CHAPITRE XII

AMIS ET ENNEMIS

 

 

 

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Page consacrée à Gustave Aimard.

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Les dernières paroles de prière montaient encore vers le ciel, lorsque le galop de plusieurs chevaux se fit entendre dans le lointain ; il approcha successivement, devint plus distinct; bientôt une voix brève et retentissante cria : « Halte! »

En s'avançant de quelques pas, les quatre fugi­tifs aperçurent un peloton de cavalerie et son officier, portant l'uniforme des Etats-unis.

‑ Holà, hé! par là ! dit l'officier; quelles nouvelles ?

En même temps, il mit pied à terre et s'appro­cha de la ferme.

C'était un homme de six pieds, gros à proportion de sa taille, coiffé d'une cape ronde de chasse, ayant pistolets à la ceinture, carabine en bandoulière, revolver suspendu à la boutonnière, sabre à la main. Son visage, allongé démesurément par une barbe pointue descendant sur sa poitrine comme un fer de lance, son visage, di­sons‑nous, était illuminé par deux yeux d'un bleu clair fulgurant; un nez prodigieux en bec d'éper­vier, des sourcils noirs, de longs cheveux roux, un teint bronzé, composaient à cet être extraordinaire le physique le plus étrange qu'on puisse rêver.

Quel type pour Halleck !... s'il eut eu le cœur à dessiner!

 

Le nouveau venu entama, la conversation avec une mémorable loquacité :

- Avez‑vous quelque notion d'un lot de Diables peints qui doivent rôder par ici? .Ah ! ah ! Ils ont laissé dans ce lieu l'empreinte de leurs satanées griffes ! Hello ! ouf ! ils ont fait du bel ouvrage! Ah! je vois que vous avez fait un prisonnier! Vous le savez, la consigne est de ne faire aucun quartier à cette vermine ; vous allez voir.

Will n'eut que le temps de relever le revolver auquel l'officier avait expéditivement recours. La balle siffla sur la tête de Jim qui n'avait pas dai­gné faire un mouvement.

‑ Eh bien! qu'y a‑t‑il donc, jeune cadet? deman­da l'autre avec un air surpris ; pas de sensiblerie, jeune homme! pas de sensiblerie! c'est mal por­té !... vous allez voir.

Il coucha de nouveau l'Indien en joue.

‑ Ne touchez pas à un seul cheveu de sa tête! s'écria le jeune homme; c'est notre meilleur ami!

‑ Tiens! tiens! tiens! Je ne dis pas le con­traire. Enchanté de faire sa connaissance!... Vous avez parlé à temps, jeune homme ; un quart de seconde plus tard, il n'aurait plus été temps de sauver sa peinture. Je m'y connais .... vous au­riez vu! Quel est ce gaillard-là?

‑ Christian Jim, un Indien Sioux qui nous a rend u les meilleurs et les plus fidèles services dans ces temps de trouble.

‑ Très bien. Je ne dis pas le contraire. Mais, jeune homme, vous n'avez pas répondu à ma première question. Avez‑vous quelque notion d'un lot de Peaux-rouges, en campagne par ici? Répondez‑moi, je vous le demande positive­ment.

‑ Je suis prêt à parler, mais lorsque vous m'en laisserez le temps, répliqua Will.

Aussitôt il s'empressa de lui raconter tous les événements déjà connus du lecteur.

L'officier écouta le récit avec un calme imper­turbable; rien ne semblait capable de l'étonner. En temps utile il se coupa une énorme chique et en offrit une pareille à Jim. Puis il s'occupa d'é­pousseter la poussière qui couvrait ses grandes bottes. Enfin il rechargea son revolver et pro­mena méthodiquement un cure-dent entre ses in­cisives et ses molaires qui rappelaient celles d'une bête fauve.

