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Autres types de romans d'aventures.

 

 Le texte qui suit est un article écrit en 2001 pour une revue et qui n'a pu être publié. Il s'agit d'une version légèrement modifiée. C'est ce qui explique sa longueur un peu excessive.

 

 Western et roman d’aventures : le récit de l’Ouest européen.

 

Pour un Européen, il existe une vraie difficulté à étudier l’univers western. D’abord parce que le genre est si vaste qu’il en paraît illimité : de la littérature au cinéma, du théâtre à la bande-dessinée, de l’illustration à la « Western music » et aux modes vestimentaires, il couvre tous les champs culturels. Ensuite, parce qu’une part considérable de ces créations, dime et pulp novels, romans populaires, comics et serials, est très difficile d’accès, puisqu’on ne la trouve guère sur notre continent et qu’on ignore très souvent jusqu’à son existence. Enfin, et surtout, parce que ce que l’on appelle en Europe le Western ne désigne pas exactement la même chose qu’aux États-Unis. Ainsi, la critique allemande ne s’intéresse presque qu’au Western d’aventures ; quant aux Français, ils se concentrent essentiellement sur le Western cinématographique, et évacuent en général la question des œuvres littéraires en un bref panorama, comme s’il ne s’agissait que d’un épiphénomène d’un genre cinématographique. Ainsi, l’article de l’Encyclopedia Universalis débute-t-il par l’affirmation que le western est un genre cinématographique, négligeant Edward Sylvester Ellis, Zane Grey, Louis L’Amour et Lewis B. Patten. Or, le Western cinématographique possède des propriétés assez différentes de celles du roman western américain. En particulier, il se limite presque exclusivement à une intrigue violente, fondée sur une série d’aventures, là où les œuvres écrites du genre peuvent aussi bien mettre en jeu d’autres tonalités : récits sentimentaux, romans de mœurs ou hymnes à la nature sauvage. Cette façon particulière de considérer le Western conduit le public européen à mettre de côté des œuvres aussi diverses que celles de Laura Ingalls Wilder, de Bret Harte ou de Charles Egbert Craddock (Mary Murfree), romans et nouvelles de mœurs pourtant totalement intégrés à l’analyse du genre que proposent les Américains. D’autres auteurs, comme S. E. White, James Oliver Curwood ou Jack London, chantres d’une nature sauvage qui a partie liée avec l’imaginaire western trouveront en revanche mal leur place dans un genre défini à partir des traits offerts par les œuvres cinématographiques, parce qu’ils ne reprennent pas l’attirail du cow boy et de la ville frontière. Comment expliquer ce décalage ? Il tient sans doute en partie au contexte littéraire et culturel particulier à l’Europe qui, dès le XIXe siècle, a conduit, tout en reconnaissant progressivement l’apparition d’un genre particulier, à associer ce genre à une tradition et à un imaginaire différents de ceux qui ont prévalu en Amérique.

Il faut reconnaître avant toute chose que le Western est essentiellement un genre américain, non seulement parce que les aventures qu’il narre se déroulent sur ce continent, mais aussi parce que le mot même est un emprunt à la culture américaine. En effet, s’il renvoie en anglais à une direction (l’ouest), aux Etats-Unis, par la force des choses, il désigne également la portion du territoire à conquérir et à défricher. Déjà, Fenimore Cooper faisait chanter à l’un des personnages des Pionniers les vers suivants :

Les Etats de l’Est sont peuplés d’hommes

Ceux de l’Ouest [the western] sont peuplés de bois.

Les colons ayant débarqué à l’Est, l’Ouest représente symboliquement le nouveau monde à conquérir. De simple indication de direction, le mot s’est mis alors à désigner un type de paysage américain associé à un mode de vie, celui du colon. Ce sont ces régions qui sont évoquées dans Wild Western Scenes (1841) de J. B. Jones qui narre les exploits de Daniel Boone, ou les Western Wanderings (1874) de J. W. Boodam Whetham, sous-titré de façon éclairante A Record of Travels in the Evening Land. Dès le milieu du siècle, tout un lexique renvoie à ce mode de vie particulier : la « prairie », la « frontier », le « wild west » et le « western ». Lorsque Buffalo Bill lance son « Wild West Show », il emploie une expression qui renvoie immédiatement à un imaginaire que tout le monde identifie déjà, celui du far-west. Au début du siècle, commencent à paraître aux Etats-Unis comme en Europe, des revues qui associent les mots « west » (dans l’expression, bientôt concurrencée par « far west » de « wild west ») et « western » à un type particulier de récits : à New York, l’éditeur F. Tousey publie à partir de 1902 la série de fascicules Wild West Weekly et dès 1887, on trouve en Angleterre la série, au titre calqué sur le fameux spectacle, des Buffalo Bill Wild West Series, suivi en 1907 de la Wild West Library. En France, on citera pour mémoire la série des Buffalo Bill, sous-titrée Le héros du far-west, qui débute en 1907. Et en Italie, paraît dès 1870 un périodique intitulé La conquista del west. Dans tous les cas, comme le souligne le choix de conserver le mot dans sa langue originale témoigne de ce que l’identification générique s’est déjà faite, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, à un univers et une culture américaine. Alors pourquoi existe-t-il un tel désaccord entre la conception américaine du western et celle des Européens ?

 

Pour comprendre les relations que le Western européen entretient avec les littératures de l’Ouest qui ont précédé son avènement, il faut remonter aux origines de ce type de récits, et en étudier rapidement l’évolution jusqu’aux premières années du XXe siècle. Notre étude ne portera pas au-delà, car après cette époque, le développement du Western cinématographique, en imposant des codes narratifs, thématiques et structurels très prégnants, tend à aplanir les différences qui existent entre récits européens et américains. Après l’avènement du Western, tous les romans de l’Ouest se ressemblent, parce qu’ils imitent tous les serials : il n’y a pas de différence majeure entre les Catamount d’Albert Bonneau, les aventures d’El Coyote de l’Espagnol Jose Mallorqui, les Tommy River de l’Italien Mino Milani et les romans de McCulley.

Au début du XIXe siècle, la littérature de l’Ouest n’appartenait ni au Western, ni au roman d’aventures. Il s’agissait pour l’essentiel d’impressions de voyages d’explorateurs, à la façon du Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques, et chez les anthropophages de Louis-Ange Pitou (1805) ou de Travels in the United States of America; commencing in 1793 and ending in 1797 par William Priest (1802). Rien, sinon la géographie et ce qu’elle implique, ne différencie la relation de voyage en Amérique de celle qui se déroule en Afrique ou en Asie : même ambiguïté entre sensationnalisme et volonté de rendre compte d’une région lointaine, même hésitation entre discours scientifique et anecdotes romanesques, même mise en scène conflictuelle de la violence d’une nature sublime et de son innocence originelle. Dès lors, l’évolution qui se produit du récit de voyage en Amérique au roman d’aventures dans l’Ouest est similaire à celle qui s’accomplit dans d’autres domaines de la littérature de voyage.

