V

Une audience du Roi.

 

 

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Arrivé à ce point de l'histoire que j'ai entrepris de raconter, j'ai presque envie de déposer ma plume et de ne pas dire comment, du moment où M. Rassendyll revint à Zenda, la chance, nous entraîna dans une sorte de tourbillon, nous portant où nous ne voulions pas aller, nous poussant toujours à de nouvelles entreprises, nous inspirant une audace qu'aucun obstacle n'arrêtait et un dévouement pour la Reine et pour l'homme qu'elle aimait, qui effaçait tout autre sentiment. Quant à moi, je renoncerais à ce récit, de crainte qu'un seul mot pût nuire à celle que je sers, si je n'écrivais par son ordre, afin qu'un jour, dans la suite des temps, tout soit connu véridiquement. Quant à eux, ce n'est pas à nous de les juger; elle, nous la servions; lui, nous l'avions servi. Elle était notre Reine: nous en voulions au ciel qu'il ne fût pas notre Roi. Le pire qui arriva, ne fut ni le résultat de notre action ni, en vérité, la réalisation de nos espérances. Ce fut un coup de foudre lancé avec insouciance par la main de Rupert, entre une malédiction et un éclat de rire et qui nous empêtra plus étroitement que jamais dans le filet des circonstances. Puis naquit en nous ce désir étrange et irrésistible dont je parlerai plus tard et qui nous remplit de zèle pour atteindre notre but et pour contraindre M. Rassendyll lui-même à entrer dans la voie que nous avions choisie. Guidés par cette étoile, nous nous hâtâmes dans les ténèbres, jusqu'à ce qu'enfin, devenues plus profondes, elles arrêtassent nos pas. Comme elle et comme lui, nous devons être jugés.

Donc j'écrirai, mais simplement et brièvement, disant tout ce que je dois dire, mais pas davantage, essayant toutefois de donner le tableau vrai de cette époque et de conserver aussi longtemps que possible le portrait de l'homme dont je n'ai pas connu le pareil. Cependant, j'ai toujours la crainte que ne réussissant pas à le montrer tel qu'il était, je ne réussisse pas davantage à faire comprendre comment son ascendant sur nous tous en vint à faire de sa cause le droit en toutes choses, et du désir de le voir assis à la place qui nous semblait devoir être la sienne, notre plus ardente ambition. Car il parlait peu et sans emphase, mais toujours pour aller droit au but. Et il ne demandait rien pour lui-même. Cependant, sa parole et ses yeux allaient droit au cœur des hommes et des femmes, de telle sorte qu'ils n'avaient plus qu'une pensée: Consacrer leur vie à son service. Est-ce que je divague? En ce cas, Sapt divaguait aussi, car Sapt joua le premier rôle en toute l'affaire.

A huit heures moins dix, le jeune Bernenstein, très soigneusement et élégamment vêtu, se posta à l'entrée principale du château. Il avait un air d'assurance qui devint presque agressif pendant qu'il passait et repassait devant la sentinelle immobile. Il n'eut pas à attendre longtemps. Au coup de huit heures, un cavalier très bien monté, mais sans aucune suite, s'engagea dans la grande avenue carrossable. Bernenstein s'écria : « Ah! c'est le comte, » et courut au devant lui. Rischenheim mit pied à terre en tendant la main au jeune officier

« Mon cher Bernenstein! dit-il, car ils se connaissaient bien.

- Vous êtes exact, mon cher Rischenheim, et cela se trouve bien, car le Roi vous attend très impatiemment.

- Je ne m'attendais pas à le trouver levé si tôt, répondit Rischenheim.

- Levé! Mais il l'est depuis deux heures. En vérité, il nous fait passer un quart d'heure du diable! Soyez prudent avec lui, mon cher comte, car il est dans une de ses humeurs difficiles; par exemple... Mais je ne veux pas vous retenir; suivez-moi.

- Mais d'abord, je vous en prie, dites-moi de quoi il s'agit; autrement je pourrais dire quelque chose de maladroit.

