois peut se voir réduite à néant dans des oeuvres plus tardives. Ainsi, dans Balle-Franche, cette description est condensée en quelques mots : « Son costume n’avait rien qui le distinguât de celui des autres coureurs des bois, c’est-à-dire que c’était un bizarre assemblage des modes indiennes et européennes adoptées généralement par les chasseurs et trappeurs blancs de la prairie. » [9] Et dans Les Bandits de l’Arizona, c’est par une tournure négative qu’est introduite la mention du costume de Sans-Traces :  « Nous ne dirons rien de son costume, Sans-Traces portait celui adopté depuis longtemps par les chasseurs canadiens et trappeurs blancs dans le désert. »[10]

L’histoire littéraire peut ici être invoquée : lorsque Gustave Aimard commence à écrire des romans de l’Ouest, plusieurs écrivains l’ont précédé dans cette voie. À partir de la fin des années 1850, le personnage du trappeur fait de plus en plus partie d’un imaginaire littéraire partagé par les lecteurs du roman d’aventures. Par conséquent, les références et les codes communs à ces romans font l’objet d’un « savoir partagé » qu’il n’est plus besoin de mentionner.

Pour mesurer l’acclimatation du personnage de trappeur et l’imprégnation des représentations qu’il véhicule dans l’imaginaire et dans le discours, il nous faut évoquer Frédéric Moreau, le personnage de l’Éducation sentimentale :

 

« En de certains jours (...) une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d’action furieuse l’emportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers. »[11]

 

L’impossibilité de donner une consistance à sa vie amène le personnage de Flaubert à formuler des désirs d’aventures lointaines: « se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient » sont autant de figurations stéréotypées d’une aspiration vers un absolu de l’aventure, que Flaubert parodie au travers d’actions dérisoires et infantiles (« Il vagabondait (...) roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ») mais fortement évocatrice dans la conscience du personnage.

Flaubert nous démontre que la puissance d’évocation des personnages d’Aimard a pu rester intacte au moins jusqu’à la fin des années 1860. Nous pouvons même considérer qu’une certaine attirance pour le coureur des bois demeure vivace jusqu’à la fin du XIXème siècle. En témoigne une préface élogieuse donnée au Coureur des bois de Gabriel Ferry[12] dans laquelle les trappeurs ne semblent avoir rien perdu de leur jeunesse : « Ce sont des chasseurs canadiens, rejetons de l’ancienne souche normande et dont la bravoure, la dextérité, la vigueur infatigable et le sang-froid merveilleux font les véritables souverains des forêts américaines. » À la lecture d’une telle présentation, il ne fait aucun doute qu’Aimard s’est inspiré de son prédécesseur pour imaginer les personnages de ses propres romans. Les trappeurs de Ferry et d’Aimard partagent en effet les mêmes caractéristiques : ce sont des métis que, d’après leur couleur de peau, on nomme « bois-brulés » ou « demi-sang ». Issus de l’union entre les premières générations de colons français et des femmes indiennes, ils font partie d’une grande famille de trappeurs à la renommée extraordinaire :

 

« Bien que très jeune encore, il avait une immense réputation comme chasseur et batteur d’estrade dans toutes les savanes depuis le Canada jusqu’au Mexique.

Du reste, il avait de qui tenir : il appartenait à une vieille famille de chasseurs tous renommés depuis plus d’un siècle et dont quelques-uns jouent des rôles importants dans plusieurs de nos précédents récits. »[13]

 

Les trappeurs, en héritiers des races blanche et indienne, se doivent de partager les caractéristiques physiques des deux races.[14] Toutefois, ils ne semblent pas en posséder les tares. Le sang français, tout comme l’espagnol[15], semble en effet corriger les défauts de la race indienne.

Le trappeur est donc un personnage hautement valorisé par son appartenance raciale : sa valeur tient au fait qu’il appartienne à la race blanche et qu’il porte au plus haut point ses caractéristiques physiques et mentales. Comme tout héros, c’est un véritable sur-homme capable de braver tous le dangers pour parvenir à son but. En ce sens, il est une des figures majeures, quoique banale, des romans de l’Ouest de Gustave Aimard.

 

 

2.1.2. La tentation du colonisateur : l’ambiguïté du héros français

 

Pour Sylvain Venayre, la fin du XIXème siècle voit l’émergence d’une nouvelle figure de l’aventurier :

 

« L’aventurier devient [dans les années 1890-1920] une figure positive, incarnation de la quête de l’aventure pour elle-même, tandis que l’Aventure – terme que l’on coiffe désormais volontiers d’une majuscule – fait l’objet d’un questionnement nouveau. On lui prête des vertus qui jusqu’alors n’étaient pas les siennes : accomplissement de soi, saisie de son propre destin, dévoilement d’un sens caché du monde - au point que l’aventure devient proprement le centre d’une mystique originale. Elle devient un but en soi. »[16]

 

Sans nier la véracité de cette proposition, nous pourrions dire que de tels personnages d’aventuriers, incarnant une conception positive de l’aventure existaient déjà dans la littérature populaire des années 1860. En témoignent au moins deux personnages des oeuvres de Gustave Aimard.

Le premier, le comte Charles-Édouard de Beaulieu, est le type-même de l’aventurier aristocrate : « royaliste ultra », descendant d’une illustre famille bretonne, il est venu en Amérique afin d’oublier le « dégoût invincible de la vie » qu’il a contracté en Europe et de se ressourcer dans les « vastes solitudes » du désert.[17] Son aversion pour la civilisation le pousse en effet à se retirer dans les profondeurs du continent américain :

 

« la vie américaine, étroite, mesquine et égoïste, n’était pas faite pour lui, le jeune homme ne comprenait pas plus les Américains que ceux-ci ne le comprenaient. Avide d’émotions, le cœur ulcéré par les petites bassesses et les petites lâchetés qu’il voyait chaque jour commettre en sa présence par les descendants des pèlerins de Plymouth, un jour il se résolut, pour échapper au spectacle affligeant qu’il avait sans cesse devant les yeux, de s’enfoncer dans l’intérieur des terres et de visiter ces savanes et ces prairies immenses ».[18]

 

Des aspirations élevées et le désintéressement dans le voyage sont en effet les qualités essentielles de tout aristocrate qui se respecte : désirant plus que la fortune, qu’il possède déjà, Beaulieu vient chercher chez les trappeurs une solution à ce mal existentiel qui semble le ronger. En rupture totale avec la société occidentale et ses principes, fuyant son mal-être pour le sublimer dans un destin hors du commun, le personnage romantique qu’incarne Beaulieu a proliféré dans la littérature du XIXème siècle, aussi bien chez les auteurs populaires que légitimes.

En 1861, lorsque paraît Balle-Franche, Beaulieu n’est donc plus tant un personnage qu’un stéréotype littéraire capable de mobiliser l’attention de lecteurs ne disposant pas des références culturelles pour mesurer l’usure d’un tel discours.

