IX

Le Roi au Pavillon de chasse.

 

 

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Au premier moment, le choc et le désordre des idées fait porter un jugement que la réflexion corrige plus tard. Au nombre des crimes de Rupert de Hentzau, je ne donne pas la première place au meurtre du Roi. C'était l’acte d'un homme que rien n'arrêtait, pour qui rien n’était sacré; mais en réfléchissant au récit d'Herbert et quand je considère comment l'acte fut commis, comment les circonstances y poussèrent, il me semble avoir été, en quelque sorte, l'œuvre de la même chance perverse qui s'attachait à nos pas.

Il n'avait pas eu de mauvais desseins contre le Roi; il avait même, quel que fût son motif, cherché à lui rendre service, et il ne l'avait attaqué que contraint et forcé par les circonstances. L'ignorance inattendue du Roi, le zèle bien intentionné d'Herbert, la colère de Boris l'avaient entraîné à commettre une action qu'il n’avait pas préméditée et qui allait absolument à l’encontre de ses intérêts. Sa culpabilité consistait en ce qu’il avait préféré la mort du Roi à la sienne propre. C’eût été un crime pour bien des hommes; pour lui, cela ne comptait guère. J'admets tout cela maintenant, mais ce soir-là, devant ce cadavre, écoutant le doulou­reux récit fait par la voix mourante d'Herbert, il était difficile d'accorder des circonstances atténuantes. Nos cœurs criaient vengeance, quoique nous ne fussions plus au service du Roi. Peut-être même cherchions-­nous à étouffer les reproches de nos consciences en criant plus haut contre la faute d'un autre, ou désirions­-nous offrir quelque expiation inutile à notre maître mort, en châtiant rapidement celui qui l'avait tué. Je ne peux dire ce qu'éprouvaient les autres, mais en moi l'impul­sion dominante était de ne pas perdre un instant avant de proclamer le crime et de soulever le pays entier à la poursuite de Rupert, afin que tout habitant de la Ruri­tanie quittât son travail, son plaisir ou son lit pour s'emparer du comte Rupert de Hentzau mort ou vif. Je me rappelle m'être approché du siège où Sapt s'était laissé tombé et lui avoir saisi le bras en disant

« Il faut semer l'alarme. Si vous voulez aller à Zenda, je partirai pour Strelsau.

- L'alarme? dit-il en tourmentant sa moustache et me regardant.

- Oui; quand on apprendra la nouvelle, tout habitant du royaume sera sur le qui-vive et l'empêchera de s'échapper.

- De sorte qu'il sera pris? demanda le connétable.

- Oui, certes, » m'écriai-je dans mon émotion et ma surexcitation.

Sapt jeta les yeux sur le serviteur de M. Rassendyll. .James avait, avec mon secours, placé le corps du Roi sur le lit et aidé le garde forestier à gagner un canapé. Il était maintenant debout près du connétable, calme et prêt à agir comme toujours. Il ne parla pas, mais je saisis dans ses yeux un regard d'intelligence à l'adresse de Sapt, accompagné d'un signe de tête. Ces deux hommes faisaient bien la paire, difficiles à émou­voir, à ébranler, à détourner de leur but et de l'affaire confiée à leurs mains.

« Oui ; il serait probablement pris ou tué, dit Sapt.

- Alors, hâtons-nous, m'écriai-je.

- Avec la lettre de la Reine sur lui, »  ajouta le connétable.

J'avais oublié!

« Nous avons le coffret, mais il a toujours la lettre, » poursuivit Sapt.

Même à ce moment, j'aurais ri volontiers. Rupert nous avait laissé la boîte, mais soit par hâte, étourderie ou malice, nous l'ignorions, il avait conservé la lettre. Pris vivant, il se servirait de cette arme puissante pour sauver sa vie ou satisfaire sa colère; si on la trouvait sur son cadavre, elle parlerait haut et claire­ment au monde entier. Une fois encore, il était protégé par son crime; aussi longtemps qu'il détenait la lettre, il devait être défendu par nous contre tous. Nous vou­lions sa mort, mais nous devions agir comme ses gardes du corps et mourir en le défendant, plutôt que de le laisser prendre par d'autres que nous. Impossible d'agir ouvertement ou de chercher des alliés. Tout cela traversa mon esprit comme un éclair, aux paroles de Sapt ; et je vis, ce que le connétable et James n'avaient jamais oublié, quelle était la situation. Mais que faire? Je ne le voyais pas, car le roi de Ruritanie était mort!