Comme ce fut le cas pour la littérature exotique, les œuvres de fiction proposent souvent une adaptation romancée des récits de voyages. En tout cas, les auteurs s’inspirent fortement des témoignages des explorateurs et des aventuriers, quand ils n’utilisent pas leurs propres expériences de voyage dans les contrées lointaines. Ainsi, Chateaubriand a-t-il su utiliser sa visite, pendant près de six mois, de l’Amérique en 1791, pour rédiger le récit autobiographique Voyage en Amérique (1827) d’une part, et les Aventures du dernier Abencerage (1826), une fiction, d’autre part. De même, Fenimore Cooper, dont les œuvres sont certainement au fondement de l’imaginaire de l’Ouest, s’inspire de ses propres pérégrinations dans une Amérique encore sauvage au début du XIXe siècle, mais aussi de récits de voyage d’explorateurs et de savants, comme le Narrative of the Mission among Delaware and Mohegan Indians par John Heckewelder (1820), dans lequel il a tiré un grand nombre d’informations pour son premier roman de l’Ouest, Les pionniers (1823), bientôt suivi d’un ouvrage plus fameux encore, Le dernier des Mohicans (1826). Déjà, on trouve chez lui des thèmes qui deviendront centraux par la suite : les motifs du pionnier et du pays en construction ; l’affrontement avec des Indiens qui se savent condamnés ; le héros, partagé entre son attachement pour la civilisation et son désir de rester libre et sauvage, etc.

En même temps, il existe des éléments dissonants, qui conduisent le lecteur à hésiter à qualifier l’œuvre de Western (comme ailleurs, on hésite à faire des œuvres de Jules Verne des récits de science-fiction) : l’époque, le XVIIIe siècle, ne correspond pas à celle à laquelle on associe les Westerns ; les paysages traversés sont souvent des bois, alors que le Western est plutôt associé aux plaines dans l’imaginaire collectif ; quant au héros, ce n’est pas un cow-boy ou un gunner, mais un coureur des bois, mi-chasseur, mi-aventurier ; bref, le décor ici ne correspond pas tout à fait à ce qu’attendrait le lecteur moderne. Quoi qu’il en soit, Fenimore Cooper est le catalyseur de toute la littérature de l’Ouest, aussi bien en Europe qu’en Amérique, et l’on peut dire qu’il en a posé les fondations.

En réalité, on a un peu oublié l’influence considérable de Cooper sur la littérature d’Europe : comme Walter Scott (ou Alexandre Dumas), son succès, les imitations qu’il a générées, ont en quelque sorte dégradé son image ; de même, les demandes des lecteurs plus nombreux, ont vu apparaître des éditions coupées ou adaptées de ses œuvres, faisant perdre de vue le texte initial. On a alors progressivement perçu Cooper comme un auteur populaire, puis comme un écrivain pour la jeunesse. Pourtant, ses œuvres ont joué un rôle qui dépasse largement le seul cadre des récits de l’Ouest et de la consommation culturelle. Balzac par exemple s’y réfère constamment ; il compare, dans Z. Marcas, le caractère d’un mauvais garçon parisien à « tout ce que Cooper a prêté aux Peaux rouges de dédain et de calme au milieu de leurs défaites », ou apparente, dans Le curé du village, les landes de la Brie à « ces solitudes » que « Cooper, ce talent si mélancolique, a magnifiquement développé[es] ». Barbey d’Aurevilly, dans Les diaboliques, présente un de ses personnages comme « une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique ». De même, Flaubert, Musset ou Chateaubriand évoquent-ils tous à un moment ou à un autre l’œuvre de l’auteur américain. La référence aux romans de Cooper, en renvoyant à une référence légitimée (par la situation de l’auteur, par son caractère de modèle) donnait un cachet authentique à la nature sauvage et tourmentée que chérissait le XIXe siècle.

Alors que le romantisme de Cooper a rapidement été critiqué dans son pays par des auteurs comme R. M. Bird ou plus tard par Mark Twain et Bret Harte, en Europe, il a suffi de quelques années pour que d’autres auteurs, ne se contentant plus d’un hommage au passage, s’inspirent, directement ou indirectement, du modèle de Cooper dans leurs romans : l’Anglais Marryat, connu pour ses récits maritimes (inspirés partiellement de ceux de… Cooper), écrit en 1843 le Narrative of the Travels and Adventures of Monsieur Violet in California, Sonora and Western Texas, rapidement transformé en Adventures of Monsieur Violet among the Snake Indians, titre qui mettait mieux en évidence le romanesque de l’œuvre. Mayne Reid publie le premier de ses récits américains en 1850 avec Le corps franc des rifles (The Rifle Rangers), et Gabriel Ferry, chez qui l’influence de Cooper est souvent très marquée, commence à écrire à peu près à la même époque (son premier roman, Costal l’indien, date de 1852). En France, à la même époque, Gustave Aimard se lance dans une longue série d’ouvrages se déroulant en Amérique. En Allemagne apparaissent également quelques grands spécialistes de ce type de récits : Friedrich Gerstäcker ou Armand, qui commencent à écrire dès les années 1850, puis Balduin Möllhausen (qui dessina aussi de beaux paysages de ces régions). Mais le succès du roman de l’Ouest en Allemagne doit énormément à Karl May et au personnage de Winnetou, qui apparaît en 1878 et qui est à l’origine d’une vague très importante de romans de l’Ouest dans la littérature populaire allemande qui durera jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Si l’on suit le mouvement d’expansion du récit de l’Ouest en Allemagne, on peut dire qu’il a longtemps été le genre roi du récit d’aventures dans ce pays, loin devant le récit exotique, le récit de guerre ou le récit historique.

A ces écrivains réguliers de récits de l’Ouest, il faut ajouter les nombreux auteurs épisodiques, mais non moins fameux, signant çà et là un récit se nourrissant des codes de l’univers américain : Jules Verne fait paraître deux œuvres célèbres prenant pour cadre la guerre de sécession : Nord contre Sud et Les forceurs de blocus ; Louis Boussenard narre les Aventures d’un gamin de Paris au pays des bisons (1885), Le défilé d’enfer (1891) et La fiancée mexicaine (1904) ; Louis Noir donne pour cadre à Une guerre de géants et à sa suite, Le forban noir, la guerre de Sécession ; Stevenson situe plusieurs épisodes de The Master of Ballantrae en Amérique, et Salgari, le plus célèbre des auteurs de romans d'aventures italiens, propose au début du siècle un cycle de trois romans se déroulant en Amérique, Sulle Frontiere del Far West, La scotennatrice et Le Selve ardenti. En réalité, presque tous les auteurs européens de romans d'aventures géographiques, de Paul d’Ivoi (Jud Allan, roi des lads) à Conan Doyle (The Refugees) en passant par Luigi Motta (I Cacciatori del Far West) et John Buchan (Salute to Adventurers), ont écrit un roman se déroulant au moins en partie dans le cadre de l’Amérique sauvage.

Ainsi, le récit de l’Ouest est-il profondément lié en Europe à la tradition du roman d’aventures géographiques. Rien d’étonnant à ce que, jusqu’au début du XXe siècle, les auteurs de ce type de récits se soient souvent illustrés dans ces deux genres à la fois. Bruin, The Bush Boys, The Forest Exiles, récits de Mayne Reid, auteur fameux pour ses romans de l’Ouest, se déroulent sur tous les continents ; et si l’on se souvient surtout de la série des Winnetou dans l’œuvre de Karl May, on doit en réalité à cet écrivain autant de romans se déroulant en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient. L’auteur n’établissait d’ailleurs aucune réelle distinction entre ces deux types de récits, qu’il présentait de la même façon dans un fameux texte autobiographique, Mein Leben und Streben :

Mes ‘récits de voyage’ se déroulent parmi les Arabes du désert jusqu’au Dschebel Marah Durimeh, et parmi les indiens de la forêt jusqu’au Mont Winnetou.

