Chapitre VII

Le message de Simon le garde-chasse

 

 

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Je reçus le télégramme du connétable chez moi, à Strelsau, vers une heure. Inutile d'ajouter que je me préparai aussitôt à obéir à son appel. Ma femme protesta, non sans quelque apparence de raison, je dois l'avouer, déclarant que je n'étais pas en état de subir des fatigues et que mon lit était le seul endroit où je devrais me tenir. Je ne pouvais pas l'écouter; et James, le domestique de M. Rassendyll, ayant été informé du message, fut près de moi avec le livret des trains de Strelsau à Zenda, sans que je lui eusse donné aucun ordre. J'avais causé avec lui pendant notre voyage et découvert qu'il avait été au service de lord Topham, ancien ambassadeur d'Angleterre à la cour de Ruritanie. Jusqu'où il était admis dans les secrets de son maître actuel, je l'ignorais, mais sa connaissance du pays et de la ville me le rendait très utile. Nous apprîmes à notre grand ennui, qu'il n'y avait pas de train avant quatre heures et encore c'était un train omnibus; nous ne pouvions donc arriver au château qu'après six heures. Ce n'était pas précisément une heure bien tardive, mais j'avais hâte d'être sur le lieu de l'action aussitôt que possible.

 

« Vous feriez peut-être bien de voir si vous pouvez obtenir un train spécial, monsieur le comte, suggéra James. Si vous le voulez, j'irai à la station et j'arrangerai cela. »

 

Je consentis. Etant au service du Roi, je pouvais demander un train spécial sans exciter de surprise. James sortit et un quart d'heure après, je montais en voiture pour me faire conduire à la gare. Au moment où les chevaux allaient partir, le maître d'hôtel s'approcha de moi et me dit :

 

« Pardon, Monseigneur, mais Bauer n'est pas revenu avec Votre Seigneurie: doit-il revenir?

 

- Non, répondis-je - Bauer a été grossièrement impertinent pendant le voyage et je l'ai renvoyé.

 

- On ne peut jamais se lier à ces étrangers, Monseigneur. Et le sac de Votre Seigneurie?

 

- Comment! Il ne l'a pas renvoyé, m'écriai-je. Je lui en avais pourtant donné l'ordre.

 

- Il n'est pas arrivé, Monseigneur.

 

- Ce coquin me l'aurait-il volé? m'écriai-je avec indignation.

 

- Si Votre Seigneurie le désire, je peux m'adresser à la police. »

 

Je fis semblant de réfléchir à cette proposition.

 

« Attendez mon retour, dis-je enfin. Le sac peut revenir; je n'ai pas de raisons pour suspecter l'honnêteté de ce garçon. »

 

Je pensai d'abord que mes rapports avec maître Bauer s'arrêteraient là. Il avait servi les projets de Rupert et disparaîtrait désormais de la scène. Peut-être Rupert aurait-il préféré se dispenser de ses services. Mais je songeai ensuite qu'il avait peu de gens à qui se fier, ce qui l'obligeait à les employer plus d'une fois. En effet, il n'avait pas encore fini de se servir de Bauer, et j'en eus bientôt la preuve. Ma maison est à environ deux milles de la station et nous avions à traverser une bonne partie de la vieille ville, où les rues sont étroites et tortueuses, de sorte qu'on n'avance pas rapidement. Nous venions d'entrer dans la Königstrasse (je n'avais alors aucune raison d'attacher une importance particulière à cette localité) et nous attendions avec impatience qu'un lourd camion nous livrât passage, quand mon cocher, qui avait entendu la conversation du maître d'hôtel avec moi, se pencha de son siège, l'air tout surexcité.

