XIV

Les nouvelles arrivent à Strelsau.

 

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En quittant le numéro 19 de la Königstrasse, Rischenheim marcha vite jusqu'à une petite distance; puis héla une voiture. A peine levait-il la main, qu'il s'entendit appeler par son nom et tournant la tête, vit l'élégant phaéton d'Anton de Strofzin s'arrêter près de lui. Anton conduisait et sur le siège, près de lui, était un gros bouquet de fleurs choisies.

« Où allez-vous? cria-t-il en s'inclinant avec un gai sourire.

- Eh bien! et vous? Chez une dame, si j'en crois ce bouquet, répondit Rischenheim d'un ton aussi léger qu'il put.

- Ce petit bouquet, répliqua en minaudant le jeune Anton, est une offrande de voisinage à Helga de Tarlenheim et je vais le lui offrir. Puis-je vous conduire quelque part ? »

Quoique Rischenheim eût pensé aller d'abord au Palais, l'offre d'Anton parut lui fournir un bon prétexte pour gagner le tiré où il avait le plus de chance de trouver son gibier.

« J'allais au Palais pour tacher d'apprendre où est le Roi, dit-il : j'ai besoin de le voir, s'il veut bien m'accorder deux ou trois minutes d'audience.

- Je vous y conduirai après. Montez. C'est là votre cab? Tenez cocher! A Et après avoir jeté une couronne à cet homme, il enleva le bouquet et fit place pour Rischenheim à côté de lui.

Les chevaux d'Anton, dont il était assez fier, eurent vite fait de gagner ma maison. Les deux hommes descendirent du phaéton à ma porte. Comme ils arrivaient; le chancelier sortait pour retourner chez lui. Helsing les connaissait tous deux et s'arrêta pour railler Anton au sujet de son bouquet. Anton était célèbre pour ses bouquets qu'il distribuait généreusement aux dames de la ville.

« J'espérais qu'il était pour ma fille, dit Helsing : car j'aime les fleurs et depuis que ma femme et moi avons cessé de nous en offrir, nous n'en aurions pas sans ma fille. v

Anton répondit à cette attaque en promettant un bouquet pour le lendemain, car il ne pouvait pas désappointer sa cousine. Il fut interrompu par Rischenheim qui, à la vue des spectateurs devenus nombreux, s'écria :

« Que se passe-t-il ici, mon cher chancelier? Qu'est-ce que tous ces gens-là attendent donc ici? Ah! Voici une voiture royale!

- La Reine est avec la comtesse, répondit Helsing. On attend pour la voir sortir.

- Elle vaut toujours la peine qu'on la regarde, répliqua Anton, en fixant son monocle.

- Et vous êtes venu la voir? poursuivit Rischenheim.

- Mais oui, je... je suis venu lui présenter mes respects.

- Une visite matinale.

- C'était en quelque sorte pour affaire.

- Ah! J'ai aussi une affaire très importante, mais cela regarde le Roi.

- Je ne vous retiens qu'un instant, Rischenheim, dit Anton et, bouquet en main, il s'élança vers la porte.

- Le Roi, répéta Helsing. Oui, mais le Roi...

- Je vais au Palais pour savoir où il se trouve. Si je ne peux pas le voir, il faut que je lui écrive de suite; mon affaire est très urgente.

- Vraiment, mon cher comte? Vraiment? Très urgente, dites-vous?

- Peut-être pouvez-vous m'aider? Est-il à Zenda? »

Le chancelier devenait fort embarrassé. Anton avait disparu dans la maison et Rischenheim le retenait résolument.

- A Zenda? C'est que je ne... pardon, mais quelle est votre affaire?

- Excusez-moi, mon cher chancelier; c'est un secret.

- Je jouis de la confiance du Roi.

- Alors, il vous sera indifférent de ne pas jouir de la mienne, dit Rischenheim en souriant.

- Je vois que vous êtes blessé au bras, remarqua le chancelier qui cherchait à faire diversion.

- Entre nous, ceci est pour quelque chose dans mon affaire. Allons! Il faut que je me rende au Palais. Ou... Attendez donc! Sa Majesté la Reine daignerait-elle m'aider. Je crois que je vais risquer une requête, bien qu'elle ait des chances de ne pas être accueillie. »

Sur ces mots, Rischenheim s'approcha de la porte.

