CHAPITRE PREMIER
Les demi-frères.

 

 

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Dans un bois, à dix milles environ de Windsor, deux jeunes gens s'avancent silencieusement, le fusil en arrêt. En avant,quête une couple de beaux chiens couchants; en arrière, marche un garde revêtu d'une riche livrée et parfaitement équipé. La présence des épagneuls et du garde exclurait toute idée de braconnage, si l'apparence même des chasseurs permettait d'entretenir le moindre soupçon à ce sujet.

Ce bois n'est qu'une simple remise à faisans appartenant à leur père, le général Harding. Ancien officier de l'armée des Indes, le général, pendant vingt ans de service actif en Orient, a amassé les deux cent mille livres sterling[1] nécessaires à l'acquisition d'une propriété dans le plaisant comté de Bucks; c'est là qu'il s'est fixé dans l'espoir de se rétablir d'une maladie de foie gagnée dans les plaines brûlantes de l'Hindoustan.

Un château, en briques rouges, datant du règne d'Elisabeth, et dont on pouvait apercevoir, à travers les éclaircies de la futaie, se profiler sur l'azur les lignes élégantes, témoignait du goût raffiné du général, en même temps que cinq cents acres de parc admirablement boisé, des terres en plein rapport attenantes à l'habitation et une demi-douzaine de formes bien arrentées, prouvaient que le ci-devant [2] soldat ne s'était pas donné le mal de ramasser aux Indes une si grande quantité de lacs [3] de roupies pour les gaspiller inintelligemment en Angleterre.

Les deux chasseurs sont ses fils uniques, par le fait, les seuls membres de sa famille, à l'exception d'une sœur qui, âgée de seize ans et peu intéressante, d'ailleurs, ne figure que pour mémoire dans le récit.

En examinant les jeunes gens, à mesure qu'ils s'avancent dans la réserve à faisans, on voit que si leur taille est à peu près égale, ils se distinguent l'un de l'autre par lâge et la physionomie. Tous deux ont le teint bronzé, mais d'une nuance différente. L’aîné, répondant au nom de Nigel, a la peau presque olivâtre et des cheveux droits et noirs qui, au soleil, revêtent des reflets pourpres.

Henry, le cadet, possède une carnation plus fine et plus rosée; sa chevelure, d'un beau châtain doré, descend sur son cou en boucles ondoyantes.

Si différente est leur apparence extérieure, qu'un étranges pourrait difficilement s'imaginer qu'ils sont frères.

Ils ne le sont pas non plus dans la stricte acception du mot. Tous deux peuvent appeler le général Harding leur père, mais ils doivent le jour à deux femmes différentes, mortes aujourd'hui. La mère de Nigel repose dans un mausolée aux environs de l'antique cité d'Hyderabad; celle de Henry, dans une tombe de date plus récente, élevée dans l'enclave d'un cimetière de village, en Angleterre.

Le général Harding n'est pas le seul homme, civil ou militaire, qui ait deux fois introduit son cou dans le joug du mariage, bien que peu d'individus aient jamais épousé deux femmes si dissemblables. Physiquement, intellectuellement, moralement, l'Hindoue d'Hyderabad différait autant de la Saxonne qui lui avait succédé, que l'Inde diffère de l'Angleterre.

Cette différence de tempérament s'est propagée de mère en fils ; et il suffit de considérer Nigel et Henry pour s'apercevoir que le sang paternel n'a pas réussi à la détruire.

Un incident va justement en donner la preuve.

Quoique le bois qu'ils fouillent soit exclusivement une réserve à faisans, ce n'est pus l'oiseau à l'aile vigoureuse que poursuivent les jeunes chasseurs. Les chiens cherchent un plus petit gibier.

Nous sommes au milieu de l'hiver. Une semaine auparavant, les deux frères, coiffés de la cape et revêtus de la robe d'étudiant, parcouraient en péripatéticiens les cloîtres du collège d'Oriel, à Oxford. En vacance pour plusieurs joues, ils ne peuvent trouver de plus agréable occupation que de battre les bois du domaine paternel.

La gelée, qui a durci le sol, s'oppose à la grande chasse, mais la bécassine et le coq de bruyère, tous deux oiseaux de passage, se sont abattus dans le voisinage des eaux courantes.

C'est sur les bords d'un ruisseau qui, défiant la gelée, murmure à travers les arbres, que les jeunes gens se sont mis en quête. C'est le coq de bruyère qu'ils chassent : la race de leurs chiens, des épagneuls, l'indique suffisamment.

Ces chiens, un blanc et un noir, sont de race pure, mais différemment élevés. Le noir tombe en arrêt ferme comme un roc ; le blanc, plus évaporé, court comme un fou; deux fois déjà il a lancé l'oiseau sans l'arrêter.

Le chien blanc appartient à Nigel, le noir à son demi-frère.

Pour la troisième fois, l'épagneul donne une preuve de son défaut d'éducation, en faisant partir un coq avant que son maître puisse le tirer.

Le sang d'Hyderabad bouillonne, malgré l'hiver, dans les veines de Nigel.

— Ce gredin a besoin d'une leçon, s'écria-t-il, en déposant son fusil contre un arbre et en tirant son couteau. C'est ce que tu aurais dit faire depuis longtemps, Doggy Dick, si tu avais accompli seulement la moitié de ton devoir.

—Mon Dieu, maître Nigel, répondit le garde auquel s'adressait l'apostrophe, j'ai fouetté l'animal jusqu'à me démancher les bras. Mais rien n'y fait. Il n'a pas l'instinct de l'arrêt.

