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Le Roi à Strelsau.

 

 

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Chapitres I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X.

 

 

M. Rassendyll arriva de Zenda à Strelsau vers neuf heures du soir, le jour qui fut témoin du drame du Rendez-vous de chasse. Il aurait pu arriver plus tôt; mais la prudence ne lui permit pas d'entrer dans les faubourgs populeux avant que l'obscurité le protégeât contre les regards. On ne fermait plus les portes de la ville au coucher du soleil, comme à l'époque où Michel le Noir en était gouverneur, et Rodolphe passa sans être remarqué. Heureusement, la nuit, belle où nous étions, était pluvieuse et tempétueuse à Strelsau ; en conséquence, il y avait peu de monde dans les rues, et il put gagner la porte de ma maison sans être remarqué. Là, se présentait un danger. Aucun de nos domestiques n'était dans le secret. Seule, ma femme, à qui la Reine s'était confiée, connaissait Rodolphe et elle ne s'attendait pas à le voir, puisqu'elle ignorait les derniers événements. Rodolphe se rendait bien compte du péril et regrettait l'absence de son fidèle serviteur qui aurait pu lui préparer les voies. L'averse lui fournissait un prétexte pour enrouler un cache-nez autour de son visage et relever le col de son habit jusqu'à ses oreilles, en même temps que les coups de vent lui imposaient la nécessité d'enfoncer son chapeau jusque sur ses yeux, s'il voulait ne pas le perdre. Ainsi dérobé aux regards des curieux, il arrêta son cheval à ma porte et sonna après avoir mis pied à terre. Lorsque le maître d'hôtel ouvrit, une étrange voix enrouée demanda la comtesse, prétextant un message envoyé par moi. Le serviteur hésita naturellement à laisser cet inconnu seul à la porte ouverte, tout ce que contenait le vestibule se trouvant ainsi à sa disposition. Balbutiant une excuse, dans le cas où l'étranger serait un gentleman, il ferma la porte et alla prévenir sa maîtresse. La description du visiteur intempestif éveilla aussitôt le vif esprit de ma femme. Elle savait par moi comment Rodolphe s'était rendu à cheval au Pavillon de chasse, le visage enveloppé d'une écharpe et le chapeau sur les yeux. Un homme très grand, dont le visage se dissimulait de même et qui disait apporter un message de ma part, lui suggéra aussitôt la pensée que M. Rassendyll pouvait être arrivé. Helga ne veut jamais convenir qu'elle est très intelligente; cependant, je m'aperçois qu'elle devine toujours ce qu'elle veut savoir de moi, et j'ai idée qu'elle réussit fort bien à me cacher les petites choses que sa sagesse conjugale juge bon de me laisser ignorer. Il ne devait donc pas lui être plus difficile de se tirer d'affaire avec le maître d'hôtel qu'avec moi. Posant très tranquillement sa broderie, elle lui dit:

« Ah! oui, je connais ce monsieur. Est-ce que vous l'auriez laissé dans la rue par la pluie? »

Elle s'inquiétait dans l'hypothèse que la figure de Rodolphe fût restée si longtemps exposée aux lumières du vestibule.

Le maître d'hôtel murmura une excuse, expliqua ses craintes et l'impossibilité de distinguer le rang social de l'étranger par une nuit si noire.

Helga l'arrêta court en s'écriant : « Vous êtes stupide. » Puis elle descendit l'escalier en courant pour aller ouvrir la porte elle-même, non pas toute grande, pourtant. A première vue, elle reconnut M. Rassendyll, ses yeux surtout; dit-elle.

« C'est donc vous! s'écria-t-elle. Et mon absurde domestique vous laisse à la pluie! Entrez, je vous prie. Oh! Et votre cheval? »

Se tournant alors vers le maître d'hôtel contrit, elle lui dit :

« Conduisez donc le cheval de M. le baron aux écuries.

- Je vais envoyer quelqu'un immédiatement, madame la comtesse.

- Non, conduisez-le vous-même de suite; je ferai entrer le baron. »

D'assez mauvaise humeur, le corpulent maître d'hôtel sortit sons l'averse. Rodolphe se recula pour le laisser passer, puis entra vivement dans le vestibule, où il se trouva seul avec Helga. Posant un doigt sur ses lèvres, elle le conduisit dans une petite pièce du rez-de-chaussée dont je faisais une sorte de bureau.

Elle donnait sur la rue et l'on entendait la pluie battre les larges vitres de la fenêtre. Rodolphe se tourna vers Helga avec un sourire et s'inclinant, lui baisa la main.

