VI

La tâche des serviteurs de la Reine.

 

 

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Le médecin qui m'avait soigné à Wintenberg était non seulement discret, mais indulgent; peut-être eut-il le bon sens de comprendre que cela ne ferait aucun bien à un malade de rester sur son dos à se ronger d'impatience, quand il ne désirait qu'une chose : être sur pied. Quoiqu'il en fût, je lui arrachai un consentement et fus en route environ douze heures après que Rodolphe m'eut quitté. De la sorte, j'arrivai chez moi, à Strelsau, le matin même où le comte de Luzau-Rischenheim avait ses deux entrevues avec le Roi au château de Zenda. Aussitôt arrivé, j'envoyai James, dont le secours m'avait été et continua de m'être infiniment précieux sous tous les rapports, expédier au connétable une dépêche le mettant au courant de la situation et me plaçant à ses ordres.

Sapt reçut cette dépêche pendant que se tenait un conseil de guerre, et les renseignements qu'elle apportait n'aidèrent pas peu le connétable et Rodolphe Rassendyll à prendre leurs mesures. Ce qu'elles furent, il faut maintenant que je le rapporte, quitte à être accusé de quelque lenteur.

Ce conseil de guerre tenu à Zenda, le fut dans des circonstances peu ordinaires. Si intimidé que parût être Rischenheim, on n'osait pas le perdre de vue. Rodolphe ne pouvait pas quitter la pièce où Sapt l'avait enfermé; l'absence du Roi devait être courte et il fallait que Rodolphe fût parti avant son retour, qu'on eût disposé de Rischenheim en toute sûreté et qu'on eût pris toutes les mesures pour empêcher la lettre dont on avait intercepté la copie, de tomber dans les mains auxquelles elle était destinée. La chambre était vaste; dans le coin le plus éloigné de la porte, Rischenheim était assis, désarmé, abattu, en apparence tout prêt à renoncer à ce jeu dangereux et à accepter telles conditions qu'on lui offrirait. Tout près de la porte, résolus s'il le fallait, à la défendre jusqu'à la mort, se tenaient les trois autres hommes, Bernenstein triomphant et gai, Sapt rude et de sang-froid, Rodolphe calme et perspicace. La Reine attendait, dans ses appartements, le résultat de leurs délibérations, prête à agir sous leur direction, mais résolue à voir Rodolphe avant qu'il sortît du château.

Ils causaient à voix basse. Tout à coup, Sapt prit un papier et écrivit. Ce premier message était pour moi et me priait de venir à Zenda dans l'après-midi; on avait grand besoin d'une autre tête et de deux autres mains.

Ensuite, la délibération reprit. Rodolphe parlait, car maintenant c'était son plan hardi que l'on discutait. Sapt tortillait sa moustache en souriant d'un air de doute.

« Oui, oui, murmura le jeune Bernenstein, les yeux brillants de surexcitation.

- C'est dangereux, mais c'est ce qu'il y a de mieux, dit Rodolphe en baissant encore la voix de peur que le prisonnier ne saisît une seule de ses paroles. Cela nécessite ma présence ici jusqu'à ce soir; est-ce possible?

- Non, mais vous pouvez vous cacher dans la forêt jusqu'à Ce que je vous y rejoigne, répondit Sapt.

- Jusqu'à ce que nous vous y rejoignions, s'empressa de dire Bernenstein, corrigeant Sapt.

- Non, répliqua le connétable; il faut que vous restiez ici pour surveiller notre ami. Allons, lieutenant, c'est pour le service de la Reine.

- En outre, ajouta Rodolphe avec un sourire, ni le colonel ni moi ne vous permettrions de mettre la main sur Rupert; il est notre gibier, n'est-ce pas, Sapt? »

Le colonel approuva d'un signe. Rodolphe, à son tour, prit du papier et écrivit le message suivant:

« Holf, 19; Königstrasse. Strelsau.

« Tout va bien. Il a ce que j'avais, mais désire voir ce que vous avez. Lui et moi serons au Rendez-vous de chasse ce soir à dix heures. Apportez-le, et venez nous rejoindre. On ne soupçonne rien. L. R. »

Rodolphe jeta le papier à Sapt. Bernenstein le lut avidement en se penchant par-dessus l'épaule du connétable.

« Je ne sais trop si cela me ferait venir, dit le vieux Sapt en ricanant.

