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Autres auteurs français.

 

Arthur Rimbaud et le roman d'aventures.

 

Note: Le texte « Arthur Rimbaud et le récit d’aventures » est la version écrite d'une communication proposée lors du colloque Arthur Rimbaud et la géographie, organisé par Pierre Brunel, Université Paris IV, Ministère des Affaires étrangères, 22-23 octobre 2004.

 

Depuis l’ouvrage monumental qu’Etiemble a consacré au Mythe Rimbaud, l’évocation d’un Rimbaud aventurier tient du tabou, de l’espace interdit autour duquel bien des auteurs ont tourné sans jamais oser l’aborder. Que Rimbaud, en voyageant vers des contrées lointaines, ait sauté le pas et accompli ce que bien des contemporains, enfants, bourgeois, couches populaires, rêvaient d’accomplir, c’est un fait, que cela lui ait donné le titre d’aventurier, rien de moins sûr. Il n’empêche, le poète est depuis longtemps, et restera probablement longtemps encore, l’une des figures autour desquelles s’articule la mythologie de l’aventure. Et si l’évocation de Rimbaud l’aventurier apparaît comme un interdit pour les universitaires, il continue de hanter les écrivains et les romanciers de l’aventure et du voyage.

La première tentation est de rechercher une trace du récit d’aventures dans l’œuvre même de Rimbaud. On sait que Rimbaud, comme d’ailleurs tous les enfants de son époque, a été un lecteur de romans d’aventures. La liste des livres de prix qu’il a conservés en témoigne : on y trouve Les Robinsons français ou la Nouvelle Calédonie de Joseph Morlent, Le Robinson de la jeunesse de Céline Fallet ou encore L’habitation au désert de Mayne Reid. Ce ne sont pas là des œuvres phares du genre, et si l’on excepte le récit de Mayne Reid, qui, a force de réécritures et de versions abrégées, est devenu un classique mineur de la littérature de jeunesse, les deux autres titres ont irrémédiablement sombré dans l’oubli. Il y a loin de toute façon de ces robinsonnades à celle que propose le poème « Roman », « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans » : les "romans" qu’évoque le poète sont plus proches de romances, des « cavatines » et des rêveries galantes, et la robinsonnade paraît plutôt désigner un esprit qui s’évade. Surtout, entre les robinsonnades de Mame, édifiantes, familiales et asexuées, et ce cœur qui robinsonne et désigne l’éveil des sens, l’écart est total.

D’autres sources tentantes d'un imaginaire de l'aventure peuvent être cherchées, comme les romans de Gabriel Ferry que Rimbaud paraît avoir lus avec plaisir chez Izambard en 1870. Dans une lettre d’août de cette année, il écrit à son maître pour lui faire part de son ennui : « j’espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries, enfin ; j’espérais surtout des journaux, des livres… Rien ». L’ennui du poète est associé à l’absence de deux activités contradictoires, celle de l’errance en pleine nature et le plaisir de la lecture. La première série d’activités est marquée par une sorte de crescendo significatif : les « bains de soleil », passifs et statiques voient succéder les « promenades infinies » ; et le « repos » s’ouvre aux « voyages », aux « aventures », aux « bohémienneries », glissant du « voyage », trajet cadré et circonscrit, à « l’aventure », trajet circonscrit mais non cadré, et aux « bohémienneries » enfin, errance continue du nomade.

Costal l'Indien de Gabriel Ferry. L'une des lectures du jeune Rimbaud.

Face à la frustration du voyage, il y a la lecture. Une lecture peu satisfaisante, car Rimbaud a vite fait le tour de la bibliothèque d’Izambard, et il en ressort avec une impression mitigée, repoussant par exemple Sully Prudhomme et les gravures de Grandville. Il retient en revanche deux œuvres, « deux romans intéressants » : Costal l’Indien de Gabriel Ferry et La robe de Nessus d’Amédée Achard. Laissons de côté le second : s’il est aujourd’hui connu pour ses récits de cape et d’épée picaresques (Belle Rose), c’est d’un roman de mœurs que parle ici Rimbaud. Costal l’Indien est en revanche un roman d'aventures important, et son auteur mérite qu’on s’arrête sur lui. Il a été rédacteur régulier de La revue des deux mondes, et son œuvre a été saluée par un long article de George Sand. Certes, à l’époque à laquelle Rimbaud écrit, son prestige est sur le déclin : Gabriel Ferry est mort depuis près de vingt ans, et son œuvre est pillée par de peu habiles romanciers populaires, à commencer par le médiocre Gustave Aimard.

Reste que le choix de cet auteur est significatif pour désigner la frustration de l’auteur. Gabriel Ferry a en effet été un des grands mythographes de l’aventure, popularisant l’errance romantique et important en France l’imaginaire de l’aventurier conçu par Fenimore Cooper dans sa série des Leatherstockings. Dans Costal l’Indien, il associe l’aventure dans des régions sauvages à l’idée de la révolte, révolte contre le gouvernement répressif espagnol. On peut imaginer les échos que trouvait l’œuvre dans l’esprit du jeune homme, lui qui moquait le « patrouillotisme » des français en guerre contre le Prussien, et qui avait peut-être encore en tête l’expérience malheureuse de Maximilien, et donc de Napoléon III, au Mexique.

