XV

Un passe-temps pour le colonel Sapt.

 

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Le connétable de Zenda et James, le serviteur de M. Rassendyll déjeunaient au Pavillon de chasse. Ils étaient dans la petite chambre qu'occupait d'ordinaire le gentilhomme de service auprès du Roi. Ils l'avaient choisie parce qu'elle avait vue sur les approches du Pavillon.

La porte d'entrée était solidement fermée; ils étaient en mesure de refuser d'admettre qui que ce fût. Dans le cas où le refus serait impossible, tous leurs préparatifs pour cacher les corps du Roi et d'Herbert étaient faits. On répondrait aux questionneurs que le Roi était sorti à cheval avec le garde au point du jour, en promettant de revenir dans la soirée, mais sans dire où il allait. Sapt avait reçu l'ordre de rester jusqu'à son retour et James attendait les instructions de son maître, le comte de Tarlenheim. Ainsi armés contre toute surprise ou découverte, ils attendaient des nouvelles de moi qui décideraient de leur conduite éventuelle. Entre temps l’oisiveté leur était imposée. Sapt, une fois son repas terminé, fuma sa grande pipe. James, après s'être fait beaucoup prier, avait consenti à en allumer une petite en écume noircie et prenait ses aises, les jambes allongées. Il fronçait le sourcil et un curieux demi-sourire errait sur ses lèvres.

« A quoi pouvez-vous bien penser, ami James? » demanda Sapt entre deux bouffées. Il avait pris en gré ce petit homme alerte et adroit.

Après un instant de silence, James retira sa pipe de ses lèvres.

« Je pensais, monsieur, que puisque le Roi est mort... il s'arrêta.

- Le Roi est assurément mort, le pauvre homme! répondit Sapt.

- Que puisqu'il est certainement mort et puisque mon maître M. Rassendyll est vivant...

- Autant que nous le sachions, James, observa le connétable.

- Sans doute, monsieur ; autant que nous le sachions. Donc, puisque le Roi est mort et M. Rassendyll vivant, je pensais, que c'était grand dommage, mon­sieur, que mon maître ne pût prendre la place et être roi.

James regarda le connétable de l'air d'un homme qui offre respectueusement une suggestion.

« Une fameuse idée, James! dit le connétable, avec un sourire sarcastique.

- Vous n'êtes pas de mon avis, monsieur? demanda James, d'un ton d'excuse.

- Je ne dis pas que ce ne soit pas dommage, car Rassendyll ferait un bon roi ; mais impossible ; vous le comprenez, n'est-ce pas? »

James se caressa le genou de ses deux mains, et sa pipe qu'il avait replacée, sortait d'un coin de sa bouche.

« Quand vous dites impossible, monsieur, répondit­-il avec déférence, je me permets de n'être pas de votre avis.

- Vraiment? Allons! Nous n'avons rien à faire; voyons un peu comment ce serait possible.

- Mon maître est à Strelsau, monsieur, commença James.

- Très probablement.

- J'en suis certain, monsieur. S'il est vu, il sera pris pour le Roi.

- Cela est arrivé déjà et il est certain que cela peut arriver encore, à moins que...

- Sans doute, monsieur! A moins que le corps du Roi ne soit découvert.

- C'est ce que j'allais dire, James. »

James resta silencieux pendant quelques minutes, puis il reprit :

« Ce sera bien difficile d'expliquer comment le Roi a été tué.

- Il faudra, en effet, que l'histoire soit bien racontée, admit le connétable.

- Et il sera difficile de démontrer que le Roi a été tué à Strelsau. Cependant, s'il arrivait que mon maître fût tué à Strelsau...

- Le Ciel nous en préserve, James! A tous les points de vue, le Ciel nous en préserve!

- Même si mon maître n'est pas tué, il nous sera difficile de prouver que le Roi l'a été à l'heure qu'il nous conviendrait d'indiquer et d'une manière qui puisse paraître plausible. »

Sapt parut entrer dans les idées et les suppositions de James.

« Tout cela est très vrai; mais si M. Rassendyll doit être roi, il sera bien difficile de disposer du corps du Roi et de celui du pauvre Herbert. »

De nouveau, James s'arrêta un instant avant de dé­clarer

« Bien entendu, monsieur, je discute cette question simplement pour passer le temps. Il serait peut-être mal d'exécuter un projet pareil à celui que j'ai?

