Romans de gare ou de garçons ?

(Histoire du roman d'aventures russe)

 

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Avec l’expression de ma reconnaissance à ma femme Marina pour l'aide à la traduction qu’elle m’a apportée, et à mon ami Andréï Bourtsev pour les critiques qu’il a bien voulu me faire. Ma gratitude spéciale à l'auteur du site, pour l'idée de cet article et les corrections qu'il y a apporté.

                           Vladimir Matuchienko.

 

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Présentation générale.

 

 

La littérature d'aventures a toujours eu à subir en Russie les foudres de la critique officielle. Pendant longtemps on ne la considérait pas même comme de la littérature. Guerre et paix, Crime et châtiment, Pères et fils avaient seuls droit au qualificatif de littérature, quant au reste, il était méprisé. Le roman d'aventures a longtemps été présenté, avec indulgence, comme une « lecture pour enfants » ; la science-fiction a été qualifiée de «Cendrillon» par opposition à la direction réaliste privilégiée par la grande littérature, et a eu à subir toutes sortes de persécutions ; quant au roman policier, il était en général considéré comme le fils adoptif (presque bâtard) du roman psychologique.

Reste que, de temps en temps, lorsque le lecteur russe était fatigué de la littérature classique et de ses problématiques nationales, il pouvait toujours se tourner vers les traductions de romans d'aventures. Des critiques littéraires traitaient ces œuvres de «boulevardières », «bourgeoises », ou simplement de «чтиво» (de « mauvaises lectures »). Dès lors, jusqu'à récemment, il n’a existé aucun auteur russe d’envergure dans ce genre pourtant important dans le reste du monde. On ne permettait pas aux écrivains d’être publiés, ou les renvoyait sans façon vers le modèle dominant du réalisme socialiste. Plusieurs auteurs ont pourtant fait quelques tentatives dans le genre, mais sans succès, et s’en sont rapidement détourné pour en revenir à des genres plus acceptables. Mais même ces essais ont laissé de bons souvenirs aux lecteurs. Certains enfin se sont résolument tournés vers cette «voie peu sérieuse» de la littérature et ont fait beaucoup, non seulement pour les lecteurs, mais encore pour le genre au total.

 

L'influence occidentale.

Bova le Prince.

Il faut chercher les sources du roman d'aventures en Russie dans les contes nationaux et les былины («récits épiques »), qui sont plus tard devenus les romans chevaleresques proches de ceux que l’on connaît en France (citons par exemple Bova le Prince[1] au XVIe siècle, ou Erouslan Lazarevitch[2], au XVIIe siècle). On peut considérer que l’un des premiers romans d'aventures russes est l’Histoire détaillée et réelle de deux brigands : Vanka-Caïn, le  célèbre voleur russe, brigand et détective moscovite, et le bandit français Cartouche et sa bande (1779)[3] écrit par le serf affranchi Matveï Komarov[4] (qui signait souvent du nom de Kamarov[5]). Le livre a connu un grand succès et a été réédité plusieurs fois, avec des modifications de titre. Il présente un personnage fameux en Russie (et souvent évoqué par les artistes), Vanka-Caïn, dont le destin (bandit, puis policier) annonce celui de Vidocq en France. Mais c’est un livre publié anonymement en 1782 qui a connu la plus grande popularité : Aventures du Lord anglais Georges et de la comtesse brandebourgeoise Frederic-Louise[6], qui est la traduction, par ce même Komarov, d’un roman de chevalerie anonyme anglais, intitulé Histoire du Lord anglais Gereon et et de la margrave Martzimirisse[7]. Ce best-seller a connu près de 30 rééditions pendant deux siècles.

Vanka-Caïn de Komarov.