Le parallèle est troublant : pour Karl May, l’intrigue du cycle de Winnetou et celle de celui de Hadji Halef Omar s’inscrivent dans un registre similaire. Dans ce même essai, May explicite cette analogie : les deux cycles prennent la forme d’un apprentissage, et l’un comme l’autre témoignent d’une volonté de mêler discours moral et aventures plaisantes.

Certes, à côté de ces écrivains qui proposent des œuvres américaines à côté de romans géographiques d’un autre type, des auteurs comme Gustave Aimard ou Gabriel Ferry en France ou comme Gerstäcker et Armand en Allemagne se sont presque entièrement spécialisés dans ce type de récits, mais on peut expliquer ce choix par le fait qu’ils ont privilégié ce décor parce qu’ils le connaissaient pour s’y être rendus, comme d’autres choisissaient l’Afrique ou l’Asie parce qu’ils y avaient passé quelques années de leur existence. Tous les auteurs que nous avons cités ont séjourné sur les territoires américains, mais quelle différence existe-t-il entre leur démarche et celles de Rider Haggard privilégiant le décor africain parce qu’il avait participé à la guerre des Boers, de Louis Jacolliot ou de Kipling choisissant l’Inde pour y avoir passé de nombreuses années ou de Jack London partageant ses œuvres entre le Klondike et les Mers du Sud parce qu’il connaissait ces régions du globe ?

En fait, les premiers romans de l’Ouest sont très souvent des récits de voyage romancés : Gabriel Ferry débute sa carrière littéraire par des chroniques et des nouvelles décrivant, pour la Revue des deux mondes des « Scènes de la vie sauvage au Mexique » ; et Le corps franc des rifles de Mayne Reid est fortement inspiré des aventures de l’Irlandais. D’autres, comme Gustave Aimard ou Karl May, prétendront s’inspirer de leurs souvenirs dans leurs romans.

Jusqu’aux années 1880, les récits de l’Ouest sont publiés pêle-mêle avec d’autres romans d’aventures géographiques dans des collections de littérature géographique, preuve que les récits privilégiant ce cadre ne sont pas vraiment distingués de ceux situés dans d’autres régions géographiques. Il existe de grandes similitudes entre les récits se déroulant en Amérique et ceux qui se passent dans d’autres régions du globe : non seulement la structure narrative est similaire, mais les titres eux-mêmes se font écho : qu’on pense aux titres de Henty (With Lee in Virginia / With Kitchener in the Sudan ; Maori and Settler / Redskin and Cowboy), preuve du caractère répétitif des ouvrages. Et l’on trouverait un procédé analogue chez W. H. G. Kingston (In the Wilds of Africa, In the Wilds of Florida) Les illustrations témoignent également de ce que les lecteurs étaient attirés dans ces récits par le dépaysement géographique. Elles se présentent fréquemment comme des témoignages de la vie exotique : ainsi trouvera-t-on, dans les éditions françaises de Mayne Reid, chez Hachette (ou dans certaines rééditions populaires de l’auteur aux Etats-Unis), des gravures représentant la faune, la flore et les mœurs. Ailleurs, l’édition Roy du Grand chef des Aucas de Gustave Aimard (1899) propose, outre les gravures en noir et blanc illustrant l’action, des planches colorées représentant les différentes tribus évoquées dans le roman. Quant aux récits américains de Jules Verne, de Kingston (The Frontier Fort, Adventures Among the Indians) ou de Henty (With Lee in Virginia, With Wolfe in Canada, Redskin and Cowboy), on connaît la volonté dont ils témoignent de confondre découverte du monde et aventures.

 

Pourquoi a-t-il existé une telle confusion en Europe entre romans d'aventures géographiques et récits de l’Ouest ? Peut-être parce que l’idée d’une progression vers les régions sauvages et encore inconnues de l’Ouest, qui est présente dès l’origine dans la littérature américaine, devait évoquer chez les auteurs européens des désirs de conquête coloniale. Il n’est pas étonnant que la littérature de l’Ouest ne connaisse en Europe un véritable essor qu’à partir des années 1850, quand l’idée coloniale a commencé à se développer. Rien de surprenant non plus à ce que les grandes nations coloniales (Grande-Bretagne, France, Allemagne) soit celles qui, en Europe, ont engendré à la fois les principaux auteurs de romans d'aventures géographiques et de récits de l’Ouest…

Aussi, en Europe, les descriptions de l’expansion de colons sur des territoires encore vierges d’Amérique ne diffèrent-elles pas foncièrement, des récits d’aventures géographiques qui se déroulent dans d’autres régions du globe et qui prennent aussi pour arrière-fond la colonisation du monde par le vieux continent. Il n’est pas étonnant que plusieurs romans de Gustave Aimard décrivent les combats coloniaux – et malheureux – des Français en Amérique : La belle rivière se déroule dans le « Canada, jadis nommé : Nouvelle-France », Le Souriquet, sa suite, est sous-titré Légende de la perte du Canada et les aventures qui se déroulent dans les colonies antillaises (Les chasseurs de rats, Le commandant Delgrés) mettent en place les mêmes thèmes que ceux se déroulant sur le continent américain. Quant à G. A. Henty, fidèle au discours colonial, il évoque « The Winning of a Continent » dans With Wolfe in Canada. Enfin, lorsque Emilio Salgari évoque les guerres d’indépendance américaines dans I Corsari delle Bermude, il le fait à travers les exploits de personnages qui rappellent ceux du cycle du Corsaire Noir. Les discours coloniaux semblent même s’être parfois inspiré de l’idéologie de la frontier. Quand, en 1890, Jules Ferry évoque « un mouvement irrésistible [qui] emporte les grandes nations européennes à la conquête de terres nouvelles. C’est comme un immense steeple-chase sur les routes de l’inconnu » (Le Tonkin et la mère patrie), on songe au « Go West Young Man » et aux discours qui ont nourri la colonisation américaine. Dans les deux cas, l’espace à conquérir est assimilé d’une part à une source infinie de richesses, une promesse de liberté, et d’autre part à la sourde menace représentée par l’inconnu. C’est moins à un discours strictement colonial que se réfèrent les œuvres qu’à la construction du monde qu’il suppose, opposant l’univers policé et sans imagination de la civilisation à la liberté et la fantaisie sans limite d’un espace à conquérir. Là où le Western moderne installe son lecteur dans un paysage préconstruit, déjà codé ; là où elle offre un dépaysement sans inconnu ni découverte, les récits de l’Ouest, qui appartiennent encore à la littérature géographique, proposent au lecteur un espace qu’il ne connaît pas.