— Alors, je vais le lui donner ! s’écria le jeune Anglo-Indien, s'avançant, couteau en main, vers l'épagneul. Regarde !

— Arrête, Nigel, dit Henry en s'interposant. Tu ne veux certainement pas blesser le chien.

— Que t'importe ? Il est à moi et non pas à toi.

— Il m'importe que tu ne commettes pas un acte de cruauté. Ce n'est pas sa faute à ce pauvre animal. C'est peut-être, comme tu l'as dit, celle de Dick, qui l'aura mal dressé.

— Merci, maître Henry ! Bien obligé du compliment. C'est toujours ma faute, comme de juste. Pourtant j'ai fait de mon mieux. Bien obligé, maître Henry !

Doggy Dick qui, quoique jeune, n'est ni beau ni bien tourné, accompagna son observation d'un regard témoignant d'une âme encore plus laide que n'était disgracieuse sa physionomie.

— Taisez-vous, tous deux, vociféra Nigel. Je vais châtier mon chien comme il le mérite, et non pas comme tu sembles le désirer, maître Henry. Il me faut une baguette pour le fouetter.

Ce ne fut pas une baguette qu'il coupa à un arbre, mais un bâton de trois quarts de pouce de diamètre. Il en frappa brutalement l'épagneul, dont les hurlements plaintifs remplirent les bois.

Henry suppliait en vain son frère de s'arrêter ; Nigel frappait toujours.

— Allez toujours, s'écriait le cruel garde. C'est pour son bien.

— Quant à toi, Dick, je te recommanderai à mon père.

Une exclamation de colère de son demi-frère et un sourd grognement du sauvage à longues guêtres furent tout ce que produisit la menace de Henry. Nigel, furieux, n'en frappa que plus fort.

— C'est une honte, Nigel ! Tu as assez battu la pauvre bête. Finis !

— Pas avant de lui avoir laissé un souvenir de moi !

— Que vas-tu faire, dit anxieusement Henry; en voyant son frère jeter sa baguette et brandir son couteau ? Certainement, tu ne veux pas...

Lui fendre l'oreille?... C'est précisément mon intention.

Tu me fendras la main auparavant ! s'écria le jeune homme, en se jetant à genoux et couvrant de ses deux mains la tête da l'épagneul.

— Bas les mains, Henry ! Le chien m'appartient ; j'en puis faire ce que je veux, bas les mains !

—Non!

Alors, tant pis pour toi !

De la main gauche, Nigel saisit l'oreille de l'animal et frappa de l'autre à poing perdu.

Le sang jaillit à la face des doux frères et se répandit en flots écarlates sur la robe blanche de l'épagneul. Ce n'était pas le sang du chien de Nigel, mais celui de Henry, dont le petit doigt de la main gauche avait été ouvert de l'articulation à l'ongle.

Cela t'apprendra à te mêler de mes affaires, s'écria Nigel, sans témoigner le moindre regret de sa sauvagerie. Une autre fois, tu mettras tes mains dans tes poches.

La brutalité de l'observation fit enfin bouillonner le sang saxon du frère cadet, auquel la douleur de sa blessure avait laissé tout son sang-froid.

Lâche ! s'écria-t-il, jette ton couteau et avance. Bien que tu ais trois ans de plus que moi, je ne te crains pas et je vais te corriger à mon tour.

Nigel, fou de rage de se voir défier par un enfant qu'il avait pris l'habitude de corriger à sa guise, laissa tomber son couteau; et les deux frères entamèrent un duel à coups de poing aussi furieux que si le même sang ne coulait pas dans leurs veines.

Comme il a été dit, il n'existait entre les deux frères qu'une légère différence extérieure : Nigel était plus grand, Henry plus solidement charpenté. Dans cette sorte de lutte, les muscles du Saxon avaient une supériorité marquée sur ceux de l'Anglo-Indien ; au bout de dix minutes, ce dernier était si rudement étrillé que le garde se crut obligé d'intervenir. Il s'en serait bien gardé, si Henry avait eu le dessous.

Il ne pouvait plus être question de chasse. Enveloppant de son mouchoir sa main blessée, Henry appela son chien et reprit le chemin du château. Nigel, honteux de sa défaite, suivait de loin, Doggy Dick à ses côtés et l'épagneul taché de sang sur ses talons.

Le prompt retour des chasseurs surprit Ie général Harding. La rivière serait-elle prise ? Les coqs de bruyère auraient-ils cherché une autre remise ? Le mouchoir maculé frappa ses yeux ; la blessure de Henry, le visage tuméfié de Nigel demandaient une explication. Chacun des deux frères présenta la sienne. Naturellement, le garde appuya celle de l'aîné ; mais le vieux soldat sut bien discerner la vérité, et Nigel eut la plus large part dans les reproches qu'il adressa à ses enfants.

La journée fut mauvaise pour tous, sauf pour l'épagneul noir. Doggy Dick ne sortit pas sain et sauf de la bagarre. Le général lui ordonna de dépouiller sa livrée et de quitter immédiatement le château en l'invitant à ne plus se présenter sur ses terres sous peine d'être traité en braconnier.

 

 

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[1] Cinq millions de francs.

[2] Ce mot est en français dans l’original. (NdT)

[3] La roupie, monnaie indienne, vaut 2fr.37 ; un lac comprend cent mille roupies ; un crore, 100 lacs ou 10 millions de roupies. (NdT)