Les auteurs classiques russes du XIXe siècle s’y réfèrent souvent comme étant l'exemple du roman lu par tous, et ayant fait couler bien des larmes. Leon Tolstoï a présenté l'auteur de «Mylord Georges» comme «l'écrivain russe le plus célèbre», dans la mesure où il a joui d’une grande popularité dans toutes les couches de la société, et non seulement parmi les nobles et les intellectuels. On appelle ce type de romans populaires «la littérature de loubok», expression qui est proche, en français des notions de littérature populaire, ou de littérature de colportage (du mot russe "лубок", qui désignait à l’origine des images accompagnées de légendes évoquant des scènes humoristiques ou édifiantes, précurseurs de la bande dessinée moderne assez proches des images d’Epinal).

Cependant, au XIXe siècle, rares sont encore les écrivains russes à prendre la plume pour proposer des œuvres amusantes et légères. Lorsque cela se produit, ils s’inspirent des grands succès étrangers. Ainsi, suivant le modèle des Mystères de Paris d’Eugène Sue en France (et le modèle du Mystère urbain), on propose en Russie Les Taudis de Pétersbourg de V. Krestovsky. Après The Return of Sherlock Holmes (1905) d’Arthur Conan Doyle, paraissent Les Exploits de Sherlock Holmes en Russie (1909) de P. Nikitine[8] ; et dans Le Maître du fer, roman d’aventures de Valentin Kataév[9], on rencontre le neveu du grand détective, un certain Stanley Holmes. La littérature russe classique ne reste pas non plus indifférente au modèle du roman populaire occidental. On sent particulièrement fortement l'influence des romans-feuilletons français sur l'œuvre de Fédor Dostoïevski, qui ne cachait pas sa passion pour Les Mystères de Paris d’Eugène Sue et Les Misérables de Victor Hugo, mais se vantait au contraire de lire et de relire ces romans. Leon Tolstoï, sur qui Shakespeare n'avait pas produit une grande impression, admirait Alexandre Dumas père ; quant à Anton Tchékov, il aimait les romans d’Emile Gaboriau et avait même écrit une parodie de récit policier intitulée «L'allumette suédoise » (1883).

 

Les Exploits de Sherlock Holmes en Russie par Nikitine.

Sherlock Holmes contre Pinkerton d'Orlovets

 

Le triomphe de Pinkerton.

 

Une édition russe de Nat Pinkerton.

La Russie du début du XXe siècle a subi de plein fouet la vague de la «littérature à quatre sous», ces fascicules narrant les exploits de détectives célèbres et de brigands acharnés, portant le nom de Nick Carter, Nat Pinkerton, Cartouche, Leichtweis. Tout le monde, des collégiens boutonneux jusqu’aux hommes de science, dévorait leurs exploits. Les étudiants sautaient leur petit déjeuner pour épargner l'argent nécessaire pour acheter une nouvelle portion d’aventures. Pour la seule période de 1907-1908 la maison d'édition  "Distraction" de St Petersbourg a produit près de 6 millions d’exemplaires de ces fascicules. Bon marché, sur papier gris mais aux couvertures bariolées, ces éditions ont inondé la Russie, offrant au lecteur de quoi se distraire de son quotidien. Il est même apparu un terme littéraire pour désigner ces lectures de mauvaise qualité - "pinkertonovchina" (mais il existe également en Russie le terme «dostoïevchina»!). Les fascicules narrant les exploits de Pinkerton étaient traduits de l’allemand immédiatement à leur sortie et entraînaient une importante demande dans le grand public. Un des écrivains des plus lu en Russie au debut du XXe siècle (mais aujourd’hui tout а fait oublié), le prolifique Nikolaï Brechko-Brechkovsky (auteur du roman Les nouveaux gladiateurs en 1908[10]) s’est même offert le plaisir d’écrire quelques uns des exploits de Nat Pinkerton. On sait aussi que le célèbre écrivain russe Alexandre Ivanovitch Kouprine[11] et le poète et romancier Michaïl Kouzmine (auteur de La vie miraculeuse de Joseph Balsamo, le comte Cagliostro, 1916[12]) ont écrit quelques livraisons des aventures du «roi américain des détectives» - anonymement bien entendu. Reste que pour l’essentiel, les fascicules n’offraient pas des textes originaux, mais des traductions.