 

« Monseigneur, cria-t-il, voilà Bauer, là, devant la boutique du boucher. »

 

Je me levai précipitamment; l'homme me tournait le dos et se faufilait d'un pas vif et cauteleux à travers la foule. Je crois qu'il avait dû me voir et qu'il se dérobait aussi vite que possible. Je doutais encore, mais le cocher mit fin à mon hésitation en me disant :

 

« C'est Bauer, Monseigneur; c'est certainement Bauer. »

 

Je ne perdis pas do temps à réfléchir. Si je pouvais rattraper cet homme ou simplement voir où il allait, j'obtiendrais peut-être un renseignement important quant aux faits et gestes de Rupert. Je sautai à bas de la voiture, priai le cocher de m'attendre et me mis aussitôt à la poursuite do mon ex-domestique. J'entendis que le cocher riait, croyant sans doute que la perte do mon sac, était la cause de mon empressement.

 

Les numéros de la Königstrasse commencent à l'extrémité qui rejoint la gare. La rue coupe la vieille ville dans presque toute sa longueur. Quand je partis à la poursuite de Bauer, j'étais devant le numéro 300, à la distance d'un quart de mille environ de l'important numéro 19, vers lequel Bauer courait comme un lapin vers son terrier. J'ignorais où il allait; le numéro 19 ne me disait rien; ma seule pensée était de le rejoindre. Je ne savais pas très bien ce que je ferais quand je l'aurais rattrapé, mais je songeais vaguement à l'intimider en le menaçant de porter plainte, pour vol de sa part. N'avait-il pas volé mon sac? Donc, je le poursuivis - et il le savait. Je le vis tourner la tête, puis marcher plus vite. Ni lui, ni moi n'osions courir; déjà, nos grandes enjambées et notre dédain des collisions excitaient assez l'attention. J'avais un avantage. La plupart des habitants de Strelsau me connaissaient et me faisaient place, politesse qu'ils n'étaient nullement disposés à témoigner à Bauer. Je commençai donc à gagner du terrain, aussi comme nous approchions du bout de la rue, en vue de la gare, une distance de vingt mètres à peine nous séparait. Alors, une chose ennuyeuse m'arriva. Je donnai en plein dans un gros monsieur; Bauer venait d'en faire autant, et le gros monsieur, ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, s'était arrêté et suivait d'un regard surpris et indigné son premier assaillant. Le second choc augmenta considérablement sa colère, qui eut pour moi des conséquences fâcheuses, car lorsque je réussis à me dégager, Bauer avait disparu totalement. Je levai les yeux; j'étais en face du numéro 23, mais la porte en était fermée. J'avançai jusqu'au numéro 19. C'était une vieille maison à la façade sale et délabrée et l'air peu respectable. Il y avait une boutique. Dans la fenêtre, étaient étalées quelques provisions à bon marché, des choses dont on a entendu parler, mais qu'on n'a jamais mangées. La porte de la boutique était ouverte, mais de Bauer il n'y avait pas de trace. Etouffant un juron que m'inspirait mon exaspération, j'allais continuer mon chemin, quand une vieille femme parut à la porte de la boutique et regarda de mon côté. J'étais juste en face d'elle. Je suis certain que la vieille femme tressaillit légèrement et je crois que je fis de même, car je la connaissais et elle me connaissait. C'était la vieille mère Holf, dont l'un des fils, Jean, nous avait révélé le secret du cachot de Zenda, tandis que l'autre était mort de la main de M. Rassendyll, à côté du grand conduit qui masquait la fenêtre du Roi. Sa présence pouvait ne rien signifier du tout; et pourtant, elle me sembla établir instantanément un rapport entre la maison, le secret du passé et la crise du présent.

 

Elle se remit très vite et me fit une révérence.

 

 « Ah! mère Holf, lui dis-je, depuis quand avez-vous ouvert boutique à Strelsau?

 

- Il y a environ six mois, Monseigneur, me répondit-elle, l'air calme et les poings sur les hanches.

 

- Je ne vous avais pas encore vue ici, repris-je.