- Peut-être? Mais continuons... pour passer le temps, dit Sapt, et il se pencha pour bien voir le visage calme et intelligent du serviteur.

- Eh bien! donc, monsieur, puisque cela vous amuse, disons que le Roi est venu au Pavillon hier soir et a été rejoint par son ami Rassendyll.

- Et moi? Suis-je venu aussi?

- Vous, monsieur, vous êtes venu étant de service auprès du Roi.

- Et vous, James, êtes-vous venu aussi? Comment cela?

- Mais, monsieur, par les ordres du comte de Tar­lenheim, pour servir M. Rassendyll, l'ami du Roi. Main­tenant, le Roi, monsieur... Tout cela est mon histoire, vous savez, monsieur?

- Votre histoire m'intéresse. Continuez.

- Le Roi est sorti de très bonne heure, ce matin, monsieur?

- Ce serait pour affaire privée.

- C'est ce que nous aurions compris. Mais M. Ras­sendyll, Herbert et moi, serions restés ici.

- Le comte de Hentzau était-il venu?

- Nous l'ignorions, monsieur. Mais nous étions tous fatigués et nous avions dormi très profondément.

- En vérité? dit le connétable avec son même sourire.

- Par le fait, monsieur, nous étions tous accablés de fatigue, M. Rassendyll comme les autres, et la matinée s'avançait que nous étions encore au lit. Nous y serions peut-être en ce moment si nous n'avions été éveillés d'une manière surprenante et effroyable.

- Vous devriez écrire des histoires, James. Voyons de quelle manière effroyable nous avons été éveillés. » James déposa sa pipe, et les mains posées sur les genoux, continua son histoire.

« Ce Pavillon, monsieur, ce Pavillon de bois, car il est tout en bois, au dedans et au dehors.

- Ce Pavillon est incontestablement en bois, James, et, comme vous le dites, à l'intérieur comme à l'exté­rieur.

- Et cela étant, monsieur, il serait terriblement imprudent de laisser une chandelle allumée dans l'endroit où l'on emmagasine l'huile et le bois de chauffage.

- Ce serait criminel!

- Mais les reproches ne font pas de mal aux morts, monsieur, et le pauvre Herbert est mort.

- C'est vrai. Il n'en serait pas chagriné.

- Mais nous, monsieur, vous et moi, nous réveil­lant...

- Et les autres, ne doivent-ils pas se réveiller, James?

- En vérité, monsieur, je souhaiterais qu'ils ne se fussent point réveillés! Car vous et moi, nous éveillant les premiers, trouverions le Pavillon tout en flammes. Il nous faudrait courir pour sauver nos vies.

- Eh quoi! N'essaierions-nous pas d'éveiller les autres?

- Certes, monsieur! Nous ferions tout ce qu'il est possible de faire, jusqu'à courir le risque de mourir par suffocation.

- Mais nous échouerions malgré nos efforts héroïques, n'est-ce pas?

- Hélas! oui, monsieur; nous échouerions ! Les flammes envelopperaient complètement le Pavillon avant qu'on pût venir à notre secours, le Pavillon serait un monceau de ruines et mon malheureux maître et le pauvre Herbert seraient réduits en cendres.

- Hum!

- Ils seraient en tout cas, absolument méconnaissa­bles, monsieur.

- Vous croyez?

- Sans aucun doute, si l'huile, le bois et la chandelle étaient placés le mieux possible.

- Ah oui! Et ce serait la fin de Rodolphe Rassendyll? - Monsieur, j'en porterais moi-même la nouvelle à sa famille.

- Tandis que le roi de Ruritanie...

- Aurait un règne long et prospère, plût à Dieu, mon­sieur!

- Et la reine de Ruritanie, James?

- Comprenez-moi bien, monsieur. Ils pourraient être mariés secrètement... Je devrais dire remariés.

- Oui, certainement, remariés!

- Par un prêtre digne de confiance.

- Vous voulez dire : Indigne?

- C'est la même chose, monsieur, à un point de vue différent. »

Pour la première fois, James se permit un sourire pensif. Sapt, à son tour, déposa sa pipe en tourmentant sa moustache. Il souriait aussi et ses yeux étaient fixés sur ceux de James. Le petit homme soutenait ce regard avec calme.