« Oh! mon ami, à votre place, je ne ferais pas cela. La Reine est très... très occupée. Il ne lui plaira pas d'être dérangée. »

Sans plus faire attention à lui, Rischenheim frappa énergiquement. La porte fut ouverte; il pria le maître d'hôtel de porter son nom à la Reine et de lui demander si elle daignerait le recevoir un instant.

Helsing resta perplexe sur le trottoir. La foule, enchantée des allées et venues de ces grands personnages, ne semblait nullement disposée à se disperser. Anton ne reparaissait pas. Rischenheim se glissa à l'intérieur et resta sur le seuil du vestibule. De là, il entendait les voix de ceux qui occupaient le petit salon, sur la gauche. Il reconnut celles de ma femme, d'Anton et de la Reine. Puis celle du maître d'hôtel disant :

« Je vais informer le comte des volontés de Votre Majesté. »

Le serviteur reparut et, immédiatement derrière lui, Anton de Strofzin et Bernenstein. Bernenstein tenait le jeune homme par le bras et lui fit traverser rapidement le vestibule. Ils passèrent devant le maître d'hôtel qui s'effaça devant eux et rejoignirent Rischenheim.

« Nous nous retrouvons, » dit Bernenstein en saluant.

Le chancelier, nerveux et troublé, se tordit les mains. Le maître d'hôtel s'approcha pour communiquer la réponse de la Reine. Sa Majesté regrettait de ne pouvoir recevoir le comte. Rischenheim accueillit ces paroles par un signe de tête et se tenant de telle sorte qu'on ne pût fermer la porte d'entrée, demanda à Bernenstein s'il savait où était le Roi.

Bernenstein désirait vivement se débarrasser des deux visiteurs, mais n'osait pas le laisser voir.

« Désirez-vous déjà une nouvelle entrevue avec le Roi? demanda-t-il en souriant. La dernière vous a donc été bien agréable? »

Rischenheim ne releva pas l'allusion, mais répliqua d'un ton sarcastique :

« Il est étrangement difficile de découvrir notre bon Roi. Le chancelier que voici ne sait pas où il est, ou du moins, ne veut pas répondre aux questions qu'on lui pose à ce sujet.

- Il est possible que le Roi ait des raisons pour ne pas vouloir être dérangé, observa Bernenstein.

- C'est très possible, répondit Rischenheim d'un ton significatif.

- En attendant, mon cher comte, je vous serais personnellement obligé de vouloir bien quitter cette porte.

- Est-ce que je vous gêne en y restant.

- Infiniment, monsieur le comte, répliqua Bernenstein avec raideur.

- Hallo ! Bernenstein, qu'y a-t-il donc? » cria Anton voyant que la colère perçait dans leur ton et leurs regards. La foule aussi avait remarqué le diapason élevé des voix et la manière hostile des interlocuteurs, et commençait à former un groupe plus compact.

Tout à coup, une voix se fit entendre dans le vestibule. Elle était distincte et haute quoique légèrement voilée. La querelle imminente s'arrêta; la foule se tut expectante. Rischenheim était nerveux, mais triomphant; quant à Anton, il s'amusait.

« Le Roi! s'écria-t-il; vous l'avez attiré, Rischenheim. »

La foule entendit cette exclamation gamine et poussa des acclamations. Helsing se tourna vers elle comme pour la faire taire. Le Roi lui-même ne lui avait-il pas exprimé son désir de garder l'incognito? Oui, mais celui qui venait de parler comme étant le Roi préférait courir tous les risques plutôt que de laisser Rischenheim s'en retourner pour prévenir Rupert de Hentzau.

« Est-ce le comte de Luzau-Rischenheim? demanda­t-il. Dans ce cas, qu'il entre et fermez la porte. »

Quelque chose dans son ton alarma Rischenheim. Il recula, mais Bernenstein le saisit par le bras.

« Puisque vous vouliez entrer, entrez donc, » dit-il avec un sourire ironique.

Rischenheim regarda autour de lui comme s'il songeait à fuir. Une seconde après, Bernenstein fut poussé de côté; un homme de haute taille parut un instant à la porte; la foule l'entrevit à peine, mais ne l'en acclama pas moins. La main de Rischenheim était tenue par une forte poigne; il entra malgré lui. Bernenstein suivit ; la porte fut fermée. Anton se tourna vers Helsing, un pli dédaigneux aux lèvres.

« Quel diable de mystère pour rien! dit-il. Pourquoi ne pouviez-vous pas dire qu'il était là? » Et sans attendre la réponse du chancelier ahuri et indigné, il sauta dans son phaéton.