 

- Une pauvre petite boutique comme la mienne n'est pas de nature à attirer l'attention de Votre Seigneurie, » répliqua-t-elle avec une humilité qui ne me parut qu'à moitié sincère.

 

Je regardai les fenêtres. Toutes étaient fermées ainsi que les persiennes. La maison ne paraissait pas habitée.

 

« Vous avez une bonne maison, mère Holf, quoiqu'elle ait besoin d'une couche de peinture. Y vivez-vous toute seule avec votre fille? Car Max était mort, Jean à l'étranger, et je ne connaissais pas d'autres enfants à la vieille femme.

 

- Pas toujours, me dit-elle; je loue parfois des chambres à des hommes seuls.

 

- La maison est-elle pleine en ce moment?

 

- Pas une âme, malheureusement, Monseigneur. »

 

Je lançai une flèche au hasard.

 

- Alors, l'homme qui est entré tout à l'heure, n'était qu'un client?

 

- J'aurais bien voulu qu'il me vînt un client, répondit-elle d'un air étonné, mais il n'est venu personne. »

 

- Je la regardais au fond des yeux : elle rencontra les miens avec imperturbabilité, les yeux clignotants. Il n'est pas de visage plus indéchiffrable que celui d'une vieille femme quand elle est sur ses gardes. Son gros corps barrait l'entrée. Je ne pouvais même pas voir à l'intérieur, et la fenêtre encombrée de pieds de porcs et autres délicatesses, obstruait aussi complètement la vue. Si le renard était là, il était terré et je ne pouvais pas le faire sortir.

 

A ce moment, j'aperçus James qui s'approchait vivement. Il paraissait chercher ma voiture des yeux et s'impatienter de mon retard. Un instant après, il m'aperçut.

 

« Monsieur le comte, me dit-il, votre train sera prêt daris cinq minutes: s'il ne part pas, alors, la ligne sera interceptée pendant une demi-heure. »

 

J'aperçus un léger sourire sur les lèvres de la vieille femme. J'étais à peu près certain d'être sur les traces de Bauer et peut-être de plus que Bauer. Mais mon premier devoir était d'obéir aux ordres donnés et de me rendre à Zenda.

 

En outre, je ne pouvais entrer de force en plein jour, sans causer un scandale qui aurait éveillé la curiosité de tout Strelsau. Je ne savais même pas d'une manière certaine que Bauer fût dans la maison et n'avais donc pas l'assurance de pouvoir rapporter des renseignements de valeur.

 

« Si Votre Seigneurie voulait avoir la bonté de me recommander, reprit la vieille sorcière...

 

- Oui, je vous recommanderai. Et en attendant, je vous conseille de choisir soigneusement vos locataires. Il y a d'étranges gens par la ville, mère Holf.

 

- Je me fais payer d'avance, » répondit-elle avec un petit ricanement.

 

Et alors, je fus aussi sûr que de mon existence, qu'elle prenait part au complot. Mais il n'y avait rien à faire, car l'expression de la physionomie de James m'indiquait de gagner la gare au plus vite.

 

Je me détournai. Mais juste à ce moment, un rire sonore et gai retentit dans la maison. Je tressaillis, et violemment, cette fois. La vieille fronça le sourcil et ses lèvres se crispèrent un instant, mais elle redevint promptement maîtresse d'elle-même. Néanmoins, je connaissais ce rire et elle dut deviner que je le connaissais. J'essayai aussitôt de paraître n'avoir rien entendu. Je lui adressai un petit signe de tête indifférent et dis à James de me suivre vers la station. Arrivé là, je lui mis la main sur l'épaule en lui disant :

 

« Le comte de Hentzau est dans cette maison, James. »

 

Il me regarda sans étonnement. Il était aussi difficile de lui faire exprimer la surprise qu'au vieux Sapt lui-même.

 

« Vraiment, monsieur? Resterai-je ici pour veiller?