Beaulieu est ainsi affublé de tous les accessoires caractéristiques à la noblesse en voyage : il porte des gants « glacés », un « habit de chasse de drap vert galonné, coupé à la française », des « bottes à l’écuyère montant au-dessus du genou » ainsi qu’un « charmant » lorgnon, indispensable à l’observateur et qui ne semble jamais quitter ses yeux. Dans la même veine, la description physique de Beaulieu laisse percevoir une certaine coquetterie dans le maintien :

 

« Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses touffes de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges boucles sous les ailes de son chapeau de Panama et ondoyaient en désordre sur ses épaules, la blancheur de sa peau (...) indiquaient surabondamment qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique. »[19]

 

Mais il ne faut pas se méprendre sur les aptitudes du jeune homme et confondre coquetterie et médiocrité :

 

« sous cette enveloppe légèrement efféminée, Charles de Beaulieu cachait un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir, ni même étonner. Adroit à tous les exercices du corps, il était en outre doué d’une force prodigieuse, et la peau fine de ses mains blanches et aristocratiques, aux ongles roses, recouvrait des nerfs d’acier. »[20]

 

Beaulieu pourrait ainsi être classé parmi les « natures d’élite » si sa position sociale ne le désignait pas d’emblée comme un personnage exceptionnel : sous une apparence de dandy se cache en fait un des hommes les plus redoutables de la Prairie. Le chef indien Natah-Otann est bien obligé de l’admettre lorsque Beaulieu, prisonnier des Pieds-Noirs, brave le péril et provoque la stupeur des Indiens, par un simple geste :

 

« "Vous êtes des imbéciles. Je saurai vous échapper malgré vous.

— Que mon frère essaie.

— Lorsque le moment sera arrivé ; quant à présent, ce n’est pas la peine."

Tout en parlant de ce ton léger, le jeune homme sortit son étui de sa poche, choisit un cigare et prenant une allumette chimique dans sa boîte, il se baissa et la frotta sur la pierre.

Les Indiens fort intrigués de savoir ce qu’il faisait suivaient ses mouvements avec anxiété.

Tout à coup ils poussèrent un cri de terreur et reculèrent brusquement de plusieurs pas.

L’allumette avait pris feu au frottement, une charmante flamme bleue se balançait à son extrémité. Le comte faisait nonchalamment tourner le léger morceau de bois entre ses doigts, en attendant que tout le soufre fût consumé.

Il ne remarqua pas la terreur des Indiens.

Ceux-ci par un mouvement aussi prompt que la pensée, se baissèrent et ramassant chacun, le premier morceau de bois qu’il rencontrât à ses pieds, ils commencèrent tous à frotter ces morceaux de bois contre les pierres. »[21]

 

Ceci est un bel exemple du pouvoir de fascination que peut exercer la civilisation sur les « natures primitives » des Indiens. Mais à cette stupeur, toute naïve, de voir un objet s’enflammer instantanément succède, dans un second temps, le geste mimétique collectif et quasiment immédiat, comme le montre clairement le complément circonstanciel de moyen « par un mouvement aussi prompt que la pensée ». Les hommes de Natah-Otann sont alors désignés d’un seul bloc par l’article indéfini pluriel « les » suivi de « Indiens », insistant sur le caractère grégaire de leur geste et de leur attitude.

Cette mise en scène de l’ignorance indienne met en évidence une des caractéristiques du peuple indien : il est incapable de se définir d’une manière autonome et semble se soumettre au premier venu. Ce qui est démontré par le comportement des Pieds-Noirs :

 

« Le comte étonné les regarda, ne comprenant pas encore ce qu’ils faisaient.

Natah-Otann sembla hésiter un instant ; un sourire d’une expression étrange passa rapide comme l’éclair sur ses traits sombres, mais reprenant presque aussitôt sa froide impassibilité il fit un pas en avant et s’inclinant respectueusement devant le comte :

"Mon père dispose du feu du soleil", lui dit-il avec toute l’apparence d’une crainte mystérieuse en lui montrant l’allumette.

Le jeune homme sourit. Il avait tout deviné.

"Qui de vous, dit-il avec hauteur, oserait lutter avec moi ? "

Les Indiens se regardèrent interdits.

Ces hommes si intrépides, habitués à braver les dangers les plus terribles étaient vaincus par ce pouvoir incompréhensible que possédait leur prisonnier.

Comme tout en causant avec le chef, le comte n’avait pas surveillé son allumette, celle-ci s’était consumée sans qu’il pût s’en servir, il la jeta.

Les Indiens se précipitèrent dessus afin de s’assurer que la flamme était bien réelle.

Sans paraître attacher d’importance à cette action, le comte (...) renouvela son expérience.

Son triomphe fut complet.

Les Peaux-Rouges terrifiés tombèrent à genoux en le suppliant de leur pardonner. Désormais il pouvait tout oser. Ces natures primitives atterrées à la vue des deux miracles qu’ils lui avaient vu faire, le considéraient comme un être supérieur à eux et lui étaient complètement acquis. »[22]

 

Beaulieu semblerait donc destiné à faire un formidable aventurier-roi[23] : le mépris aristocratique qu’il manifeste à l’égard de ses inférieurs[24], sa confiance insolente et surtout ses capacités d’orateur, pourrait en faire un homme tout désigné pour régner sur un royaume américain.

Mais c’est compter sans l’autorité du chef Natah-Otann qui, quoi que Beaulieu tente de faire, se met toujours au travers de sa route.[25] Le Français, dans son désir de faire régner la justice, se voit alors empêché d’agir, car sa charité se heurte aux plans maléfiques de l’Indien. La lutte entre le comte de Beaulieu et Natah-Otann tourne alors rapidement à l’affrontement idéologique entre tenant de la civilisation et représentant de la barbarie indienne.[26]

Tandis que Beaulieu tente de mener la vie solitaire des trappeurs, Natah-Otann cultive en effet un projet de libération de la race indienne, auquel il essaye de rallier toutes les nations indiennes.[27]

 

« Le projet du chef indien était peut-être un des plus hardis qui jamais aient été ourdis contre les Blancs, et devait (...) offrir des chances de réussite par son invraisemblance même, parce qu’il flattait les idées superstitieuses des Indiens, qui, de même que tous les peuples primitifs, ajoutent une grande foi au merveilleux.

(...)

Ce projet tout fou qu’il était, surtout n’ayant pour instrument (...) que les Indiens, c’est-à-dire les hommes les moins capables de s’allier entre eux, ce qui a toujours causé leurs défaites ; ce projet, disons-nous, ne manquait ni d’audace ni de noblesse, et Natah-Otann était réellement le seul homme capable de le mener à bien, s’il rencontrait dans les masses qu’il voulait soulever deux ou trois instruments dociles et intelligents qui comprissent sa pensée et s’y associassent réellement de cœur. »[28]

 

Ce projet de soulèvement ne peut donc se réaliser sans un homme fort, charismatique et courageux, susceptible de prendre en charge la révolte indienne. Natah-Otann est bien cet homme, car il incarne la figure du chef telle qu’elle est conçue par le XIXème siècle : c’est un être unique en son genre, doté d’un pouvoir de persuasion à l’égard de ce qu’Aimard nomme, à double reprise, les « instruments » de sa révolte.

