CHAPITRE IX

Échec et Mat.

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M. Woolet était assis dans son bureau, séparé de celui de son unique clerc par un mur d'une prodigieuse épaisseur dans lequel s'ouvrait une porte étroite.

De ce côté, aucune indiscrétion n'était à craindre. Mais une des parois latérales du cabinet, légèrement cloisonnée, cons­tituait une sorte d'armoire, dans laquelle, sur l'ordre de M. Woolet, s'introduisait ledit clerc, qui écoutait, silencieux et inaperçu, ce qui se passait entre son patron et tout client dont la conversation valait la peine d'être notée.

Est-il besoin, après cela, de dire que M. Woolet exerçait la profession d'attorney[1] ; et bien qu'établi dans une pai­sible petite ville du paisible comté de Burke, il menait les affaires avec autant d'âpreté et de mauvaise foi que ceux de ses collègues qui pratiquent dans les environs de Newgate ou de Clerkenwell [2].

La grande cité ne monopolise pas la culture de la plante nommée chicane, qui pousse de vigoureux rameaux dans les villes de province. Le village même n'en est pas exempt et de pauvre paysan ne se trouve que trop souvent enlacé dans ses branches gourmandes.

C'est sur ce fretin que s’était abattu M.Woolot et sa pêche avait été si  heureuse qu'il possédait actuellement une calèche, dans sa remise, et deux chevaux, dans son écurie.

Mais aucun gros poisson n'était encore tombé dans sa nasse. Jusqu'ici, son plus beau coup de filet avait été Mme Main­waring, devenue sa locataire, sa victime, par conséquent.

Aussi, sa calèche ne lui avait-elle encore servi à rien, ou presque rien; ce luxe, en désaccord avec sa position, ne lui donnait qu'un ridicule de plus.

Mais cela ne pouvait durer toujours. La classe élevée viendrait certainement bientôt mordre à une aussi attrayante amorce; le hasard ne manquerait pas de se mettre au service exclusif de M. Woolet et de le porter aux sommets qu'il ambitionnait d'atteindre.

Un certain jour, cet espoir parut avoir un commencement de réalisation. Une voiture beaucoup plus belle que celle de l'attorney, conduite par un cocher pesant près d'une tonne et flanqué d'un valet de pied poudré, traversa la ville qui avait l'honneur de compter M. Woolet parmi ses habitants et s'ar­rêta précisément à la porte de l'étude.

Jamais l'homme de loi ne s'était senti aussi heureux qu'au moment où son clerc, entrebaillant la porte et montrant son museau de fouine, annonça d'une voix contenue l'arrivée du général Harding.

Un instant après, le même individu introduisit le général.

Un signe maçonnique à l'adresse du clerc fit disparaître ce dernier qui se glissa aussitôt comme une couleuvre dans l'armoire dont la peu honorable destination a été indiquée.

- Le. général Harding, je pense, dit obséquieusement l'attorney en s'inclinant de façon à baiser le dernier bouton du pardessus du vétéran.

- Oui, répondit le général, c'est mon nom. Et le vôtre?

- Woolet, général, E. Woolet, pour vous servir.

- Eh ! bien, justement, j'ai besoin de vos services — si vous n'êtes pas autrement occupé.

- Il n'y a pas d'occupation qui puisse m'empêcher de vous écouter, général. Que puis-je faire pour vous obliger?

- Pour m'obliger, rien. Je réclame de vos services, uni­quement en votre qualité d'attorney. Vous l'êtes, je sup­pose?

- Mon nom est inscrit dans l'annuaire des cours de justice, général. Vous pouvez vous en assurer.

M. Woolet prit un petit volume et l'offrit au général.

- Je n'ai pas besoin de l'annuaire, répondit sèchement ce dernier. J'ai vu votre nom sur l'enseigne; cela me suffit. Ce que je cherche, c'est un attorney qui sache dresser un testament. Vous en êtes capable, n'est-ce pas?

- Il ne m'appartient pas de vanter mon habileté profes­sionnelle, général; mais Je pense pouvoir parfaitement rédi­ger un testament.

- Assez causé, alors — asseyez-vous et à l'œuvre.

Considérant que lui-même possédait une voiture, M. Woolet aurait pu se montrer froissé des brusques façons de son nouveau client. C'était la première fois qu'on l'avait traité ainsi dans sa propre étude; mais c'était aussi la première fois qu'il lui arrivait un client semblable; il sentit l'inopportunité de se montrer revêche et la nécessité de courber l'échine.