 

- Non ; venez avec moi. » A vrai dire, Je pensais que le laisser seul à Strelsau pour veiller, équivalait à signer son arrêt do mort et je reculai devant l'idée de lui imposer ce périlleux devoir. Rodolphe ferait ce que bon lui semblerait; moi, je n'osais pas engager à ce point ma responsabilité. Nous gagnâmes donc le train; et je suppose que mon cocher s'en alla quand il trouva qu'il avait assez attendu. Très probablement, il avait jugé, fort drôle de voir son maître poursuivre un domestique échappé dans les rues, en plein jour. S'il avait su la vérité, il eût sans doute trouvé, la chose plus intéressante, mais moins amusante.

 

J'arrivai à Zenda à trois heures et demie et au château avant quatre heures. Je laisse de côté les paroles pleines de grâce et de bonté que, la Reine m'adressa. Sa vue et le son de sa voix augmentaient mon zèle pour la servir; et ce jour-là, je me sentis un pauvre homme d'avoir perdu sa lettre et d'être encore vivant. Mais elle ne voulut rien entendre de mes récriminations contre moi-même, et préféra louer le peu de bien que j'avais fait, plutôt que de blâmer le grand mal dont j'étais la cause.

 

En la quittant, je volai chez Sapt; je le trouvai en compagnie de Bernenstein et j'eus la satisfaction d'apprendre que ses propres renseignements confirmaient ceux que j'apportais concernant Rupert. On me conta aussi tout ce qui s'était passé, le tour joué à Rischenheim et son évasion. Mais mon visage s'allongea lorsqu'on me dit que Rodolphe Rassendyll était parti seul pour Strelsau dans l'intention de mettre sa tête dans la gueule du lion à la Königstrasse.

 

« Ils seront trois, dis-je : Rupert, Rischenheim et mon coquin de Bauer.

 

- Quant à Rupert, nous ne savons trop, me fit remarquer Sapt. Il sera là si Rischenheim arrive à temps pour lui dire la vérité. Mais il nous faut aussi nous tenir prêts à le recevoir ici et au Rendez-vous de chasse. Eh bien! nous sommes prêts à le recevoir n'importe où il sera; Rodolphe sera à Strelsau; nous irons, vous et moi, an Rendez-vous de chasse et Bernenstein sera ici, avec la Reine.

 

- Un seulement ici? demandai-je.

 

- Oui et bon, répliqua le connétable en frappant sur l'épaule de Bernenstein. Nous ne serons pas absents plus de quatre heures, pendant lesquelles le Roi sera dans son lit! Bernenstein n'aura qu'à refuser jusqu'à la mort de permettre qu'on l'approche avant notre retour. Vous pouvez bien vous charger de cela, n'est-ce pas, Bernenstein? »

 

Je suis naturellement prudent et disposé à voir le mauvais côté des choses, mais je ne pouvais imaginer de meilleures mesures à prendre contre l'attaque dont nous étions menacés. Toutefois, j'étais terriblement inquiet au sujet de M. Rassendyll.

 

Après tous nos mouvements et notre agitation, nous eûmes une heure ou deux de repos. Nous en profitâmes pour faire un bon repas; et il était plus de cinq heures lorsqu'il nous fut permis de fumer nos excellents cigares. James nous avait servis, usurpant tranquillement la place du domestique de Sapt, de sorte que nous avions pu causer à notre aise.

 

L'assurance tranquille de cet homme et sa confiance en l'étoile de son maître contribuaient beaucoup à calmer mes inquiétudes.

 

« Le Roi doit revenir bientôt, dit Sapt, en consultant sa vieille grosse montre d'argent. Dieu merci! il sera trop fatigué pour veiller longtemps. Nous serons libres vers neuf heures, Fritz. Je voudrais que le jeune Rupert vînt au Rendez-vous de chasse. »

 

 

A cette pensée, le visage du colonel exprima un vif plaisir.