Toutefois, l’impossibilité de faire coïncider tous les intérêts indiens avec ce désir de révolte constitue, pour Natah-Otann, une des grandes difficultés à surmonter : « dans une aussi grande réunion de nations divisées par une foule d’intérêts, parlant des langues différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, comment parvenir à établir un lien assez fort pour les attacher d’une manière indissoluble ? »[29]

Selon Natah-Otann, le moyen en est simple : il faut enrôler, de force si nécessaire, un homme capable d’unifier pour un temps les intérêts de ces nations et de les mener à la victoire. Beaulieu, tout désigné pour jouer ce rôle, n’est toutefois pas enclin à accepter de se battre contre ses frères Blancs : accueilli par Natah-Otann au sein de sa tribu, le Français se fait fort de braver les injonctions du Bison-Blanc et de son fils.[30]

Finalement, Beaulieu est forcé de participer à l’attaque du fort, mais il ne le fait que pour une question d’honneur[31] :

 

« Ainsi qu’il l’avait dit, M. de Beaulieu était sans armes, relevant fièrement la tête à chaque balle qui sifflait à son oreille et souriant à la mort qu’il appelait intérieurement peut-être ; malgré son mépris pour la race blanche, l’Indien [Natah-Otann] ne put s’empêcher d’admirer ce courage si franchement stoïque.

" Vous êtes un homme, dit-il au comte.

— En avez-vous douté ? " répondit simplement celui-ci. »[32]

 

À l’approche de la mort, les deux « natures d’élite » que sont Beaulieu et Natah-Otann sont contraintes de reconnaître leurs mérites respectifs. La lutte entre les deux adversaires fait donc place au respect mutuel que se doivent les égaux.[33]

 

L’honneur est aussi le maître-mot d’un personnage des Bandits de l’Arizona, le colonel Louis Coulon de Villiers. Sa description en fait d’ailleurs un double du comte de Beaulieu, à qui il emprunte bon nombre de traits caractéristiques.[34] Débarqué en Amérique pour faire valoir sa concession dans l’Arizona[35], Louis Coulon de Villiers a tout du héros colonial puisqu’il a été investi d’une mission civilisatrice par le Président des États-Unis en personne :

 

« votre concession est située dans l’Arizona, c’est-à-dire dans une contrée où nous n’avons qu’une possession nominale. C’est en vain que nous avons essayé de civiliser et de coloniser cette riche contrée, elle est rebelle à toute civilisation. (...) les Indiens bravos et les pirates font la loi sur cette contrée et en restent les maîtres. Il vous faut agir vous-même à vos risques et périls ; tout ce que je puis faire, c’est de vous autoriser à enrôler des partisans aussi nombreux que vous le jugerez convenable, pour vous assurer la possession de votre concession par les armes (...).

(...) Aussitôt établi sur votre concession, si vous réussissez à vous y maintenir, vous commencerez aussitôt l’œuvre de civilisation que, jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’ébaucher. »[36]

 

Comme on l’imagine, l’entreprise de Coulon de Villiers n’aura rien d’une sinécure. Pourtant, ce qui le fait reculer dans son entreprise ne provient pas de la difficulté à se concilier les habitants d’une région désignée, avec insistance, comme « rebelle » et « hostile à toute colonisation ». Au contraire, son renoncement naît de l’amitié croissante qu’il le lie à la riche famille Perez Sandoval, rencontrée lors de circonstances périlleuses.[37]

Si Coulon de Villiers tombe sous le charme de cette famille mexicaine, c’est qu’à bien des égards elle est exceptionnelle. Le portrait de don Agostin, le patriarche de la famille Sandoval, en fait un personnage hors du commun :

 

« Don Agostin Perez de Sandoval était un octogénaire, et pourtant sa robuste vieillesse  exempte d’infirmité n’avait rien perdu ni au moral ni au physique de la verdeur de la jeunesse.

(...)

Sa taille était haute, élégante et même gracieuse ; les traits calmes, reposés et exempts de rides de son visage étaient éclairés par des yeux noirs pleins d’éclairs, sa barbe d’une blancheur de neige, tombant sur sa poitrine, lui donnaient un physionomie à la fois douce, majestueuse et d’une extrême douceur, mêlée d’une volonté ferme et loyale.

C’était en un mot un de ces types qui ne se rencontrent que rarement, même au désert, et font rêver aux géants construits à chaux et à sable qui vivaient aux anciens jours : à l’époque où la terre commençait à se peupler de ces grandes races, qui bâtissaient avec des montagnes, les Babels, les Téocalis et les Pyramides, dont les ruines effrayent encore les penseurs qui les admirent avec une crainte mystérieuse. »[38]

 

La « robuste vieillesse » du patriarche, sa « volonté ferme et loyale », tempérée par « une extrême douceur », « sa barbe d’une blancheur de neige » ainsi que l’évocation des « géants à chaux et à sable qui vivaient aux anciens jours » montrent bien l’attrait du narrateur pour cette figuration idéalisée du patriarche, régnant comme un dieu sur sa famille. Un tel homme ne peut dès lors engendrer que des êtres aux qualités rarissimes.[39] À la fois riche, puissante et bienveillante envers les Indiens, la famille Sandoval semble régner sur le désert de l’Arizona, comme si ses origines illustres lui conférait un pouvoir sur les territoires conquis et possédés par ses ancêtres[40] :

 

« les Sandoval sont de race inca, ils ont toujours été protégés et défendus par les Peaux-Rouges dont ils sont adorés, surtout par les Comanches, et sont tout-puissants ; quant à leur fortune, elle dépasse toutes les limites du possible ; on dit (...) qu’ils possèdent, non loin d’ici, une cité, une ville de refuge, où il y a des merveilles, des monceaux d’or, d’argent, de diamants (...) qui éblouissent ; les plus adroits coureurs des bois ont essayé de découvrir cette ville sans jamais y réussir ; les Indiens la connaissent, mais ils en gardent religieusement le secret.»[41]

 

Les Sandoval possèdent donc de quoi attiser les convoitises des plus ignobles malfrats du désert. Ses richesses abondent : elles prennent la forme des fastes déployés à l’occasion du repas offert en l’honneur du nouvel ami de la famille, Coulon de Villiers.

 

« Le couvert était mis avec un luxe véritablement princier, l’argent et le vermeil étaient prodigués ; la table fléchissait littéralement sous le poids des mets les plus délicats et les plus recherchés.

(...)

— Oh ! murmura le colonel entre ses dents, si nous étions dans l’Inde je dirai que j’ai affaire à un nabab ; mais ici qui est donc ce nouvel ami qui m’est tombé ainsi du ciel. Baste ! nous verrons bien ? » [42]

 

Le contraste entre les lieux désertiques et les richesses des Sandoval sont à l’origine de l’étonnement du voyageur. Tout semble fait pour susciter l’admiration du Français qui, dans son enthousiasme, se croit soudainement projeté dans un univers merveilleux :

 

« — Soit, dit l’officier, je vous avoue que je ne sais pas si je rêve ou si je suis éveillé ; je voyage en pleines Milles et Une Nuits depuis que je vous ai rencontré.

— Il y a un peu de cela ; laissez-vous faire, colonel, je n’imiterai pas la prolixe Schéhérazade ».[43]

 

Les faveurs accordées à Coulon de Villiers ne sont plus celles d’un hôte ordinaire, car le Français devient rapidement, par sa bravoure, un membre à part entière de la famille Sandoval.[44] En tant que tel, il ne peut donc poursuivre son projet d’établissement de la civilisation et être l’ennemi d’une famille qui l’a vite adopté.