Il est tentant de rapprocher les « bohémienneries » et le désir d’aventures du personnage du « Coureur des bois », popularisé en France par Gabriel Ferry. mais si le lien est possible, et s’il est partiellement actualisé dans « la vie d’aventures qui existe dans les livres d’enfants » qu’évoque la « Vierge folle » de « Délires » (Une Saison en enfer), il ne s’agit que d’une source parmi d’autres, volontairement traitées de façon générique par Rimbaud dans ses œuvres. C’est plutôt dans « Les poètes de sept ans » qu’on croit trouver des réminiscences de Gabriel Ferry, dans ces vers « A sept ans, il faisait des romans, sur la vie / Du grand désert, où luit la Liberté ravie, / Forêts, soleils, rios, savanes ! – Il s’aidait / Des journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rire et des Italiennes ». La lecture des feuilletons glisse vers la rêverie érotique, le roman d’aventures se fait roman du désir. Dans ce cas encore cependant, le lien est trop distendu pour qu’on puisse évoquer Ferry avec certitude plutôt qu’un autre : pourquoi pas Mayne Reid ici encore ? Et ces hésitations sur le référent des vers nous disent que l’intertexte des récits d’aventures est à prendre dans son sens le plus large. Ce qui importe, ce n’est pas les romans lus, mais les romans créés.

Cet écart fondamental par rapport aux référents que seraient les lectures passées de romans d'aventures va se retrouver, plus radical encore, dans les évocations que propose « Le Bateau ivre ». Ce poème nous livre une série de visions qu’il peut être tentant de rapporter à d’autres récits maritimes – vaisseaux fantômes de Marryat, Maelström d’Edgar Poe, « Peaux-Rouges fuyards » de Mayne Reid ou de Chateaubriand, anecdotes de voyages extraordinaires qui fleurissaient dans les périodiques de l’époque… Mais l’accumulation des images révèle précisément le travail d’appropriation que cette synthèse permet : le navire et ses visions ne se rapportent plus à aucun voyage préexistant, fictif ou non, puisqu’il les dépasse tous en concentrant tous les paysages (« neiges éblouies » et « incroyables Florides »), en offrant tous les monstres fabuleux (« panthères à peaux d’hommes » et « Béhémoths »), comme aussi tous les événements sublimes des récits maritimes (« Maëlstroms épais », « houle à l’assaut des récifs », « cieux crevant en éclairs »). Le pluriel renforce ce dépassement de l’ancrage dans un voyage particulier : certes, on peut retrouver les sources des évocations dans les récits géographiques et les romans maritimes, mais leur accumulation témoigne de ce qu’elles servent de support à la vision poétique, et la combinaison des éléments romanesque et géographique entraîne une sorte de parasitisme généralisé qui nous écarte, par l’accumulation même, de toute représentation particulière, dans une démesure qui n’est pas sans rappeler les mécanismes du sublime, jusqu’à l’engloutissement final, consécration de la vision (« Oh que ma quille éclate »), qui en est aussi naturellement la négation (« Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache ») : l’éclatement par le haut correspondant à l’épuisement par le bas.

Peut-être est-il possible de rapprocher cette reprise toute personnelle des visions romanesques dans une autre évocation, bien ironique cette fois, d’un romanesque naïf, celui que propose la « Vierge folle » : « Nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues » : se mêlent ici le premier appel au départ de « Mauvais sang » (« nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ») et les aventures romanesques naïves de Ferry et de Mayne Reid : « Oh ! la vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j’ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne peut pas ». Rêverie niée immédiatement, parce qu’elle est par nature illusoire, parce qu’elle rappelle aussi l’épuisement que portait en lui-même « Le bateau ivre » : « Un enfant accroupi plein de tristesse lâche / Un bateau frêle comme un papillon de nuit ». L’aventure est liée à une rêverie sur l’innocence, mais elle est ici aussitôt niée, sans doute parce qu’elle figure, dans « Délires » un moment passé de l’écriture, celui des « contes de fées, petits livres de l’enfance » dont parle « Alchimie du verbe », mais aussi, peut-être, celui d’une forme illusoire de l’errance, celle précisément des « bohémienneries », de « Ma Bohème » et peut-être encore de « Larme ».

La relation à l’aventure évolue dans l’œuvre de Rimbaud, mais elle reste toujours équivoque, puisque l’aventure des romans d'aventures paraît désigner une sorte de rêverie régressive, tentante, mais illusoire. Plus généralement, comme les autres rêveries sur le départ et l’envol, toujours menacées par la chute. Contrairement à ce que veut la logique de l’aventure, liée à ce que Northrop Frye appelle le « mythe du printemps », le cycle rimbaldien n’est donc pas celui de l’ascension solaire, ou s’il y a ascension, elle est niée, souvent violemment, dans les derniers mots du poème – ou plutôt sa négation paraît mettre un terme au poème.