On comprend ainsi la spécificité de la réception européenne des récits de l’Ouest en Europe. Alors que les États-Unis voyaient dans l’œuvre de Cooper et de ceux qui le suivirent, un travail pour décrire et surtout fonder leur propre nation – et peut par-là même pour participer à la cohésion nationale, les Européens y découvrent simplement un espace exotique et lointain ; aussi n’est-il pas étonnant qu’ils aient été tentés de rattacher ces récits de l’Ouest sauvage à l’esthétique du roman d’aventures géographiques : pour un Européen, les plaines américaines ne diffèrent pas fondamentalement de la pampa argentine ou du Veldt sud-africain, les forêts indiennes et celles d’Amérique du Sud suscitent des récits similaires et les déserts d’Afrique ou d’Australie génèrent le même type de mésaventures que ceux du Texas. L’influence de la forme du roman d'aventures géographiques a conduit les Européens à en calquer les thèmes et structures dans leurs récits de l’Ouest. L’espace sauvage ne se conquiert pas, il se parcourt, par des voyageurs ou des chasseurs, qui profitent des zones non civilisées pour étancher leur soif d’aventure. Les spécificités locales colorent superficiellement le récit : les sauvages indiens se substituent aux sauvages noirs, les bisons et les serpent à sonnettes remplacent les tigres et les lions, le feu de prairie prend la place du tremblement de terre, et dans le désert, le cadavre d’un cheval vient marquer le danger d’une mort du héros à la place du cadavre de chameau… Sérielles, les œuvres se content souvent de suivre le modèle canonique d’un enchaînement de mésaventures (c’est-à-dire d’événements circonscrits et violents faisant intervenir le hasard) unies entre elles par une Aventure (c’est-à-dire une quête principale fournissant la trame du roman). Et la mésaventure prime sur la caractérisation du personnage ou du lieu, ce qui conduit l’auteur à privilégier l’unité fonctionnelle sur l’unité indicielle.

Loin de la variété des récits américains, en Europe, le récit de l’Ouest est un récit d’aventures géographique. Même lorsqu’il ne propose pas une intrigue coloniale, il s’installe dans une vision du monde eurocentriste, en choisissant comme settler ou comme aventurier un Européen, comme si la conquête du territoire restait l’affaire du Vieux Continent. Les Outlaws du Missouri de Gustave Aimard débute par le débarquement de deux français à Boston, et ses grands coureurs des bois sont tous des français, fraichement débarqués, comme Valentin Guillois, ou issu d’une souche de français, comme Balle Franche et Bois Brûlé. Le héros de Winnetou de Karl May n’est, au début du roman, qu’un « greenhorn », un blanc-bec fraîchement arrivé d’Europe ; en 1915 encore, une œuvre comme Salute to Adventurers de John Buchan présente un héros venu d’Écosse.

L’idée d’un eurocentrisme ne doit pas être réduite à la valorisation d’un personnage porteur des valeurs de l’Europe ; elle correspond plus généralement à la vision d’un monde divisé entre une société à l’européenne et le reste du monde, les barbares. L’intrigue se construit sur cette opposition, en décrivant le trajet du héros de la civilisation vers la sauvagerie. Car le roman d'aventures géographiques est avant tout un roman de voyage. Le trajet qui est fait de l’Ancien Continent vers le Nouveau, associé à la nature sauvage, trouve un équivalent à peine voilé dans les récits où le héros vient des villes de l’Est et se rend dans les territoires vierges de l’Ouest, comme c’est très souvent le cas chez Mayne Reid ou Gustave Aimard. Le déplacement évoque le mécanisme de lecture lui-même, car le dépaysement du personnage correspond à l’exotisme que le lecteur recherche, mélange de fascination et d’inquiétude. Mayne Reid exprime à merveille ce désir d’espace dans les pages qui ouvrent Le corps-franc des Rifles (The Rifle Rangers), son premier roman

Viens avec nous, touriste ! ne crains rien. Tu verras des tableaux pleins de grandeur et de lumière, de magnificence et de charme. Poète ! les sujets d’inspiration ne te manqueront pas, et ta lyre pourra déployer ses accords. Peintre ! pour toi sont étalés des tableaux tout nouvellement sortis de la palette du créateur. Ecrivain ! tu rencontreras à chaque pas des histoires d’amour et de haine, de gratitude et de vengeance, d’hypocrisie et de dévotion, où les nobles vertus se heurtent aux crimes les plus abominables, des légendes vraies comme l’histoire, attachantes comme le roman.

L’écrivain, comme le lecteur et le personnage sont des « touristes », ils visitent des régions qui leur sont étrangères. Nous sommes loin du cow-boy des Westerns modernes qui regardent de l’extérieur la civilisation venir à eux, comme une sourde menace.

Certes, à côté du touriste, l’aventurier professionnel est bien représenté dans les récits de l’Ouest. Derrière Natty Bumpo sont apparus une multitude de « coureurs des bois » : Valentin Guillois, héros récurrent de Gustave Aimard, Old Surehand, personnage de Karl May, Bois Rosé, le chasseur créé par Gabriel Ferry dans Le coureur des bois, ou la bande des « chasseurs de chevelures », imaginée par Mayne Reid. Mais ces aventuriers sont également fort différents des cow-boys et des pistoleros des Westerns cinématographiques. Ce sont plutôt des chasseurs, des errants, qui refusent de se fixer, et préfèrent se laisser guider par leur goût de l’aventure. Là où le cow boy construit la nation au gré de son errance, le coureur des bois est littéralement (pour reprendre le nom d’un des héros d’Aimard) « sans traces ». Cette figure du chasseur qui erre dans la nature sauvage sans frayer avec la civilisation n’est cependant pas nouvelle : l’une des œuvres de Fenimore Cooper s’intitulait Le tueur de daims (Deerslayer), mettant ainsi l’accent sur le caractère sanguinaire de son héros ; et c’est déjà en tuant un daim que Natty Bumpo fait son entrée dans Le dernier des mohicans. Si le héros des romans d'aventures géographiques (de l’Ouest ou d’ailleurs) n’est pas nécessairement un professionnel de l’aventure, c’est presque toujours un chasseur – et rien ne différencie fondamentalement le Gamin de Paris partant chasser au pays des tigres du même Friquet au pays des bisons. De même, les récits de chasse de Mayne Reid peuvent aussi bien se dérouler en Amérique (Les chasseurs de bisons / The Hunter’s Feast) qu’en Afrique (Les chasseurs de girafes / The Giraffe Hunters).

Dans le roman de l’Ouest européen, l’espace exotique, qu’il soit américain, africain ou océanien, est avant tout un espace de transgression et de fantasme : transgression des interdits et fantasmes de puissance. Ainsi, à la profusion du gibier – troupeaux de bisons ou d’antilopes – répondent d’autres munificences. Au point que parfois le désir d’enrichissement est la motivation première des héros lorsqu’ils partent à l’aventure (les chercheurs d’or, ceux du roi des placères d’or ou de La fièvre d’or sont nombreux chez Gustave Aimard ; et Karl May évoque Le trésor du lac d’argent) ; le plus souvent, c’est l’espace lui-même qui semble être désiré. Il s’élargit sous les yeux du héros en plaines sans limites, souvent riches en terres fertiles ou en forêt boisées ; en témoignent bien des débuts de romans, parmi lesquels Oceola, roi des Séminoles (Oceola the Seminole), qui chante la Floride avec ces mots : Linda Florida ! Belle terre des fleurs ! […] tes forêts sont toujours vierges, tes savanes toujours vertes, tes bosquets toujours odorants » (Mayne Reid). Et même les régions menaçantes sont décrites en termes hyperboliques : La main ferme de Gustave Aimard s’ouvre sur l’évocation de la sierra de San-Saba : « cette savane maudite, où blanchissent les squelettes sans nom, que le vent et le soleil achèvent de réduire en poussière, est un immense désert, semé de roches grisâtres sous lesquelles les serpents et les fauves ont, de temps immémorial, creusé leurs repaires, et qui ne produit guère que des ronces noires et de grêles mezquites qui, de loin en loin, surgissent avec effort au milieu des sables ». La présentation du décor a valeur programmatique : elle laisse espérer les plus terribles aventures, car dans ces récits, même les dangers sont une promesse faite au lecteur.