Cette volte-face du Français n’aurait toutefois sans doute pas lieu sans les paroles de Don Agostin, le patriarche des Sandoval, qui ne tarde pas à lui faire découvrir le « dessous des cartes »[45] :

 

« les Américains, reconnaissant leur impuissance à coloniser l’Arizona, faisaient de cette colonisation impossible pour eux une affaire en dehors de toute ingérence gouvernementale ; vous appeliez à vous les émigrants, vous fondiez des villes et des villages, vous donniez de la terre et vous luttiez seul, à vos risques et périls, contre les pirates, les Peaux-Rouges et contre nous, les maîtres et propriétaires de cette terre, que les Américains savent que nous défendrons jusqu’à la mort contre tous ceux qui tenteront de nous déposséder »[46]

 

Sans cette mise en garde de don Agostin, Coulon de Villiers aurait donc été l’instrument involontaire de la destruction des « maîtres et propriétaires » de l’Arizona, les Perez Sandoval. L’honneur et l’amitié lui dictent de renoncer à ses rêves d’aventures au profit du bonheur familial que lui offrent les descendants incas. Il lui est d’ailleurs d’autant plus aisé d’abandonner ses projets de conquête qu’il se sent épris d’une des filles de don Agostin, la belle doña Luisa, à laquelle il finit par s’unir, parachevant ainsi l’amitié franco-mexicaine.

Ainsi, Les Bandits de l’Arizona peuvent être considérés comme le rapprochement progressif de deux familles. L’amitié entre Coulon de Villiers et les Sandoval trouve un aboutissement logique dans le mariage[47] : Coulon de Villiers s’unit à doña Luisa[48], tandis que don José se marie à la sœur du Français. L’union de deux familles ne saurait être plus complète et les destins respectifs de la France et du Mexique plus liés par le sang.

Cette image finale du métissage entre ces deux famille nobles, les Coulon de Villiers et les Sandoval, traduit les espérances de l’auteur : pour Aimard, l’idéal serait que le Mexique et la France partagent une destinée commune.

 

Dans les oeuvres d’Aimard, l’attitude des aventuriers français à l’égard des hommes qu’ils rencontrent semble donc ambiguë. En homme naturellement supérieur[49], Beaulieu tente brièvement de soumettre les Indiens de Natah-Otann et d’instaurer avec eux un rapport de supériorité ; mais ce désir se heurte à l’autorité du chef indien. Beaulieu est alors forcé de jouer le rôle messianique qu’on lui assigne. De son côté, Coulon de Villiers renonce à la colonisation de l’Arizona sous la pression de la famille Sandoval ; le récit des Bandits de l’Arizona devient alors le début d’une autre forme de colonisation, celle de la conquête par le sang.

Ces deux oeuvres de Gustave Aimard[50] manifestent chacune les aspirations d’une époque : quand Aimard publie Balle-Franche, l’Ouest est encore une terre de conquête pour les Occidentaux. La découverte de l’or en Californie (1848) a ainsi ravivé les espoirs des colons. L’expansion des États-Unis en fait un des lieux les plus attractifs de la planète.

En revanche, Les Bandits de l’Arizona ne peuvent faire l’impasse sur l’état des forces en présence : dans le dernier quart du XIXème siècle, les États-Unis ont pratiquement atteint leurs limites territoriales, au dépens des Indiens et des Mexicains. L’aventure coloniale, telle qu’elle existe en Afrique et en Asie à la même époque, n’est donc plus possible en Amérique. Le désir de domination des aventuriers français se heurte alors à la réalité de la colonisation. Les Français n’ont plus les moyens d’entreprendre la conquête des territoires indiens. Beaulieu est ainsi confronté à l’opposition d’un chef avide d’éveiller chez son peuple une conscience nationale pour le libérer du « joug de la colonisation » ; Coulon de Villiers, quant à lui, renonce à ses plans d’établissement en Arizona parce qu’il ne peut affronter les véritables possesseurs du sol, les Sandoval.

 

 

2.1.3. Transfuge et proscrit : le mythe de la rupture et de l’acculturation

 

Avec les coureurs des bois, les transfuges font partie du mythe de la conquête de l’Ouest. Mais contrairement aux trappeurs, ils ne sont pas des passeurs entre deux cultures mais bien des personnages de la rupture. Le transfuge est en effet celui qui renie sa culture d’origine pour en adopter une autre. Volontairement passé d’une culture à l’autre, on dira alors qu’il trahit ses racines, en montrant ce que cet acte porte de transgression. Transfuge malgré lui, ce sont ses nouveaux congénères que l’on accusera d’avoir soustrait un individu à l’influence de la civilisation.

Les personnages de transfuge font partie intégrante de la réalité historique de l’Ouest : des Occidentaux ont ainsi choisi de se faire Indien pour essayer de s’assimiler totalement au point de vue de l’Autre ; d’autres, des émigrants ou des pionniers pour la plupart, et des femmes essentiellement, furent faits prisonniers et adoptés par les tribus indiennes, pour en faire leurs esclaves ou, plus rarement, des Indiens comme les autres.

Dans Balle-Franche, Gustave Aimard met en scène deux personnages de transfuge qui occupent des positions importantes parmi les Indiens. Le premier, la Fleur-de-Liane, est ainsi décrite comme « l’idole de la tribu » des Kenhàs :

 

« Les Pieds-Noirs, séduits par les charmes de cette douce jeune fille, faisaient reposer sur elle les destins de leur tribu ; ils la considéraient comme leur génie tutélaire, leur palladium[51] ; leur foi en elle était tout ensemble profonde, sincère et naïve.

Fleur-de-Liane était vraiment la reine des Pieds-Noirs ; un signe de ses doigts roses, un mot de ses lèvres mignonnes étaient obéis avec une promptitude et un dévouement sans bornes ; elle pouvait tout faire, tout dire, tout exiger sans craindre de voir une seconde discuter sa volonté ou contrôler ses actions.

Cette royauté despotique, elle l’exerçait sans la soupçonner ; elle seule ne se doutait pas du pouvoir immense qu’elle possédait sur ces natures brutales et tout d’une pièce qui en sa présence se faisaient douces et dévouées. »[52]

 

Les termes employés par le narrateur pour désigner la relation de pouvoir entre Fleur-de-Liane et les Indiens sont extrêmement forts. La jeune fille élevée parmi eux se voit attribuer un pouvoir inconcevable sur les Indiens : à la fois « génie tutélaire », « reine » et despote, la jeune fille possède des pouvoirs qu’elle ne semble pourtant pas exercer effectivement.[53] Est-ce pour mieux signifier que les Indiens sont d’une nature docile ? Ou montrer qu’ils sont finalement humains et ne sont pas insensibles à la beauté et au charme d’une jeune fille ? Le doute subsiste quant au véritable dessein du narrateur.

 

Plus intéressant semble le cas du sachem Bison-Blanc, le père adoptif de Natah-Otann. Si le lecteur découvre finalement sa véritable identité, ce n’est que peu à peu qu’il apprend son parcours avant qu’il ne soit recueilli par les Indiens. Son destin est d’ailleurs commandé par le hasard, puisque c’est à sa rencontre avec un autre proscrit, un Indien de la tribu de la Vache-Rouge, qu’il doit sa survie. Près de mourir de soif, l’homme lui prodigue les soins nécessaires et le ranime. Ils décident alors de poursuivre leur chemin ensemble pour trouver refuge dans la tribu des Kenhàs[54]. Et ce n’est pas sans émotion que le Français dit définitivement adieu à sa terre d’origine :

 

« "Dans quelques jours nous arriverons dans un village des Indiens du Sang ou Kenhàs où nous serons reçus comme si nous étions des fils de la nation ; mon père est sage, moi je suis fort, les Kenhàs seront heureux de nous recevoir : courage, vieux père, cette patrie d’adoption vaudra peut-être la nôtre.