Les biographes ont été tentés de prolonger ce processus euphorique/dysphorique de création dans la description de l’existence de Rimbaud après son abandon de la poésie : l’envol commercial de l’entrepreneur aventureux se conclut en déconfiture, et le départ vers les terres lointaines s’achève par un retour, diminué, vers le foyer maternel. Tout se passe comme s’il fallait modeler l’existence du poète sur son œuvre, afin de trouver une continuité dans le processus de création, et de dépasser ainsi l’incompréhensible cassure qui marque la vie de Rimbaud.

La postérité de l’image de Rimbaud dans la littérature d’aventures est liée à cette volonté de dépasser la rupture entre les deux vies de Rimbaud. Car si le discours sur le poète-aventurier se concentre sur les dernières années de l'homme, il est en réalité nourri en profondeur de l’œuvre du poète et des significations qu’on lui a associées. C’est ce que révèle déjà en avril 1906 la réflexion de Victor Segalen sur « Le double Rimbaud », dans laquelle l’écrivain de l’exotisme définit l’œuvre du poète et son abandon de la poésie à partir d’une insatisfaction qu’il lie aux théories de Jules de Gaultier sur le Bovarysme. Pour Segalen, l’échec de Rimbaud viendrait d’un contresens sur son existence ; mais dans des écrits postérieurs, Segalen tend à penser que ce contresens, l’abandon de la poésie pour l’exploration, est en quelque sorte le triomphe du poète : dans son Hommage à Saint-Pol Roux de 1909, il souligne que « Rimbaud, si contradictoire, n’avait été qu’un seul homme, un poète : le meneur de rythmes avait cherché le luxe et la beauté dans l’action ». L’insatisfaction de Rimbaud l’aurait conduit à tourner son âme de poète du côté de l’action.

La "maison de Rimbaud" à Harar, construite après la mort du poète, mais présentée comme son lieu de résidence. L'un des symptômes anecdotiques de la vitalité du mythe de Rimbaud.

On retrouve là certains des motifs du Mythe de Rimbaud dont Etiemble a rendu compte de façon définitive : il s’agit bien sûr de la figure de Rimbaud l’aventurier, mais aussi, de façon indirecte, de celle de Rimbaud l’homme d’action. Etiemble a en effet mis en évidence deux constructions très différentes de la figure de Rimbaud : l’homme d’action d’une part, c’est-à-dire l’entrepreneur, l’esprit audacieux et industrieux, et l’aventurier d’autre part, c’est-à-dire non seulement celui qui part à l’aventure, qui abandonne la civilisation pour se lancer dans l’inconnu, mais aussi celui qui, comme l’aventurier du XVIIIe siècle, fait fi des lois et de la morale – c’est Rimbaud le marchand d’armes, et Rimbaud l’esclavagiste. Le mythe bourgeois et le mythe contre-bourgeois ne sont pas inconciliables a priori. La littérature d’aventures a pendant trente ans joué sur ces valeurs contradictoires : chez Jack London, chez Cutcliffe Hyne, chez Blaise Cendrars même, les figures de l’aventurier et de l’entrepreneur se mêlent et contribuent à une vision ambiguë du héros. Auparavant, le roman d'aventures traditionnel tentait de gommer la charge perturbatrice de l’aventurier professionnel en lui substituant les personnages de l’ingénieur et du colon, ceux-là même qui sont restés un temps attachés à Rimbaud l’homme d’action, avant de refluer au profit de l'imaginaire de l’aventurier.

Or, le roman d’aventures n’a ressaisi la figure de Rimbaud qu’assez tard. On ne s’étonnera pas que les œuvres populaires de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe siècle n’aient guère été attirées par le personnage. Les récits de cette époque sont marqués par un discours moralisateur et patriotique ; ils ne peuvent valoriser des personnages qui seraient de véritables aventuriers (les héros sont contraints à l’aventure), ni mêmes des poètes (toujours soupçonnés d’être des marginaux). Cette opposition de valeurs avait été évoquée indirectement par Roland Barthes dans son essai « Nautilus et Bateau ivre ». En présentant, de façon sans doute excessive, Jules Verne comme un auteur bourgeois, un « Assis » pour le dire autrement, contemplant le monde à travers le hublot du Nautilus, confortablement installé dans l’espace circonscrit et rassurant du sous-marin, Barthes souligne combien le roman d'aventures approche ce qui lui est étranger avec un regard prudent et distant, sans jamais franchir la distance qui sépare l’Occidental de l’inconnu.