Une heure s'était écoulée depuis notre découverte et il était près de minuit. Si tout avait réussi, nous aurions dû être loin déjà sur la route du château. Rupert devait être à plusieurs milles du lieu où il avait tué le Roi. Déjà, M. Rassendyll devait chercher son ennemi dans Strelsau.

« Mais que faire? » dis-je en désignant le lit du doigt. Sapt tortilla une dernière fois sa moustache, puis croisa les mains sur la garde de son épée placée entre ses jambes et se pencha en avant.

« Rien, me dit-il, jusqu'à ce que nous ayons la lettre. Rien.

- Mais c'est impossible, m'écriai-je.

- Mais non, Fritz, me répondit-il d'un air pensif. Ce n'est pas encore impossible. Cela peut le devenir. Mais si nous pouvons surprendre Rupert d'ici à un jour ou même deux, ce n'est pas impossible. Que je tienne seu­lement cette lettre et j'expliquerai le secret gardé. Voyons, n'arrive-t-il jamais que des crimes commis soient cachés de crainte de mettre le criminel sur ses gardes?

- Vous saurez bien inventer une histoire, monsieur, remarqua James d'un ton grave, mais rassurant.

- Oui, Jarres, je saurai inventer une histoire, ou bien votre maître en inventera une pour moi. Mais par Dieu! histoire ou non, il ne faut pas que la lettre soit trouvée. Qu'on dise si l'on veut que c'est nous qui l'avons tué, mais... »

Je saisis sa main et la serrai.

« Vous ne doutez pas de moi? lui dis-je.

- Je n'en ai pas douté un instant, Fritz.

- Alors, comment nous y prendre? »

Nous nous rapprochâmes l'un de l'autre, Sapt et moi assis, James appuyé sur le fauteuil de Sapt.

L'huile de la lampe touchait à sa fin et la lumière était très faible. De temps à autre, le pauvre Herbert, pour qui nous ne pouvions rien, faisait entendre un sourd gémissement. J'ai honte de me rappeler combien peu nous pensions à lui, mais les grands projets ren­dent leurs acteurs insensibles aux lois de l'humanité! En certains cas, la vie d'un homme compte peu. Les gémissements d'Herbert qui devenaient plus faibles et moins fréquents, étaient seuls, avec nos voix, à troubler le silence du petit pavillon.

« Il faut que la Reine soit instruite, dit Sapt, qu'elle reste à Zenda et dise que le Roi est au Rendez-vous de chasse pour un jour ou deux encore. Alors vous, Fritz (car il faut que vous alliez immédiatement au château) et Bernenstein, irez à Strelsau aussi vite que possible, pour trouver Rodolphe Rassendyll. A vous trois, vous devez pouvoir découvrir Rupert et lui arracher la lettre. S'il n'est pas en ville, il vous faudra rejoindre Ris­chenheim et le forcer de vous dire où est son cousin. Nous savons que l'on peut convaincre Rischenheim. Si Rupert est là, je n'ai de conseils à donner ni à vous, ni à Rodolphe.

- Et vous?

- James et moi restons ici. Si quelqu'un vient, nous pourrons dire que le Roi est malade. Si des bruits se répandent et que de grands personnages arrivent, il faudra qu'ils entrent!

- Mais 1e corps!

- Ce matin, quand vous serez parti, nous creuserons une tombe temporaire; peut-être deux (et il désigna ale la main, le pauvre Herbert) ou même trois, ajouta­-t-il avec son sourire sceptique, car notre ami Boris aussi devra disparaître.

- Vous enterrerez le Roi?

- Pas assez profondément pour qu'il soit difficile de le retirer de la terre, le pauvre homme! Eh bien! Fritz, avez-vous un plan meilleur à nous proposer? »