Lorsque le jeune Brainerd eut fini sa narration, l'officier reprit:

‑ Tout ça, c'est une rude affaire de sport... une rude affaire! A la dernière campagne j'ai eu un cheval tué sous moi; oui, Monsieur, tué comme un lapin par un grand drôle peint en vert. Celui-là, je l'ai embroché en tierce. Un autre cheval fourbu, et un autre, couronné des deux genoux. Ah! c'était trop fort; mais je vous le dis.….

Il y eut un instant de silence pendant lequel l'honorable gentleman lissa sa formidable moustache avec le bout de sa langue et la tortilla fort agréablement en croc avec le pouce et l'index; puis, il renouvela sa chique, et continua:

‑ Je suis, moi, un vétéran de la guérilla, voyez‑vous. Il n'y a pas un coin du Minnesota où je n'aie tué net ma demi-douzaine de Peaux-rouges. Le tout est de savoir s'y prendre ; je vous en avertis. D'abord...:

A ce moment il fut interrompu par l'oncle John qui lui dit :

- Sir, ne pensez‑vous pas qu'il y ait urgence de nous mettre en chasse? Ces bandits auront le temps de s'éloigner tellement qu'il deviendra im­possible de retrouver leur piste, si nous nous laissons gagner par la nuit.

‑ Mon ancien, répliqua le commandant, je partage votre avis et je l'exécuterai en temps utile. Mais.... mais!... il faut de la méthode ! en tout, Sir, il en faut! A ce sujet, souffrez que je vous dise; ...les Indiens sont des brutes, des bêtes fauves dont on ne fera jamais rien .... Savez‑vous pourquoi ?... Parce qu'ils n'ont pas de méthode; oui, Sir, parce qu'ils n'en ont pas. J'irai même plus loin, et je dirai qu'ils seraient de bons sol­dats, s'ils avaient de la méthode. Il me sera facile de vous démontrer cela par une simple histoire vous allez voir.

‑ Sir, reprit douloureusement le vieux Brai­nerd ; ma femme, ma fille, ma nièce souffrent peut‑être en ce moment mille morts... hâtons­-nous, je vous en supplie.

‑ Du calme, honorable Settler, du calme ! quel est‑votre nom?

- Brainerd, sir; ou, si vous aimez mieux, l'oncle John Brainerd.

-Très‑bien, sir; votre nom était arrivé jus­qu'à moi, comme celui d'un intrépide chasseur d'ours grizzly. Vous avez mon estime.

- Alors, nous pouvons faire nos préparatifs?...

L'officier lança obliquement un long jet noirâtre provenant de sa chique, regarda le soleil et dit:

‑ Oui, nous allons essayer une chasse en règle, destinée à rendre la liberté à vos dames. Honneur au beau sexe! Mes hommes ne sont pas des cons­crits, la chose ne traînera pas en longueur avec eux. Je désire avoir un renseignement préalable ­est‑ce que cet Apollon cuivré ne pourra pas nous être de quelque utilité?

Jim ne sourcilla point jusqu'à ce qu'on l'eût interpellé directement.

‑ Je ne sais pas, répondit‑il.

‑ Je ne sais pas!... ne sais pas!... répéta impa­tiemment le capitaine ; ils font tous la même ré­ponse, ces sournois-là ! Une fois, je faisais de la guérilla en Virginie; nous avions besoin d'un guide au milieu de ces régions diaboliques, j'avisai un Nez-Coupé que m'avaient recommandé les missionnaires; il commença par répondre à toutes .mes questions : « Je ne sais pas... je ne sais pas... » Tout comme celui‑ci ! Eh bien, sir, je n'ai jamais vu de renard plus futé que ce gar­çon là ; à lui seul il me dépista un demi‑cent de Peaux-rouges que nous tuâmes fort proprement dans l'espace de deux matinées. C'est ce qui ar­rivera aujourd'hui, n'est‑ce pas Jim? Il me plaît vraiment, je vous le dis. J'aime ces coquins si­lencieux. Maintenant, attention ! il faut filer vive­ment. Avez‑vous des chevaux?