Que signifie ce présage de richesses infinies ? Certes, l’espace américain possède des paysages démesurés propres à frapper l’imagination de qui vient d’Europe ou quitte sa côte Est natale ; cependant cette fascination ne prend pas sa source dans un discours descriptif mimétique, mais bien dans une organisation discursive d’un paysage qui reflète l’une des principales préoccupations de la littérature d’aventures géographiques, celle d’une liberté totale, comprise dans son sens le plus large. Cette liberté n’est possible que parce que l’Ouest est un espace en friche, une matière à laquelle il reste à donner une forme. Autrement dit, la condition de possibilité de l’aventure en Amérique correspond précisément à la disparition de l’intérêt véritable pour les mœurs autochtones – c’est-à-dire à cette dimension symbolique qui enracine le discours national du western américain. Dans le roman de l’Ouest européen, l’espace doit être déréalisé, réduit à un terrain d’aventures. La description que Gabriel Ferry fait de l’État du Sonora dans Le coureur des bois est explicite : cet Etat est « l’un des plus riches de ceux de la confédération du Mexique » mais aussi « une des régions les moins explorées de cette portion de l’Amérique ». Terre inconnue, le Sonora peut alors se faire pays de Cocagne : « le sol, à peine effleuré par la charrue, s’y couvre de deux moissons chaque année, et, dans beaucoup d’endroits, on peut recueillir à ciel ouvert l’or répandu à profusion sur cette terre féconde ». L’espace vierge peut se remplir de ce qu’on désire : richesses infinies, dangers et aventures. A ces éléments, il faut en ajouter un autre, qui leur est nécessaire : l’absence de loi.

C’est parce que l’absence de loi est à la fois menace et condition de l’aventure que le récit de l’Ouest entretient avec celle-ci des relations si ambiguës. Il y a une véritable fascination pour l’outlaw, le hors-la-loi. Les outlaws du Missouri de Gustave Aimard déclinent les différentes sortes de refus de la loi. Il y a d’abord le refus de se soumettre qui caractérise ces aventuriers véritables que sont les squatters, « habitués à se mettre au-dessus de la loi aussitôt que la marée de la civilisation, qui toujours monte, les atteint, ils abandonnent sans regret tout ce qu’ils possèdent, maisons et terres, saisissent leurs haches, et s’enfoncent gaiement dans le désert » ; on reconnaît ici les traits qui feront la légende du cow-boy, et que Fenimore Cooper avait déjà évoquée dans La prairie : la prise de possession progressive de la terre américaine et l’imaginaire de la frontier. Mais Gustave Aimard ne s’arrête pas à ce discours. Il précise son portrait par cette indication éclairante : « voilà quels sont les squatters, un composé de bons et de mauvais instincts, de vertus et de vices, n’étant en réalité ni sauvages ni civilisés, mais se tenant en réalité sur l’extrême limite qui sépare les uns des autres, appropriant les lois à leurs besoins, les faisant et les défaisant à leur caprice et, en résumé, ne s’y soumettant que lorsqu’ils y trouvent avantage ». Le désir d’aventure est lié à cette transgression des règles, à cette intrusion dans un espace sauvage et ambigu. Refusant les principes de la civilisation, le squatter leur substitue sa propre loi. Quelle est-elle ? C’est celle de la prairie : la « loi du lynch » qui a donné son titre à un autre roman de l’écrivain français et qui est sans rapport avec les règles du monde policé, présentées en termes sévères par un des protagonistes :

Ces sentiments d’humanité font honneur à votre philanthropie […], fort bons et fort louables dans la vie civilisée où les lois protègent les individus sans qu’il soit nécessaire qu’ils interviennent ; au désert, ils ne valent rien : ici, chacun, sous peine de mort, est contraint de se protéger soi-même et de veiller à sa propre défense, s’il ne veut tomber sous les coups des ennemis qui sans cesse conspirent contre sa vie.

La loi du lynch, c’est celle de la corde et du colt. C’est une loi brutale, un pas de plus fait dans la sauvagerie à laquelle est associé l’imaginaire vierge de l’Ouest. L’ambiguïté de la loi sauvage que décrit Gustave Aimard se retrouve notamment dans la figure de Tom Mitchell, le chef de la bande des outlaws, mélange de justicier et de criminel à la Vautrin, qui fascine et inquiète les héros de son récit. Un Indien le décrit en ces mots : « le chef pâle est féroce, cruel et voleur ; mais il est avant tout brave et loyal ; ce qu’il a dit, il le fera ; ce qu’il a offert, il le donnera ».

Certes, la figure du bandit bien aimé, comme celle du settler, ont été en partie importées des Etats-Unis. Si les bandits connaissaient une grande popularité en Europe depuis le XVIIIe siècle (avec Cartouche, Mandrin, Dick Turpin et tant d’autres, elles se sont transformées et étendues à la fin du XIXe siècle avec la diffusion des Dime novels : Jesse James, Deadwood Dick, Davy Crockett et Buffalo Bill furent dès les années 1880 des figures connues dans toute l’Europe - et ce succès fut encore accru par le passage du Buffalo Bill Wild West Show en Europe. Avec eux, le hors la loi n’est plus seulement un bandit, c’est aussi un marginal, un chercheur d’aventures, qui se nourrit d’autres figures populaires – le pirate, le flibustier, le chevalier errant… On trouvait déjà certains de ces traits dans les coureurs des bois d’Aimard et de Ferry, ou chez les chasseurs de chevelures de Mayne Reid. Désormais, importée d’Amérique, la figure se cristallise, pour former progressivement les stéréotypes qui caractériseront le cow boy.

Reste qu’en Europe, si une telle figure tient une place privilégiée dans le roman de l’Ouest, ce n’est pas comme témoignage d’une époque héroïque, comme chez Bret Harte ou Mark Twain, mais comme figure romanesque de l’homme qui s’est affranchie de toute contrainte et de toute responsabilité pour se livrer à l’aventure – en ce sens elle se rapproche d’autres aventuriers, comme le bravache du récit de cape et d’épée (celui de Paul Féval, Michel Zévaco et d’Alexandre Dumas) ou le justicier (celui de Ponson du Terrail ou d’Eugène Sue). De la tradition américaine, les Européens ne conservent que les traits les plus stéréotypés, ceux que leur livrent les périodiques bon marché.

Il ne s’agit pas de déplorer l’irréalisme du discours européen, mais de souligner au contraire qu’il correspond parfaitement à l’idéal du personnage de romans d’aventures que Stevenson développait dans son essai « Une humble remontrance » : tout comme « un pirate est une barbe en pantalons bouffants littéralement hérissés de pistolets », un aventurier de l’Ouest est « une blouse de chasse frangée, des guêtres, une ceinture, un couteau et des pistolets » (Mayne Reid, Les chasseurs de chevelures). Dans le récit européen, le squatter, le coureur des bois ou le montagnard sont le plus souvent décrits de l’extérieur, comme des curiosités. Ainsi, Gustave Aimard propose-t-il une série de portraits de ces figures de l’Ouest, qui donnent lieu à autant de titres de romans : Les trappeurs de l’Arkansas, Les francs-tireurs, Les chercheurs de pistes, Le forestier, Les outlaws du Missouri, Le roi des placères d’or, Le trouveur de sentier. Faire le choix de tels titres, c’est vouloir mettre en avant un certain exotisme des noms, exotisme que l’on retrouve d’une autre façon dans les titres pittoresques que sont Rosas, Le Mas Horas ou que Cornelio d’amour. Mais de tels titres mettent aussi l’accent sur une existence rude, dangereuse et héroïque, dans laquelle ne survivient que les « chercheurs de pistes », les « francs tireurs » et les « outlaws ». Il ne s’agit pas tant de rendre compte avec précision d’une figure mythique de la construction d’une nation (le vacher et le settler comme colonisateurs du territoire), que de proposer un espace et des personnages à même de permettre au lecteur de se livrer à la rêverie aventureuse.