Le baron de quoi? chère comtesse, demanda-t-il.

- Il ne s'en informera pas, répondit-elle en levant légèrement les épaules. Dites-moi vite ce qui vous amène ici et ce qui est arrivé. »

Il lui conta brièvement tout ce qu'il savait. Elle cacha bravement ses craintes en apprenant que je pourrais rencontrer Rupert au Pavillon et, de suite, écouta ce que Rodolphe avait à lui demander.

« Puis-je sortir de la maison et au besoin y rentrer sans être vu, dit-il.

- La porte est fermée la nuit et mon mari ainsi que le maître d'hôtel en ont seuls les clés. »

Les yeux de M. Rassendyll se portèrent vers fenêtre.

« Je n'ai pas assez engraissé pour ne pas pouvoir passer par là, répondit-il; donc mieux vaut n'avoir pas recours au maître d'hôtel; il jaserait.

- Je passerai la nuit ici et ne laisserai entrer personne.

- II se pourrait que je revinsse, poursuivit-il, si je manquais mon coup, et si l'on jetait l'alarme.

- Votre coup? dit-elle eu se reculant un peu.

- Oui, répondit-il; ne me demandez pas de quoi il s’agit ; c'est pour le service de la Reine.

- Pour la Reine, je ferais tout et Fritz aussi. »

Il lui serra la main affectueusement, comme pour l'encourager.

- Alors, je peux donner mes ordres? dit-il en souriant.

- Ils seront obéis.

- Eh bien? Un manteau sec, un petit souper et cette pièce pour moi seul et vous. »

Comme il parlait, le maître d'hôtel tourna le bouton de la serrure. Ma femme s'élança vers la porte, l'ouvrit et, Rodolphe lui tournant le dos, dit au domestique d'apporter de la viande froide et ce qu'il pourrait trouver dans la maison, aussi vite que possible.

« Maintenant, venez avec moi, dit-elle à Rodolphe, dès que le maître d'hôtel fut parti. »

Elle le conduisit à mon cabinet de toilette où il mit des vêtements secs, puis elle s'occupa du souper, ordonna qu'on préparât une chambre à coucher, dit au maître d'hôtel qu'elle avait à parler d'affaires avec le baron, qu'il ne veillât pas plus tard qu'onze heures, le renvoya et alla dire à Rodolphe que la voie était libre.

A son retour, il exprima son admiration pour le courage et la présence d'esprit dont elle faisait preuve, et je me permets de penser qu'elle méritait ses compliments. Il soupa en toute hâte, puis ils s'entretinrent, Rodolphe fumant un cigare avec la permission d'Helga. Onze heures étaient sonnées. Ma femme ouvrit la porte et regarda au dehors. Le vestibule était sombre, la porte d'entrée verrouillée, la clé dans les mains du maître d'hôtel. Helga referma la porte et tourna doucement la clé dans la serrure. A minuit, Rodolphe se leva et baissa la lampe aussi bas que possible. Ensuite, il ouvrit les volets, puis la fenêtre et regarda dans la rue.

« Refermez tout quand je serai parti, murmura-t-il. Si je reviens; je frapperai ainsi et vous ouvrirez.

- Pour l'amour du Ciel! Soyez prudent, » dit tout bas Helga en saisissant sa main.

Il lui fit un signe rassurant, enjamba le rebord de la fenêtre et attendit un instant en écoutant. La tempête ne s'apaisait pas et la rue était déserte. Il se laissa tomber sur le trottoir, le visage de nouveau enveloppé. Elle guetta sa haute silhouette qui s'éloignait à longues enjambées, jusqu'à ce qu'un détour du chemin le lui cachât. Alors, ayant refermé la fenêtre et les volets, elle commença sa veillée, priant pour lui, pour moi et pour sa chère maîtresse la Reine, car elle savait qu'une tâche périlleuse était entreprise cette nuit-là, et elle ignorait qui pouvait être menacé ou frappé.

Depuis le moment ou M. Rassendyll quitta ma maison à minuit pour aller à la recherche de Rupert de Hentzau, chaque heure, presque chaque moment amena un incident du drame rapide qui décida de notre sort. J'ai dit ce que nous étions en train de faire. Rupert revenait alors vers la ville, et la Reine méditait, dans son insomnie agitée, la résolution qui allait la ramener, elle aussi, à Strelsau. Même au milieu de la nuit, les deux partis agissaient. Car si prévoyant et si habile qu'il fût, Rodolphe combattait un antagoniste qui ne négligeait aucune chance et qui avait trouvé un instrument capable et utile dans ce Bauer, un coquin rusé, s'il en fût jamais. Du commencement jusqu'à la fin, notre grande erreur fut de ne pas compter assez avec ce gredin, et il nous en coûta cher!