La foule bavardait bruyamment, ravie d'avoir entrevu le Roi, cherchant les raisons qui pouvaient amener le Roi et la Reine chez moi, espérant qu'ils sortiraient bientôt et monteraient dans la voiture royale qui attendait toujours.

Si des curieux regards avaient pu voir ce qui se passait à l'intérieur, leur émotion serait devenue bien plus intense.

Rodolphe avait saisi Rischenheim par le bras et sans perdre un instant le conduisit au fond de la maison, dans une petite pièce qui donnait sur le jardin. Rodolphe connaissait la maison et ses ressources depuis longtemps et n'en avait rien oublié.

« Fermez la porte, Bernenstein, dit-il ; puis se tournant vers Rischenheim.:

- Monsieur le comte, ajouta-t-il, je pense bien que vous êtes venu pour découvrir quelque chose; l'avez-vous trouvé? »

Rischenheim rassembla son courage pour répondre.

« Oui, je sais maintenant que j'ai affaire à un imposteur, dit-il d'un ton de défi.

- Précisément. Or, les imposteurs ne peuvent pas courir le risque d'être dévoilés. »

Rischenheim pâlit un peu. Rodolphe se tenait en face de lui et Bernenstein gardait la porte. Il était absolument en leur pouvoir et il connaissait leur secret. Connaissaient-ils le sien? Celui que Rupert de Hentzau lui avait révélé?

« Ecoutez, poursuivit Rodolphe, pendant quelques heures aujourd'hui, je suis roi à Strelsau. Pendant ces quelques heures, j'ai un compte à régler avec votre cousin; il a quelque chose que je veux avoir. Je vais de ce pas le trouver; et pendant ce temps, vous resterez ici avec Bernenstein. Je réussirai ou j'échouerai. Dans les deux cas, ce soir, je serai loin de Strelsau, et la place du Roi sera libre pour lui. »

Rischenheim tressaillit légèrement et une expression de triomphe envahit son visage. Ils ne savaient pas que le Roi fût mort !

Rodolphe vint plus près de lui et fixa sur son visage un ferme regard.

- J'ignore, dit-il pourquoi vous êtes fourvoyé dans cette affaire. Je connais bien les raisons de votre cousin, mais je m'étonne qu'elles vous aient paru suffisantes pour justifier à vos yeux la perte d'une malheureuse femme qui est votre Reine. Soyez certain que je mourrai plutôt que de laisser cette lettre parvenir au Roi. » Rischenheim ne répondit rien.

« Etes-vous armé? » lui demanda Rodolphe. Rischenheim, d'un air sombre, jeta son revolver sur la table. Bernenstein s'en empara.

« Gardez-le ici, Bernenstein. Quand je reviendrai, je vous dirai ce qu'il faudra faire. Si je ne reviens pas, Fritz sera bientôt de retour et vous vous entendrez avec lui.

- Il ne m'échappera pas une seconde fois, déclara Bernenstein en montrant son prisonnier.

- Nous nous considérons comme libres de disposer de vous selon notre volonté, monsieur le comte, mais je ne désire pas votre mort, à moins qu'elle ne soit indispensable. Vous serez sage d'attendre que le sort de votre cousin soit décidé, avant de tenter quelque nouvelle entreprise contre nous. »

Avec un léger salut, Rodolphe laissa le prisonnier à la garde de Bernenstein, et retourna dans la pièce où la Reine l'attendait. Helga était avec elle. La Reine se leva précipitamment.

« Je n'ai pas un moment à perdre dit Rodolphe. Cette foule sait maintenant que le Roi est ici. La nouvelle va se répandre en un instant dans la ville. Il faut faire savoir à Sapt d'empêcher à tout prix qu'elle n'arrive aux oreilles du Roi. Il faut que j'aille accomplir ma tâche et puis que je disparaisse. »

La Reine restait debout devant lui. Ses yeux semblaient dévorer son visage, mais elle dit seulement :

« Oui, il faut que ce soit ainsi.

- Il faut que vous retourniez au Palais aussitôt que je serai parti. Je vais envoyer prier la foule de se disperser et puis je partirai.

- Pour aller chercher Rupert de Hentzau?

- Oui. »

Elle lutta un instant contre les sentiments qui se disputaient son coeur, puis elle vint à Rodolphe,et lui saisit la main.