Je n'en avais pas et celui de Sapt ne me plaisait guère. Cependant, il nous donnait vingt-quatre heures. Pour ce laps de temps, du moins, il semblait qu'on pût garder le secret. Au delà, ce serait impossible. Mort ou vivant, il faudrait qu'on vît le Roi. Il se pourrait aussi qu'avant la fin de ce répit, Rupert fût en notre pouvoir! Enfin; quel autre parti prendre? Car maintenant, nous étions menacés d'un péril plus grand que celui que nous avions d'abord voulu conjurer. Le pire que nous crai­gnions tout d'abord, était que la lettre de la Reine ne tornbât dans les mains du Roi. Cela ne pouvait plus arriver. Mais ce serait bien pis si on la trouvait, sur Rupert et que tout le royaume, voire même toute l'Eu­rope apprît qu'elle était écrite par celle qui désormais était de droit la seule souveraine de la Ruritanie. Pour la sauver de ce danger, aucune tentative n'était trop hasardeuse, aucun projet trop périlleux. Oui, ainsi que le disait Sapt, lors même qu'on devrait nous accuser de la mort du Roi, il nous fallait persévérer. Moi, dont la négligence avait causé tout le mal, je devais être le dernier à hésiter. Très loyalement, je considérais ma vie comme due et engagée si on me la demandait; et pour le monde, je regardais aussi mon honneur comme engagé.

Le plan fut donc arrêté. On creuserait une tombe pour le Roi, et si la nécessité s'en présentait on y place­rait son corps. L'endroit choisi était sous le plancher du cellier. Quand la mort aurait délivré le pauvre Herbert, on pourrait l'ensevelir dans la cour, derrière le Pavillon. Pour Boris, on l'enterrerait sous les arbres où nous avions attaché nos chevaux. Rien ne me rete­nait plus; je me levai, mais à ce moment, j'entendis la voix du garde qui m'appelait plaintivement. Le pauvre garçon me connaissait bien et il me demanda de m'as­seoir près de lui. Je crois que Sapt aurait désiré me voir partir, mais je ne pouvais pas rester sourd à cette dernière demande, quoiqu'elle me fît perdre des minutes précieuses. Il était bien près de sa fin, et je fis de mon mieux pour adoucir ses derniers instants. Son courage était beau à voir, et je crois que nous puisâmes tous de nouvelles forces dans l'exemple que nous donnait cet humble devant la mort. Sapt lui-même cessa de montrer aucune impatience et me permit de rester pour fermer les yeux du blessé.

Mais le temps passait et il était près de cinq heures du matin quand je pus monter à cheval. Les autres conduisirent les leurs aux écuries, derrière le Pavillon. Avec un signe d'adieu de la main, je partis au galop pour le château. Le jour venait; l'air était frais et pur. La lumière nouvelle m'apporta un nouvel espoir; mes craintes semblèrent s'évanouir devant elle. Mes nerfs se raidissaient dans un effort confiant. Mon cheval avançait rapidement, à une allure aisée sûr l'herbe des avenues. Il était difficile, en cet instant, de se sentir découragé, de ne pas se fier aux ressources de l'intelli­gence, à la force du poignet, à la bienveillance du sort.

Quand le château fut en vue, je poussai un cri de joie que répétèrent les échos du bois. Mais un moment après, une exclamation de surprise m'échappa et je me dressai sur mes étriers en regardant au sommet du donjon. L'étendard royal qui, la veille, flottait à la brise, avait disparu de la hampe. D'après la coutume immé­moriale, le drapeau était hissé quand le Roi ou la Reine se trouvaient au château. Il ne flotterait plus pour Rodolphe V, mais pourquoi ne proclamait-il pas la pré­sence de la reine Flavie? Je pressai mon cheval de toutes mes forces. Le sort nous avait déjà frappés plus d'une fois et je craignis un nouveau coup.

Un quart d'heure après, j'étais à la porte. Un domes­tique accourut. Je mis pied à terre sans me hâter, ôtai mes gants, en époussetai mes bottes, recommandai au palefrenier d'avoir soin de mon cheval, puis je dis au valet de pied :

« Aussitôt que la Reine sera visible, sachez si elle peut me recevoir. J'apporte un message de Sa Majesté. » L'homme parut un peu perplexe, mais au même ins­tant, Hermann, le majordome du Roi, parut à la porte. « Le connétable n'est-il pas avec monsieur le comte? me demanda-t-il.

- Non, le connétable est resté au Pavillon de chasse avec le Roi, dis-je avec une indifférence que j'étais loin de ressentir. J'apporte un message pour Sa Majesté, Hermann; sachez d'une des femmes quand elle pourra me recevoir.