Une édition russe de Nick Carter.

Et quand les écrivains russes créaient des œuvres inspirées du genre, ils en revenaient toujours aux clichés étrangers. Ainsi, P. Orlovets (pseudonyme de Pierre Doudorov[13]), auteur de Sherlock Holmes à Simbirsk[14] et des Aventures de Sherlock Holmes contre Nat Pinkerton en Russie[15], a écrit également les Aventures de Karl Freiberg, le roi des detectives russes[16]. Roman Dobryï (pseudonyme de Roman Antropov)[17] a raconté l'histoire d’un policier réel de la sûreté de Pétersbourg dans une série romanesque consacrée au Génie de l'investigation russe I. D. Poutiline[18]. En 1908 il avait été réédité le roman de Nikolas Pastoukhov Le Bandit Tchourkine (1885, publié en livraisons dans un journal)[19], fondé sur la biographie légendaire de Vassiliï Tchourkine, vivant au XIXe siècle. On trouvait également des fascicules consacrés à d'autres héros réels avec un passé criminel, tels les nouveaux exploits innombrables du Vidocq russe, Ivan Ossipov (dit Vanka-Caïn), de la voleuse Sonka-La Main-d'or, de l'agent-provocateur Azef (Evno Azef, L'anarchiste détective, 1909[20]) etc. Le public populaire goûtait également les romans de mœurs du comte Amory (pseudonyme d'Hippolyte Pavlovitch Rapgof[21]), comme L'or et le sang[22] (1912), Le Banquier-criminel[23] (1913), Les aventures amoureux de la madame Verbitskaïa[24] (1913). Mais en général, les rêves des lecteurs russes étaient plus exotiques. Ils souhaitaient découvrir des aventures incroyables, visiter les gratte-ciels de Chicago et partir à l'assaut de châteaux imprenables, évoquer les scalps arrachés et les bordées lâchées d’une goélette de pirates. 

 

Un fascicule des Aventures de Poutiline. On notera que le titre, Le Club des valets de coeur, reprend celui d'une des parties de Rocambole de Ponson du Terrail, qui connaissait un grand succès en Russie à l'époque.

 

 

Les jeunes têtes brûlées.

Les petits diables rouges de Pavél Blakhine.

Après la révolution de 1917 la mode des détectives et des brigands s'était apaisée, mais les enfants russes jouaient toujours aux mousquetaires, à Robin des bois et à Bas-de-Cuir (le héros de Fenimore Cooper). Le dramaturge et  prosateur, Léon Lountse[25] (dont les récits inspirés de sujets bibliques ont été très appréciés par Gorki et Zamyatine), déclarant courageusement que le roman russe d'aventures n'existait pas, invitait les écrivains à apprendre la construction de l'action et la maîtrise de l'intrigue chez les maîtres occidentaux du roman d'aventures. «Les deux auteurs russes que je préfère sont Hoffmann et Stevenson», disait, par plaisanterie Véniamine Kavérine, l'ami de Lountse, qui était son collègue à la société littéraire «Les frères de Sérapéion»; Kavérine défendait aussi les principes de la prose dynamique, découvrant, comme les auteurs de la Nouvelle Revue Française à peu près à la même époque, les vertus de l'écriture romanesque et de l'écriture en action. Écrits à cette époque, les romans Les petits diables rouges[26] (1923-26) de Pavél Blakhine et Makar, le Chercheur de pistes (1925) de L. Ostrôoumov[27]  peuvent être considérés comme les premiers «westerns russes» pour enfants. Les héros de ces œuvres sont des gamins sachant galoper sur les chevaux et tirer adroitement au pistolet. Ces deux romans ont été adaptés avec succès au cinéma, bien que les livres mêmes n’aient guère été réédités. On doit à Serge Timoféévitch Grigoriev (1875-1953)[28] quelques œuvres, presque oubliées aujourd’hui, qui sont riches d’aventures dans des bouges mystérieux, de fusillades et de bandits. Dans ces livres qui forment un diptyque (En route pour la mort, le sac sur l'épaule[29], 1924, et Le Secret d'Аnya Gaï[30], 1925), l’auteur nous raconte l'histoire d'une fille enlevée alors qu’elle voyageait le long de la Volga et qui s’est retrouvée en Perse.