 

Six heures sonnèrent et le Roi ne paraissait pas. Quelques instants après, la Reine nous fit dire de la rejoindre sur la terrasse, devant le château. Elle commandait la vue du chemin par lequel le Roi reviendrait; nous y trouvâmes la Reine qui l'arpentait fiévreusement, très inquiète de ce retard. Dans une situation telle que la nôtre, tout incident imprévu ou inusité prend une importance exagérée ou sinistre, que l'on trouverait absurde en temps ordinaire. Tous trois, nous partagions les sentiments de la Reine, et oubliant les hasards multiples d'une chasse, dont un seul aurait suffi à expliquer le retard du Roi, nous nous mîmes à imaginer les catastrophes les moins probables. Il avait pu rencontrer Rischenheim, bien qu'ils chevauchassent en sens opposé; Rupert avait pu se trouver sur sa route, quoique rien ne dût l'appeler si tôt dans la forêt. Nos craintes défiaient le sens commun et nos conjectures dépassaient toute probabilité. Sapt fut le premier à reprendre possession de ses esprits et nous morigéna tous sévèrement, sans en excepter la Reine. Nous reprîmes notre sang-froid en riant, un peu honteux de nous-mêmes.

 

« Cependant, il est étrange qu'il ne revienne pas, murmura la Reine se faisant un abat-jour de sa main et sondant du regard les masses sombres de la forêt qu bornaient notre vue. Le crépuscule tombait déjà; mais nous aurions encore pu voir le groupe formé par le Roi et sa suite, s'il s'était engagé sur la route découverte

 

Si le retard du Roi nous paraissait singulier à six heures, il le fut encore plus à sept et devint inexplicable à huit. Depuis longtemps, nous avions cessé de plaisanter et, maintenant, nous gardions le silence. Sapt ne grondait plus. La Reine, enveloppée dans ses fourrures, car il faisait très froid, s'asseyait quelquefois, mais la plupart du temps marchait avec impatience. Le soir était venu. Nous ne savions plus que faire, ni même si nous devions faire quelque chose. Sapt ne voulait pas avouer qu'il partageât nos pires craintes, mais son silence et son air sombre prouvaient qu'il était aussi troublé que nous. Pour ma part, à bout de patience, je m'écriai

 

« Pour l'amour de Dieu! agissons! Voulez-vous que j'aille au-devant de lui?

 

- Ce serait chercher une aiguille dans une botte de foin, » dit Sapt, en haussant les épaules.

 

Juste alors, nous entendîmes un galop de chevaux sur la route, et Bernenstein s'écria : « Les voilà! »

 

La Reine s'arrêta et nous l'entourâmes. Les chevaux se rapprochaient. Nous distinguions les formes de trois hommes, c'étaient trois veneurs du Roi; ils chantaient gaiment en choeur, un air de chasse. Ceci nous soulagea; il n'y avait pas encore de catastrophe. Mais pourquoi le Roi n'était-il pas avec eux?

 

« Le Roi est peut-être fatigué, Madame, et suit plus lentement, » dit Bernenstein.

 

Cette explication paraissait très plausible et le lieutenant, aussi prompt que moi à s'effrayer et à se rassurer, l'émit joyeusement, et je l'acceptai de moi-même.

 

Sapt, moins facilement influencé, nous dit : « Oui, peut-être, mais écoutons d'abord. » Et élevant la voix, il appela les veneurs qui s'étaient engagés dans l'avenue. L'un d'eux, Simon le garde en chef, resplendissant dans son uniforme vert et or, s'avança fièrement et s'inclina très bas devant la Reine.

 

« Eh bien ! Simon, où est le Roi, demanda-t-elle en essayant de sourire.

 

- Le Roi, Madame, m'a chargé d'un message pour Votre Majesté.

 

- Transmettez-le moi, Simon.