« N'y allez pas, dit-elle d'une voix basse et tremblante. N'y allez pas, Rodolphe; il vous tuera. Ne vous occupez plus de la lettre. N'y allez pas. Je préférerais mille fois que le Roi eût la lettre, plutôt que de vous voir risquer... Oh ! mon bien-aimé, n'y allez pas !

- Il le faut! » dit-il très doucement.

De nouveau, elle le supplia, mais il ne voulut pas céder. Helga se dirigea vers la porte. Rodolphe la rappela. « Non, dit-il; il faut que vous restiez avec elle, que vous l'accompagniez au Palais. »

Comme ils parlaient encore, ils entendirent une voiture s'arrêter subitement à la porte. J'avais rencontré Anton de Strofzin et appris par lui que le Roi était chez moi. Comme je m'élançais sur le perron, la nouvelle me fût confirmée par les commentaires et les plaisanteries de la foule.

« Oh ! il se dépêche, disait-on. Il a fait attendre le Roi; il va recevoir une leçon. »

On peut croire que je prêtais peu d'attention à ces discours. Je courus à la porte. Je vis la figure de ma femme à la fenêtre; elle accourut et m'ouvrit elle-même.

« Grand Dieu! m'écriai-je; tous ces gens-là savent-ils qu'il est ici et le prennent-ils pour le Roi?

- Oui, répondit-elle; nous n'avons pu l'empêcher; il s'est montré à la porte. »

C'était pire que tout ce que j'avais imaginé; toute une foule était victime de l'erreur, tous avaient appris que le Roi était à Strelsau, bien plus ils l'avaient vu!

« Où est-il, où est-il? » demandai-je, et je la suivis dans le petit salon.

La Reine et Rodolphe étaient debout l'un à côté de l'autre. Ce que j'ai raconté d'après le récit d'Helga, venait de se passer. Rodolphe accourut à moi.

« Tout va-t-il bien? » demanda-t-il haletant.

J'oubliai la présence de la Reine et ne lui adressai pas mes respects. Je saisis la main de Rodolphe en m'écriant

« Vous prend-on pour le Roi?

-Oui, dit-il. Au nom du Ciel! mon ami, pourquoi êtes-vous si pâle?Nous nous en tirerons. Je peux être loin ce soir.

- Partir? A quoi cela servira-t-il puisqu'on vous prend pour le Roi?

- Vous pourrez le cacher au Roi, Fritz; je n'ai pu faire autrement. Je vais régler mon compte avec Rupert, puis disparaître.

Tous trois étaient debout devant moi, surpris de ma terrible agitation. En me rappelant tout cela aujourd'hui, je me demande comment je pouvais leur parler.

Rodolphe essaya encore de me rassurer. Il ne se doutait guère de ce qui causait l'état où il me voyait.

«Ce ne sera pas long d'en finir avec Rupert, reprit-il. Il faut que nous reprenions cette lettre ou elle parviendra au Roi. »

Je bredouillai enfin :

- Le Roi ne verra jamais cette lettre, » et je tombai sur une chaise.

Ils ne dirent rien. Je les regardai tous. J'éprouvais une étrange sensation d'impuissance; il me semblait impossible de faire autre chose que de leur jeter brutalement la vérité au visage. Je répétai :

« Le Roi ne verra jamais la lettre. Rupert lui-même a rendu cela bien certain.

- Que voulez-vous dire? vous n'avez pas rencontré Rupert? vous n'avez pas la lettre?

- Non, non ! Mais le Roi ne pourra jamais la lire. » Alors, Rodolphe me saisit par les épaules et positivement me secoua, car j'avais l'allure d'un homme plongé dans un rêve ou un engourdissement.

« Pourquoi, mon ami ! pourquoi ? » me demandait-il à voit basse, mais pressante.

De nouveau, je les regardai, mais, cette fois, mes yeux, attirés par le visage de la Reine, s'y fixèrent. Je crois qu'elle; fut la première à deviner en partie la nouvelle que j'apportais. Ses lèvres s'entrouvraient, ses yeux me fixaient ardemment. Je passai ma main sur mon front et la regardant, tout hébété, je dis :

« II ne pourra jamais lire la lettre; il est mort! » Helga poussa un petit cri. Rodolphe ne parla ni ne bougea; la Reine continua de me regarder, immobile de surprise et d'horreur.