Certes, le « Bateau ivre » de Rimbaud a pu faire penser aux navires de la littérature ; mais si les images qu’il évoque se nourrissent des récits maritimes et des récits exotiques, elles les transmuent en expression de la création poétique. Elles les nient aussi violemment dans les derniers vers, inversant brutalement les visions démesurées qui ont précédé, en achevant le voyage dans la flache ; elles insistent par là même sur le caractère incomparable de cet envol poétique avec les enthousiasmes de pacotille pour l'expédition maritime, en repoussant tour à tour les voyages exotiques et coloniaux des « porteurs de coton », les entreprises patriotiques et « l’orgueil des drapeaux et des flammes », enfin les navires-prison, auxquels font peut-être songer les « yeux horribles des pontons ».

Les références que fait Rimbaud à l’exotisme participent en réalité d’un processus inverse de celui du roman d'aventures. Ainsi en est-il de l’appel au départ de « Mauvais sang ». Le poète ne cherche pas à nous conduire vers un ailleurs dont il nous livrerait, conquérant, les clefs. Le départ pour l’horizon lointain est un processus d’aliénation : il s’agit de se faire autre. « L’air marin me brûlera les poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire ces liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour du feu » : voici une rêverie primitive et régressive qui cherche à la fois à reconquérir le sang et à le nier : « Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte » : ce sont les traits du Gaulois qui sont évacués ici.

Rimbaud "roi nègre" tel que l'imagine son ami Delahaye.

Même s’il ne s’agit que d’un masque, Rimbaud se présente désormais comme l’autre irréductible à travers une série d’incarnations, jusqu’à l’évocation d’une figure de l’altérité radicale, le « nègre » : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre ». Il revendique une généalogie maudite, celle de Cham, du monstrueux, de l’anthropophage. Par ce geste, il fait de notre univers un monde de « faux nègres », eux-mêmes anthropophages et monstrueux. A cette première inversion répond une seconde. En effet, Rimbaud renverse le processus traditionnel du récit de voyage en s’ancrant du côté d’une altérité colonisée par nous : « Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant ». La colonisation est une colonisation du corps et de l’esprit, une soumission violente assimilée à la mort : « Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler ». Par son inversion radicale du processus de la conquête coloniale et des valeurs qui lui sont associées – la force, la religion, la civilisation, le travail…. – l’opposition de Rimbaud est démultipliée : non seulement il se fait autre, non seulement il opte pour une altérité radicale et monstrueuse, mais il inverse les dynamiques qui président à la représentation du monde.

Inutile de dire combien cette posture est inconciliable avec les visions du monde offertes par le roman d'aventures : non seulement celle des récits de conquêtes, mais aussi celles qui affichent une tentation de l’autre, un désir de l’ailleurs : pour Rimbaud, l’autre, l’ailleurs sont ici rapportés au même. Le roman d’aventures de facture classique, celui de la littérature populaire et de la littérature de jeunesse, ne pouvait guère trouver en Rimbaud un frère d’imagination – ni dans son œuvre, ni dans son existence tumultueuse. L’auteur est significativement absent des récits d’aventures jusqu’aux années 1910 : on lui préfère, plus classiquement, les références à Chateaubriand ou à Lord Byron. C’est plus tard que le mythe de Rimbaud l’aventurier va nourrir le roman d'aventures. La rupture qui va permettre au roman d'aventures de rejoindre Rimbaud, est paradoxalement à rechercher de l’autre côté de la Manche, chez Joseph Conrad. Conrad connaissait mal l’œuvre du poète : dans une lettre à R. B. Cunninghame Graham du 27 août 1898, il remarque d’ailleurs : « Je suis totalement incapable de comprendre Rimbaud. Vous surestimez mon intelligence. Je ne suis bon qu’à lire Cyrano et autres coglionerie de ce genre » (« Can’t understand Rimbaud at all. You overrate my intelligence. Je ne suis bon qu’à lire Cyrano and such like coglionerie »), même s’il indiquait à Blackwood dans une lettre de 1899 qu’il connaissait ses vers. Conrad a séjourné à Marseille en juin 1875, en même temps que Rimbaud, et son trajet, de l’aventure à l’écriture inverse en un sens celui du poète : quand Rimbaud à Marseille vient de renoncer à l’écriture, Conrad, lui, encore marin, ne sait pas qu’il abandonnera bientôt ce métier pour l’écriture. Les biographes de Conrad ne manquent pas de signaler ces liens accidentels, établissant significativement une sorte de filiation du poète aventurier à l’écrivain de l’aventure.

Mais l’importance de Conrad dans la réception de Rimbaud tient à l’infléchissement qu’il apporte dans la définition du roman d'aventures. Désormais, le genre s’émancipe du carcan moral et idéologique qui l’avait marqué. Conrad témoigne d’un glissement qui se produit dans la relation aux régions dépaysantes et à l’aventurier. Les premières échappent désormais à la fable conquérante, et le second se définit comme une figure contre-bourgeoise. Surtout, en extrayant le roman d'aventures à la fois des modèles offerts par la littérature enfantine et de ceux du roman populaire, Conrad ouvre ce type de récits à l’expérimentation littéraire.