Ma femme et Rodolphe lui-même avaient cru la rue absolument déserte, quand elle avait ouvert la fenêtre et qu'il était parti. Cependant, tout avait été vu depuis son arrivée jusqu'au moment où elle avait refermé la fenêtre. Aux deux extrémités de ma maison, deux saillies sont formées par les fenêtres du grand salon et de la salle à manger. Elles projettent une ombre, et dans l'ombre de l'une d'elles, je ne sais de laquelle, un homme surveillait tout ce qui se passait. Partout ailleurs, Rodolphe l'aurait vu. Si nous avions été moins absorbés par notre propre jeu, il nous eût paru très probable que Rupert chargerait Rischenheim et Bauer de surveiller ma maison pendant mon absence, car c'était là que chacun de nous, arrivant en ville, irait tout d'abord. Il n'avait pas négligé cette précaution. La nuit était si sombre que l'espion, qui n'avait vu le Roi qu'une fois et ne connaissait pas M. Rassendyll, ne le reconnut pas; mais il comprit qu'il servirait son maître en suivant les pas de l'homme qui entrait et sortait si mystérieusement de la maison suspecte. En conséquence, comme Rodolphe tournait le coin et Helga refermait la fenêtre, une ombre courte et épaisse quitta prudemment l'angle de la fenêtre en saillie et suivit Rodolphe à travers la tempête. Ils ne rencontrèrent personne si ce n'est, çà et là, un agent de police faisant son service bien à contrecoeur. Tous étaient plus préoccupés de chercher l'abri de quelque muraille, que de surveiller les rares passants.

Les deux hommes avançaient. Rodolphe entra dans la Königstrasse. A cet instant, Bauer qui était à une distance d'environ cent mètres (il n'avait pu se mettre en marche qu'après avoir vu refermer la fenêtre), hâta le pas et réduisit la distance à environ soixante-dix mètres. Cela pouvait lui paraître suffisant par cette nuit où le vent et la pluie s'unissaient pour assourdir le bruit de ses pas.

Mais Bauer raisonnait en citadin, tandis que Rodolphe Rassendyll avait l'oreille fine d'un homme élevé à la campagne et dans les bois. Tout à coup, il dressa la tête d'un mouvement qui lui était habituel quand il survenait quelque chose d'imprévu. (Comme je me le rappelle bien, ce mouvement qui marquait l'éveil de son attention !)

Il ne s'arrêta pas; c'eût été révéler son soupçon, mais il traversa la rue et passa du côté opposé au n° 19 et ralentit un peu son pas. L'homme qui marchait derrière lui fit de même; celui qui le poursuivait ne voulait pas le rejoindre. Or, un homme qui s'attarde par une telle nuit; simplement pour imiter un autre homme assez absurde pour s'attarder lui aussi, doit avoir une raison qu'on ne peut discerner immédiatement. Rodolphe Rassendyll se mit à la chercher.

Alors, une idée lui vint, et oubliant les précautions qui l'avaient jusque-là si bien servi, il s'arrêta, plongé dans de profondes réflexions. Celui qui le suivait était-il Rupert lui-même? Ce serait digne de Rupert de le poursuivre, de préméditer une attaque, soit bravement et de front, soit honteusement par derrière, et d'être tout à fait indifférent au choix que lui offrirait le hasard. M. Rassendyll ne demandait pas mieux que de rencontrer son ennemi en plein air. Il le combattrait loyalement et s'il tombait, Sapt ou moi le remplacerions. S'il restait vainqueur, la lettre lui appartiendrait, il la détruirait aussitôt et rendrait ainsi le repos à la Reine.

.le ne pense pas qu'il perdit son temps à considérer comment il éviterait d'être arrêté par la police, que le bruit attirerait sans doute; peut-être en ce cas, se déciderait-il à déclarer son identité et à rire de la surprise des gens de la police à la vue d'une ressemblance fortuite, puis à se fier à nous pour le soustraire à l'autorité de la loi. Que lui importait tout cela, pourvu qu'il eût un instant pour détruire la lettre. Quoiqu'il en fût, il se détourna et marcha droit vers Bauer, la main sur le revolver qu'il portait dans la poche intérieure de sont habit. Bauer le vit venir et dut comprendre qu'il était soupçonné ou découvert. Aussitôt, le rusé compère enfonça sa tète dans ses épaules et avança d'un pas traînant, mais vif et en sifflotant. Rodolphe resta immobile au milieu de la rue, se demandant qui pouvait être cet homme, si c'était Rupert déguisant son allure ou l’un de ses complices ou, après tout, un individu ignorant nos secrets et indifférent à nos affaires.