- Eh bien ! il s'est éveillé à six heures et quand le barbier est arrivé pour donner ses soins à sa barbe, il y a trouvé... Combien croyez-vous? sept poils blancs. Le Roi se mit en fureur. « Rasez-la, dit-il, rasez-la! Je ne veux pas avoir une barbe grise; rasez-la! » Que voulez-vous? Un homme a le droit de se faire raser; à plus forte raison, un Roi. Donc, il n'a plus de barbe.

- Sa barbe!

- Sa barbe, mon cher comte. Alors, après avoir remercié le ciel de ne plus l'avoir et déclaré qu'il paraissait rajeuni de dix ans, il s'écria : « Le comte de Luzau-Rischenheim déjeune aujourd'hui avec moi. Qu'y a-t-il pour le déjeuner? » Et il fit lever le chef et... mais par le ciel! je me ferai une mauvaise affaire, si je reste ici à bavarder. Il vous attend très impatiemment. Venez vite."

Et Bernenstein, passant son bras sous celui du comte, le fit entrer rapidement dans le château.

Le comte Luzau était un jeune homme; il n'était pas plus expérimenté dans ces sortes d'affaires que Bernenstein lui­même, et l'on ne saurait dire qu'il s'y montrât aussi apte. Il était positivement pâle ce matin-là; il paraissait inquiet et ses mains tremblaient. Il ne manquait pas de courage, mais de cette qualité plus rare, le sang-froid et l'aplomb, ou peut-être la honte de sa mission ébranlait son système nerveux. Remarquant à peine où il allait, il permit à Bernenstein de le conduire vite et directement à la chambre où se trouvait Rodolphe Rassendyll, ne doutant pas qu'on le conduisît en présence du Roi.

« Le, déjeuner est commandé pour neuf heures, lui dit Bernenstein, mais il désire vous voir auparavant.

- Il a quelque chose d'important à vous dire et peut-être en est-il de même pour vous?

- Moi? Oh! non! Une petite affaire, mais secrète et personnelle.

- Parfaitement! Parfaitement. Oh ! je ne vous interroge pas, mon cher comte.

- Trouverai-je le Roi seul? demanda Rischenheim avec inquiétude.

- Je ne crois pas qu'il y ait personne auprès de lui, non, je ne le crois pas, » répondit Bernenstein d'un ton rassurant et grave.

Ils étaient arrivés à la porte. Bernenstein s'arrêta.

« J'ai l'ordre d'attendre au dehors, jusqu'à ce que Sa Majesté me fasse appeler, dit-il à voix basse, comme s'il craignait que l'irritable souverain ne l'entendît. Je vais ouvrir la porte et vous annoncer.

- Je vous en prie, maintenez-le en belle humeur, dans notre intérêt à tous. » Sur ce, il ouvrit la porte toute grande en annonçant à haute voix : « Le comte de Luzau-Rischenheim a l'honneur de se présenter à Votre Majesté. »Puis il referma promptement la porte et resta dehors, immobile, sauf un instant pour sortir son revolver et l'examiner soigneusement.

Le comte s'approcha en saluant très bas et s'efforçant de cacher son agitation évidente. Il vit le Roi dans son fauteuil. Le Roi portait un vêtement, de tweed brun (légèrement froissé après les péripéties de la nuit précédente), son visage était tout à fait dans l'ombre, mais Rischenheim put voir que sa barbe avait en effet disparu. Le Roi lui tendit la main et lui fit signe de s'asseoir sur une chaise placée juste en face de lui, à un pied environ des rideaux de la fenêtre.

« Je suis charmé de vous voir, comte, » dit le Roi.

Rischenheim leva les yeux. La voix de Rodolphe avait été autrefois si semblable à celle du Roi, que personne n'aurait pu distinguer une différence, mais depuis un an oui deux, celle du Roi était devenue plus faible et Rischenheim parut frappé de la vigueur du ton qu'il entendait. Comme il levait les yeux, il y eut un léger mouvement dans les rideaux près de lui; il cessa, le comte ne manifestant plus de soupçon, mais Rodolphe avait remarqué son étonnement et lorsqu'il parla de nouveau, ce fut d'une voix plus basse.