L’influence de Conrad va être considérable en France, et toute une génération d’écrivains et de critiques va s’inspirer de son œuvre, mais aussi de celle de Stevenson, pour théoriser le roman d'aventures littéraire : Jacques Rivière (en 1913) et Albert Thibaudet (en 1919), et plus généralement l’ensemble de la Nouvelle Revue Française, vont participer à cette vague du roman d'aventures. Thibaudet et Jacques Rivière vont également se pencher sur Rimbaud. Etiemble a montré que Thibaudet et Rivière ont participé directement du mythe de Rimbaud l’aventurier et le voyageur, en soulignant l’importance du mouvement dans l’œuvre de Rimbaud.

Jacques Rivière

Malgré l’écart des formes (roman et poésie), malgré l’écart du temps, s’il faut trouver un lien entre les écrits de Jacques Rivière consacrés à Rimbaud et son essai sur le roman d'aventures, ce n’est pas tant du côté de la biographie, que Jacques Rivière néglige à dessein pour se concentrer sur l’œuvre. L’insatisfaction de Rimbaud et sa recherche d’une pureté que Rivière place au cœur de la dynamique poétique donnent à l’œuvre une impulsion qui n’est pas si éloignée de ce que Rivière écrit dans son essai sur le roman d'aventures. Qu'on songe à la description que Rivière fait d’Une saison en enfer comme un effort pour circonscrire la vision qui s’offre à lui, progressivement, au fil du travail de l’œuvre : « Car de nouveau la vision vient se placer devant lui, dans l’avenir ». Cette genèse de l’œuvre à laquelle on assiste, n’est en définitive pas si éloignée de cette vision de l’aventure comme « ce qui advient, c’est-à-dire ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. Un roman d’aventure, c’est le récit d’événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. A aucun moment on n’y voit le présent sortir du passé ; à aucun moment le progrès de l’œuvre n’est une déduction ». Dans les deux cas, on assiste à un même tâtonnement de l’œuvre qui nous livre sa propre genèse. C’est ainsi que Jacques Rivière reprend la « lettre du voyant » de Rimbaud : « il assiste à ce qu’il exprime ; il le voit naître devant lui, mais pas plus que nous il ne reconnaît d’où cela vient, ni ce que c’est […] Il est au bord de ce qu’il lui faut exprimer, non pas au centre : il le touche, il le tente, il le provoque ». Lisons à présent ce que Jacques Rivière écrit de l’émotion que produit le roman d'aventures, en l’opposant à la poésie (et en particulier à la poésie mallarméenne) : « l’émotion qu’il nous faut demander au roman d'aventure, c’est, au contraire de l’émotion poétique, celle d’attendre quelque chose, de ne pas tout savoir encore, c’est celle d’être amené aussi près que possible sur le bord de ce qui n’existe pas encore » : « aussi près que possible sur ce bord », « il est au bord » : on est obligé de souligner des mécanismes communs entre poésie en actes et écriture en actes, l'un comme l’autre définis comme un tâtonnement, l'attente d'un avènement. Certes, la distance est considérable entre les deux écrits de Rivière, et il ne s’agit nullement de les superposer : le projet même diffère considérablement : dans un cas il s’agit d’inventer une littérature moderne pour échapper à la crise du roman, dans l’autre, on analyse une œuvre qui pose problème, et l’on met en évidence le fait que ce problème est révélateur de la dynamique même d’une poésie profondément interrogative. En un sens même, les deux analyses sont inconciliables, puisque Jacques Rivière choisit d’opposer l’émotion du roman d'aventures à l’émotion poétique. Significativement, Jacques Rivière n’évoque pas la notion d’aventure à propos de Rimbaud, alors que la proximité des deux essais aurait pu l’inviter à le faire. Mais, l’émotion poétique que crée l’œuvre de Rimbaud, surtout le processus de création, ont partie liée avec cette interrogation d’un avenir incertain qu’on ne peut qu’effleurer, qui caractérise le roman d'aventures. mais en étendant la portée du roman d'aventures à une interrogation esthétique sur le sens, Rivière nous permet peut-être de comprendre pourquoi le roman d’aventures littéraire à la française, a pu faire, à partir des années 20, de Rimbaud une figure tutélaire de son imaginaire.

Chez les écrivains, toute une génération d’auteurs va développer une véritable mystique de l’aventure – Henry de Monfreid, Malraux, Kessel, Cendrars… – et va établir une série de liens entre l’aventure et l’écriture, pensant une écriture en actes, un engagement similaire par le texte et l’aventure, un même refus de la bourgeoisie, etc. Dans cette perspective, la littérature d’aventures se doit de ne pas se confondre avec le tout venant du roman d'aventures bon marché. Cet écart va se faire par une volonté constante dans les œuvres de défaire les images de l’héroïsme romanesque et de l’exotisme en les déconstruisant. Les régions lointaines ne sont plus des simples réserves de dangers, de clichés romanesques et exotiques, elles ne sont plus des promesses de trésors ; elles existent, massives, et leur exploration apparaît aussi comme une quête du sens. L’aventurier n’est plus ce héros moral et lisse qui triomphe de toutes les épreuves, il est une figure qui souffre, confrontée à la mort et au chaos. Il peut faillir, mal agir, perdre les siens ; et bien souvent, son déclin se traduit par l’inversion de l’aventure en tragédie.