- Cela fera venir Rupert de Hentzau. Pourquoi pas? Il comprendra que le Roi désire le voir à l'insu de la Reine et aussi à votre insu, Sapt, puisque vous êtes mon ami. Quel endroit le Roi choisirait-il plus probablement que son Rendez­vous de chasse, où il a l'habitude d'aller quand il veut être seul? Ce message le fera venir, n'en doutez pas. Mais, mon ami, Rupert viendrait même s'il avait des soupçons, et pourquoi en aurait-il?

- Ils peuvent avoir un chiffre, lui et Rischenheim, objecta Sapt.

- Non, répliqua vivement, Rodolphe, car dans ce cas il s'en serait servi pour envoyer l'adresse.

- Et... quand il viendra? demanda Bernenstein.

- Il trouvera le Roi qu'a trouvé Rischenheim et Sapt que voici, à son côté.

- Mais il vous reconnaîtra, objecta Bernenstein.

- Oui, je crois qu'il me reconnaîtra, répondit Rodolphe en souriant. En attendant envoyons chercher Fritz pour qu'il surveille le Roi.

- Et Rischenheim?

- Cela, c'est, votre affaire, lieutenant. Sapt, y a-t-il quelqu'un à Tarlenheim?

- Non, le comte Stanislas l'a mis à la disposition de Fritz.

- Très bien! Alors, les deux amis de Fritz, le comte de Luzau-Rischenheim et le lieutenant Bernenstein s'y rendront à cheval aujourd'hui. Le connétable de Zenda accordera au lieutenant un congé de vingt-quatre heures, et les deux gentilshommes passeront la journée et la nuit au château. Le lieutenant et Fritz ne perdront pas de vue un seul instant Rischenheim, et passeront la nuit dans la même chambre; et l'un d'eux ne fermera pas les yeux et gardera toujours la main sur son revolver.

- Très bien, monsieur, dit le jeune Bernenstein.

- S'il essaye de s'échapper ou de donner l'alarme, envoyez-lui une balle dans la tête, gagnez la frontière, mettez-vous en lieu de sûreté et donnez-nous de vos nouvelles, si cela vous est possible.

- Oui, monsieur, " répondit Bernenstein simplement.

Sapt avait fait un bon choix. Le jeune officier ne tenait aucun compte du péril et de la ruine auxquels il s'exposait pour servir la Reine.

Un mouvement d'impatience et un soupir de fatigue poussé par Rischenheim, attirèrent leur attention. Il avait tendu l'oreille pour saisir quelques mots, de telle sorte qu'il avait un grand mal de tête, mais les trois interlocuteurs avaient été prudents et il n'avait rien entendu qui pût l'éclairer sur leurs délibérations. Après y avoir renoncé, il était tombé dans une sorte d'apathie.

«Je ne crois pas qu'il vous donne grand'peine, murmura Sapt à Bernenstein, en désignant du doigt le prisonnier.

- Néanmoins, agissez comme s'il devait vous en donner beaucoup, reprit Rodolphe, en touchant le bras du lieutenant.

- Oui, c'est un sage conseil, répliqua le connétable. Nous étions bien gouvernés, lieutenant, quand ce Rodolphe-ci était roi!

- N'étais-je pas aussi son fidèle sujet? demanda Bernenstein.

Oui, et blessé à mon service, » ajouta Rodolphe, car il se rappelait qu'on avait tiré sur l'adolescent, encore presque un enfant, dans le parc, de Tarlenheim, en le prenant pour M. Rassendyll lui-même.

Leurs plans étaient donc arrêtés. S'ils pouvaient vaincre Rupert, Rischenheim serait à leur merci. S'ils le tenaient, loin du lieu de l'action, tout en se servant de son nom au profit de leur supercherie, ils avaient grand'chance de tromper et de tuer Rupert. Oui, de, le tuer, car tel était leur but comme le connétable de Zenda me l'avait dit.

« Nous n'aurions pas hésité, m'avait-il déclaré : l'honneur de la Reine était en jeu, et le misérable un assassin. »

Bernenstein se leva et sortit. Son absence dura environ une demi-heure, pendant laquelle il envoya les dépêches àStrelsau. Durant ce temps, Rodolphe et Sapt expliquèrent à Rischenheim ce qu'ils se proposaient de faire de lui. Ils ne demandèrent pas d'engagement et n'en prirent pas davantage. Il les écouta d'un air indifférent et ennuyé. Quand ils lui demandèrent s'il essaierait de résister, il rit d'un rire amer.