— France ! adieu !" murmura l’inconnu, d’une voix étranglée. »[55]

 

Un attachement spirituel indéfectible semble lier le proscrit à la France, même si la haine envers ceux qu’ils l’ont banni anime volontiers ses propos :

 

« je ne veux pas retourner auprès des hommes de ma couleur, ils m’ont rejeté, proscrit, je les hais : c’est au désert que désormais je veux habiter. 

(...) je suis seul, sans patrie, sans parents, sans amis ; la vue d’un homme de ma couleur excite ma haine et mon mépris : tous ils sont ingrats, je veux vivre loin d’eux. »[56]

 

Marqué par son passé, le Français, devenu Bison-Blanc, prend le déguisement du transfuge accompli :

 

« le Bison-Blanc (...) semblait avoir renoncé complètement à cette patrie, qu’il lui était défendu de revoir jamais. Il avait adopté complètement les coutumes indiennes, s’était identifié à ces mœurs étranges, et, grâce à sa sagesse, il avait su tellement se concilier l’estime et le respect de la nation kenhà, qu’il était parvenu à compter au nombre de ses sachems les plus vénérés. »[57]

 

Néanmoins, le Bison-Blanc ne semble rien avoir oublié de la civilisation. Sa hutte trahit en effet un vif intérêt pour ce qui relève de la science[58] et ses occupations ressemblent plus à celles d’un honnête homme qu’à celles d’un sauvage. Le Bison-Blanc est donc un personnage marqué par la duplicité : sous l’apparence indienne vit toujours le révolutionnaire français, humaniste et idéaliste.

Son existence, marquée par la tragédie révolutionnaire, a fait du Bison-Blanc un personnage fulgurant, fidèle aux idéaux qui l’ont pourtant mené au bannissement. À Beaulieu qui l’accuse d’avoir des actions à se reprocher pour s’être ainsi enfui loin de France[59], il formule une réponse où se mêlent la gravité et le pathétique :

 

« "Vous êtes bien jeune, monsieur, dit-il pour avoir le droit de porter de telles accusations contre un vieillard dont les actes, la vie et le nom vous sont également inconnus.

— C’est vrai, monsieur, répondit noblement le comte. Pardonnez-moi ce qu’il peut y avoir de blessant dans mes paroles.

— Pourquoi vous en voudrais-je, reprit-il d’une voix triste ; enfant né d’hier, dont les yeux se sont ouverts au milieu des chants et des fêtes, dont la vie (...) s’est écoulée douce et tranquille au milieu de la paix et de la prospérité de cette chère France que je pleure tous les jours." »[60]

 

L’attachement à la France n’a, semble-t-il, jamais quitté le Bison-Blanc ; c’est « d’une voix triste » qu’il déplore son exil loin de France. Cette tristesse se transforme en colère lorsqu’il apprend ce qu’est devenue la Révolution française :

 

« "Ici, je vous arrête, monsieur ; cette paix dont vous parlez n’existe pas en France.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le peuple révolté a pour la seconde fois fait reprendre aux Bourbons le chemin de l’exil."

L’œil du proscrit étincela, un mouvement fébrile agita tous ses membres, et saisissant fortement le bras du comte :

" Ah !... s’écria-t-il avec un accent impossible à rendre, et quel est donc le gouvernement qui régit la France, aujourd’hui ?

— La royauté.

— Comment la royauté, c’est impossible, puisque, dites-vous, les Bourbons sont en exil.

— La branche aînée, oui, mais la branche cadette...

— Ainsi, interrompit le vieillard avec une agitation croissante, le duc d’Orléans a enfin saisi la couronne ?

— Oui, répondit le comte à voix basse.

— Oh ! murmura le proscrit en se cachant la tête dans les mains, était-ce donc pour en arriver là que nous avons lutté si longtemps ?" »[61]

 

Ce dialogue a pour fonction de dramatiser l’isolement du Bison-Blanc : devenu étranger à la France, il n’a pu imaginer le sort réservé à la Révolution. Les notations corporelles (« son oeil étincela », « un mouvement fébrile agita tous ses membres »), les gestes et l’attitude du Bison-Blanc (« saisissant fortement le bras du comte », « une agitation croissante ») visent à souligner la nervosité succédant au choc produit par une nouvelle inattendue : le Bison-Blanc, décrit comme un vieillard, n’était pas prêt à apprendre l’échec de la Révolution. Ce qui se lit aussi dans le ton de ses exclamations : cet « accent impossible à rendre » est une manière de dire plus que ce que le narrateur ne peut exprimer.[62] L’interrogation finale et l’attitude du Bison-Blanc (« se cachant la tête dans les mains ») marquent son dépit devant l’œuvre détruite et vise à souligner le drame de son existence : les idéaux révolutionnaires dont il est porteur n’ont pu résister à l’épreuve du temps et à l’ingratitude des hommes.

Face à lui, le comte de Beaulieu ne peut que compatir à la souffrance du vieillard puisqu’il ne connaît pas encore l’identité de son interlocuteur : « Malgré lui, le jeune homme se sentit ému en voyant l’immense douleur de cet homme qui était pour lui une énigme. » Mais cette sympathie pour le Bison-Blanc ne tarde pas à se transformer en rapport de force, lorsque Beaulieu demande au sachem de lever le mystère de son identité :

 

« "Qui êtes-vous donc, monsieur ? lui demanda-t-il.

— Qui je suis, moi (...) qui je suis ? je suis un de ces Titans foudroyés qui siégeaient à la Convention en 1793 !"

Le comte fit un pas en arrière en lâchant la main qu’il avait saisie.

"Oh !" fit-il.

Le proscrit lui lança un regard d’une expression indéfinissable. »[63]

 

L’irréductibilité des idéologies[64] est ici mise en scène au travers de ces deux personnages antagonistes, l’un fils d’un aristocrate émigré pendant la Révolution[65], et l’autre, figuration du révolutionnaire sanguinaire, compromis dans la mort du roi et dans la destruction de l’Ancien Régime. [66] La transposition de cette lutte révolutionnaire dans le cadre de la Prairie apparaît alors comme une exploitation romanesque d’un schéma mettant aux prises deux personnages incarnant la fidélité à des idéaux et un héroïsme désintéressé. Le discours du Bison-Blanc adressé à son fils adoptif est un appel à la poursuite du combat révolutionnaire parmi les peuples indiens :

 

« "Oui, ma vie s’est usée dans ces luttes suprêmes ; l’œuvre que j’avais aidé à édifier a été renversée, mais non détruite, car des ruines d’une société décrépite a surgi pleine de sève une société nouvelle ; aussi grâce à nos efforts, le sillon a-t-il été trop profondément creusé pour qu’il soit possible de le combler désormais ; le progrès marche quand même, rien ne peut l’entraver ni l’arrêter ! va, mon fils, entre à ton tour dans l’arène ; la liberté veut du sang. Celui que tu verseras dans ce coin ignoré du globe, ne coulera pas en vain ; un jour viendra, jour prochain, je l’espère, où la lumière luira pour tous. Courage, enfant ! le nouveau monde est appelé à régénérer l’ancien ! qu’importe que tu succombes dans la lutte que tu entreprends, le martyrologe universel inscrira un nom de plus : tu tomberas, mais ton idée survivra, car les idées, loin de disparaître, grandissent avec le temps. Va ne t’arrête pas dans la route que tu as choisie, c’est la plus belle et la plus noble qu’un grand cœur puisse suivre."