Or, dans cette volonté de se démarquer du roman d'aventures populaire et enfantin, la figure de Rimbaud va souvent servir de renfort, permettant de définir une exigence tout à la fois de l’écriture et de l’aventure. C’est en effet souvent sur le mode de la comparaison qu’est évoquée la figure de l’aventurier : Rimbaud n’est pas protagoniste des récits dans les années 20 et 30, d’autant que ceux-ci optent pour une histoire contemporaine. L’importance littéraire du personnage le rend en quelque sorte inexploitable dans une œuvre ; en revanche, il plane derrière toutes les figures nouvelles de l’aventurier. Dans La gloire de l'aventure, Sylvain Venayre a relevé quelques unes des comparaisons avec Rimbaud que l’on a proposées pour évoquer les grands aventuriers de l’entre-deux guerres : Lawrence, Monfreid, Isabelle Eberhardt (qu’on a même présentée comme la fille naturelle de Rimbaud !), tous sont tour à tour rapportés au modèle rimbaldien. Comme si tout écrivain-voyageur devait être jugé à l’aune du poète. Il ne s’agit pas dans ces rapprochements de tenter de percer le fameux « mystère de Rimbaud » cette contradiction supposée dans l’existence du poète ; il ne s’agit pas de se centrer sur l’existence, dans cette idée que l’œuvre s’éclairera à force d’interrogations sur ce qui n’est pas elle. Il s’agit tout au contraire de se nourrir des discours préexistants, de faire usage du mythe, comme mythe fondateur. Rimbaud devient le point de départ d’une généalogie fabuleuse, le point de référence d’une série d’auteurs. Dès lors, ce n’est pas en tant que figure réelle, mais en tant que fondement mythique, que Rimbaud nous éclaire.

Cette convocation obsessionnelle de la figure de Rimbaud tient, paradoxalement à la volonté d’offrir un fondement littéraire à même de refouler les figures traditionnelles de l’auteur de romans d'aventures. Les Anglais ont Robert Louis Stevenson et ses voyages en Amérique et en Polynésie, ou Joseph Conrad et son cabotage comme second et comme capitaine de par le monde, pour servir de référents illustres, qui serviront de modèle à leurs récits d’aventures. Les Français n’ont guère de figures prestigieuse pour soutenir leur discours de l’aventure : quand Mac Orlan doit citer une liste d’auteurs ayant été à la fois « aventuriers actifs » et « passifs », il renvoie à une litanie d’écrivains anglo-saxons, pour bien peu d’auteurs français : « Jack London, Joseph Conrad, R.-L. Stevenson, Bernard Combette [auteur des Hommes], Auzias-Turenne, etc. » : reconnaissons qu’Auzias-Turenne, l’auteur du Voyage au pays des mines d'or: le Klondike n’est pas à la hauteur des écrivains anglais, et que la même chose pourrait être dite du baron Wogan, de Gustave Aimard… ou de Gabriel Ferry. Il fallait aux écrivains un modèle auquel se référer. Rimbaud sera ce modèle.

La paternité réclamée de Rimbaud paraît devoir conjurer les tentations de la littérature populaire et de la littérature enfantine, ces formes auxquelles Rimbaud associait le roman d'aventures dans Une saison en enfer. Ce que Rimbaud doit fonder, c’est cette idée que l’aventurier et le poète participent de la même démarche, à la façon de Cendrars définissant dans La vie dangereuse l’aventure aéropostale comme « de la poésie en action ». C’est dire que cette présence de Rimbaud en filigrane des œuvres sert autant à désigner une qualité d’écriture qu’un ensemble de valeurs associées à l’aventure. Le hasard fait bien les choses : ceux qui viennent consacrer cette image du poète aventurier situent leurs romans les plus importants dans l’univers de Rimbaud lui-même : une partie de Fortune Carrée de Kessel se déroule en Abyssinie, à Harrar ; l’œuvre de Monfreid ne peut être détachée de l’Ethiopie et de l’Abyssinie. Kessel et Monfreid ont voyagé dans les régions qu’a traversées Rimbaud. Par leur médiation, la paternité de Rimbaud est en quelque sorte affirmée. Monfreid surtout va actualiser cette nouvelle image de l’aventurier fondée sur la figure mythique de Rimbaud, puisqu’il va retrouver les éléments du mythe  définis par Etiemble – le trafic d’armes, le trafic de drogue, et l’ambiguïté d’une figure d’aventurier révolté et marginal, mais dont la révolte est acceptée parce qu’elle est ressaisie en un travail d’écriture. Guillaume de Monfreid, le fils de l’écrivain établit explicitement la familiarité qui lie Rimbaud, Monfreid et Kessel dans sa préface aux Grandes aventures d’Henry de Monfreid publiées chez Grasset, comme si le nom des trois écrivains était indissociable. Monfreid lui-même place Les secrets de la Mer Rouge sous la figure tutélaire du poète : dans le texte à valeur d’avant propos du texte, « Premier contact avec la mer rouge », Monfreid va convoquer un nom fameux, défini explicitement comme précurseur, celui de Rimbaud. Il le fait par un détour, lors du portrait d’un des protagonistes, Ato Joseph : « ancien esclave, élevé par les missions, il avait été au service du poète Rimbaud, un des premiers pionniers de l’Abyssinie ». Dans ce récit de trafic d’armes, évoquer le précurseur Rimbaud, c’est placer le récit sous les auspices du poète.