 

La littérature de l’Ouest européenne tend à privilégier les personnages ambigus : entre les bandits de Gustave Aimard et les chasseur de chevelures de Mayne Reid, il y a toute une palette de personnages dont l’attitude témoigne d’une certaine rudesse de caractère et parfois de violence et de cruauté associées à un cœur d’or, qui n’est pas sans rappeler celle des bandits que chérissaient les romans de hors-la-loi britanniques. Les bons Indiens, les squatters, les bois brûlés, les coureurs de bois ou les Mexicains ont tous ceci en commun qu’ils sont à la limite trouble qui sépare le bien du mal, comme si c’était sur cette frange que devait se construire le roman de l’Ouest. Ces personnages se situent tous entre la civilisation et la sauvagerie : ainsi, le bon Indien est souvent un Indien semi-civilisé, comme El-Sol, l’Indien éduqué des chasseurs de chevelures ; le Mexicain est également décrit comme une figure hésitant entre le Blanc et l’Indien : d’abord, c’est souvent un sang mêlé (comme les bois brûlés de Gustave Aimard), ensuite, il possède dans les récits un tempérament beaucoup plus ombrageux que l’Anglo-Saxon. Quant aux coureurs de bois, leurs mœurs sont rudes, leur intelligence, souvent fruste, et ils sont prompts à déchaîner une certaine violence. Les héros de Karl May représentent bien cette ambiguïté des personnages qui hantent les récits de l’Ouest : alors que Shatterhand devient progressivement un vrai coureur des bois, et se détache du monde des Blancs, Winnetou, son ami Indien, se rapproche au contraire de la civilisation, définissant une sorte de juste milieu où doit se situer le héros romanesque. Les personnalités des deux hommes étaient à l’origine nettement séparées, mais rapidement, elles se rapprochent jusqu’à former un couple où chaque individu porte en lui-même cette ambivalence propre au personnage de l’Ouest.

Mais au-delà des personnages, les récits dans leur structure tout entière sont fondés sur un tel affrontement des forces de la civilisation, et de celles de la sauvagerie. Cette opposition, c’est bien sûr celle qui se produit entre le monde du héros, ses valeurs, ses attributs et ses connaissances d’une part, et les régions et les peuples qu’il rencontre d’autre part. Un tel aspect n’est pas propre au seul roman de l’Ouest, mais se retrouve au contraire dans toute la littérature d’aventures géographiques. Cependant, alors que dans les autres romans d’aventures, l’opposition entre la civilisation, représentée par le colon blanc, et la sauvagerie, symbolisée par la nature et les êtres qui la peuplent, est nettement dessinée, au moins dans la distribution actantielle du récit, le roman de l’Ouest, parce qu’il fait presque toujours intervenir les personnages beaucoup plus ambigus que nous venons d’évoquer, et parce qu’il se situe sur cette zone symbolique de la frontière (limite entre le monde colonisé et l’espace sauvage), ne tranche plus aussi nettement les deux univers.

Or, cette différence de situation va affecter en profondeur la structure du récit : l’initiation aux valeurs de la sauvagerie que doit faire tout héros de roman d’aventures géographiques prend une forme particulière. Certes, le récit de l’Ouest ne s’écarte qu’en partie des motifs, propres aux romans d’aventures géographiques, de la plongée « au cœur des ténèbres, ce que Conrad évoque brillamment dans Au cœur des ténèbres, et se retrouve chez Verne comme chez Stevenson ou Haggard.

A l’inverse, ce schéma n’est pas toujours possible dans le récit de l’Ouest, puisque les personnages ne sont plus totalement étrangers au monde dans lequel ils vivent leurs aventures. Aussi les lecteurs ne peuvent-ils tout à fait considérer la sauvagerie comme un élément exogène : quand le héros est lui-même un demi-sauvage, comme les personnages de Karl May à partir du deuxième roman du cycle ou certains personnages de Gustave Aimard (le Cœur-Loyal, Balle-Franche), loin de quitter les forêts ou les plaines pour rejoindre la ville et la civilisation, il s’enfoncera à nouveau, au terme de ses aventures, dans une nature qui lui est familière, mais qui demeure pour le lecteur un environnement sauvage. Certes les récits dont le héros est un Greenhorn, c’est-à-dire un Blanc des villes, proposent un trajet plus proche de celui d’autres romans d’aventures géographiques puisque, au terme de son aventure, le personnage revient en général à la civilisation, mais les hommes qu’il a côtoyés, coureurs de bois, outlaws ou francs-tireurs, ne sont plus désormais issus d’une autre race : ils sont blancs comme lui, ce qui, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, fait tomber une importante barrière symbolique, et crée un lien plus profond entre les actions du héros et celles de ses frères de sauvagerie. L’hétérogénéité n’est plus totale entre les deux mondes.

Aussi les paysages que traversent les héros ne sont-ils jamais complètement sauvages. L’homme blanc n’est jamais totalement absent, il impose toujours sa marque au paysage : perdus dans la prairie, poursuivis par les Cheyennes, les héros de Sulle frontiere del far-west  d’Emilio Salgari croisent loin de toute ville des squatters qui leur porteront secours. Comme d’autres, ils se situent dans un espace ambigu qui est déjà celui du western. Le récit de l’Ouest ne propose pas une altérité radicale : non que l’Amérique ne dépayse pas un lecteur européen, mais le décor et les personnages ne sont pas présentés comme tout à fait étrangers. En cela, le récit est bien aussi un récit de frontier à la façon des œuvres d’outre-Atlantique.

 

Si la coexistence des valeurs de la civilisation et de la sauvagerie est un motif partagé avec le Western américain, le sens que prend l’espace de l’Ouest n’est pas tout à fait le même dans les deux cas. Pour les Européens, les figures décrites restent profondément exotiques, parce qu’elles n’existent pour le lecteur que dans les livres ; même quand les coureurs de bois sont des Anglo-Saxons ou des Français, ils sont si éloignés, par leurs mœurs, des habitants du vieux continent qu’ils ne représentent pour eux qu’une image fantasmatique, sans référent précis, de liberté, et se constituent à partir d’une série de stéréotypes qui les fige en figures imaginaires. Dans le récit de l’Ouest à l’européenne, de même que la géographie n’est là que pour dépayser, l’Histoire est neutralisée, réduite à sa simple fonction exotique et déréalisante. Quand Gustave Aimard raconte, dans Le Souriquet, la « légende de la perte du Canada », il ne donne pas à cet épisode de l’Histoire une fonction de reconnaissance ou de communion, tout au plus fait-il part d’une nostalgie coloniale caractéristique de l’esprit cocardier de l’époque ; en tout cas, il se place explicitement du côté de la « légende », de l’imaginaire, comme Mayne Reid, quand il propose une légende du Nord mexicain (The War Chief ; Legend of Northern Mexico). Quand Emilio Salgari décrit, dans I corsari delle Bermude, la prise de Boston, épisode célèbre des guerres d’Indépendance américaine, l’événement ne porte en lui-même aucun discours sous-jacent – tout au plus s’inscrit-il dans les rêveries de l’auteur sur des espaces romanesques préservés ; l’Histoire ne fonde rien, elle ne tient pas non plus une position critique, opposant, comme c’est souvent le cas, l’âge d’or qu’elle décrit à la société moderne (ce qui est aussi une façon de chercher une fondation) ; elle ne peut jouer un tel rôle, puisqu’elle ne correspond pas au passé de ceux qui écrivent. Le voyage dans le temps n’est plus alors qu’une curiosité romanesque et un simple cadre pour l’aventure, au même titre que le voyage dans l’espace.