En prononçant ces paroles, ce vieux soldat de l’idée s’était laissé emporter par l’enthousiasme ; sa tête s’était relevée ; son front rayonnait, le soleil couchant se jouait sur son visage et lui donnait une expression que Natah-Otann ne lui avait jamais vue, et qui le remplissait de respect. »[67]

 

Les nombreuses injonctions adressées à Natah-Otann (« va, mon fils, entre à ton tour dans l’arène »,  « Courage, enfant ! », « va ne t’arrête pas dans la route que tu as choisie ») marquent bien l’optimisme résigné qui fait le fond de la pensée du Bison-Blanc. C’est une idée de l’héroïsme qu’il propose à son fils, en l’encourageant à se sacrifier pour la cause de son peuple (« qu’importe que tu succombes dans la lutte que tu entreprends, le martyrologe universel inscrira un nom de plus »).

Cet idéalisme révolutionnaire puise ses ressources dans une foi sans limite en un progrès irréversible (« aussi (...) le sillon a-t-il été trop profondément creusé le pour qu’il soit possible de le combler désormais ; progrès marche quand même, rien ne peut l’entraver ni l’arrêter ! ») et voué à l’universalité (« un jour viendra, jour prochain, je l’espère, où la lumière luira pour tous »). Le Bison-Blanc est donc bien fidèle aux principes qui ont présidé à la Révolution française : la foi en un avenir meilleur, provoqué par la violence (« la liberté veut du sang ») et applicable à tous.[68]

Au travers du Bison-Blanc, la Révolution française fait donc irruption dans un monde, la Prairie, où le temps ne semble pourtant pas avoir prise. Personnage subversif, il incarne l’aspect violemment destructeur de cette Révolution sur laquelle s’est ouvert le XIXème siècle. Sortie de l’esprit de Gustave Aimard, le Bison-Blanc, aboutissement imaginaire de la vie de Billaud-Varenne, tente de faire renaître l’aura attachée à un personnage que ses contemporains décrivaient déjà comme porteur d’un « enthousiasme » et d’un pouvoir de conviction inébranlables.[69] En lui faisant revêtir l’habit de l’Indien, Aimard procure au personnage une seconde portée polémique, en le décrivant comme un traître à sa race, combattant les Européens en s’engageant aux côtés des sauvages amérindiens. Figuration de l’ambivalence du Progrès et de la marche chaotique vers la justice et l’égalité, le Bison-Blanc constitue dans l’œuvre de Gustave Aimard l’incarnation de l’Histoire et des idéaux révolutionnaires vers lesquels tend la société du XIXème siècle.


 

Lire la suite (2.2. La figure de l’Indien chez Gustave Aimard).

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[1] L’État de la Louisiane n’a aujourd’hui plus rien à voir avec le territoire qui a porté ce nom jusqu’au XIXème siècle : les possessions françaises vendues par Napoléon recouvraient tout le bassin nord-ouest du Mississippi jusqu’à la limite septentrionale du Canada.

[2] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, livre VII, chapitre 11 (Tome I, p.456, coll. Quarto, Gallimard, 1997).

[3] Les Trappeurs de l’Arkansas, p.33.

[4] Comme le Coeur-Loyal, Balle-Franche est lui aussi doté d’un grand pouvoir pour captiver la sympathie : « son visage osseux et jaune taillé en biseau, avait une expression de franchise et de jovialité peu communes, et ses petits yeux gris percés comme avec une vrille, pétillaient d’intelligence : ses pommettes saillantes, son nez recourbé sur sa large bouche garnie de dents longues et blanches, son menton pointu, lui formaient la physionomie la plus singulière et en même temps la plus sympathique qui se puisse imaginer. » (Balle-Franche, pp.224-225). Nous pouvons déduire de ce portrait que le héros d’Aimard, loin d’être un dieu olympien, conquiert d’autant plus la sympathie du narrateur, qu’il a les défauts de l’humanité. En effet, Balle-Franche constitue la contre-épreuve du héros infaillible : dans l’Éclaireur, il est ainsi victime de sa trop grande bonté lorsque, sauvant d’une mort assurée une crapule nommée don Estevan, ce dernier lui fend le crâne avec le pistolet qui vient de lui être donné (cf. Balle-Franche, pp.619-623).

[5] Cf. Les Bandits de l’Arizona, p.781.

[6] Les Trappeurs de l’Arkansas, pp.32-33.

[7] Ibid., p.33.

[8] Les Bandits de l’Arizona, p.781.

[9] Balle-Franche, p.225.

[10] Les Bandits de l’Arizona, p.781.

[11] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869), p.113, Folio, Gallimard, Paris, 1972.

[12] Cf. Gabriel Ferry, Le Coureur des bois ou les chercheurs d’or, librairie Hachette, 3ème édition,1896. Dans cette préface, que l’on doit à un certain Marius Topin, Ferry est considéré comme l’égal de  Fenimore Cooper (privilège qui n’a jamais été accordé à Aimard).

[13] Les Bandits de l’Arizona, p.781.

[14] Sans-Traces possède ainsi « un front large » et « un nez un peu camard », caractéristiques de la race indienne. Toutefois, ses « longs cheveux blonds » et son « fort accent normand » le désignent comme lointain héritier des antiques Gaulois. 

[15] Le Coeur-Loyal est en effet le fils d’un espagnol et d’une aztèque.

[16] Sylvain Venayre, la Gloire de l’aventure, op. cit., pp.281-282.

[17] Jouant sur le tragique de l’Histoire, Aimard en fait un énième émule de René : « Après la chute du roi Charles X, le comte dont la carrière se trouva brisée, sentit un immense découragement s’emparer de lui, et un dégoût invincible de la vie le saisit au cœur. L’Europe lui devint odieuse, et il résolut de la quitter pour toujours. » (Balle-Franche, p.226).

[18] Balle-Franche, p.226.

[19] Balle-Franche, p.225.

[20] Ibid.

[21] Balle-Franche, p.263

[22] Balle-Franche, pp.263-264.

[23] Sur la figure de l’aventurier-roi dans le discours de l’aventure, voir Sylvain Venayre, la Gloire de l’aventure, op. cit., pp.55-60.

[24] Le comte de Beaulieu est ainsi l’auteur de paroles où se mêlent une grande confiance dans le destin et un mépris affiché à l’égard des Pieds-Noirs et de leurs congénères : « Ils sont fort laids ces Indiens » ; ou encore : « un homme qui brave franchement le danger en face a toujours raison de vos plus belliqueux Peaux-Rouges. » (cf. Balle-Franche, pp.232 et 354)

[25] Natah-Otann veut ainsi empêcher Beaulieu de nuire à son plan d’extermination visant les émigrants qui s’installent sur ses territoires. Mais, voyant que les concessions ne suffisent pas à s’attirer les faveurs du Français, il décide de le faire prisonnier, ainsi que Balle-Franche et le serviteur de Beaulieu, Ivon Kergollec.