‑ Il ne nous en reste que deux. répliqua Will; ceux du chariot ont été tués.

‑ Eh! qu'importe? deux de perdus, trois de retrouvés: regardez là-bas.

Parlant ainsi, l'officier leur montra, rôdant dans les environs, les chevaux des Indiens abattus par la carabine de Jim.

Ce dernier, avec l'aide de Will, se fut bientôt emparé de deux de ces animaux; la petite troupe se trouvait donc parfaitement montée ; on se mit en marche sans tarder.

Tout en cheminant au petit galop de chasse, l'infatigable commandant reprit la conversation.

‑ Vous allez voir, gentlemen; cette vermine sauvage peut être fort loin de nous; elle peut aussi être fort près. Les coquins ne se doutent pas de ma présence par ici; ils n'ont eu aucune raison pour se presser; au contraire, je penche­rais à croire qu'il leur sera venu en idée de se blottir dans quelque coin, pour se reposer d'a­bord, et vous tendre une embuscade ensuite ; car tout doit leur faire présumer que vous tenterez de les poursuivre. Ils savent les Settlers si stupides... pardon, je voulais dire ; si inexpérimen­tés en matière de stratégie!... Enfin, à tort ou à raison je pense ainsi ; que dit Master Jim?

‑ Je pense comme le capitaine ; répondit le Sioux qui connaissait l'officier de longue date, et qui trouvait fort satisfaisante l'attention qu'a­vait eue celui‑ci de lui offrir une superbe chique.

‑ Très bien, Peau-rouge mon ami. Dans quelques minutes nous allons voir un peu le dessous des cartes, comme disent les Settlers fran­co‑canadiens. Quand nous serons au sommet de cette colline, tout un panorama de prairies s'éta­lera sous nos veux.

On galopa pendant près d'un quart d'heure en silence; après quoi on arriva au sommet d'une éminence boisée qui dominait deux plaines fort étendues.

Dans le lointain, sur le bord d'une forêt épaisse, circulait un cours d'eau important ; à gauche, s'élevaient à perte de vue des coteaux boisés dont les élévations progressives aboutissaient à des montagnes bleues qui se confondaient avec l’ho­rizon; au pied du mamelon occupé par la petite caravane serpentait une espèce de clairière allon­gée et tortueuse, toute bordée d'arbres qui la re­couvraient en partie ; cette avenue naturelle se prolongeait jusqu'à un gros bouquet de sapins dont l'issue devait donner immédiatement sur la rivière.

‑ Mes enfants! dit le commandant, ralentis­sons un peu notre allure; vous savez l'axiome du parfait cavalier: En plaine au trot, et la montée au galop, à la descente au pas! D'ailleurs, il ne faut pas nous conduire comme des hannetons d'avril qui n'ont jamais rien vu ; notre affaire, maintenant, c'est de dépister ces rascals sans être dépistés par eux. Or donc, pour arriver à cet in­téressant résultat, nous devons nous remiser sous un abri convenable, pendant que Master Jim ira en éclaireur flairer ce que contient le gros bou­quet de pins, là-bas. C'est drôle, j'ai comme un avant-goût d'injuns.

Le capitaine appuya en riant sur cette façon d'articuler le mot Indien à la mode sauvage; en même temps il regarda Jim d'un air si facétieux, en imitant la pose d'un chef Corbeau bien connu, que Jim faillit sourire et partit aussitôt en rampant sous les broussailles.

Pour charmer les ennuis de l'attente, l'officier, après avoir rangé son petit escadron dans une aile de forêt qui finissait en pointe du côté de la clairière, renouvela copieusement sa chique; après quoi il passa en revue ses trois nouveaux amis.