S’il existe un écart entre les récits de l’Ouest européens et ceux d’Amérique, c’est dans cette relation à la sauvagerie, exotique ou non, qu’elle se marque. Or, cette différence initiale va longtemps entraîner des divergences thématiques et les structurelles dans les œuvres. Dès lors que le récit s’organise comme une visite guidée d’un monde inconnu et différent, la forme du voyage et de l’exploration tend à primer sur celle de la fondation. Il y a une extériorité du regard porté sur le monde : les débuts de récits de Mayne Reid ou de Gabriel Ferry, qui peignent, en un ou deux chapitres enthousiastes, le paysage qui servira de cadre au récit, paraissent tirés d’un guide touristique. C’est que le modèle privilégié est celui du voyage, du trajet, de l’exploration – par le lecteur comme le personnage – d’un univers inconnu. Cela suppose une structure particulière : organisation du récit en épisodes correspondant à autant d’étapes du voyage, circonscription d’une aventure caractérisée par un chronotope propre et enchâssée dans un espace et un temps différents, fonction spécifique de l’explication et de la description, etc. Cela implique également une distribution des rôles particulière : lorsque le couple est celui de l’homme civilisé et du demi-sauvage, le héros est presque toujours l’homme civilisé ; il vient s’« encanailler » à l’Ouest, comme le héros des Chasseurs de chevelures qui débarque, muni de sa lettre de recommandation, à Saint Louis « en quête de pittoresque ». Parfois, le héros traverse l’Atlantique pour faire fortune, comme le héros de Winnetou ; parfois, il débarque en Amérique pour régler un différend familial, comme Sir William, le héros d'I’corsari delle Bermude d’Emilio Salgari ; parfois, le voyageur ne fait même que passer, comme le gamin de Paris de Louis Boussenard ou les chasseurs d’ours de Mayne Reid (Bruin) ; mais toujours, ils sont étrangers au pays dans lequel ils pénètrent, à son histoire, à sa culture et ses préoccupations.

Pour un Américain au contraire, le coureur des bois et l’aventurier ne sont pas de simples figures exotiques, ils participent des fondements mythiques sur lesquels s’est construite la nation américaine. Ces personnages sont liés à une histoire individuelle que décrivait en 1874 John Abbott dans David Crockett, His Life and Adventures, sa biographie du célèbre trappeur-politicien

David Crockett n’était certainement pas un individu modèle. Mais il était le représentant le plus fameux d’une classe d’hommes très nombreuse qui existe encore et qui a eu une très grande influence dans notre république. C’est pourquoi son existence étonnante mérite d’être étudiée par tous les patriotes.

Le récit de l’Ouest n’est plus en Amérique une simple aventure exotique, c’est le récit de geste héroïque des fondements d’une Nation, qui doit assurer la cohésion d’une culture, comme ailleurs les récits arthuriens ou la chanson de Roland. Stewart Edward White, dans The Blazed Trail (1902), prend d’ailleurs soin de lier aux héros des âges épiques le trappeur qui « donne à ses vices et à la ville un peu de ce port hautain des temps héroïques ». C’est aussi le sens des remarques préliminaires du Tueur de daims de Fenimore Cooper

Quand l’esprit se reporte aux premiers jours des colonies en ce pays, l’époque en semble éloignée et obscure […] et cependant quatre vies d’une durée ordinaire suffiraient pour transmettre de bouche en bouche, sous la forme de tradition, tout ce que l’homme civilisé a fait dans les limites de la république. Quoique l’état de New-York seul possède une population excédant celle de l’un ou de l’autre des quatre plus petits royaumes de l’Europe, ou de toute la Confédération suisse, il n’y a guère plus de deux siècles  que les Hollandais ont commencé à s’y établir et à tirer le pays de l’état sauvage.

Il s’agit bien ici d’évoquer le passé héroïque de la fondation d’un monde tiré des ténèbres. Si les temps épiques ne sont pas si éloignés, c’est que l’histoire de l’Amérique est elle-même brève.

C’est en cela que le récit de l’Ouest, situé en général dans un passé proche, se présente souvent sous les traits du roman historique. Ce n’est pas n’importe quelle Histoire que raconte le roman de l’Ouest, au contraire, il est, pour les auteurs américains, le récit de l’avènement d’une civilisation. Contrairement aux récits européens, le Western américain, rejoint la fonction principale du roman historique : l’Histoire permet de faire mémoire, de fonder une tradition, une vision commune du monde à laquelle un ensemble de lecteurs peuvent s’identifier, ou au contraire opposer un âge d’or mythique au monde moderne.

En parlant du passé, le roman historique cherche avant tout à penser le présent. Ainsi, le récit américain de l’Ouest se différencie non seulement du modèle anhistorique du roman d’aventures géographiques, mais aussi de celui de la plupart des romans d’aventures historiques – récits de cape et d’épée et autres ouvrages parasites du roman historique. En effet, dans ce type de récits, l’Histoire est un élément exotique, elle permet le dépaysement – et met donc en place un espace fantasmatique dans lequel l’aventure pourra se développer car, pour le roman d'aventures historiques, l’Histoire est un décor, simple ingrédient de l’aventure, comme, dans le roman d'aventures géographiques, la géographie n’est qu’un terrain pour l’aventure.

Au contraire, l’auteur américain peut nous plonger, à travers les récits de l’Ouest, dans sa propre Histoire. Il s’agit donc, pour un tel auteur, de regarder son monde à travers le filtre d’un passé qui le fonde. Il ne le fait pas nécessairement (les dime novels les pulps, et la plupart des westerns populaires sont généralement anhistoriques) ; et quand il le fait, ce n’est pas toujours consciemment ; l’idéologie sous-jacente peut préexister à son œuvre sans être le fait d’une construction raisonnée. Mais ce caractère le plus souvent inconscient et stéréotypé ne retire rien à cette différence essentielle qui existe entre le roman de l’Ouest écrit par les Américains et celui écrit par les Européens. Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la lecture que les auteurs populaires faisaient de ces œuvres. E. S. Ellis, l’un des principaux pourvoyeurs de dime novels est de romans de l’Ouest pour la jeunesse, est aussi l’auteur de biographies romanesques des grands héros de l’Ouest (Davy Crocket, Kit Carson…) et des grands présidents américains, il est aussi un grand vulgarisateur de l’Histoire de l’Amérique et de sa fondation, preuve qu’il était imprégné de cette vision « politique » de l’aventure dans l’Ouest ; à leur tour, les récits d’Ellis vont nourrir l’imaginaire des lecteurs américains, et participer à la cohésion de l’imaginaire western. Le récit n’est plus dans cette simple situation d’altérité qui permet au discours fantasmatique et aux pulsions violentes de s’exprimer, mais il entretient avec l’univers du lecteur des rapports d’affinités qui n’existent pas dans le roman d’aventures géographiques.