« Très charmé, poursuivit-il, car je suis agacé plus que je ne saurais dire, au sujet de ces chiens. Impossible de donner à leur poil le brillant que je voudrais, tandis que les vôtres sont magnifiques. Nous avons tout essayé en vain.

- Vous êtes trop bon, Sire, mais je me suis hasardé à solliciter une audience afin de....

- Positivement, il faut nie dire comment vous vous y prenez avec vos chiens et cela avant que Sapt vienne, car je veux être seul à le savoir.

- Votre Majesté attend le colonel Sapt?

- Dans vingt minutes environ, » répondit le Roi en regardant la pendule placée sur la cheminée. Dès lors, Rischenheim brûla du désir de communiquer son message avant que Sapt parût.

« Les robes de vos chiens croissent si bien, reprit le Roi...

- Mille pardons, Sire, mais...

- Leur poil est si long et si soyeux que je désespère...

- J'ai à vous communiquer un message des plus urgents et des plus importants, » continua Rischenheim au supplice.

Rodolphe se renversa sur le dossier de son fauteuil, d'un air agacé.

« Eh bien! s'il le faut, il le faut. Qu'est-ce que cette grosse affaire, comte? Finissons-en, et ensuite vous pourrez me parler des chiens. »

Rischenheim jeta un regard autour de la chambre; les rideaux ne bougeaient pas. Le Roi caressait de la main gauche son menton sans barbe; la droite était cachée sous la petite table qui le séparait de son hôte.

« Sire, mon cousin, le comte de Hentzau, m'a confié un message...

- Je ne veux avoir aucun rapport direct ou indirect avec le comte de Hentzau, répliqua le Roi.

- Pardonnez-moi, Sire, pardonnez-moi. Un document d'importance capitale pour Votre Majesté est tombé dans ses mains.

- Le comte de Hentzau, monsieur le comte, a encouru mon plus profond déplaisir.

- Sire, c'est dans l'espoir d'expier ses fautes qu'il m'a envoyé ici aujourd'hui. Il s'agit d'une conspiration contre l'honneur de Votre Majesté.

- Une conspiration de qui, monsieur le comte, demanda Rodolphe, d'un ton froid et peu convaincu.

- Une conspiration ourdie par ceux qui touchent de très près à Votre Majesté et occupent le premier rang dans son affection.

- Nommez-les.

- Sire, je n'ose pas. Vous ne me croiriez pas. Mais Votre Majesté croira une preuve écrite.

- Montrez-la moi.

- Sire, j'en ai seulement une copie...

- Oh! une copie! monsieur le comte! ceci d'un ton dédaigneux.

- Mon cousin a l'original et l'enverra sur l'ordre de Votre Majesté. La copie d'une lettre de Sa Majesté la...

- De la Reine?

- Oui, Sire. Elle est adressée à.... »

Rischenheim s'arrêta.

« Eh bien! monsieur le comte, à qui?

- A un M. Rodolphe Rassendyll. »

Rodolphe joua très bien soit rôle. Il n'affecta pas l'indifférence, et sa voix trembla lorsqu'il tendit la main et demanda dans un murmure étouffé :

« Donnez-la moi; donnez-la moi. »

Les yeux de Rischenheim étincelèrent, son coup avait porté, fixé l'attention, fait oublier les chiens et leur robe. Évidemment, il avait éveillé les soupçons et la jalousie du Roi. Il reprit:

« Mon cousin a jugé de son devoir de soumettre la lettre à Votre Majesté. Il l'a obtenue...