[26] L’intrigue se complique d’un enjeu amoureux : Natah-Otann et  Beaulieu sont tous les deux épris de Fleur-de-Liane, qui n’est autre que la petite fille que l’Indien a épargné lors du massacre de sa famille (cf. supra). Mais l’amour que lui porte Natah-Otann est voué au malheur car le chef des Pieds-Noirs est aussi le père adoptif de la jeune transfuge : « cet amour lui faisait parfois éprouver des souffrances tellement horribles, lorsqu’il songeait à la façon dont Fleur-de-Liane était devenue sa fille adoptive, qu’il se demandait avec terreur si cet amour si profond qui s’était emparé de son être et le maîtrisait n’était pas un châtiment imposé par le ciel. Alors il entrait dans des fureurs insensées, redoublait de férocité avec les malheureux qui dont il surprenait les plantations, et tout couvert de sang, la ceinture garnie de chevelures, il rentrait au village et venait devant la jeune fille faire trophée de ses hideux exploits. » (Balle-Franche, p.311)

[27] Cf. la scène du grand conseil indien au cours duquel Natah-Otann invoque devant les nations indiennes assemblées une figure de la colonisation essentielle pour les Indiens, l’empereur inca Mocktekuzoma, censé incarner la résistance indienne face aux envahisseurs. Le narrateur rapporte en effet que, à l’instant de sa mort, il proféra ces dernières paroles : « Le feu ! le feu ! songez au feu ! » La stratégie de Natah-Otann, toute messianique, se fonde sur cette croyance et sur la crédulité indienne : son projet consiste en effet à « annoncer aux Indiens (...) que les temps [sont] révolus, que Mocktekuzoma [va] apparaître pour les guider et leur servir de chef ; [puis à] former un noyau puissant de guerriers qu’il dissémin[era] sur toutes les frontières américaines, de façon à attaquer ses ennemis de tous les côtés à la fois, par surprise et sans leur donner le temps de se retourner. » (cf. Balle-Franche, p.316). Ce messianisme est symptomatique de l’état de crise des sociétés amérindiennes à un stade avancé de colonisation.

[28] Balle-Franche, pp.316-317.

[29] Balle-Franche, p.317. Natah-Otann se heurte donc à l’absence d’une conscience nationale indienne, telle qu’elle existe en Europe à la même époque, c’est-à-dire capable de fédérer toutes les tribus soulevées. 

[30] Cf. la scène d’affrontement verbal entre, d’un côté, Natah-Otann et le Bison-Blanc employant toutes les finesses de la persuasion, et de l’autre, Beaulieu résistant à leurs demandes (Balle-Franche, chap. intitulé « Diplomatie indienne », pp.395-403). C’est au cours de cette scène que l’opposition idéologique entre l’aristocrate Beaulieu et l’ancien révolutionnaire français semble au paroxysme de son expression : « je suis noble, vous le savez, donc nous sommes de vieux ennemis ; sur quelque terrain que nous nous rencontrions, nous ne pouvons nous trouver que face à face, côte à côte est impossible. » (p.401).

[31] Beaulieu accepte en effet de se tenir auprès des Indiens « seul, sans armes » à condition que ces derniers ne veuillent lui faire jouer aucun autre rôle durant la bataille. (cf. p.437)

[32] Balle-Franche, p.457.

[33] Après la bataille, le respect de Beaulieu envers Natah-Otann augmente encore lorsque l’Indien consent à se priver de Fleur-de-Liane pour la lui confier, car la jeune fille a pris connaissance de son histoire. Natah-Otann organise alors la fuite des deux jeunes gens. Mais, se rappelant la promesse qu’il a faite à Beaulieu, il veut auparavant se battre en duel avec le Français. Le noble répond alors : « Non, (...) tout combat est désormais impossible entre nous, je ne puis davantage être l’ennemi d’un homme que l’honneur m’ordonne d’estimer ; voilà ma main, jamais je ne la lèverai contre vous, je vous la tends franchement et sans arrière-pensée ; malheureusement une haine trop profonde divise nos deux races, pour que nous ne nous trouvions pas dans un jour prochain opposés l’un à l’autre ; mais si je combats vos frères, je n’en demeurerai pas moins personnellement votre ami. » (Balle-Franche, p.464)

[34] « il était grand, bien fait, élégant, très vigoureux, avec des mains et des pieds de femme ; sous une apparence un peu efféminée, il cachait une énergie et une volonté implacable (...).» (les Bandits de l’Arizona, p.789).

[35] Coulon de Villiers se rend dans l’Arizona dans le but de recouvrer la propriété de la concession qu’un cousin mal-intentionné, Gaspard de Mauvers, lui a volée.

[36] Les Bandits de l’Arizona, p.794.

[37] La rencontre entre don José de Sandoval et Coulon de Villiers a lieu lors d’une attaque de bandits contre les Mexicains. Le Français, accompagné de Sidi-Muley, son fidèle ami, de Sans-Traces et de l’Indien le Nuage-Bleu, met en fuite les assaillants.

[38] Les Bandits de l’Arizona, p.814.

[39] D’autant que la femme de don Agostin incarne elle aussi un type bien défini et nettement valorisé : « Doña Teresa Perez de Sandoval était la digne compagne de don Agostin, très belle encore malgré son âge avancé ; nous n’ajouterons qu’un mot : c’était une Cornélie, une véritable matrone antique, elle en avait toutes les nobles vertus, et la grande bonté tempérée par une sévérité juste et tendre. » La métaphore in præsentia (« c’était une Cornélie ») permet au narrateur d’abréger sa description en laissant au lecteur le soin d’établir les caractéristiques essentielles du personnage. Incarnation de la mère dévouée à ses enfants, et néanmoins cultivée, Cornélie est connue pour avoir été la mère d’une grande lignée de Romains, les Gracques. De même, Doña Teresa semble être avec son mari à l’origine d’une famille de personnages d’une grande valeur.

[40] Les Sandoval ont deux illustres aïeux : ils sont issus de l’union entre un « compagnon et ami de Christophe Colomb et de Fernand Cortez » et la fille la « plus jeune, la plus belle et la plus aimée » de l’empereur inca Moctekuzoma. Mais, contrairement à ce que pourrait croire le lecteur, cela n’en fait pas pour autant des métis. Racontant l’histoire du Mexique à son hôte Coulon de Villiers, don Agostin affirme de manière péremptoire que « les Incas (...) étaient de race blanche ». Et il ajoute : « D’où venaient-ils ? on ne le sut jamais, cela reste un mystère ; mais il est constant que l’Amérique était connue et visitée depuis la plus haute antiquité ; il est probable que, par le détroit de Behring, les Blancs passèrent souvent en Amérique » (les Bandits de l’Arizona, p.916).

[41] Les Bandits de l’Arizona, p.833.

[42] Les Bandits de l’Arizona, p.809, chap. IV, intitulé « Comment on soupe parfois, mais rarement, en Apacheria ».

[43] Les Bandits de l’Arizona, p.812.

[44] Cf. Les Bandits de l’Arizona, p. 935. Don Agostin s’adresse à Coulon de Villiers en ces termes : « Vous êtes chez vous, mon cher général, je vous aime comme un fils, vous le savez ».

[45] Loin d’imaginer l’hypocrisie des gouvernements américain et mexicain, Coulon de Villiers pense pouvoir tirer un bon parti de son installation dans l’Arizona. Toutefois, don Agostin, plus habitué aux menées de ses adversaires, finit par prouver au Français qu’il n’a finalement rien à gagner dans cette affaire (cf. Les Bandits de l’Arizona, pp.917-918).

[46] Les Bandits de l’Arizona, p.918.