Bauer s'avançait, sifflant doucement et traînant les pieds dans la boue liquide. II arrivait en face de M. Rassendyll. Celui-ci, à peu près convaincu que cet homme l'avait suivi, voulut s'en assurer. Le jeu le plus hardi avait toujours sa préférence; il partageait ce goût avec Rupert de Hentzau, et de là peut-être lui venait un secret penchant pour son peu scrupuleux adversaire.

Il s'approcha subitement de Bauer et lui parla sans déguiser sa voix, écartant en partie l'écharpe qui lui cachait le visage.

« Vous êtes dehors bien tard, mon ami, par une nuit comme celle-ci. »

Bauer, bien que saisi par ce défi subit, ne perdit pas la tête. Devina-t-il que c'était Rodolphe, je l'ignore, mais il dut soupçonner la vérité.

« Quand on n'a pas d'asile, il faut bien être dehors à toute heure, » répondit-il, en s'arrêtant et assumant cet air honnête et lourdaud qui m'avait si bien abusé.

Je l'avais décrit très minutieusement à M. Rassendyll : si Bauer savait ou devinait qui était son adversaire, M. Rassendyll n'était pas moins bien informé.

« Pas d'asile! s'écria Rodolphe d'un ton de compassion. Comment cela se fait-il? Par le Ciel? Ni vous, ni aucun homme ne doit en être réduit à la rue pour tout refuge par un temps pareil. Venez avec moi; je vous donnerai un abri et un lit pour cette nuit. »

Bauer recula. Il ne voyait pas où Rodolphe voulait en venir et le regard qu'il jeta sur la rue, indiquait son désir de fuir. Rodolphe ne lui en donna pas le temps. Conservant son air de sincère compassion, il passa son bras gauche sous le bras droit de Bauer, et lui dit en lui faisant traverser la rue :

« Je suis chrétien et sur ma vie, mon garçon, j'entends que vous ayez un lit cette nuit. Venez avec moi. Par le diable! Ce n'est pas un temps à rester dehors. »

Il était défendu à Strelsau de porter des armes. Bauer ne désirait pas avoir maille à partir avec la police; en outre, il n'avait voulu que faire une reconnaissance et n'était pas armé. Enfin, il se sentait faible comme un enfant dans les mains de Rodolphe. Il n'avait donc d'autre alternative que de suivre M. Rassendyll, et ils se remirent tous deux en marche le long de la Königstrasse. Bauer ne sifflait plus, mais de temps à autre, Rodolphe fredonnait doucement un gai refrain en battant la mesure sur le bras captif de Bauer. Bientôt, ils retraversèrent la rue; le pas traînant de Bauer prouvait clairement qu'il ne prenait aucun plaisir à changer de côté, niais il ne pouvait résister.

« Oui, il faut venir avec moi, mon garçon,» dit Rodolphe en riant et abaissant son regard sur son compagnon.

Ils approchaient des petits numéros près de la gare. Rodolphe se mit à examiner les fenêtres des boutiques.

«Comme il fait noir! dit-il. Mon garçon, pouvez-vous voir où est le n° 19. »

Son sourire s'accentua. Le coup avait porté. Bauer était an intelligent coquin, mais il n'était pas parfaitement maître de ses nerfs, et son bras avait tressailli sous celui de Rodolphe. Il balbutia

« Le numéro 19, monsieur?

- Oui, 19. C'est là que nous allons, vous et moi. J'espère que là nous trouverons... ce qu'il nous faut.

Bauer semblait ahuri. Évidemment, il ne savait comment expliquer ou parer ce coup hardi.

« Ah! je crois que nous y sommes, reprit Rodolphe, d'un ton très satisfait, au moment où ils arrivaient devant la maison de la mère Holf. N'est-ce pas un 1 et un 9 que je vois au-dessus de la porte? Ah! Et Holf! Oui, c'est le nom; sonnez, je vous prie; mes mains ne sont pas libres.