- Malédiction! que m'importe comment il se l'est procurée. »

Rischenheim déboutonna son habit et son gilet. On aperçut un revolver passé dans une ceinture qui entourait sa taille. Il défit la patte d'une poche dans la doublure de son gilet et commença à en tirer une feuille de papier. Mais Rodolphe, si grand que fût son empire sur lui-même, n'était pourtant qu'un homme. Quand il vit le papier, il se pencha en avant et se leva à moitié de son siège. Il en résulta que son visage dépassa l'ombre du rideau, que la vive lumière matinale tomba en plein sur lui. En retirant le papier de sa poche, Rischenheim leva les yeux. Il vit le visage qui le dévorait du regard; ses yeux rencontrèrent ceux de Rassendyll. Il fut saisi d'un soupçon subit, car le visage, bien qu'étant celui du Roi dans tous ses traits, exprimait une résolution sévère et révélait une vigueur qui n'appartenait pas au Roi. En cet instant, la vérité, ou une lueur de la vérité, traversa son cerveau comme un éclair. Il poussa un cri étouffé ; d'une main il froissa le papier; l'autre se porta vivement sur son revolver. Mais il était trop tard. La main gauche de Rodolphe enferma la sienne et le papier dans une étreinte de fer; le revolver de Rodolphe était posé sur sa tempe et un bras sortait du rideau tenant le canon d'un autre revolver en plein devant ses yeux, tandis qu'une voix ironique disait :

« Vous ferez bien de prendre la chose tranquillement, » et Sapt se montra.

Rischenheim resta muet devant cette transformation subite de l'entrevue. Il semblait ne pouvoir plus faire qu'une seule chose : dévisager Rodolphe Rassendyll. Sapt ne perdit pas de temps; il arracha au comte son revolver et le plongea dans sa propre poche.

« Maintenant, prenez le papier, » dit-il à Rodolphe; et son revolver tint Rischenheim immobile pendant que Rodolphe lui enlevait le précieux document.

« Voyez si c'est bien le bon. Non, ne le lisez pas en entier pour le moment. Est-ce bien celui qu'il nous faut?

- Oui.

- A la bonne heure! à présent, remettez votre revolver sur sa tempe; je vais le fouiller. Levez-vous, monsieur. »

Ils forcèrent le comte à obéir et Sapt le soumit à une perquisition qui mit à néant toute possibilité de cacher une seconde copie ou tout autre document. Cela fait, ils lui permirent de se rasseoir; ses yeux semblaient fascinés par Rodolphe Rassendyll.

« Cependant, je crois que vous m'avez déjà vu, dit Rodolphe en souriant. Il me semble me souvenir de vous comme d'un jeune garçon de Strelsau quand j'y étais. Voyons, monsieur, dites-nous maintenant où vous avez laissé votre cousin? »

Leur plan était d'apprendre où était Rupert et de lui courir sus dès qu'ils auraient disposé de Rischenheim.

Mais comme Rodolphe parlait, on frappa violemment à la porte. Rodolphe se leva précipitamment pour l'ouvrir. Sapt et son revolver restèrent à leur place. Bernenstein était sur le seuil, la bouche ouverte.

« Le valet de chambre du Roi vient de passer. Il cherche le colon et Sapt. Le Roi s'est promené dans la grande avenue et a su par une sentinelle l'arrivée de Rischenheim." Puis s'adressant au colonel Sapt que Rodolphe venait de remplacer auprès de Rischenheim.

« J'ai dit au domestique que vous aviez emmené le comte faire le tour du château et que je ne savais pas où vous étiez. Il dit que le Roi peut venir d'un moment à l'autre. »

Sapt réfléchit un instant, puis revint près du prisonnier.

« Nous causerons de nouveau plus tard, » dit-il à voix basse. Maintenant, vous allez déjeuner avec le Roi; je serai là et Bernenstein aussi. Souvenez-vous : pas un mot de votre mission, pas un mot de monsieur. Au premier mot, à un signe, une allusion, un geste, un mouvement, et aussi vrai que Dieu existe, je vous envoie une balle; mille rois ne m'arrêteraient pas. Rodolphe, mettez-vous derrière le rideau. Si l'alarme est donnée, vous sauterez dans le fossé et vous nagerez.

- Très bien, dit Rodolphe; je pourrai lire ma lettre, là.

- Brûlez-là, fou que vous êtes.

- Quand je l'aurai lue, je la mangerai, si vous le désirez, mais pas avant. »

Bernenstein se montra de nouveau.