[47] Cf. les Bandits de l’Arizona, p.942, chap. XVI intitulé « Comment, après bien des péripéties douloureuses, cette histoire finit enfin comme un conte de fées ». Le mariage entre deux personnages permet un rétablissement d’ordre symbolique : au bouleversement du monde nécessaire à l’aventure doit correspondre une amélioration de la condition du héros (la fortune, l’amour) succédant aux épreuves et un retour à la normalité, volontiers associée à des valeurs consensuelles, telles que le mariage, la création d’une famille ou le retour vers la patrie. Néanmoins, dans les romans de l’Ouest, ce schéma ne s’applique pas au coureur des bois, personnage solitaire et dévoué. La fin du roman signifie pour lui un retour à son existence d’origine car les épreuves sont pour lui une source d’expérience, qu’il mettra à profit dans la suite de ses aventures (pensons aux excipit des albums de Lucky Luck)

[48] Le choix de la Nouvelle-Orléans n’est pas innocent : cette ville peut être considéré comme un souvenir de la présence française en Amérique du Nord. Fondée en 1718 par les Français, elle fut un des grands centres urbains de la Louisiane et un des ports d’attache français en Amérique. Il semble que pour Aimard la mémoire de ce passé soit resté ancré dans les esprits : « toutes les grandes familles de La Nouvelle-Orléans avaient tenu à honneur d’assister au mariage du général comte de Villiers, dont le nom était bien connu à la Louisiane. » (cf. Les Bandits de l’Arizona, p.941)

[49] Cette supériorité est à mettre au compte de la nature exceptionnelle du personnage, mais aussi au fait qu’il doit être le représentant de la civilisation occidentale face aux « barbares » Indiens.

[50] Balle-Franche (1861) et les Bandits de l’Arizona (1881).

[51] « Bouclier, garantie, sauvegarde » selon le Petit Robert. Ce mot désignait à l’origine « la statue de Palas considérée par les Troyens comme le gage du salut de leur ville. »

[52] Balle-Franche, p.310.

[53] En effet, à aucun moment dans le récit, Fleur-de-Liane ne fait usage de ce « pouvoir immense » sur les Indiens.

[54] L’adoption d’un nouveau membre, même issu d’une tribu rivale, n’a rien d’étonnant et était fréquent chez les Indiens.

[55] Balle-Franche, p. 302

[56] Ibid., p.300.

[57] Ibid., p.303.

[58] Son habitation trahit en effet un esprit cultivé :« Sur des rayons, une quarantaine de volumes, la plupart dépareillés, des animaux empaillés pendus par des cordes, des insectes, etc. ; enfin un nombre indéfini de choses sans nom, mais classées, rangées, étiquetées, complétaient cette singulière demeure, qui ressemblait plutôt à la cellule d’un anachorète, ou à l’antre secret d’un alchimiste du XVIème siècle, qu’à l’habitation d’un chef indien » (Balle-Franche, p.359).

[59] Voici les paroles de Beaulieu : « mon avis est que l’homme qui consent à échanger les bienfaits de la civilisation européenne contre la vie précaire des prairies et qui rompt tous les liens de famille et d’amitié qui le retenaient dans sa patrie pour adopter l’existence indienne, mon avis est que cet homme doit avoir bien des actions honteuses à se reprocher, peut-être des crimes pour que ses remords l’obligent à se condamner à une pareille expiation. » (Balle-Franche, p.400)

[60] Balle-Franche, pp.400-401.

[61] Balle-Franche, p.401.

[62] Ce moyen d’expression est fréquemment utilisé chez Aimard lorsque le langage demeure en deçà de ce que veut exprimer le narrateur. À vouloir en dire trop, le narrateur finit donc par ne rien dire du tout.

[63] Balle-Franche, p.401.

[64] La lutte révolutionnaire est transposée dans la Prairie au plus grand bénéfice du roman, qui voit la tension dramatique s’amplifier de manière plus nette entre l’aristocrate émigré et le vieux révolutionnaire. Beaulieu s’adresse ainsi au Bison-Blanc : « nous sommes de vieux ennemis ; sur quelque terrain que nous nous rencontrions, nous ne pouvons nous trouver que face à face, côte à côte est impossible. » (Balle-Franche, p.401)

[65] À la p.225 de Balle-Franche, le narrateur présente ainsi l’ascendance de Beaulieu : « le père [du comte de Beaulieu] avait suivi les princes en émigration et les avait servis activement d’abord dans l’armée de Condé et ensuite dans toutes les machinations royalistes qui s’ourdirent sans relâche pendant l’ère impériale ».

[66] Assemblée chargée d’élaborer une nouvelle Constitution pour la France mais exerçant finalement les pouvoirs exécutif et législatif, la Convention (21 septembre 1792-26 octobre 1795) vota la mort de Louis XVI et mit en place le régime de la Terreur, visant les « ennemis intérieurs » et les adversaires de la République. Grâce aux fameux Comités de salut public et de sûreté générale, le gouvernement révolutionnaire balaya l’opposition à Robespierre par l’arrestation et l’exécution de tous les opposants politiques. Élu député de Paris et siégeant à la Convention, Billaud-Varenne participa à ces purges après avoir notamment joué un grand rôle dans les massacres de Septembre qui visèrent les partisans supposés du roi emprisonnés après l’insurrection du 10 août 1792. Au cours des cinq jours que durèrent ces massacres (du 2 au 7 septembre de la même année), plusieurs centaines de prisonniers, dont des aristocrates, furent massacrés par de simples citoyens dans toute les grandes prisons de France. On prête alors ces paroles à Billaud-Varenne : « Respectables citoyens, vous venez d’égorger des scélérats ; vous avez sauvé la patrie ; la France vous doit une reconnaissance éternelle ». (cf. Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de la révolution française, 1789-1799, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1987, p.583). L’année 1793 fut le point culminant des violences révolutionnaires et de la déchristianisation de la société française. Pour une reconstitution romanesque de la période, lire Anatole France, Les Dieux ont soif, (éd. Gallimard, Folio, Paris, 1989) et, bien sûr, Victor Hugo, Quatre-vingt-treize (éd. Gallimard, Folio, Paris, 1979). Le spectre de la Terreur et des violences révolutionnaires a hanté tout le XIXème siècle, créant un traumatisme dans les consciences et une légende noire autour de ces événements.

[67] Balle-Franche, pp. 320-321.

[68] En outre, le narrateur joue sur une forme de « poétisation » de la scène, grâce à la lumière du soleil couchant qui, jointe à ses paroles vibrantes, semble transfigurer l’expression du personnage.

[69] Louis-Ange Pitou (1767-1846), journaliste et chansonnier français, déporté en Guyane en 1797, évoque dans son Voyage à Cayenne (1807) le souvenir laissé là-bas par Billaud-Varenne. Le portrait qu’il dresse du révolutionnaire a sans doute contribué à bâtir la légende qui, dès les premières années du XIXème siècle, entoure le personnage. Condamnable pour les crimes qu’il a fait commettre au nom de la liberté, Billaud-Varenne n’en demeure pas moins, dans l’imaginaire romanesque, un exemple de bravoure et de pugnacité. Il incarne le flamboiement d’une génération d’hommes certains d’avoir agi pour le bien de l’humanité et conscients de la place qu’ils occuperont dans l’Histoire.

 

Mémoire de lettres modernes d'Emmanuel Dubosq.