« Comment résisterais-je? dit-il. J'aurais une balle dans la tête.

- Assurément, répliqua Sapt, monsieur le comte, vous êtes très sage.

- Permettez-moi, monsieur le comte, de vous conseiller, dit Rodolphe en le regardant avec quelque bonté, si vous sortez sain et sauf de cette affaire, d'ajouter l'honneur à votre prudence et la chevalerie à l'honneur. Vous avez encore le temps de devenir un gentilhomme. »Il se détourna, suivi par un regard furieux de la part du comte et un sourire malin du connétable.

Quelques instants après, Bernenstein revint. Les chevaux étaient à la grille du château pour lui et pour Rischenheim. Après avoir échangé une poignée de mains et quelques dernières paroles avec Rodolphe, il fit signe à son prisonnier de le suivre, et ils sortirent ensemble, en apparence les meilleurs camarades du monde.

La Reine les vit partir de sa fenêtre et remarqua que Bernenstein restait un pas en arrière, la main sur la crosse de son pistolet.

La matinée s'avançait et de minute en minute il devenait plus dangereux pour Rodolphe de rester au château. Néanmoins, il était bien décidé à voir la Reine avant de partir. Cette entrevue ne présentait pas de grandes difficultés, la Reine ayant l'habitude de venir dans cette pièce, pour conférer sur ses affaires avec le connétable. Le plus périlleux serait ensuite de faire sortir Roldophe incognito. Pour parer à celle éventualité, le connétable ordonna que la compagnie des gardes en garnison au château, ferait l'exercice à une heure dans le parc, et que tous les serviteurs seraient autorisés à assister aux manoeuvres. Il espérait écarter ainsi les yeux curieux et donner à Rodolphe la possibilité de gagner la forêt sans être aperçu.

Ils lui indiquèrent un rendez-vous dans un lieu commode et bien abrité. Pour le reste, il leur fallait espérer en un hasard heureux, afin que M. Rassendyll réussît à éviter toute rencontre pendant qu'il attendrait. Quant à lui, il se disait certain de dissimuler sa présence, ou tout au moins son visage, de telle sorte que l'on ne pût faire courir quelque bruit étrange au château ou à la ville, sur la présence du Roi dans la forêt, seul et... sans barbe!

Tandis que Sapt prenait ses mesures, la Reine se rendit dans la pièce où se trouvait Rodolphe Rassendyll. Midi approchait et le jeune Bernenstein était parti depuis une demi-heure. Sapt l'accompagna jusqu'à la porte au bout du corridor. Il avait donné l'ordre que Sa Majesté ne fût dérangée sous aucun prétexte; il lui dit de manière à être entendu, qu'il reviendrait le plus tôt possible et, respectueusement, ferma la porte dès qu'elle fut entrée.

Je ne sais de ce qui se passa pendant cette entrevue, que ce que Sa Majesté me dit elle-même ou, plutôt, ce qu'elle dit à ma femme, car bien que cela fut destiné à m'être répété, à moi homme, elle ne voulut pas le révéler directement. Elle apprit d'abord de M. Rassendyll les plans arrêtés et quoiqu'elle tremblât à la pensée du danger qu'il courrait en rencontrant Rupert de Hentzau, elle l'aimait tant et avait une telle confiance en sa supériorité qu'elle semblait ne pas douter de sa victoire. Mais comme elle s'adressait des reproches pour l'avoir exposé à ce danger en lui écrivant, il tira de sa poche la copie de sa lettre prise à Rischenheim. Il avait eu le temps de la lire et sous ses yeux, il la baisa.

« Si j'avais autant de vies qu'il y a ici de mots, dit-il, je serais heureux d'en donner une pour chacun.

- Mais Rodolphe, vous n'avez qu'une vie et elle m'appartient plus qu'à vous. Aviez-vous pensé que nous nous reverrions jamais ?

- Je l'ignorais, » dit-il.

Ils étaient debout, en face l'un de l'autre.

« Mais moi, je le savais reprit-elle les yeux brillants. J'ai toujours su que nous nous reverrions une fois encore. Où et comment, je l'ignorais, mais cela je le savais, rien de plus. Et pour cela, j'ai vécu, Rodolphe.

- Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, dit-il.