« Vite, vite. Le Roi va venir, murmura-t-il.

- Bernenstein, avez-vous entendu ce que j'ai dit au comte?

- Oui, j'ai entendu.

- Alors, vous savez votre rôle. A présent, messieurs, soyons tout au Roi.

- Et bien! dit une voix colère au dehors. Je me demandais combien de temps on me ferait attendre."

Rodolphe Rassendyll sauta derrière le rideau. Là, il plaça son revolver dans une poche à portée de la main. Rischenheim resta debout, les bras ballants, son gilet à demi déboutonné. Le jeune Bernenstein saluait très bas en protestant que le serviteur du Roi venait seulement de passer et qu'ils étaient sur le point de se présenter devant Sa Majesté. Alors, le Roi entra, pâle et portant toute sa barbe.

« Ah! comte, dit-il, je suis bien aise de vous voir. Si l'on m'avait dit que vous étiez ici, vous n'auriez pas attendu. Il fait très sombre ici, Sapt. Pourquoi n'ouvrez-vous pas les rideaux davantage? »

Et le Roi se dirigea vers le rideau derrière lequel était Rodolphe Rassendyll.

« Permettez, Sire, » s'écria Sapt passant devant lui comme un éclair et posant une main sur le rideau.

Un malicieux rayon de plaisir brilla dans les yeux de Rischenheim.

« Le fait est, Sire, reprit le connétable, la main toujours sur le rideau, que nous nous intéressions si vivement à ce que le comte nous disait de ses chiens...

- Par le Ciel! J'oubliais, s'écria le Roi Oui, oui, les chiens. Voyons, comte, dites-moi...

- Pardon, Sire, interrompit le jeune Bernenstein, mais le déjeuner attend.

- Oui, oui. Eh bien! alors, nous aurons tout à la fois le déjeuner et les chiens. Venez, comte. Le Roi passa son bras sous celui de Rischenheim, et dit à Bernenstein et à Sapt : ouvrez la marche, lieutenant, et vous, colonel, venez avec nous. »

Ils sortirent. Sapt s'arrêta et ferma la porte à clé derrière lui.

« Pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, colonel, demanda le Roi.

- Parce qu'il y a des papiers importants dans mon tiroir, Sire.

- Mais pourquoi ne pas fermer le tiroir?

- J'ai perdu la clé, Sire, comme un niais que je suis. »

Le comte de Luzau-Rischenheim ne fit pas un très bon déjeuner. Il s'assit en face du Roi. Derrière le siège de celui-ci se plaça le connétable, et Rischenheim vit le canon d'un revolver posé sur le dossier de la chaise du Roi, tout près de l'oreille droite de Sa Majesté. Bernenstein était debout près de la porte dans la rigide immobilité du soldat, Rischenheim se tourna une fois vers lui et rencontra le regard le plus significatif.

« Vous ne mangez rien, dit le Roi; j'espère que vous n'êtes pas indisposé?

- Je suis un peu troublé, répondit véridiquement Rischenheim.

- Et bien! parlez-moi des chiens pendant que je mange, car moi, J'ai faim. »

Rischenheim se mit à révéler son secret. Son explication manquait décidément de clarté. Le Roi s'impatienta.

« Je ne comprends pas, dit-il avec humeur et il repoussa son siège si vivement que Sapt sauta en arrière et cacha le revolver derrière son dos.

-  Sire, s'écria Rischenheim, se levant à moitié. La toux du lieutenant Bernenstein l'interrompit.

- Répétez-moi tout ce que vous m'avez dit, » ordonna le Roi.

Rischenheim obéit.

« Ah! Je comprends un peu mieux, maintenant. Vous voyez, Sapt. » Et il tourna la tête vers le connétable.

Sapt eut juste le temps de faire disparaître le revolver.

Le comte se pencha vers le Roi. Le lieutenant Bernenstein toussa de nouveau. Le comte se rejeta en arrière.

« Parfaitement, Sire, dit Sapt. Je comprends tout ce que le comte désire faire entendre à Votre Majesté.