Cela explique que le couple homme de l’Ouest / homme de l’Est (c’est-à-dire en partie la relation sauvagerie / civilisation), quand il est représenté dans le roman américain, met davantage l’accent sur le premier, inversant la relation proposée par les récits européens : c’est le westerner qui est au centre du récit, parce que c’est son action, son mode de vie, ses mœurs, qui attirent le lecteur. Ils ne l’intéressent pas seulement comme une curiosité exotique (même si le pittoresque est un des traits essentiel des œuvres), mais comme une intériorité qu’il s’agit de déchiffrer : pourquoi agit-il comme il le fait ? Comment vit-il ? Quelles sont ces valeurs ? Le roman tout entier tente de répondre à ces questions, ou plutôt, il construit une réponse en accord avec l’idéologie sous-jacente d’une jeune Amérique à peine sortie de l’innocence et de la sauvagerie : le portrait que dresse Stewart Edward White dans les premières pages de The Blazed Trail est significatif de cette position : il commence par faire du pionnier une des figures essentielles de l’Amérique (« quand l’Histoire lui aura donné, avec le recul, la place qu’il mérite, nous verrons dans le pionnier américain l’un de ses personnages les plus pittoresques »), puis il décline ses qualités supposées : courage et simplicité, rudesse et proximité avec la nature. Le pionnier dans sa brutalité sauvage est plus fort que la civilisation elle-même (« la civilisation peut s’effondrer sans mettre à mal son formidable équilibre »). La sauvagerie n’est plus un fantasme ou une menace, parce qu’elle est le fait du pionnier et qu’elle fonde la société. A travers ses différentes incarnations (cow-boy ou coureur des bois), c’est le mythe d’une civilisation qui a su se construire dans un univers farouche.

Cette aspiration à sonder le cœur fruste des hommes qui ont fondé leur nation a été l’une des préoccupations de nombreux écrivains américains de l’Ouest de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle : c’est déjà le cas de Mark Twain, ce le sera aussi de Stewart White, d’Owen Wister, d’Harold Wright, de Bret Harte ou de Mary Murfree. A côté des productions populaires qui se contentent de faire du décor un vague arrière-plan à leurs intrigues stéréotypées, ces auteurs prétendent à un parti-pris réaliste – même si ce réalisme est essentiellement un sens du pittoresque, et si l’on retrouve chez presque tous les ficelles du mélodrame – là où le roman de l’Ouest écrit par des Européens tend à rechercher le dépaysement et le romanesque, le romance.

C’est peut-être ce qui explique qu’au début du siècle, le Western américain, à l’image de ce que proposent le Virginian d’Owen Wister ou « The Two Gun Man » de Stewart Edward White, s’est mis à préférer le cow-boy au coureur des bois des générations précédentes et du roman de l’Ouest, et au gunner des générations suivantes. Le coureur des bois est un être asocial. C’est un chasseur et un aventurier qui reste toujours à distance de la civilisation, à l’instar de Bas de Cuir qui s’étiole au fur et à mesure des progrès du monde moderne. Par définition, l’art du coureur des bois est de ne laisser aucune trace derrière lui, de ne rien fonder mais, au contraire, de se fondre dans le paysage. De même, le gunner dont les Westerns feront leur personnage privilégié après que le mythe pastoral du cow-boy aura été mis à mal, est un héros de crise qui apparaît après que le trouble s’est fait dans l’imaginaire virginal du Western. A l’inverse de ces deux figures, en amenant le troupeau aux avants-postes de civilisation ou aux grandes villes de l’Est, et en transformant en prairies et en ranches les gigantesques régions inhabitées de l’Amérique, le cow-boy établit le lien entre les différentes valeurs de l’Amérique : il défriche le terrain encore désert – et l’ouvre par là à la civilisation – et il unifie par son trajet le territoire, créant une passerelle avec les villes, sans que celles-ci parviennent à lui faire perdre son innocence.

 

La différence qui existait, avant le développement du cinéma, entre les types de récits qu’ont privilégiés les principaux auteurs européens et américains se retrouve dans les définitions distinctes qu’ils ont données du Western par la suite. Les Européens ont longtemps fait du roman de l’Ouest un type particulier de récit d’aventures : il obéissait aux mêmes exigences d’exotisme, il mettait l’accent sur les mêmes structures narratives (forme du roman d’action et contraintes du voyage) et développait des motifs similaires (altérité du héros, plongée dans la sauvagerie, rencontre avec l’autre), enfin, il se construisait sur un pacte de lecture analogue (vraisemblable fondé sur l’irréalisme et le dépaysement, recherche de l’extraordinaire). Or, aujourd’hui encore en Europe, si l’on reconnaît, en grande partie grâce à l’impact du cinéma, l’importance de ces œuvres dans la mise en place du mythe américain de la frontier, on continue de lier ce type de fiction à une action violente (et donc au modèle du roman d'aventures), là où les Américains ont tendance à penser le récit non pas en terme d’action, mais comme l’expression de l’esprit de la frontier (où se mêlent les motifs des grands espaces, de la nature à conquérir, de l’avancée de la civilisation, de la simplicité et la rudesse des mœurs, etc.), sans nécessairement rattacher le genre à une intrigue violente. Pour les auteurs et les publics européens, la question du dépaysement est essentielle. Il s’agit de permettre au lecteur de participer, de manière fantasmatique, à la grande libération des pulsions dans l’univers sans lois qu’on l’invite à découvrir. L’irréalisme n’est pas signe de faiblesse, au contraire, il substitue une cohérence purement romanesque, selon un pacte assez élémentaire qui suppose que le cadre dépaysant rend possible les situations dépaysantes. Le dépaysement, parce qu’il ne correspond à rien de connu pour le lecteur, fonctionne comme un gage qui rend vraisemblables les mésaventures les plus extraordinaires.

Sous une même appellation, on se trouve face à deux conceptions différentes d’un genre, qui ne se recouvrent que très partiellement, et pas nécessairement sur les points essentiels. Toutes deux sont aussi légitimes : en un sens, ce que les Européens appellent le Western possède une histoire aussi ancienne que le Western américain ; l’origine est dans les deux cas à rechercher chez Fenimore Cooper et dans ce que les auteurs qui s’en sont inspirés y ont trouvé. Mais la conception d’un genre, comme toute construction de langage, dépend moins d’une propriété intrinsèque des œuvres que de l’intégration de ces œuvres dans l’ensemble classificatoire qui les précède et dans lequel elles s’intègrent. Les divergences dans les définitions viennent de ce que le système taxinomique n’était pas exactement le même ; pour le dire autrement, le désaccord partiel s’explique par l’histoire littéraire et culturelle différente des deux continents, et par l’échafaudage générique particulier qui s’en est suivi. C’est cet écart relatif qui a conduit les Européens à produire des œuvres sensiblement différentes de celles que proposaient leurs confrères outre-Atlantique. Certes, il a existé une multitude de Westerns d’aventures et d’action américains dès les premières œuvres, mais ceux-ci sont laissés un peu de côté par les études génériques américaines, qui privilégient les auteurs qui ont tenté de rendre compte de leur pays. En Europe en revanche, le Western ne pouvait exister qu’en prenant la forme d’un roman d'aventures géographiques et parfois historiques, et c’est selon les modalités d’une telle lecture générique que l’on peut le mieux appréhender ces œuvres.

 

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