‑ Le major Hachtincson, commandant le 3° escadron du 6° régiment de cavalerie légère, Minnesota's division, dit‑il en saluant tour‑à‑tour Brainerd père, Will et Halleck; excusez‑moi, gentleman, si je me présente moi‑même, le manque absolu de société convenable dans ce désert, m'y oblige.

‑ Will Brainerd mon fils, sir répondit John; Adolphus Halleck mon neveu, un Sketcher (des­sinateur) distingué qui a fait, en artiste, quelques campagnes de la guerre de cinq ans.

On s'entre salua avec tout le décorum conve­nable; les présentations étaient faites régulière­ment, on pouvait causer.

Le major s'adressa sur‑le‑champ à l'artiste.

‑ Sir Halleck, voua avez beaucoup pratiqué le champ de bataille? lui demanda‑t‑il d'un ton qui ne dissimulait point une légère iro­nie.

Adolphe rougit un peu, malgré son sang-froid habituel :

‑ Fort peu, major, le troisième coup de fusil tiré à la bataille de Bull‑run m'a écorné le bout d'une oreille; ma foi, comme je n'avais pas pré­cisément une vocation militaire transcendante, j'ai renoncé aux travaux de guerre...

‑ Et maintenant, mon cousin fait des études sauvages... ajouta malicieusement Will Brai­nerd : Voici une belle occasion mon cher Adolphe de vous renseigner sur les vrais indiens, poursuivit‑il avec un léger sourire ; le major doit s'y connaître, lui !

Halleck eut un moment d'embarras et d'hési­tation, sous les regards moqueurs qui se fixaient sur lui. Cependant il reprit bonne contenance et demanda à l'officier:

‑ Certainement, je serais fort aise d'être fixé sur le compte de cette race d'hommes étranges, peu connus, diversement appréciés, que les uns représentent comme nobles et chevaleresques, les autres...

‑ Peu connus!... diversement appréciés !... Chevaleresques!... interrompit l'officier avec un éclat de rire strident; écoutez, sir, un homme qui a vécu trente ans dans ce monde là, et que vous pouvez croire sur parole, je vous le garantis. Voici la photographie morale et physique du vrai Sauvage: tous les instincts réunis du chat, de la hyène, du tigre, du vautour, et générale­ment des carnassiers de bas étage; tous les vices agglomérés des populations civilisées, des hordes barbares, des bandits hors la loi; un amalgame de la bête fauve et du scélérat sans conscience. Voilà pour le côté moral... que j'adoucis passa­blement.. La force, la souplesse, l'agilité, la vigueur indomptable, supérieures à celles du singe, de la panthère, du cerf, de l'aigle et de tous les animaux les plus surprenants ; une fi­nesse de sens inouïe; une adresse phénoménale à, tous les exercices physiques; un corps de dia­mant, de bronze, d'acier, de caoutchouc; le diable au corps et mille fois plus. Voilà pour le côté physique. Total, des monstres infernaux à figure humaine et qui réalisent l'impossible, l'inimagi­nable, surtout au point de vue du crime et de la méchanceté.

‑ Le portrait ne me semble guère flatté, murmura Halleck avec un rire forcé.

‑ Peuh! J'en dis peut être encore plus de bien qu'ils n'en méritent. Et je vais vous étonner... Ces êtres‑là, si, par hasard, le bon esprit du Christianisme réussit à s'introduire en eux, ces êtres‑là deviennent des sujets d'élite, de nobles et dignes créatures valant beaucoup mieux que nous tous hommes civilisés.

‑ Mais alors ! interrompit Halleck d'un ton triomphant.

‑ Doucement, jeune homme! Distinguo... comme nous disions au collège. Le Sauvage christianisé...

Eh bien ?

‑ Ce n'est plus un Sauvage! puisqu'il n'est plus mauvais.

Halleck se mordit les lèvres, en se souvenant que Maggie lui avait fait exactement la même réponse.

L'officier reprit:

-Tandis que le sauvage... le vrai sauvage... le sauvage pur…

- Eh bien?