Elles étaient en effet fort occupées; l'une tenait le bras de Bauer, non plus de façon amicale, mais comme dans un étau de fer. Dans l'autre, le prisonnier voyait un revolver qui lui avait été caché jusque-là. Un mouvement du canon indiquait à Bauer la direction que prendrait la balle.

« Il n'y a pas de sonnette, dit-il avec humeur.

- Alors, frappez?

- Ce sera probablement peine perdue.

- Frappez, et d'une manière particulière, mon ami.

- Je n'en connais pas, grogna Bauer.

- Ni moi. Ne pouvez-vous deviner la manière de se faire ouvrir cette porte?

- Non. J'en suis incapable.

- Il faut pourtant essayer. Frappez et... écoutez-moi, mon garçon! Il faut que vous deviniez juste. Vous comprenez?

- Comment le puis-je? répliqua Bauer affectant un air fanfaron.

- En vérité, je l'ignore, dit Rodolphe souriant, mais je déteste attendre, et si la porte n'est pas ouverte dans deux minutes, j'éveillerai les bonnes gens de la maison par un coup de pistolet. Vous comprenez bien, n'est-ce pas? »

Et la direction de l'arme expliqua clairement le sens des paroles de M. Rassendyll.

Bauer céda à cette puissante persuasion. Il leva la main et frappa à la porte, d'abord très fort, puis très doucement cinq fois, les coups se succédant rapidement. Évidemment, on l'attendait, car sans aucun bruit de pas la chaîne fut tirée à l'intérieur avec précaution. Ensuite, ce fut le tour du verrou, et la porte s'entr'ouvrit. Au même instant; la main de Rodolphe glissa hors du bras de Bauer. D'un mouvement subit, il le saisit par la nuque et le jeta violemment dans la rue, où il tomba le visage contre terre dans la boue. Rodolphe se jeta contre la porte: elle céda; aussitôt, il entra et tira de nouveau le verrou, laissant Bauer dans le ruisseau. Alors, il se retourna, la main sur la détente de son revolver, espérant, j'en suis certain, trouver Rupert de Hentzau en face de lui.

Il ne vit ni Rupert, ni Rischenheim, ni même la vieille femme, mais une grande, belle et brave jeune fille tenant une lampe à huile dans sa main.

Il ne la connaissait pas, mais j'aurais pu lui dire qu'elle était la plus jeune des enfants de la mère Holf, Rosa, que j'avais souvent vue en traversant la ville de Zenda avec le Roi, avant que sa mère vînt s'établir à Strelsau. Par le fait, la jeune fille s'était attachée aux pas du Roi, et celui-ci avait souvent plaisanté de ses efforts pour attirer son attention par les regards langoureux de ses grands yeux noirs. Mais il est dans la destinée de ces grands personnages, d'inspirer ces étranges passions, et le Roi n'avait pas prêté plus d'attention à Rosa qu'à d'autres romanesques jeunes filles qui trouvaient une joie mauvaise à lui témoigner leur dévouement dont, par une ironie du sort, il était redevable à sa belle prestance le jour du couronnement et à son courage chevaleresque dans sa lutte contre Michel le Noir. Ses adoratrices ne l'approchaient jamais assez pour s'apercevoir du moindre changement dans l'idole de leur culte, laquelle avait été, en réalité, Rodolphe Rassendyll.

Une moitié du moins de l'attachement de Rosa était donc due à l'homme qui la regardait en cet instant avec surprise à la lueur de sa lampe fumeuse. Elle la laissa presque tomber quand elle l'aperçut, car l'écharpe avait glissé et les traits de Rodolphe n'étaient plus cachés. La crainte, la joie et la surexcitation se peignirent tour à tour dans ses yeux.

« Le Roi! murmura-t-elle, stupéfaite. Non, mais... et elle l'examina curieusement.

- Est-ce la barbe que vous cherchez, demanda-t-il en se caressant le menton. Les rois n'ont-ils pas le droit de se raser comme le commun des mortels? »

Son visage exprimait encore de la stupéfaction et quelque doute. Il se pencha vers elle et ajouta tout bas « Peut-être ne désiré-je pas beaucoup être reconnu de suite. »

Elle rougit de plaisir à l'idée qu'il se fiait à elle.

« Je vous reconnaîtrais n'importe où, répondit-elle avec un regard de ses grands yeux noirs; n'importe où, Votre Majesté.

- Alors, vous consentirez peut-être à m'aider?

- Jusqu'à la mort!

- Non, non, ma chère demoiselle. Je ne vous demande qu'un petit renseignement. A qui appartient cette maison?

- A ma mère.