 

- Oui, Madame. Le Roi a fait une belle chasse, et s'il m'est permis de le dire, parlant de moi, une plus belle chasse... » Le connétable l'interrompit et lui frappant sur l'épaule :

 

« Ami Simon, dit-il, vous pourrez parler de vous à votre aise, mais l'étiquette veut que le message du Roi passe le premier.

 

- Oh! certes, connétable. Il n'y a pas de danger que vous laissiez rien passer. Donc, Madame, le Roi a fait une belle chasse, car nous avons levé un sanglier à onze heures et...

 

- Est-ce là le message du Roi, Simon? demanda la Reine souriante, amusée, mais un peu impatiente.

 

- Non, Madame, ce n'est pas précisément le message du Roi.

 

- Eh bien! mon brave, arrivez-y, » grommela Sapt agacé, car nous étions là quatre (dont la Reine) sur des épines, pendant que le brave imbécile se vantait du plaisir qu'il avait procuré au Roi. Ainsi que ses pareils, Simon était aussi fier de chaque sanglier habitant la forêt que s'il l'avait créée, lui, et non le Dieu tout-puissant.

 

Simon s'embarrassa un peu.

 

« Comme je le disais, Madame, reprit-il, le sanglier nous fit faire un long chemin; mais enfin, les chiens l'abattirent et Sa Majesté elle-même donna le coup de grâce. Il se faisait très tard...

 

- Il est encore plus tard maintenant, » grommela le colonel

 

Simon jeta sur lui un regard craintif. Le connétable fronçait férocement les sourcils. Malgré le sérieux de la situation, je ne pus m'empêcher de sourire, tandis que que le jeune Bernenstein s'efforçait d'étouffer un franc rire dans sa main.

 

- Oui, le Roi était très fatigué, n'est-ce pas, Simon, dit la Reine pour l'encourager et le ramener en même temps à la question, avec son tact de femme.

 

- Oui, Madame, le Roi était très fatigué et comme le hasard voulut que le sanglier fût tué près du Rendez-vous de chasse... »

 

Je ne sais pas si l'ami Simon remarqua un changement chez ses auditeurs, mais la Reine leva les yeux, les lèvres entr'ouvertes, et je crois que d'un commun accord, nous nous rapprochâmes tous d'un pas. Sapt n'interrompit pas cette fois.

 

« Oui, Madame, le Roi était très fatigué, et comme nous étions près du Pavillon de chasse, le Roi nous ordonna d'y porter notre butin et de revenir demain pour l'apprêter. Nous avons donc obéi et nous voici, c'est-à-dire, excepté mon frère Herbert qui est resté près du Roi, sur l'ordre de Sa Majesté, parce que, Madame, Herbert est un garçon adroit à qui notre bonne mère a enseigné à faire griller un beefsteak et...

 

- Mais où est-il resté avec le Roi? rugit Sapt.

 

- Mais au Pavillon de chasse, connétable. Le Roi y reste ce soir et reviendra demain à cheval, avec Herbert. »

 

Nous y étions enfin! Et la chose valait la peine d'être connue. Simon nous regarda l'un après l'autre, et je compris aussitôt que nos visages devaient en dire trop long. Je pris donc sur moi de l'éloigner en lui disant

 

« Merci, Simon, merci; nous comprenons. »

 

Il s'inclina devant la Reine, qui sortit de sa rêverie pour ajouter ses remerciements aux miens.

 

Simon se retira, l'air encore un peu perplexe.

 

Quand nous fûmes seuls, il y eut un moment de silence, après quoi je repris:

 

« Supposons que Rupert... »

 

Le connétable m'interrompit par un rire bref.

 

« Sur ma vie ! dit-il, comme les choses arrivent ! Nous disons qu'il ira au Pavillon et il y va! »

 

Je repris:

 

« Si Rupert y va, si Rischenheim ne l'arrête pas en route. »

 

La Reine se leva et tendant ses mains vers nous

 

« Messieurs, ma lettre! » dit-elle.