Donc, sans répondre une syllabe, il s'assit devant son bu­reau, attendant le bon plaisir du général, qui s'était installé sur une chaise, de l'autre côté de la table.

- Écrivez sous ma dictée, dit le vétéran d'un ton de commandement, la plus simple formule de politesse adressée à un pareil individu semblant devoir lui écorcher les lèvres.

Le loup cervier, de plus en plus obséquieux, inclinant la tête, prit une plume et une feuille de papier blanc.

«  Je donne et lègue à mon fils aimé; Nigel Harding, la totalité de mes biens meubles et immeubles, comprenant maisons d'habita­tion et terres, ainsi que mes obligations de la Compagnie des Indes, à d'exception de mille livres sterling à prendre sur ces dernières et qui seront délivrées à mon fils cadet, Henry Harding, comme le seul héritage auquel il ait droit. »

- Vous avez écrit? demanda le vétéran.

- Tout ce que vous avez dicté, oui, général.

- Avez-vous inscrit la date?

- Pas encore, général.

- Alors, mettez-la.

Woolet reprit sa plume et obéit.

- Avez-vous un témoin sous la main? Sinon, j'appellerai mon valet de pied.

- C'est inutile, général. Mon clerc en servira

- Ah ! il en faut donc deux?

- C'est la loi, général; mais je puis être le second.

- Parfaitement. Passez-moi la plume.

Le général s'inclina sur la table et s'apprêta à signer.

- Mais, général, dit l'attorney qui pensait que le testament était par trop concis, est-ce tout? Vous avez deux fils?

- Certainement. Ne l'ai-je pas dit dans mon testament? Après?

- Mais...

- Mais quoi?

- Vous ne voudriez pas          …

- Je veux signer mon testament — avec votre permission. Je puis m'en passer, au reste, et m'adresser à un de vos confrères.

M. Woolet entendait trop bien les affaires pour soulever désormais la moindre objection. II fallait avant tout plaire à son nouveau client et il s'empressa de placer le papier de­vant le général et de lui présenter la plume.

Le vétéran signa, l'attorney et son clerc firent de même, en qualité de témoins; le testament était authentique.

- Maintenant, faites-en une copie, dit le général. Vous garderez l'original jusqu'à ce qu'on vous le demande.

La copie faite, le général la plaça dans la poche de côté de son pardessus; puis, sans daigner recommander la dis­crétion à l'attorney, il regagna sa voiture et reprit le chemin du château.

- Il est étrange, se dit le basochien, resté seul dans son cabinet, que le général soit venu à moi au lieu d'aller trouver son avocat! Plus étrange encore qu'il déshérite son plus jeune fils! Sa fortune ne peut être inférieure à cent mille livres sterling; et tout va à ce demi-nègre, quand on pensait que l'autre en aurait au moins la moitié! Mais cela s'explique. Il est mécontent de son cadet; il me prend pour rédiger son testament au lieu de Lawson qui, il le sait bien, chercherait à le dissuader. Il s'y tiendra, sans aucun doute, à moins que le vaurien ne s'amende. Le général HardIng n'est pas homme à se laisser jouer, même par son propre fils. Mais que ce testament soit ou non exécuté, il est de mon devoir de le communiquer à une tierce personne qu'il intéresse, pour des raisons particulières. Elle me tiendra compte de ma démarche officielle dans tous les cas, elle ne me trahira pas. — M. Roby!

La porte s'ouvrit et la personne dégingandée du clerc se présenta, aussi rapidement que les figures fantastiques qu'un ressort fait jaillir d'une boite à surprises.

- Dites à mon cocher d'atteler unes chevaux — et vite !

L'esprit disparut et son évocateur avait à peine eu le temps de plier le testament et de résumer sa conversation avec le testateur que la voiture s'arrêtait à la porte de l'étude.

Quelques secondes après, Woolet s'introduisait dans sa « trappe, » comme il l'appelait en plaisantant, et roulait sur la route qu'avait prise dix minutes auparavant le plus luxueux équipage du vétéran.

Quoique suivant la même voie, les deux véhicules n'avaient pas la même destination. La calèche se rendait à Beech­wood-Park, la « trappe » à la modeste résidence de la veuve Mainwaring.

 

 

 

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[1] Dans les pays de langue anglaise, l'attorney remplit les fonctions de notre ancien procureur; ses attributions sont, par conséquent plus étendues que celles de l'avoué et participent à celles du notaire (Note du Traducteur.)

 

 

[2] Bas quartiers de Londres (N d T.)