Obroutchev, édition omnibus de La plutonie et de La terre de Sannikov.

La soif de voyages et d’aventures maritimes a également été chantée par le remarquable écrivain russe Alexandre Grine dans des romans comme Les Voiles écarlates (Алые паруса, 1916, édité en 1923) et L'Écuyère des vagues (Бегущая по волнам, 1928). L’auteur aimait, enfant, les romans de Stevenson, de Gustave Aimard et de Fenimore Cooper. Inspiré  du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne et de The Lost World d’Arthur Conan Doyle, le voyageur et géographe Vladimir Afanacievitch Obroutchev[31] (1863-1956)  a écrit les célèbres romans fantastiques La Plutonie[32] (1924) et La Terre de Sannikov[33] (1926). Dans le domaine du roman historique, on peut citer l’œuvre, pleine de mystère et d’aventures dangereuses, Kéés, l'amiral des tulipes[34] (1975) d'un admirable écrivain pour la jeunesse, Konstantin Sergienko[35]. Écrit avec humour et grande chaleur d'âme, ce livre raconte des événements se déroulant durant la guerre des gueux en Hollande au XVIe siècle. On peut dire que les auteurs soviétiques d’œuvres romanesques et populaires s’expriment essentiellement dans le domaine de la littérature enfantine.

 

 

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[1] Бова-Королевич

[2] Еруслан Лазаревич

[3] Обстоятельные и верные истории двух мошенников: российского славного вора, разбойника и бывшего московского сыщика — Ваньки Каина и французского мошенника Картуша и его сотоварищей

[4] Матвей Комаров

[5] Камаров

[6] Повесть о приключении аглинского милорда Георга и о бранденбургской маркграфине Фридерике Луизе

[7] Повесть о английском милорде Гереоне и маркграфине Марцимирисе

[8] Похождения воскресшего Шерлока Холмса в России (1909) П. Никитин

[9] Повелитель железа (1925) Валентин Катаев

[10] Николай Брешко-Брешковский 1874-1943, Гладиаторы наших дней

[11] Александр Иванович Куприн

[12] Михаил Алексеевич Кузмин, Чудесная жизнь Иосифа Бальзамо, графа Калиостро

[13] П. Орловец ,- Петр Дудоров

[14] Шерлок Холмс в Симбирске

[15] Приключения Шерлока Холмса против Ната Пинкертона в России

[16] Приключения Карла Фрейберга, короля русских сыщиков

[17] Роман Добрый,- Роман Антропов

[18] Гений русского сыска И. Д. Путилин

[19] Николай Пастухов, Разбойник Чуркин

[20] Эвно Азеф. Анархист-сыщик

[21] граф Амори (Ипполит Павлович Рапгоф).

[22] Золото и кровь

[23] Банкир-преступник

[24] Любовные похождения мадам  Вербицкой

[25] Лев Лунц, 1901-1924.

[26] Красные дьяволята, Павел Бляхин

[27] Макар-следопыт, Л.Остроумов

[28] Сергей Тимофеевич Григорьев

[29] С мешком за смертью

[30] Тайна Ани Гай

[31] Владимир Афанасьевич Обручев

[32] Плутония

[33] Земля Санникова

[34] Кеес Адмирал Тюльпанов

[35] Константин Сергиенко

 

 

Cette page a été écrite par Vladimir Matuchienko.