CHAPITRE XI

PERIPETIES

 

 

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Présentation de l'oeuvre.

Page consacrée à Gustave Aimard.

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Comme il importait de ménager les chevaux dont la marche devait se prolonger jusqu’à une heure avancée de la soirée, on régla leur course à une allure modérée.

Jim avait pris place sur le siège de devant à côté de l'oncle John qui tenait les rênes avec la calme habileté d'un vétéran du sport. Chose bi­zarre! l'Indien, malgré les cahots de la voiture, se tenait debout sans chanceler, et, de ses yeux noirs toujours en mouvement, fouillait au loin les environs.

Halleck avait pris place sur le second rang, avec Maggie ; depuis leur réunion il avait manifesté une préférence marquée pour la société de sa douce et sympathique cousine. Celle-ci parais­sait encore plus grave et plus pensive que de coutume ; les dangers que sa famille traversait, les horreurs de cette guerre sauvage, les regrets du passé, les craintes de l'avenir avaient imprimé à cette âme impressionnable une teinte ineffa­çable de tristesse mélancolique.

Du reste, tous les visages étaient mornes et préoccupés ; si, par intervalles, une joyeuse sail­lie de l'oncle John, un éclat de rire argentin de Maria rompaient le lourd silence, c'étaient comme des éclairs passant et s'éteignant aussitôt dans un ciel sombre.

Pendant que Maria et Will babillaient de leur côté, Halleck poursuivait la conversation avec Maggie.

‑ Quelle est maintenant votre opinion sur les Indiens du Minnesota en général? demanda la jeune fille en tournant vers l'artiste ses doux yeux noirs.

- Je pense à tout hasard, qu'il y a parmi eux un étrange ramassis de vauriens, de vagabonds, de bandits!...

‑ Enfin, croyez‑vous que la majorité soit bonne ou mauvaise?

‑ Je ne saurais trop... pour parler il faut connaître... répondit Adolphe avec un sourire em­barrassé.

‑ Vous êtes désillusionné, je le vois, et revenu un peu de vos poétiques théories sur cette race barbare. Voyons, soyez franc, dites votre pensée telle qu'elle est.

‑ Ma franchise est indubitable, chère Maggie; aussi je vous dirai que je ne désespère point d'y trouver quelque noble type.

‑ Votre admiration pour le caractère Indien a quelque chose de surprenant, reprit la Jeune fille avec une énergie qui la surprit elle-même; mais irait‑elle jusqu'à vous dévouer pour l'instruction de ces peuplades perdues dans la solitude ? Irait-­elle jusqu'à vous faire oublier le confort, les dé­lices de la civilisation, pour aller vivre au milieu d'elles, afin de les évangéliser?

‑ Mon opinion est que j'aurais d'abord moi­-même besoin de quelques sermons, répliqua l’artiste en riant.

-N'avez‑vous pas quelque autre pensée plus réellement sérieuse? reprit Maggie. Pardonnez-­moi d'amener la conversation sur un sujet pa­reil; je suis franche au point de ne pouvoir garder aucune secrète pensée. Nous sommes sur le bord d'un précipice, celui de la mort; nous pouvons y tomber à chaque instant; il est rai­sonnable d'être prêts... de songer à ce grand voyage de l'Éternité.

‑ Assurément, Maggie, vous seriez la digne femme d'un missionnaire, vous êtes déjà une sainte, je l'affirme.

La jeune fille allait répliquer, lorsqu'une ex­clamation de Jim attira l'attention de tout le monde.

Toujours debout, l'Indien paraissait regarder avec attention un objet qui avait attiré ses yeux.

‑ Eh bien! qu'est‑ce qu'il y a ? demanda l'oncle John.

‑ Une ferme là‑bas! répliqua le Sioux.

Effectivement, par dessus les cimes des arbres se montrait un grand toit allongé dont l'aspect fut d'agréable augure pour les voyageurs. La soirée s'avançait, la fatigue de la journée avait été accablante; c'était une perspective attrayante que de pouvoir se reposer une heure ou deux sous un toit hospitalier.

Ce settlement avait une apparence confortable ; les bâtiments, de construction moderne, entourés de vastes dépendances, étaient construits près d'un cours d'eau considérable.

Néanmoins, malgré cet extérieur satisfaisant, Will surprit dans le regard de Jim une expres­sion particulière empreinte d'une certaine inquié­tude. Il semblait trouver que tout n'y était pas pour le mieux.

Lorsqu'on fut arrivé à une centaine de pas, après avoir bien examiné les lieux, il demanda qu'on fit halte.