« Rupert l'a tué, repris-je. Le lévrier Boris, puis Herbert, puis le Roi attaquèrent Rupert et il les tua tous. Oui; le Roi est mort, mort ! »

Personne ne parla. Les yeux de la Reine ne quittèrent pas mon visage.

« Oui, il est mort, » répétai-je, et mes yeux restaient rivés sur ceux de la Reine; pendant un temps qui me parut long, son regard ne me quitta pas. Enfin, comme attirée par une force irrésistible, elle le détourna. Je suivis la nouvelle direction qu'il prenait. Elle regarda Rodolphe Rassendyll et il la regarda. Helga avait tiré son mouchoir et, complètement anéantie par l'horreur, sanglotait, renversée sur le dossier d'un fauteuil bas, en proie à une sorte de crise nerveuse. Je saisis le vif regard chargé à la fois de douleur, de remords et d'une joie involontaire qu'elle échangea avec Rodolphe. Il ne lui parla pas, mais étendit une main et prit la sienne. Elle la retira presque brusquement et s'en couvrit le visage. Rodolphe se tourna vers moi.

« Quand est-ce arrivé?

- Hier soir.

- Et le... Il est au Pavillon?

- Oui, avec Sapt et James. » Je reprenais mes sens et mon sang-froid.

« Personne ne le sait, ajoutai-je. Nous craignions bien que vous ne fussiez pris pour lui par quelqu'un; mais au nom du Ciel, Rodolphe, que faire maintenant? »

Les lèvres de M. Rassendyll étaient serrées. Il fronçait légèrement le sourcil et il y avait dans ses yeux bleus une expression d'extase. Il me semblait possédé d’une idée exclusive qui lui faisait oublier tout, même ceux qui l'entouraient. La Reine vint à lui et lui toucha légèrement le bras. II tressaillit comme surpris, puis retomba dans sa rêverie.

« Que faire, Rodolphe? demandai-je une seconde fois.

- Je vais tuer Rupert de Hentzau, me répondit-il. Ensuite nous parlerons du reste. »

Il traversa rapidement la chambre et sonna.

« Renvoyez tout ce monde, ordonna-t-il; dites que j'ai besoin de calme; et puis envoyez-moi une voiture fermée dans dix minutes, pas plus. »

Le domestique reçut ces ordres impérieux avec un profond salut et se retira. La Reine, qui avait paru jusque-là calme et maîtresse d'elle-même, devint tout à coup très agitée, à ce point que notre présence même ne put l'empêcher de le laisser voir.

« Rodolphe, faut-il que vous y alliez puisque... puisque cela est arrivé?

- Chut ! Ma Dame aimée, murmura-t-il. Puis il ajouta plus haut : Je ne veux pas quitter une seconde fois la Ruritanie en y laissant Rupert de Hentzau vivant. Fritz, faites savoir à Sapt que le Roi est à Strelsau... il comprendra, et que les instructions du Roi suivront vers midi. Quand j'aurai tué Rupert, j'irai au Pavillon en me rendant à la frontière. »

II se détourna pour partir, mais la Reine le retint un instant.

« Vous viendrez me voir avant de partir? supplia-t-elle.

- Je ne le devrais pas, répondit-il, tandis que son regard si résolu s'adoucissait étrangement.

- Vous viendrez?

- Oui, ma Reine. » Je me levai d'un bond, saisi d'une terreur subite.

« Par le Ciel, Rodolphe, s'il vous tuait ici dans la Königstrasse ! »

Il se tourna vers moi d'un air surpris.

« II ne me tuera pas, » dit-il.

La Reine, les yeux toujours fixés sur Rodolphe et paraissant avoir oublié le rêve qui l'avait tant terrifiée, ne releva pas ce que je venais de dire et se contenta de répéter

« Vous viendrez, Rodolphe?

- Oui, ma Reine, une fois, » et après avoir mis un dernier baiser sur sa main, il sortit.

La Reine resta un moment encore où elle était, immobile et raide. Puis tout à coup, elle se dirigea en trébuchant vers ma femme et tombant à genoux, cacha son visage sur ceux d'Helga; j'entendis ses sanglots s'échapper pressés et tumultueux. Helga leva les yeux vers moi, le visage couvert de larmes. Je sortis. Peut-être Helga réussirait-elle à lui donner du courage. Je priai Dieu de lui envoyer la consolation que sa faute l'empêcherait de demander elle-même. Pauvre âme! J'espère que rien de plus coupable ne sera relevé contre toi.

 

Chapitre XV.

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