- Oui, j'ai vécu, malgré tout. »

Il lui pressa la main. Il savait ce que signifiaient ces paroles, pour elle surtout.

« Cela durera-t-il toujours? demanda-t-elle, en lui étreignant tout à coup les mains! Mais un instant après, elle ajouta : Non! Non! Je ne dois pas vous faire du chagrin, Rodolphe. Je suis à demi contente d'avoir écrit cette lettre et qu'ils l'aient volée. Il m'est si doux de savoir que vous luttez pour moi, pour moi seule, cette lois, Rodolphe: pas pour le Roi, pour moi ! - C'est doux, en effet, ma douce bien-aimée. Ne craignez rien, nous vaincrons.

- Vous vaincrez, oui! Et puis vous partirez. Et laissant retomber les mains de Rodolphe, elle se couvrit le visage des siennes.

- Je ne dois pas baiser votre visage, dit-il, mais je peux baiser vos mains, et, il les baisa tandis qu'elle les pressait contre sa figure.

Vous portez ma bague? Toujours? murmura-t-elle à travers ses doigts.

- Mais sans doute, répondit-il avec un petit rire d'étonnement à cette question.

- Et il n'y a... personne... d'autre?

- Ma Reine! s'écria-t-il en riant de nouveau.

- Je le savais! Oui, Rodolphe, vraiment je le savais, et ses mains se tendirent vers lui, implorant son pardon. Pais elle se mit à parler rapidement.

- Rodolphe, la nuit dernière, j'ai rêvé de vous. Un rêve étrange. J'étais à Strelsau, et tout le monde parlait du Roi. Le Roi c'était vous. Vous étiez le Roi, enfin, et j'étais votre Reine. Mais je ne pouvais vous voir que très indistinctement. De temps en temps, je voyais votre visage. Alors, j'essayais de vous dire que vous étiez le Roi. Oui; et le colonel Sapt et Fritz essayaient aussi de vous le dire et le peuple disait que vous étiez le Roi. Qu'est-ce que cela signifiait? Mais votre visage, quand je le vis, était rigide et très pâle, vous ne paraissiez pas entendre ce qu'on disait, pas même ce que je disais. On aurait presque cru que vous étiez mort et pourtant roi. Ah! il ne faut pas mourir, même pour être roi, ajouta-t-elle lui posant une main sur l'épaule.

- Bien-aimée, dit-il doucement, dans les rêves, les désirs et les craintes se mêlent d'une étrange façon; ainsi vous croyiez me voir roi et mort. Mais je ne suis pas roi et je suis un homme très bien portant. Cependant, mille fois merci a ma bien-aimée Reine pour avoir rêvé de moi.

-         Mais, demanda-t-elle de nouveau, qu'est-ce que cela pouvait bien signifier?

- Qu'est-ce que cela signifie quand je rêve sans cesse de vous, si ce n'est que je vous aime?

- N'était-ce que cela? » dit-elle peu convaincue.

J'ignore ce qui se passa ensuite entre eux. Je crois que la Reine ne dit plus rien à ma femme, mais les femmes gardent parfois leurs secrets entre elles et les cachent même à leurs maris tout en les aimant, car nous sommes toujours, en quelque sorte, l'ennemi commun contre qui elles s'unissent. Je ne voudrais pas trop sonder de tels secrets, car on peut, en sachant tout, avoir à blâmer quelque chose ; et qui est assez impeccable pour condamner en pareil cas?

En réalité, il ne put se passer que bien peu de chose, car le rêve à peine raconté, le colonel Sapt entra, disant que les gardes étaient à la parade et que toutes les femmes s'empressaient d'aller les admirer, suivies de tous les hommes qui redoutaient le prestige de l'uniforme. D'une voix brève, le connétable pria Rodolphe. de venir aux écuries pour monter à cheval.

« Il n'y a pas de temps à perdre, » dit-il, et son regard semblait reprocher à la Reine chacune des paroles qu'elle adressait à celui qu'elle aimait.

Mais Rodolphe n'entendait pas être contraint de la quitter si précipitamment. Il frappa doucement sur l'épaule du connétable et le pria en riant de penser pendant quelques instants à ce que bon lui semblait, puis il revint vers la Reine et voulut s'agenouiller devant elle, mais elle ne le lui permit pas et ils restèrent face à face, les mains enlacées; puis tout à coup, elle l'attira vers elle et le baisa au front en disant:

« Que Dieu soit avec vous, Rodolphe, mon chevalier. »

Ensuite, elle se détourna et laissa retomber ses mains.