Comme chacun l'interrogeait des yeux, il ré­pondit

‑ Où sont les gens?

En effet, partout, en ce lieu, régnaient un si­lence, une immobilité, une absence de vie, qui n'avaient rien de naturel. La porte d'entrée était grande ouverte, semblable à une vaste plaie béante; personne n'entrait ni ne sortait; on n'en­tendait pas un souffle à l'intérieur, pas de mu­gissements de bestiaux, rien...

‑ C'est drôle, tout çà! fit l'oncle John après avoir promené en tous sens ses yeux inquisiteurs: les fermiers se seraient‑ils tous endormis après souper?...

‑ Les Indiens ont passé par là, dit le Sioux en secouant la tête ; voyons donc, ajouta-t-il en sautant à terre et en courant vers la maison.

Will et Halleck le suivirent de près ; un spec­tacle horrible les attendait à l'intérieur.

Au milieu de la première pièce gisait, sanglant et froid, le cadavre d'un homme d'un certain âge, le père de famille, sans doute. Plus loin était étendu celui d'une femme, littéralement haché de blessures affreuses. Entre ses bras crispés était serré un petit enfant raide et glacé; derrière, dans les cendres du foyer, apparaissaient des débris humains qu'on pouvait reconnaître comme étant ceux d'un enfant.

Les Indiens avaient laissé là l'empreinte san­glante de leur passage. Il avait dû y avoir une terrible lutte: tous les meubles étaient boule­versés, brisés, maculés de sang. Le père avait vendu chèrement sa vie et celles de sa famille ; dans ses mains raidies étaient serrées des poi­gnées de cheveux noirs et brillants, arrachés aux têtes de ses sauvages adversaires. Mais dans cette lutte épouvantable, le nombre des assaillants l'avait emporté, le settler avait été écrasé avec tous les siens.

‑ Comment se fait‑il qu'ils n'ont pas brûlé la maison? demanda l'artiste qui, le premier, avait repris son incroyable sang‑froid et dessi­nait à la hâte toutes ces scènes effrayantes.

- Trop pressés, n'ont pas eu le temps, avaient peur des soldats, répondit laconiquement le Sioux.

‑ Est‑ce qu'il y a des troupes dans la voisi­nage? demanda, avec empressement le jeune Brainerd.

‑ Je ne sais pas, peux pas dire, c'est pos­sible.

‑ En tout cas, voilà une triste affaire, reprit Halleck, et suivant moi, si ces vagabonds.….

Une fusillade soudaine l'interrompit brusque­ment. Jim bondit, rapide comme l'éclair; les deux jeunes gens le suivirent.

Ils aperçurent le chariot entouré d'un groupe d'Indiens. Les deux chevaux avaient été tués raides. L'oncle John luttait comme un lion. Ma­ria, Maggie, mistress Brainerd étaient aux mains des Sauvages qui les tiraient brutalement sur leurs chevaux.

L'Qncle John, debout sur l'avant du chariot, faisait tourbillonner avec une force irrésistible, une barre de chêne arrachée au siège de la voiture; plus d'une tête Indienne fut brisée par ce terrible moulinet. Mais un coup de tomahawk l'atteignit traîtreusement par derrière; il tomba en jetant un grand cri ; au même instant, son meurtrier eut le crâne troué par une balle que lançait l'infaillible carabine de Jim.

En voyant tomber le vieux Brainerd, les Indiens firent un mouvement pour se jeter sur lui et l'achever par terre; mais le coup de feu tiré par Jim leur donna à réfléchir, ils reculèrent de quelque pas et regardèrent de tous côtés afin de découvrir ces adversaires imprévus.

Les deux jeunes gens voulurent s'élancer au secours de leur famille ; le Sioux, sombre et les sourcils froncés, leur barra rudement le pas­sage.

‑ Ici ! restez! grands fous! Eux vous tuer, vous scalper, comme rien!

‑ Allons donc! répliqua Will ; resterons‑nous là, à voir massacrer nos amis?

‑ Restez ! mauvais sortir de la maison, feu par les fenêtres !

Joignant l'exemple aux paroles, l'Indien arma sa carabine, visa un Sauvage prêt à poignarder l’oncle John, et l'abattit. Les jeunes gens l’imitèrent, et mettant le fusil à l’épaule, épièrent le moment favorable pour faire feu.

Les Sauvages ne s'attendaient nullement à ce qu'il y eût des êtres vivants dans la ferme, ils laissèrent les femmes aux mains de ceux qui les avaient saisies, et s'avancèrent avec précau­tion contre les bâtiments.