- La Reine n'est pas ici, me répondit-il. Le fait est que nous avons eu du fil à retordre, monsieur le comte. A cinq heures du matin, Sa Majesté sortit de chez elle tout habillée, envoya chercher le lieutenant de Bernen­stein et annonça qu'elle allait quitter le château. Mon­sieur sait que le train-poste passe ici à six heures. Hermann consulta sa montre et ajouta : Sa Majesté vient sans doute de quitter la gare.

- Pour aller où? demandai-je avec un léger hausse­ment d'épaules à l'adresse de ce caprice de femme.

- Mais pour Strelsau. Sa Majesté n'a pas donné de raison et n'a emmené qu'une dame et le lieutenant Bernenstein. Il y eut une belle bousculade pour faire lever tout le monde, commander la voiture, faire pré­venir à la station et...

- Elle n'a donné aucune raison?

- Aucune, monsieur le comte. Elle m'a laissé une lettre pour le connétable; qu'elle m'a recommandé de lui remettre en mains propres dès qu'il arriverait. Elle dit qu'elle contenait un message important, que le connétable devrait transmettre au Roi, et que je ne devais la confier à personne autre que le colonel Sapt lui-même. Je suis étonné, monsieur le comte, que vous n'ayez pas remarqué l'absence du drapeau royal.

-- Ah bah! Je n'avais pas les yeux fixés sur le donjon! Donnez-moi la lettre. » Je comprenais que le mot de cette nouvelle énigme devait s'y trouver. Il fallait que je portasse la lettre à Sapt moi-même et sans délai.

« Vous donner la lettre, monsieur le comte? Excusez-­moi, mais vous n'êtes pas le connétable, dit-il en souriant.

-Non, répliquai-je de même, il est vrai que je ne suis pas le connétable, mais je vais le rejoindre. J'ai l'ordre du Roi de revenir dès que j'aurai vu la Reine; et puisque Sa Majesté est absente, je vais retourner au Pavillon, dès que l'on m'aura sellé un cheval frais. Allons, donnez-moi la lettre.

- Je ne peux pas, monsieur le comte. Les ordres de Sa Majesté étaient positifs.

- Quelle plaisanterie! Si elle avait su que je dusse venir au lieu du connétable, elle m'aurait chargé de lui porter cette lettre.

- Je l'ignore, monsieur le comte. Ses ordres étaient clairs et elle n'aime pas qu'on lui désobéisse. »

Le palefrenier et le valet de pied avaient disparu. J'étais seul avec Hermann.

« Donnez-moi la lettre, répétai-je. » Je sais que la patience m'échappait et que ma voix me trahissait. Her­mann prit peur. Il recula d'un pas en mettant la main sur sa poitrine. Ce geste me révéla où se trouvait la lettre; je n'écoutai plus la prudence. Je m'élançai sur lui, écartai sa main, ouvris de force son habit galonné et saisis la lettre dans une poche intérieure. Alors, je le lâchai, car les yeux lui sortaient de la tête, et lui mettant deux pièces d'or dans la main :

« C'est urgent, imbécile, lui dis-je; pas un mot de cette affaire, » et sans plus faire attention à son visage bouleversé, je courus du côté des écuries. En cinq minutes, je fus à cheval et m'éloignai du château galopant vers le Pavillon. Si Hermann a depuis longtemps dépensé les pièces d'or, il n'a pas encore oublié la façon dont je l'ai pris à la gorge.

Quand je fus au bout de ce second voyage, j'arrivai pour les obsèques de Boris. James était à ce moment même, en train d'égaliser soigneusement le terrain avec une bêche. Sapt le regardait en fumant sa pipe. Leurs bottes à tous deux étaient couvertes d'une boue gluante. Je me jetai à bas de mon cheval et annonçai brusque­ment mes nouvelles. Le connétable m'arracha la lettre en jurant. James continua son travail. Quant à moi, je m'essuyai le front et sentis que j'avais très faim.

- Bonté du Ciel! s'écria Sapt; elle est allée 1e re­joindre! » Et il me tendit la lettre.

Je ne révélerai pas ce qu'avait écrit la Reine. C'était sans doute très touchant et très pathétique, mais pour nous, qui ne pouvions partager ses sentiments; c'était folie pure.