- Ah! Elle prend des locataires? »

La jeune fille parut contrariée de ces préliminaires prudents.

« Dites-moi ce que vous désirez savoir, répondit-elle simplement.

- Eh bien! qui est ici?

- M. le comte de Luzau-Rischenheim.

- Et que fait-il?

- Il est étendu sur son lit où il se plaint et jure parce qu'il souffre de son bras blessé.

- Et il n'y a personne d'autre ici? »

Elle regarda autour d'elle avec précaution et baissa beaucoup la voix pour répondre

« Non, pas maintenant. Personne.

- Je cherchais un de mes amis, dit Rodolphe. J'ai besoin de le voir seul. Ce n'est pas facile pour un roi de voir les gens seul à seul.

- Vous voulez dire?...

- Vous savez bien qui je veux dire.

- Non... Ah! Oui. Il est parti pour vous chercher.

- Pour me chercher! Que diable! comment savez-vous cela, ma jolie demoiselle?

- Bauer me l'a dit.

- Ah! Bauer! Et qui est Bauer?

- L'homme qui a frappé. Pourquoi l'avez-vous empêché d'entrer?

- Pour être seul avec vous, naturellement. Ainsi donc, Bauer vous confie les secrets de son maître? » Elle accueillit cette plaisanterie avec un sourire coquet. Il ne lui déplaisait pas que le Roi sût qu'elle avait des admirateurs.

Et où est allé cet absurde comte pour me chercher? demanda Rodolphe d'un ton léger.

- Vous ne l'avez pas vu?

- Non; j'arrive tout droit du château de Zenda.

- Mais, s'écria-t-elle, il comptait vous trouver au Rendez-vous de chasse. Ah! Je me rappelle! Le comte de Rischenheim a été très contrarié en arrivant, d'apprendre que son cousin était parti.

- Ah! il était parti! Maintenant, je comprends. Rischenheim apportait au comte un message de moi.

- Et ils se sont manqués, Votre Majesté?

- Parfaitement, ma chère demoiselle. C'est très contrariant, sur ma parole. En parlant ainsi, du moins, Rodolphe n'exprimait que sa vraie pensée. Et quand attendez-vous le comte de Hentzau? demanda-t-il.

- Demain matin de bonne heure, Majesté; entre sept et huit. »

Rodolphe s'approcha d'elle et tira deux pièces d'or de sa poche.

« Je ne veux pas d'argent, Majesté; murmura-t-elle.

- Eh bien! Percez-les et portez-les en souvenir à votre cou.

- Oh! oui, oui! Donnez-les moi, s'écria-t-elle, eu tendant la main avec empressement.

- Vous les gagnerez? demanda-t-il en plaisantant et les tenant hors de sa portée.

- Comment?

- En étant prête à m'ouvrir quand je viendrai à onze heures et frapperai comme Bauer a frappé tout à l'heure.

- Oui, je serai là.

- Et en ne disant à personne que je suis venu ce me le promettez-vous?

- Pas même à ma mère?

- Non.

- Ni au comte de Luzau-Rischenheim?

- A lui moins qu'à personne. Il ne faut le dire à personne. Mon affaire est très secrète et Rischenheim l'ignore.

- Je ferai tout ce que vous me dites. Mais... mais Bauer sait.

- C'est vrai. Bauer sait. Eh bien! Nous verrons à disposer de Bauer. »

A ces mots, il se tourna vers la porte. Tout à coup, la jeune fille se baissa, lui saisit la main et la baisa.

« Je mourrais pour vous, murmura-t-elle.

- Pauvre enfant! » dit-il avec douceur.

Je crois qu'il se reprochait de profiter, même dans l'intérêt de la Reine, de ce pauvre amour naïf. Il mit la main sur la porte et dit, avant de l'ouvrir :

« Si Bauer vient, rappelez-vous que vous ne m'avez rien dit, rien, entendez-vous. Je vous ai menacée, mais vous ne m'avez rien dit.

- Il dira aux autres que vous êtes venu.

- Nous ne pouvons pas empêcher cela. Du moins, ils ne sauront pas quand je reviendrai. Bonsoir. »

Rodolphe ouvrit la porte, se glissa dehors et la referma vivement. Si Bauer revenait, sa visite serait nécessairement connue; s'il pouvait empêcher le retour de Bauer, on ne saurait rien par la jeune fille. Il s'arrêta une fois sorti, écoutant de toutes ses oreilles et sondant attentivement les ténèbres.

 

Chapitre XI.

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