Autoportrait photographique de Rimbaud en Afrique.

Mais Rimbaud n’est pas seulement le modèle de l’aventurier, il incarne l’aventure moderne. A plusieurs reprises, Malraux fait appel à la mémoire du poète pour convoquer l’aventure – ou sa mort, quand, pour nous faire sentir la fin de l’aventure, il écrit que « si un nouveau Brooke paraissait en Nouvelle Guinée, il lui faudrait des émetteurs et non des touques, de vrais avions, de vrais cargos. Donc un lien avec le pouvoir. Le mythe de Rimbaud s’éloigne ». On peut s’étonner d’abord d’une telle remarque, quand on sait combien l’aventure rimbaldienne avait avorté parce que le poète ne jouissait pas d’un « lien avec le pouvoir ». Mais Malraux précise ce qu’il entend par là : « serait-il facile […] de définir ce que nous appelons aventure ? Giraudoux avait fait créer mon poste pour aller se promener. Je me suis débrouillé pour l’hériter, en quel honneur ? Le voyage ? Non. Une sorte de poésie ? D’extravagance ? » C’est bien ce lien de l’aventure à la poésie de l'action que trace ici encore Rimbaud, mais d’une aventure liée à une sorte de romanesque perdu, évoqué avec nostalgie : « Voici Aden. De loin, c’est encore le rocher de Rimbaud dont on ne sait trop s’il appartient à Dante ou à Gustave Doré. Mais avec l’accent insolite que prennent, au temps des sous-marins atomiques, ces rochers impériaux de l’ancienne reine des mers ». Ici encore, c’est une sorte de poésie, ou du moins de romanesque perdu, presque désuet que doit susciter Rimbaud.

Si le lien entre poésie est aventure paraît renvoyer à une reformulation du romanesque, de « l’esprit d’aventure », cela vient de ce que ce qui est visé dans l’usage de la figure de Rimbaud pour désigner l’aventure, c’est l’idée que l’aventure introduit une relation littéraire au monde. Ainsi, tout récemment, dans un article de L’Express Livres, Olivier Rolin faisait de Rimbaud l’un des « sept oncles » évoqués par Cendrars dans Le Panama, autrement dit, l’une des figures tutélaire de celui qui a voulu fonder consciemment, pour lui-même, un mythe du poète-aventurier à la mesure de celui que d’autres avaient créé pour Rimbaud.

C’est retrouver là l’idée de Segalen, et sa propre conception de l’aventure et de l’exotisme comme relation poétique au monde. La représentation la plus explicite d’une telle relation à l’existence se trouve sans doute dans le discours qui se développe à propos d’un autre écrivain dont l’existence s’est constituée en mythe, Bernard Traven, le mystérieux auteur du Trésor de la Sierra Madre et du Vaisseau des morts. La vie de Traven est marquée par le souci de la disparition, de l’effacement de l’auteur derrière son œuvre. Dans sa biographie consacrée à Traven (Bernard Traven, the Man Behind the Legend), Karl Gutthke établit explicitement un lien entre les deux disparitions, rapprochant, une fois de plus les deux auteurs à un troisième pôle, celui de l’aventurier devenu auteur, T. E. Lawrence. L’idée est déjà présente, centrale même, chez Roger Stéphane, quand il établit son Portrait de l’aventurier. S’il se concentre sur Lawrence et Malraux, tout le livre est hanté par l’ombre de Rimbaud. Son nom apparaît dès la première page, et il est le principal référent quand Stéphane parle de la fuite vers le lointain des « penseurs de la ville » qui « entendent distinctement dans la solitude le verbe vivant qu’ils apportent avec eux » : l’aventurier, le marginal et le poète sont synthétisés dans la citation de Lawrence, mais rapportés par Stéphane à Rimbaud.

En réalité les trajets de Traven, de Lawrence et de Rimbaud diffèrent fondamentalement. Chez Lawrence, l’œuvre succède à l’aventure ; elle lui donne forme, la justifie, ordonne le hasard en une volonté ; chez Traven, la disparition dans l’aventure est ce qui permet l’écriture, comme si le nom de plume était renforcé par la légende quand l’auteur évacue l’homme ; nous sommes loin dans ces deux cas des deux mécanismes que l’on rencontre dans le mythe de Rimbaud l’aventurier : soit celui du départ qui tire un trait sur la poésie, soit celui du voyage qui matérialise l’acte poétique.

