CHAPITRE VIII

Père et Fils.

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Le général Harding avait l'habitude de passer de longues heures dans son cabinet ou, pour mieux dire, sa bibliothèque, les parois de cette pièce se trouvant occupées par des corps de bibliothèque. Les livres, pour la plupart, trai­taient de matières concernant l'Orient, surtout l'Inde an­glaise et les diverses expéditions militaires dont elle a été le théâtre. Il y avait, cependant, beaucoup d'ouvrages de science et d'histoire naturelle. Sur la table gisaient çà et là des numéros détachés du Magasin Oriental, des comptes-rendus de la Société Asiatique et de L'Anglais de Calcutta, ainsi que de gros documents, couverts de l'enveloppe bleue officielle et exclusivement relatifs aux affaires de l'hono­rable Compagnie des Indes.

Parcourir tantôt l'un, tantôt l'autre de ces volumes était l'occupation favorite du vétéran. Il y trouvait des souvenirs de sa vie écoulée; ils peuplaient sa solitude.

Tout nouveau livre sur l'Inde était certain de trouver sa place dans la bibliothèque du général. Ce dernier n'avait ja­mais été grand chasseur, mais il éprouvait un grand charme dans les récits de chasse de « Markham » et du « Vieux Shi­kari », excellents ouvrages qui, à côté de scènes émouvantes, présentent des descriptions du plus grand intérêt sur les splendeurs naturelles de ces régions de l'Orient.

Un matin, le général entra dans son cabinet ; mais ce n'était pas pour s'y livrer tranquillement à la lecture. Il ne s'assit même pas. Son pas vif et pressé, son front couvert de nuages, témoignaient de l'agitation de son esprit.

De temps à autre, il s'arrêtait subitement, frappait son front de sa main ouverte, murmurait quelques mots et re­prenait sa promenade.

Ces phrases entrecoupées dévoilaient suffisamment l'ob­jet de ses préoccupations. Les noms de ses fils, celui du cadet surtout, s'échappaient fréquemment de ses lèvres.

- La conduite désordonnée de Henry m'a presque rendu fou déjà : son affaire avec cette fille m'achèvera. D'après ce que j'ai entendu dire, elle le tient dans ses griffes. — C'est grave. — Mais il faut en finir, à quelque prix que ce soit.  — Elle n'est pas de l'étoffe dont on fait la femme d'un hon­nête homme. — Je m'inquiéterais moins s'il s'agissait de Nigel. Mais non, elle ne convient à aucun de mes fils. J'ai trop connu sa mère. Pauvre Mainwaring ! Quelle pitoyable existence elle lui a faite aux Indes ! Telle mère, telle fille !

« Par le ciel ! ce mariage ne se fera pas! Je comprends. — S'il est fou, elle est pleine de prévoyance, l'infernale créa­ture. — Comment sauver le pauvre garçon de la pire des infortunes, une méchante femme ?

Le général fit quelques pas on silence, la tête courbée sous le poids de ses pensées.

« J'ai trouvé ! s'écria-t-il enfin avec joie. Oui! Mais je n'ai pas un instant à perdre. Tandis que je réfléchis, il agit, lui, et s'englue probablement si bien qu'il me sera impossible de le dépêtrer.

Le générai sonna et un sommelier, d'une apparence aussi vénérable que celle du vétéran, se présenta aussitôt.

- Williams!

- Général?

- Mon fils Henry! Où est-i1?

- Aux écuries, général, il se fait seller la pouliche baie.

- La pouliche baie! Mais elle n'a jamais été montée en­core.

- Jamais, général, et je la crois très dangereuse. Mais, voilà! maître Henry aime le danger. J'ai voulu lui faire des observations. — Maître Nigel m'a dit de me mêler de mes affaires.

- Cours aux écuries. Dis-lui que je lui défends de monter cette bête et qu'il vienne me parler immédiatement. Dépêche, Williams!

« Toujours le même! dit le général, continuant son mo­nologue. Le péril l'attire — comme moi jadis. La pouliche baie ! — Ah ! si ce n'était que cela ! — Mais la demoiselle Mainwaring, c'est pis encore!

A ce moment, le coupable Henry, botté, éperonné, la cravache à la main, fit son apparition.

- Tu m'as fait appeler, père?

- Certes! Tu veux monter la pouliche baie!

- Oui. Y verrais-tu quelque objection?

- As-tu envie de te casser le cou?

- Ha! Ha! Ha! ce n'est pas à craindre. Tu ne sembles pas avoir grande idée de mon habileté d'écuyer, père.