- Moi, j'en comprends à peu près la moitié, répliqua le Roi en riant, mais cela suffira peut-être.

- Tout à fait, je crois, Sire, » répondit Sapt avec un sourire.

L'importante affaire des chiens une fois réglée, le Roi se rappela que le comte lui avait demandé une audience pour une affaire personnelle.

« Eh bien! que vouliez-vous me dire, demanda-t-il d'un air ennuyé. Les chiens étaient beaucoup plus intéressants. »

Rischenheim regarda Sapt. Le revolver était à sa place et Bernenstein toussait. Cependant, il entrevit une chance de salut.

 « Pardon, Sire, dit-il, mais nous ne sommes pas seuls. »

Le Roi éleva ses sourcils.

« L'affaire est-elle donc si secrète? dit-il.

- Je préférerais en entretenir Votre Majesté seul à seul, » répondit Rischenheim d'un ton suppliant.

Or Sapt était bien décidé à ne pas laisser Rischenheim seul avec le Roi; quoique le comte, dépouillé de sa preuve, ne pût maintenant faire grand mal au sujet de la lettre, il ne manquerait certes pas de dire au Roi que Rodolphe Rassendyll était au château. Se penchant par dessus l'épaule du Roi, Sapt lui dit d'un ton sarcastique:

« Il paraît que les messages du comte de Hentzau sont choses trop précieuses pour mes humbles oreilles?» Le Roi rougit.

« Est-ce là votre affaire? dernanda-t-il sévèrement à Rischenheim.

- Votre Majesté ne sait pas ce que mon cousin....

- S'agit-il de l'ancienne requête, dit le Roi, l'interrompant. Il désire rentrer? Est-ce là tout, ou bien y a-t-il autre chose?»

Il y eut un moment de silence. Sapt regarda Rischenheim bien en face et sourit en levant légèrement la main qui tenait le revolver. Bernenstein toussa deux fois. Rischenheim se tordait les doigts. Il comprenait que, coûte que coûte, ils ne lui permettraient pas de communiquer son message au Roi, ni de lui révéler la présence de M. Rassendyll.

Il ouvrit la bouche comme pour parler, mais demeura silencieux.

« Eh bien! Monsieur le comte, est-ce la vieille histoire ou quelque chose de nouveau? » demanda encore le Roi avec impatience.

Cette fois encore, Rischenheim resta silencieux.

« Êtes-vous muet, monsieur le comte? s'écria le Roi, de plus en plus agacé.

- C'est... C'est seulement ce que vous appelez la vieille histoire, Sire.

- Alors, permettez-moi de vous dire que vous vous êtes fort mal conduit envers moi, en me demandant une audience sous un pareil prétexte. Vous connaissez ma décision et votre cousin ne l'ignore pas davantage. »

Sur ces mots, le Roi se leva. Sapt glissa le revolver dans sa poche, mais le lieutenant Bernenstein tira son épée et se mit au port d'arme... en toussant.

« Mon cher Rischenheim, reprit le Roi avec plus de bonté, je fais la part de votre affection très naturelle; mais croyez­-moi, en cette circonstance, elle vous égare. Faites-moi la faveur de ne plus revenir avec moi sur ce sujet. »

Rischenheim humilié et furieux, ne put que s'incliner devant le mécontentement du Roi.

« Colonel Sapt, veillez à ce que l'on ait soin du comte. Mon cheval doit être à la porte à cette heure. Adieu, comte. Bernenstein, votre bras. »

Bernenstein jeta un regard rapide au connétable. Sapt lui fit un signe rassurant. Bernenstein remit son au fourreau et offrit son bras au Roi. Ils franchirent le seuil et Bernenstein ferma la porte derrière eux. Mais à ce moment, Rischenheim, poussé à bout et furieux du tour qu'on lui avait joué, voyant en outre qu'il n'avait affaire qu'à un homme, se précipita subitement vers la porte. Il l'atteignit; sa main était sur la serrure: mais Sapt le rejoignit et lui posa son revolver près de l'oreille.

Le Roi s'arrêta dans le corridor.