Ainsi, la référence à Rimbaud signale d’une part une transition dans la tradition du roman d’aventures, des trois modèles du roman d'aventures anglo-saxon, du roman d'aventures de jeunesse et du roman d'aventures populaire, vers une forme française et littéraire du roman d'aventures, et d’autre part une transition dans la figure de l’aventurier autour de laquelle s’articule le récit : l’aventurier est un poète et un marginal, il participe d’une poétique de l’aventure qui s’inscrit à la fois dans un modèle de marginalité dont Monfreid et Lawrence sont l’incarnation, et dans un modèle d’écart romanesque dont Mac Orlan a été le théoricien. La figure de Rimbaud permettait de repousser les modèles littéraires antérieurs et de donner un fondement mythique à la redéfinition du roman d'aventures et de la figure de l’aventurier.

Par delà Monfreid, Kessel, et Lawrence d’Arabie, c’est peut être à un autre qu’il faut donner le dernier mot. Hugo Pratt, l’auteur italien de bandes dessinées, est un de ceux qui ont le mieux saisi l’unité de sens qui s’est constituée, par couches successives, autour de Rimbaud et le roman d'aventures. Pourquoi Hugo Pratt ? Parce qu’il a illustré les œuvres de Rimbaud, parce que c’est à lui que l’on doit les couvertures récentes de la réédition chez Grasset des œuvres de Monfreid, parce qu’il a cherché à se construire une personnalité mythique d’écrivain-aventurier qui empruntait à tous ces auteurs à la fois. Naturellement, Hugo Pratt a voyagé en Ethiopie dans sa jeunesse, et il a su exploiter ses aventures durant la seconde guerre mondiale pour jouer de la confusion entre son héros fameux, Corto Maltese, et lui-même. Hugo Pratt narre ainsi dans Les Ethiopiques le voyage de son héros, Corto Maltese, dans les terres rimbaldiennes. Au cœur du récit, Corto échange quelques phrases avec un officier britannique, l’un de ces officiers qui ont porté l’imaginaire du roman d'aventures coloniales britannique. L’officier récite alors quelques vers fameux : « Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai ». Les vers du Bateau ivre sont significatifs de la nostalgie aventureuse, on l’a vu. L’officier continue : « Ce fou faisait du trafic d’armes dans la région, le saviez-vous ? Il a même vendu un grand nombre de fusils aux derviches du Mad Mullah qui maintenant s’en servent contre nous. Maudit Français… Mais… c’est un grand poète ! » Le poète et l’aventurier se rejoignent, et l’aventure – celle de Corto Maltese ici – paraît naître de l’activité passée de Rimbaud, la vente d’armes qui entraîne les événements présents. L’officier poursuit, en récitant quelques vers de « Ma Bohème », et poursuit : « Eh oui… J’aime Rimbaud ! », ce à quoi Corto Maltese répond : « Vous m’étonnez ! je ne sais pourquoi, mais je pensais que les officiers supérieurs de l’armée britannique n’aimaient que Kipling. »

Cette bande dessinée retrouve les points essentiels du lien qui unit Rimbaud au roman d'aventures : d’abord, sa permanence comme modèle mythique d’une certaine forme de l’aventure associée à l’errance et la marginalité, autrement dit de l’aventure moderne, celle initiée par Kessel, Monfreid ou, ailleurs, Traven, Lawrence, London. Ensuite, le recours à Rimbaud est un moyen de préserver l’œuvre contre les travers antérieurs du roman d'aventures, ici Kipling et le colonialisme. En soulignant que le lien qui s’établit immédiatement entre l’œuvre poétique et l’errance du poète (c’est ce que signale « Ma bohème », faisant anachroniquement de l’œuvre poétique un commentaire de l’errance aventureuse – comme l’avait pensé Segalen), on signale un souhait de convertir le récit d’aventures en œuvre poétique – souhait qu’incarne Corto Maltese dans une forme populaire, aventurier romantique et poétique. Cette généalogie, qui rapporte le roman d’aventures au modèle rimbaldien, qui lie Corto Maltese, personnage de l’entre-deux guerres, Lawrence et Monfreid, figures clé de l’imaginaire de cette époque, Kessel et Malraux, romanciers de l’aventure, à Rimbaud, produit un dernier anachronisme : comme le pensait déjà Roger Stéphane, Rimbaud n’est pas une figure de l’aventure du XIXe siècle, mais bien un personnage du XXe siècle, qui s’incarne, du moins comme aventurier, dans une époque bien postérieure à sa mort. C’est peut-être ce qui explique qu’il soit si souvent présent dans les récits comme un fantôme nostalgique, le point de repère d’un genre, le roman d'aventures, décidément attaché aux rêveries nostalgiques.

 

Matthieu Letourneux

Université de Paris X

 

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