- Et toi, tu as trop de confiance en toi-même — beaucoup trop. Tu veux spontanément monter une bête vicieuse, sans me consulter; tu commets d'autres actes plus imprudents encore. Ces façons d'agir ne me conviennent pas et tu me feras plaisir d'y renoncer.

- Quels sont ces actes, père?

- Tu dépenses follement ton argent. Plus follement encore, tu te précipites, tête baissée, dans le plus grave des dangers. Tu cours à ta perte.

- Je ne comprends pas, père. Fais-tu allusion à la pouliche?

- La pouliche! — Non, monsieur, vous feignez de ne pas me comprendre. Je veux parler d'une femme.

A ce dernier mot Henry pâlit. Il avait cru que son amour pour miss Mainwaring était un secret, au moins pour son père. Il ne pouvait s'agir d'aucune autre femme.

- Je comprends encore moins, répondit-il évasivement.

- Je vous demande pardon, vous me comprenez parfaitement, monsieur. Je serai plus explicite. Cependant. J'entends miss Belle Mainwaring.

Le jeune homme se tut; mais sa physionomie s'em­pourpra.

- Et maintenant, monsieur, à propos de cette femme, je n'ai que quatre mots à vous dire : Il faut y renoncer.

- Père !

- Pas de protestations amoureuses. Elles ne me tou­cheraient nullement et il ne me convient pas de les écouter. Je le répète. Renoncez à Belle Mainwaring — absolument et pour toujours !

- Mon père, répondit le jeune homme d'une voix affermie, vous me demandez l'impossible. Je reconnais qu'entre miss Mainwaring et moi il existe un sentiment plus vif qu'une simple amitié. Nous avons échangé des promesses. — Pour les briser, il faut un double consentement. Le faire sans la consulter, ce serait une injustice cruelle, à laquelle je ne saurais me prêter. Non, mon père, même quand je serais condamné à vous déplaire.

Le général garda un instant le silence. Il semblait réfléchir; mais il examinait furtivement son fils. Un observateur superficiel aurait pu lire dans les yeux du vétéran une sourde colère suscitée par la résistance de Henry, tandis qu'ils n'exprimaient que de l'admiration mélangée d'amour. Ce sentiment généreux il le renferma dans son cœur et reprit froidement :

- Allez, monsieur ! Vous êtes décidé à me désobéir. — Réfléchissez, cependant, à ce que vous coûtera votre entêtement. Vous connaissez, je suppose, la valeur du mot  substi­tution? 

Le général se tut, attendant une réponse.

- Du tout, mon père. Il s'agit de testament, je crois.

- C'est tout le contraire. Une substitution n'a aucun rapport avec un testament. Mes biens ne sont pas substitués; mais je suis libre de les donner à qui me plait, soit à votre frère, soit à vous-même. Épousez miss Mainwaring, et ils appartiendront à Nigel; quant à vous, je ne vous laisserai que juste de quoi quitter ce pays. — Mille livres sterling, pas un sou de plus. Vous m'avez entendu?

- Oui, mon père, et avec chagrin. Certes, je serais fâché de perdre l'héritage sur lequel j'avais toute raison de comp­ter, moins cependant que de perdre votre estime. Je renon­cerais, néanmoins, à l'un comme à l'autre, s'il faut, pour les conserver, manquer à ma parole. Que j'épouse ou non miss Mainwaring, cela dépend de miss Mainwaring elle-même. J'espère, mon père, que vous m'avez compris.

- Trop bien, monsieur, trop bien. Je me contente de vous répondre que moi aussi j'ai donné ma parole et que je la tiendrai. Maintenant, montez la pouliche, puisque vous le voulez, et priez Dieu qu'elle ne fasse pas de vous ce que vous faites du cœur de votre père — des morceaux. Sortez, monsieur!

Sans dire un mot, Henry quitta la bibliothèque, à pas lents et la tête baissée.

- Tout le portrait de sa mère ! dit le général en le suivant des yeux. Qui ne l'aimerait en dépit de son caractère rétif et de ses habitudes de dissipation ! Un si noble cœur ne peut devenir la proie d'une femme indigne! Je le sauverai malgré lui !

Il sonna de nouveau, mais plus violemment cette fois. Le sommelier arriva presque aussitôt.

- Williams!

- Général?

- Fais atteler, et promptement.

Quelques minutes après, la voiture s'arrêtait au pied du perron.

Le général s'y installa et l'attelage partit rapidement, tandis que Henry, qui avait enfourché la pouliche, luttait en­core, sur la pelouse, avec l'indocile animal qui refusait obs­tinément de prendre la direction du cottage.

 

 

Chapitre 9.

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