«  Que font-ils là-dedans? dernanda-t-il en entendant le bruit de leurs mouvements précipités.

- Je n'en sais rien, Sire, répondit Bernenstein en faisant un pas en avant. .

Non! Arrêtez-vous un instant, lieutenant; vous me tirez trop fort.

- Mille pardons, Sire.

- Je n'entends plus rien, maintenant. »

En effet, il n'y avait plus rien à entendre, car les deux hommes gardaient un silence de mort de l'autre côté de la porte.

« Ni moi non plus, Sire. Votre Majesté veut-elle avancer? Et Bernenstein fit un pas.

- Vous y êtes bien décidé, » reprit le Roi en riant, et il permit au jeune officier de l'emmener.

Dans l'intérieur de la chambre, Rischenheim était debout, le dos contre la porte. Il haletait. Son visage cramoisi se contractait sous l'impulsion de la colère; devant lui se tenait Sapt, le revolver à fa main.

« Jusqu'à ce que vous entriez au Ciel, monsieur le comte, dit-il, vous n'en serez jamais plus près que tout à l'heure. Si vous aviez ouvert la porte, je vous aurais logé une balle dans la tête. »

Comme il parlait, on frappa à la porte.

« Ouvrez, » dit-il brusquement à Rischenheim.

Étouffant un juron, le comte lui obéit. Un domestique présenta un télégramme sur un plateau.

« Prenez-le, » murmura Sapt, et Rischenheim étendit la main.

« Pardon, Monseigneur, mais ceci vous est adressé, dit le serviteur respectueusement.

- Prenez-le, répéta Sapt.

- Donnez-le moi, » dit Rischenheim troublé, et il prit l'enveloppe.

Le domestique s'inclina et sortit.

« Ouvrez-le, ordonna Sapt.

- Malédiction sur vous! s'écria Rischenheim d'une voix étouffée par la colère.

- Quoi? Oh! vous ne pouvez avoir de secrets pour un aussi bon ami que moi, monsieur le comte. Dépêchez-vous d'ouvrir le pli. »

Le comte décacheta la dépêche.

« Si vous la déchirez ou la chiffonnez, je vous tuerai, dit Sapt tranquillement. Vous savez que vous pouvez vous fier à ma parole. Maintenant, lisez.

- Par le ciel! Je ne lirai pas!

- Lisez, vous dis-je, ou faites votre prière. »

Le canon du pistolet était à un pied de sa tête. Il déplia le télégramme, puis regarda Sapt.

« Je ne comprends pas ce qu'il veut dire, grommela-t-il.

- Je pourrai peut-être vous aider.

- Ce n'est rien qu'un...

- Lisez, monsieur le comte, lisez. »

Et il lut ceci

 "Holf, 19, Königstrasse. » 

"Mille remerciements, monsieur. Et d'où cela vient-il?

- De Strelsau.

- Veuillez tourner ce papier de manière que je puisse le voir. Oh! Je ne doute pas de votre parole, mais voir, c'est croire. Ah! merci! C'est exact. Vous ne comprenez pas, comte?

- Je ne sais pas du tout ce que cela signifie.

- C'est étrange! Je le devine si facilement.

- Vous êtes très habile, monsieur.

- Cela me paraît une chose très simple à deviner, monsieur le comte.

- Et qu'est-ce que votre sagesse vous inspire? demanda Rischenheim s'efforçant d'affecter un air dégagé et sarcastique.

- Je crois, monsieur le comte, que le message est une adresse.

- Une adresse? Je n'y pensais pas. Mais je ne connais pas de Holf.

- Je ne crois pas que ce soit l'adresse de Holf.

- De qui alors? demanda Rischenheim, en se mordant les ongles et regardant furtivement le connétable.

- Mais, répondit celui-ci, c'est l'adresse du comte Rupert de Hentzau. »

En prononçant ces mots, il regarda droit dans les yeux de Rischenheim, puis avec un ricanement bref, mit le revolver dans sa poche et salua le comte.

« En vérité, vous êtes bien commode, Monsieur, » dit-il.

 

 

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