- C'est un méprisable et haïssable et redou­table monstre. Ergo ! ma démonstration est faite. Attention! continua l'officier en changeant de ton, voilà Jim qui nous fait un signe, là-bas.

La petite troupe se porta avec précaution vers le Sioux qui les attendait

‑ Eh bien! quelles nouvelles? demanda l'offi­cier à voix si basse qu'à peine l'Indien pût l'entendre.

‑ Rien, répondit celui-ci; je vais voir, atten­dez‑là.

Il poursuivit sa marche silencieuse et invisible au bout d'une demi‑heure on le vit surgir de broussailles à une assez grande distance, et faire des signaux pour que la cavalerie avançât avec les plus méticuleuses précautions.

Lorsqu'on l'eut rejoint :

‑ Une piste ! fit‑il d'une voix semblable à un souffle, en montrant quelques vestiges à peine visibles sur l'herbe.               - Attendez.

Cette fois, Jim repartit avec une prudence extraordinaire, et une ardeur contenue qui étin­celait dans ses yeux noirs ; il sentait sa proie !

Une heure s'écoula ainsi dans une anxieuse attente ; le major commença à perdre patience et à s'inquiéter.

‑ Ah çà! votre homme ne reparaît plus, dit il à l'oreille de Brainerd ; qu'est‑ce que cela veut dire? Nous trahirait‑il comme un vilain?

‑ Oh non ; il en est incapable, répliqua le Settler.

- Eh bien ! alors, on nous l'a pris ou tué dans quelque coin.

‑ Ah mon Dieu! il ne nous manquerait plus que ce nouveau malheur !

‑ Non , non ! fit le major en étendant doucement son doigt vers la prairie; voyez‑vous, dans ce creux, l'herbe qui remue contre la direction du vent….. et puis cette tête noire qui se soulève un peu pour nous regarder... cette main qui se montre avec précaution et nous fait un petit signe. Très bien ! il nous indique un autre bouquet d'arbres auquel il pourra arriver sans être vu de la rivière;... il nous recommande de marcher doucement, doucement, sans faire de bruit, de nous bien dissimuler le long des grandes broussailles. C'est compris! ajouta le major en répondant par un petit signe de tête; allons, enfants ! et de la prudence !

On se glissa, avec une adresse et des précautions incomparables jusqu'au point indiqué ; là on trouva Jim qui attendait avec un visage préoccupé.

‑ Pas de bruit, dit‑il, ils sont là ! S'ils nous entendent, ils tueront les femmes.

On se groupa dans un recoin de la forêt et on tint conseil. Le soleil était sur le point de quitter l’horizon ; il importait d'avoir une solution avant la nuit.

Le major se frottait les mains, au comble de la jubilation.

‑ Il faut que ça chauffe tout de suite! dit‑il; comme nous allons brûler tous ces gredins‑la ! Vous autres, Continua‑t‑il en s'adressant à ses hommes, ayez l’œil au guet, le doigt sur la dé­tente, et visez juste; chaque coup de feu doit abattre son Sauvage.

Brainerd, son fils et Halleck ne pouvaient par­ler, tant était terrible leur émotion. Ils apprê­tèrent convulsivement leurs armes.

‑ Marchons, dit Jim.

La moitié des cavaliers mit pied à terre ; tout le monde se mit à ramper dans le bois, suivant la direction indiquée par le Sioux.

L'arrivée des poursuivants fut tellement silen­cieuse, et les Indiens s'attendaient si peu à être poursuivis, qu'ils furent surpris à cinquante pas de distance, au moment où ils étaient occupés à harnacher leurs chevaux pour le départ. Ainsi, tout le désavantage était de leur côté.

‑ Feu! et chargez ensuite ! cria le major d'une voix tonnante.

Un tourbillon de fumée et de flammes remplit la clairière; des hurlements de mort répondirent aux détonations; quatre Indiens seulement res­tèrent debout ; tous les autres se tordaient sur l'herbe dans les convulsions de l'agonie.