Elle avait essayé de supporter son séjour à Zenda, disait-elle, mais elle s'y sentait devenir folle. Elle ne pouvait pas reposer. Elle ne savait pas ce que nous devenions, ni ce qui se passait à Strelsau. Pendant des heures, elle était restée éveillée et s'étant enfin endormie, elle avait rêvé. « J'avais fait ce rêve une fois déjà. Il revenait. Je le voyais distinctement. Il me semblait être roi; on l'appelait ainsi; mais il ne répondait pas; il ne remuait pas. Il semblait mort! Et il m'était impossible de rester inactive. »

Ainsi écrivait-elle, toujours s'excusant, toujours disant que quelque chose l'attirait à Strelsau, lui répé­tant que si elle n'y allait pas, elle ne reverrait pas « celui que vous savez » vivant. «Et il faut que je le voie! Ah! il le faut! Si le Roi a reçu la lettre, je suis perdue déjà. Sinon, dites-moi ce que vous voulez ou pouvez faire. Il faut que je parte! ce rêve est revenu si distinct. Je vous jure que je ne le reverrai qu'une fois, mais cela, il le faut. Il est en danger! j'en suis certaine. Autre­ment, que signifierait ce rêve. Bernenstein viendra avec moi et je le verrai. Je vous en supplie, pardonnez-moi. Je ne peux pas rester ici. Le rêve était trop distinct! »

Ainsi se terminait sa lettre. Pauvre Reine! Elle était affolée par les visions que lui suggéraient son cerveau troublé et son cœur désolé. J'ignorais qu'elle eût déjà parlé à M. Rassendyll de son rêve étrange, dont je me serais au reste, peu préoccupé, tenant pour certain que nous fabriquons nos propres rêves, transformant nos craintes et nos espérances du jour en visions, que nous prenons la nuit pour des révélations.

Néanmoins, il est des choses que l'homme ne peut pas comprendre, et je n'ai pas la prétention de sonder les voies de Dieu!

Cependant, si nous n'avions pas à juger pourquoi la Reine partait, le fait de son départ nous regardait. Nous étions rentrés dans le Pavillon et James, se rappelant que les gens ont besoin de manger, quoique les rois meurent, nous préparait un déjeuner. J'en avais en vérité grand besoin, car je n'en pouvais plus; et les autres, après le travail auquel ils venaient de se livrer, n'étaient pas moins las. En mangeant, nous causâmes. Il était évident que, moi aussi, je devais aller à Strelsau. Ce serait là que le drame aurait son dénouement. Là, étaient Rodolphe, Rischenheim, très probablement Rupert de Hentzau et, maintenant, la Reine. Et de tous, Rupert seul (Rischenheim peut-être) connaissait la mort du Roi et comment la main capricieuse du sort avait terminé les événements de la veille. Le Roi était étendu en paix sur son lit; sa tombe était creusée. Sapt et James gardaient fidèlement le secret, prêts à faire le sacrifice de leur vie. Il fallait que j'allasse à Strelsau pour apprendre à la Reine qu'elle était veuve et eu finir avec le jeune Rupert.

A neuf heures du matin, je quittai le Pavillon. J'étais obligé de gagner Hofbau, à cheval afin d'y prendre le train pour Strelsau. De Hofbau je pourrais, envoyer une dépêche à la Reine, mais simplement pour annoncer mon arrivée et non les nouvelles que j'apportais. Grâce au chiffre, je correspondrais avec Sapt à volonté; il me chargea de demander à M. Rassendyll s'il devait venir nous rejoindre, ou bien rester où il était.

« Tout se décidera nécessairement en un jour, me dit-­il. Nous ne pouvons cacher longtemps la mort du Roi. Pour l'amour de Dieu! Fritz, débarrassez-nous de ce jeune misérable et emparez-vous de la lettre! »

Donc, abrégeant les adieux, je partis. A dix heures, j'atteignis Hofbau, car j'étais venu à fond de train. De là, j'avertis Bernenstein de mon arrivée prochaine; mais il n'y avait de train que dans une heure. Il me fallut attendre.

Ma première pensée fut de continuer ma route à cheval, mais je compris vite que cela me retarderait au lieu de m'avancer. Il fallait donc attendre, et l'on peut deviner dans quelle disposition d'esprit je m'y résignai. Chaque minute me semblait une heure; je ne sais pas encore aujourd'hui comment le temps passa. Je mangeai, je bus, je fumai, je marchai, je m'assis, je restai debout. Le chef de gare, qui me connaissait, dut croire que j'étais devenu fou, jusqu'à ce que je lui eusse dit que je portais des dépêches des plus importantes et que le délai mettait en danger les plus graves intérêts. Alors il me témoigna sa sympathie, mais que pouvait-il faire? Impossible d'avoir un train spécial à cette petite station. Il fallait attendre sans me brûler la cervelle. C'est ce que je fis.