Il se dirigeait vers la porte, quand un bruit l'arrêta au milieu de la chambre. Sapt se précipita vers le seuil, l'épée à moitié hors du fourreau. Un pas rapide traversait le corridor et s'arrêta à la porte.

« Est-ce le Roi? murmura Rodolphe.

- Je ne sais pas, dit Sapt.

- Non, ce n'est pas le Roi, » affirma la Reine avec certitude.

Ils attendirent. Un coup discret fut frappé à la porte. lis attendirent encore. Un second coup plus accentué les décida.

Il faut ouvrir, dit Sapt. Vite, Rodolphe, derrière le rideau. »

La Reine s'assit et Sapt empila devant elle une quantité de papiers, comme s'ils étaient tous deux occupés à examiner des affaires. Mais ces préparatifs furent interrompus par un cri étouffé et impatient.

« Vite! vite! au nom du Ciel! »

Ils reconnurent la voix de Bernenstein. La Reine se leva, anxieuse, Rodolphe sortit de sa cachette, Sapt tourna la clé. Le lieutenant entra pâle, hors d'haleine.

« Eh bien? dit Sapt.

- Il s'est évadé! s'écria Rodolphe, devinant aussitôt le malheur qui ramenait Bernenstein.

- Oui, il s'est évadé! Juste comme nous quittions la ville et prenions la route de Tarlenheim, il me dit ; « Irons-nous au pas tout le long du chemin. » Je ne demandais pas mieux que de marcher plus vite et je pris le trot. Mais moi... Ah! quel damné imbécile je suis!

- Peu importe! continuez.

- Je pensais à lui, à ma mission, à la balle que je tenais prête...

- A tout, excepté à votre cheval, répliqua Sapt, avec un sourire ironique.

- Oui, et le cheval butta et je tombai en avant sur son cou. Alors, je tendis le bras pour me retenir et mon revolver tomba par terre.

- Et il le vit?

- Il Ie vit! Malédiction sur lui! Il hésita une seconde, puis il sourit, enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et prit à travers champs dans la direction de Strelsau. En un clin d'oeil, j'avais mis pied à terre et je tirai trois fois.

- L'avez-vous atteint, demanda Rodolphe.

- Je le crois. Il changea ses rênes de main et se tordit le bras. Je remontai a cheval et courus après lui mais son cheval était meilleur que le mien et il gagna du terrain. Et puis, nous commencions à rencontrer du monde et je n'osai pas tirer de nouveau. Je le laissai donc pour venir vous prévenir. Ne m'employez plus jamais, » ajouta le jeune homme.

Le visage contracté par la douleur et la honte et oubliant la présence de la Reine, il tomba désespéré sur un siège.

Sapt ne fit aucune attention aux reproches qu'il s'adressait, mais Rodolphe s'approcha et lui mettant la main sur l'épaule:

« C'a été un accident, dit-il; vous n'êtes pas coupable. »

La Reine se leva et se dirigea vers lui. Bernenstein sauta sur ses pieds.

Monsieur, dit la Reine, ce n'est pas le succès, mais l'effort qui mérite les remerciements. » Et elle lui tendit la main.

Il était jeune. Je ne saurais donc rire du sanglot qui lui échappa quand il détourna la tête.

« Permettez-moi d'essayer autre chose, supplia-t-il.

- M. Rassendyll, reprit la Reine, vous me ferez plaisir en employant de nouveau monsieur à mon service. Je lui dois déjà beaucoup et souhaite lui devoir davantage. » Il y eut un moment de silence.

« Eh bien? que faut-il faire? demanda le colonel Sapt. Il est allé à Strelsau.

- Il empêchera Rupert de venir au rendez-vous indiqué, dit Rassendyll.

- Peut-être que oui, peut-être que non.

- Il y a à parier que ce sera oui.

- Il nous faut prévoir les deux cas. »

Sapt et Rodolphe se regardèrent.

« Il faut que vous restiez ici! » demanda Rodolphe au connétable. Eh bien! J'irai à Strelsau. Un sourire éclaira son visage : du moins si Bernenstein veut bien me prêter un chapeau. »

La Reine n'articula pas un mot, mais elle vint à lui et lui posa sa main sur le bras. Il la regarda, toujours souriant.