 

Sapt ne perdit pas de temps.

 

« Bernenstein, vous restez ici comme il a été convenu; rien n'est changé. Des chevaux pour Fritz et, pour moi, dans cinq minutes. »

 

Bernenstein s'élança comme une flèche de la terrasse vers les écuries.

 

« Rien n'est changé, Madame, reprit Sapt, si ce n'est qu'il nous faut être là-bas avant Rupert. »

 

Je regardai ma montre; il était neuf heures vingt minutes. Le maudit bavardage de Simon nous avait fait perdre un quart d'heure. J'ouvris les lèvres pour parler. Un regard de Sapt me fit comprendre qu'il devinait ce que j'allais dire et que je ferais mieux de me taire. Je gardai le silence.

 

« Arriverez-vous à temps? demanda la Reine, les mains suppliantes et les yeux pleins d'alarme.

 

- Assurément, Madame, répondit Sapt en s'inclinant.

 

- Vous ne le laisserez pas approcher le Roi?

 

- Certes non, dit Sapt avec un sourire.

 

- Du fond du coeur, Messieurs, reprit-elle d'une voix tremblante, du fond du coeur...

 

- Voici les chevaux, » s'écria Sapt.

 

Il saisit la main de la Reine, l'effleura de sa moustache grise et... je ne suis pas très sûr d'avoir bien entendu, j'ai même peine à le croire, mais il me semble bien qu'il lui dit : « Par votre doux visage, nous réussirons! » En tout cas, elle recula avec un petit cri de surprise et je vis des larmes briller dans ses yeux. Je lui baisai la main à mon tour; puis nous montâmes à cheval, et l'on eût pu croire, au train dont nous nous dirigeâmes vers le Pavillon de chasse, que le diable nous poursuivait.

 

Une seule fois, je me retournai. Elle était encore sur la terrasse et la haute stature du jeune Bernenstein se dressait auprès d'elle.

 

« Pourrons-nous arriver à temps? C'était ce que j'avais voulu dire tout à l'heure.

 

- Je ne le crois pas, mais par le Ciel! Nous essaierons, » répondit le colonel Sapt

 

Je compris alors pourquoi il ne m'avait pas laissé parler.

 

Tout à coup, le pas d'un cheval au galop résonna derrière nous. Nous nous détournâmes précipitamment, redoutant quelque mauvaise rencontre. Le cheval se rapprochait vite, car son cavalier le montait sans paraître rien redouter.

 

« Il vaut mieux voir de quoi il s'agit, » dit le connétable en arrêtant son cheval.

 

Une seconde après, le cavalier inconnu était à nos côtés. Sapt laissa échappa un juron, moitié fâché, moitié satisfait.

 

« Comment, c'est vous, Jarnes! m'écriai-je.

 

- Oui, monsieur.

 

- Que diable voulez-vous? demanda Sapt.

 

- Je suis venu pour me mettre au service du comte de Tarlenheim, monsieur.

 

- Je ne vous ai pas donné d'ordres, James.

 

-Non, monsieur, mais M. Rassendyll m'a dit de ne pas vous quitter, si vous ne me renvoyiez pas. Alors, je me suis hâté de vous suivre. »

 

Sur ce, Sapt s'écria :

 

« Par le diable! Quel cheval avez-vous là?

 

- Le meilleur des écuries, autant que j'ai pu voir, monsieur, car je craignais de ne pas vous rejoindre. »

 

Sapt tira s'a moustache, fronça le sourcil et enfin prit le parti de rire.

 

« Grand merci du compliment, dit-il; c'est mon cheval!

 

-Vraiment, monsieur? » répondit James, avec un intérêt respectueux.

 

Sapt rit de nouveau, puis s'écria :

 

« En avant! » et nous nous élançâmes dans la forêt.

 

 

Chapitre VIII.

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