Nous étions enfin dans le train! Je partais, j'appro­chais. Une heure après, la ville était en vue. Alors, à mou indicible fureur, il y eut un arrêt d'environ une demi-heure. Je crois que si nous n'étions repartis à ce moment, j'aurais sauté hors du train et couru, car, à demeurer immobile; je me sentais devenir fou. Arrivé à la station, je fis un grand effort sur moi-même pour paraître calme. J'attendis d'un air tranquille un com­missionnaire, le priai de me chercher une voiture et le suivis hors de la gare. Il ouvrit la portière; je lui donnai son pourboire et, le pied sur le marchepied, je lui dis :

« Recommandez au cocher d'aller vite au Palais. Je suis en retard, grâce à ce maudit train.

- La vieille jument vous y mènera vite, monsieur, » répliqua le cocher.

Je sautai dans la voiture, mais à ce moment, je vis sur le quai un homme qui me faisait signe de la main. Le cocher le vit aussi et attendit.

Je n'osai pas lui dire de partir, car je craignais de trahir mon impatience, et il aurait paru singulier que je n'eusse pas un instant à moi pour parler au cousin de ma femme, Anton de Strofzin, Il s'avança en me ten­dant sa main délicatement gantée de gris perle, car le jeune Anton était un des chefs de la jeunesse dorée à Strelsau.

« Ah ! mon cher Fritz, dit-il. Je suis bien content de n'avoir pas d'emploi à la cour. Dans quelle terrible activité vous vivez tous! Je vous croyais installé pour un mois à Zenda.

- La Reine a changé d'idée tout à coup, répondis-je. Cela arrive aux dames; vous le savez, vous qui les connaissez si bien. »

Mon compliment ou mon insinuation eut pour résul­tat un sourire satisfait et un tour conquérant donné â sa moustache.

« Je pensais bien que vous reviendriez bientôt ici, dit-il, mais j'ignorais que la Reine fût de retour.

- Vraiment? Alors pourquoi m'attendiez-vous? »

Il ouvrit un peu les yeux, avec une surprise élégante et langoureuse.

« Oh! Je supposais que vous seriez de service, ou autre chose. N'êtes-vous pas de service ?

- Près de la Reine? Pas pour le moment.

- Mais près du Roi?

- Oui, en effet, répondis-je en me penchant vers lui; je suis ici pour les affaires du Roi.

- Précisément, dit-il. J'ai bien pensé que vous vien­driez aussitôt que j'ai su que le Roi était ici. »

Sans doute, j'aurais dû garder tout mon sang-froid, mais je ne suis ni Sapt, ni Rodolphe Rassendyll.

- Le Roi, ici! m'écriai-je en lui saisissant le bras.

- Sans doute! Vous ne le saviez pas? Il est en ville. » Mais je ne l'écoutais plus. Pendant un instant, je ne pus parler, puis je criai au cocher

« Au Palais! Vite! Vite! »

Nous partîmes au galop, laissant Anton, la bouche ouverte et pétrifié d'étonnement.

Je retombai sur les coussins, absolument stupéfait. Le Roi gisait mort au Rendez-vous de chasse et le Roi était dans sa capitale.

Naturellement, la vérité, me fut bientôt révélée comme en un éclair, mais elle ne m'apporta pas de soulagement. Je me souvins que Rodolphe Rassendyll était à Strelsau.

Il avait été vu par quelqu'un et pris pour le Roi. En quoi cela nous aiderait-il, maintenant que le Roi était mort et ne pourrait plus jamais venir au secours de son Sosie?

Par le fait, la réalité était pire que je ne le supposais. Si je l'avais connue tout entière, j'aurais pu me laisser aller au désespoir. Car la présence du Roi n'était sue ni par là fait d'un coup d'œil incertain d'un passant, ni par un simple bruit qu'on aurait pu démentir fer­mement, ni par le témoignage d'une ou deux personnes seulement. Ce jour-là même, à la vue de la foule, par sa propre voix et avec l'assentiment de la Reine elle-même, M. Rassendyll avait passé pour être le Roi, pré­sent à Strelsau, lorsque ni lui, ni la Reine n'étaient ins­truits de la mort du Roi!

 

Chapitre X.

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