« Oui, j'irai à Strelsau et je trouverai Rupert; oui, et Rischenheim aussi, s'ils sont dans la ville.

- Emmenez-moi! » s'écria Bernenstein avec ardeur.

Rodolphe regarda Sapt.

Le connétable secoua la tête. Le visage de Bernenstein s'assombrit.

« Il ne s'agit pas de cela, enfant, dit Sapt avec bonté et impatience à la fois. Nous avons besoin de vous ici. Supposez que Rupert vienne ici avec Rischenheim? »

L'idée était nouvelle, mais l'événement n'était nullement improbable.

« Mais vous serez ici, connétable, répondit Bernenstein, et Fritz de Tarlenheim arrivera ici dans une heure.

- Oui, jeune homme, répliqua Sapt d'un signe de tête, mais quand je lutte contre Rupert de Hentzau, je ne suis pas fâché d'avoir un homme de rechange; et il accompagna ces paroles d'un large sourire, fort peu préoccupé de ce que Bernenstein pourrait penser de son courage. Maintenant, ajouta-t-il, allez lui chercher un chapeau. »

Le lieutenant sortit en courant.

La Reine s'écria :

« Allez-vous donc alors envoyer Rodolphe seul contre deux?

- Oui, Madame, si je peux commander la campagne. M'est avis que la tâche ne dépasse pas ses forces. »

Il ne pouvait pas lire dans le coeur de la Reine.

Elle passa vivement la main sur ses yeux et tourna vers Rodolphe un regard suppliant.

« Il faut que j'y aille, dit-il avec douceur. Il ne  peut pas se passer de Bernenstein, et je ne peux pas rester ici. »

Elle se tut. Rodolphe se rapprocha de Sapt.

« Conduisez-moi aux écuries. Le, cheval est-il bon? Je n'ose pas prendre le train. Ah! voici le lieutenant et le chapeau!

- Le cheval vous mènera à Strelsau ce soir, dit Sapt. Venez; Bernenstein, restez avec la Reine. »

Sur le seuil, Rodolphe se retourna et jeta un regard sur la Reine qui se tenait immobile comme une statue, le regardant partir; puis il suivit le connétable qui le conduisit à l'endroit où se trouvait le cheval. Les mesures prises par Sapt avaient parfaitement réussi, et Rodolphe put monter à cheval sans encombre.

« Ce chapeau ne me va pas très bien, dit-il.

- Vous préféreriez une couronne? » suggéra le colonel.

 Rodolphe se mit à rire et demanda : « Eh bien? Quels sont vos ordres?

- Faites le tour par le fossé, jusqu'à la route derrière le château, puis prenez à travers la forêt jusqu'à Hofbau; après cela, vous connaissez votre chemin. Il ne faut pas que vous arriviez à Strelsau avant la nuit. Ensuite, si vous avez besoin d'un abri...

- J'irai chez Fritz de Tarlenheim, oui. De là, j'irai droit à l'adresse.

- Oui. Et... Rupert...

- Quoi?

- Finissez-en avec lui, cette fois.

- Plaise à Dieu! Mais s'il va au Rendez-vous de chasse. Il ira à moins que Rischenheim ne l'arrête.

- J'y serai en ce cas. Mais je crois que Rischenheim l'arrêtera.

- S'il vient ici?

- Le jeune Bernenstein mourra plutôt que de le laisser arriver jusqu'au Roi.

- Sapt!

- Eh bien?

- Soyez bon pour Elle!

- Parbleu! Soyez tranquille.

- Adieu.

- Bonne chance. »

Rodolphe s'éloigna au galop de chasse, par le chemin qui partait des écuries, contournait les douves et rejoignait la vieille route de la forêt. Au bout de cinq minutes il fut abrité par les arbres et il chevaucha avec confiance sans rencontrer personne, si ce n'est, ça et là, un paysan qui, voyant un homme galoper sans se tourner vers lui, ne lui accorda aucune attention. Ce fut ainsi que Rodolphe Rassendyll partit une seconde fois pour gagner les murs de Strelsau par la forêt de Zenda. Avec une heure d'avance sur lui, galopait le comte de Luzau-Rischenheim, le coeur plein de résolution, de ressentiment et de désir de vengeance.

La partie était engagée désormais. Qui eût pu en prédire l'issue?

 

 

 

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