Les trois femmes tremblantes accoururent éperdues vers leurs libérateurs. Maggie se trouvait la plus proche d'Halleck ; il s'élança vers elle.

Au même instant, un des Indiens survivants bondit sur la jeune fille, le couteau à la main, et la saisit par les cheveux.

‑ Veux‑tu la lâcher ! démon maudit ! hurla l'artiste en armant son revolver et en faisant feu.

La première balle imprima dans la poitrine du Sauvage un point noir, d'où jaillit aussitôt un mince filet de sang. Le bandit chancela en grin­çant des dents, mais sans abandonner sa victime sa main levée s'abaissa sur la tête courbée de la malheureuse enfant, la lame brillante du cou­teau disparut jusqu'au manche dans le cou frêle et délicat qui fut à moitié tranché. Ensuite, avec un cri insultant et sinistre, le monstre tomba à la renverse criblé de balles qu'Adolphe lui avait envoyées désespérément.

Le corps inanimé de la jeune fille s'affaissa sur le sol sanglant, comme la tige d'une fleur atteinte par la faux ; Halleck n'arriva même pas à temps pour la recevoir dans ses bras. Il s'agenouilla avec désespoir auprès d'elle, les yeux noyés de larmes brûlantes, et releva avec un soin pieux cette douce figure dont les traits pâles avaient conservé jusque dans la mort leur expression résignée et angélique.

Cette horrible scène s'était accomplie avec la rapidité de l'éclair, comme un coup de foudre, sans que personne eut pu faire un mouvement pour la prévenir. Mistress Brainerd et Maria étaient aussitôt accourues haletantes et désespé­rées, mais, tout était fini, l'ange avait quitté son enveloppe d'argile pour remonter au ciel.

Brisés de douleur, les malheureux parents de la jeune victime s'étaient jetés à genoux autour d'elle, essayant de lui prodiguer des soins ... hélas ! désormais inutiles. Chacun d'eux déposa sur son front blanc et pur un long et douloureux baiser. En se relevant, Mistress Brainerd aperçut Halleck, agonisant de désespoir, et dont les yeux restaient fixés sur la morte chérie ; la bonne mère comprit tout ce que renfermait cette angoisse comprimée; elle fit un signe au jeune homme, en lui disant

- Donnez‑lui aussi un dernier baiser.

Le pauvre Adolphe s'inclina sanglotant, éper­du, et posa ses lèvres sur la joue froide de celle qu'il aimait tant, dans le silence de son âme.

Puis il retomba à genoux et demeura immobile, priant, pleurant, suppliant le ciel de lui envoyer aussi la mort.

Pendant ce temps, les Indiens avaient été foudroyés par une dernière décharge et le major Hachtincson avait pris le soin personnel de s'as­surer, le sabre à la main, que chacun d'eux était bien mort et ne jouait pas au cadavre.

Cette clairière était sinistre avec ses herbes ensanglantées, noircies par la poudre, écrasées par les corps inanimés mais toujours farouches des Sauvages.

Dans un coin reculé, la famille Brainerd pleu­rait et priait autour de celle qui avait été Maggie.

Au milieu du champ de bataille, le major vainqueur essuyait lentement son épée. lorsque son regard se portait vers ce dernier groupe, ses sourcils se fronçaient, ses yeux clairs lançaient des flammes.

‑ Pauvre douce enfant! Grommelait-il ; ah! canailles! ah! gredins ! ah ! race infernale! on n'en tuera jamais assez!

Jim, immobile sur la lisière du bois, regardait tout cela d'un air impassible; on aurait dit une statue de bronze...

On se serait trompé en le croyant insensible, lorsque ses yeux rencontraient la pâle image de Maggie, une lueur humide tremblait dans ses prunelles... Jim pleurait, lui aussi !

 

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