Les trois Indiens, chargés des captives, prirent leur course dans la direction du nord-est.

Lorsque le groupe de ceux qui restaient fut à proximité, Jim et ses deux compagnons firent feu. Ces détonations reçues presque à bout portant eurent un résultat prodigieux, les assaillants firent halte, pleins d'hésitation.

Malheureusement la balle de Jim avait seule touché le but; l’agitation exaltée des jeunes gens leur avait fait manquer leur coup. Cependant les Sauvages, intimidés par cette chaude récep­tion, craignant sans doute de rencontrer un nombre considérable de combattants, se reti­rèrent à l’écart, et peu à peu se rabattirent dans la direction prise par le reste de leur bande.

‑ Chargeons vite! murmura Jim, ils vont vers le wagon tuer oncle John.

Effectivement, deux bandits rouges s'étaient détachés du gros de la troupe, et se rapprochaient du chariot. L’œil perçant de Jim les surveil­lait comme celui de l'aigle guettant sa proie.

Au moment où ils passèrent près du char, celui qui marchait le dernier lança violemment son tomahawk contre John toujours étendu sans mouvement. Par bonheur, le cheval du Sauvage broncha au même instant; la direction du coup fut dérangée, et le vieux settler ne fut pas atteint. Cette circonstance sauva la vie à l'Indien que Jim tenait au bout de son fusil, mais sur lequel il ne voulut pas gaspiller inutilement ses munitions.

Les trois Indiens partis les premiers avec leurs captives avaient ralenti leur marche pour at­tendre les autres ; lorsque ceux-ci les eurent re­joints, toute la bande s'élança ventre à terre dans la direction du nord-est; au bout de quelques secondes elle avait disparu dans les profondeurs des bois, et le plus profond silence régna dans cette solitude désolée.

S'il avait été possible à l'artiste de reproduire sur la toile le tableau qu'il offrait lui-même avec ses deux compagnons, il aurait certainement réalisé une œuvre capable, plus que toutes les ­autres, de le rendre illustre.

Le Sioux sombre, silencieux, le front pensif et menaçant, suivait du regard les ombres loin­taines et fugitives des Indiens ravisseurs.

Will, pâle, abattu, les yeux voilés, regardait aussi cette route par laquelle venait de disparaître ce qu'il chérissait le plus au monde.

Halleck, l'air égaré, les yeux errants au hasard, paraissait perdu dans les idées les plus com­plexes ; on aurait dit un homme cherchant sa route par une nuit obscure.

Tous trois avaient oublié le vieux John Brainerd ; ils revinrent au sentiment de la réalité en le voyant se relever et accourir vers eux.

‑ Vous n'êtes donc pas blessé, père ? s'écria Will en s'élançant au-devant de lui.

‑ Pas le moins du monde! étourdi seulement. Mais, O mon Dieu! que vont-elles devenir aux mains de ces bandits?

‑ Hélas! qui peut le dire? murmura le jeune homme avec un sanglot.

‑ Nos chevaux, où sont-ils ? Les miens sont tués. Ne pourrions-nous pas poursuivre cette canaille? Qu'en dites-vous, Jim ?

Le Sioux secoua tristement la tête

‑ Impossible de les atteindre, dit-il; nous ne  réussirons qu'à nous faire tuer ou à faire tuer les prisonnières.

‑ Miséricorde du ciel ! mais voyez donc ces scènes d'horreur qui nous entourent ! N'est-ce pas là un menaçant augure? Plus de ressources; mon Dieu! plus de ressources !.

Le visage bronzé du vieillard s'abaissa convulsi­vement dans ses mains, et des larmes brûlantes jaillirent au travers de ses doigts. Un silence douloureux régna pendant quelques instants au milieu de ce groupe désolé.

Le bras de Christian Jim s'étendit doucement vers lui et se reposa sur son épaule

‑ Mon frère n'est pas sans espoir! lui dit-il de cette voix douce et harmonieuse qui étonne quiconque n'a pas vécu parmi les In­diens.

John releva la tête et le regarda

‑ Que mon frère parle au Père qui est dans les Terres Heureuses; son oreille entend toujours la voix qui pleure; sa main est toujours ouverte pour soutenir celui qui est affligé.

‑ Vous avez raison, Jim, répondit le vieillard en raffermissant sa voix; vous me rappelez à mon devoir de chrétien… Il est vrai, le Seigneur est désormais notre unique appui, notre suprême espérance…

Tous tombèrent à  genoux, et prièrent ardemment au travers de leurs larmes.

 

 

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