« Tout cela est ingénieusement imaginé, James, remarqua le connétable. Mais si votre maître est tué aussi? Cela peut arriver. Le comte Rupert est un homme avec qui il faut compter.

- Si mon maître est tué, monsieur, il faudra l'en­terrer.

- A Strelsau? demanda Sapt avec vivacité.

- Peu lui importera où, monsieur.

- C'est vrai, et nous n'avons pas à nous en préoccuper pour lui.

- Non, sans doute, monsieur. Mais porter secrète­ment son corps d'ici à Strelsau...

- Oui, c'est difficile, ainsi que nous l'avons reconnu tout d'abord... Somme toute, c'est une jolie histoire! Mais votre maître ne l'approuverait pas. Je veux dire en supposant qu'il ne fût pas tué.

- C'est perdre son temps, monsieur, que de désap­prouver ce qui est fait; il pourrait trouver le conte supérieur à la réalité, quoique ce ne soit pas un bon conte. »

De nouveau, les yeux des deux hommes se rencontrè­rent en un long regard.

« D'où venez-vous? demanda Sapt tout à coup.

 - De Londres, monsieur, dans l'origine.

- On invente de bonnes histoires à Londres!

- Oui, monsieur, et quelquefois on les met en action. »

A cet instant, James se leva vivement et fit un signe vers la fenêtre. Un homme à cheval galopait dans la direction du Pavillon. Échangeant un rapide regard, tous deux se précipitèrent vers la porte et s'avançant d'environ vingt mètres, attendirent sous l'arbre où l'on avait enseveli Boris.

« A propos, dit Sapt. Vous avez oublié le chien.

- Le fidèle animal sera mort dans la chambre de son maître, monsieur.

- Oui, mais d'abord, il faut le déterrer.

Certainement, monsieur. Ça ne prendra pas beaucoup de temps. »

Sapt souriait encore, quand le messager arriva et se penchant vers lui sur son cheval, lui tendit un télé­gramme.

« Spécial et pressé, monsieur. »

Sapt déchira l'enveloppe et lut. C'était le message que j'avais envoyé par ordre de M. Rassendyll. Il n'avait pas voulu se fier à mon chiffre, mais en réalité, il n'en était pas besoin. Sapt comprit la dépêche, quoiqu'elle dit simplement : « Le Roi est à Strelsau. Attendez des a ordres au Pavillon; ici les affaires marchent, mais ne sont pas terminées; je télégraphierai de nouveau. »

Sapt tendit le papier à James qui le prit avec un salut respectueux. Il le lut attentivement et le rendit avec un nouveau salut.

« Je m'occuperai de ce qu'il dit, monsieur.

- Très bien! répondit Sapt. »

Puis il ajouta en s'adressant au messager

« Merci, mon garçon. Voici une couronne pour vous. S'il arrive une autre dépêche pour moi, apportez-la sans retard et vous aurez une autre couronne.

- Vous l'aurez aussi vite qu'un cheval pourra l'ap­porter de la station, monsieur, » et avec un salut mili­taire, l'homme fit demi-tour et s'éloigna.

« Vous voyez, James, dit Sapt, que votre histoire est purement imaginaire, car cet homme a pu voir que le Pavillon n'a pas été incendié hier soir.

- C'est vrai, mais, monsieur...

- Je vous en prie, continuez, James. Je vous ai dit que votre histoire m'intéressait.

- Cet homme ne peut pas savoir si le Pavillon ne sera pas brûlé ce soir. Un incendie peut avoir lieu tous les soirs, monsieur. »

Le vieux Sapt éclata tout à coup en une sorte de rugissement, moitié rire, moitié discours. Il s'écria :

« Par le Ciel! quelle chose étonnante!

James sourit avec satisfaction.

« Le destin le veut, dit le connétable; un étrange destin. Cet homme était né pour cela. Nous aurions fait la chose autrefois, si Michel avait étranglé le Roi dans son cachot. Oui, nous le voulions. Que Dieu nous par­donne, mais du fond de nos cœurs, nous le voulions, Fritz et moi. Mais Rodolphe voulut que le Roi remontât sur le trône. Il le voulut quoique ça lui fit perdre un trône et ce qu'il désirait plus qu'un trône. Il le voulut et il se mit en travers des volontés du destin. Le jeune Rupert peut penser que cette nouvelle affaire est son œuvre. Non! c'est le destin qui se sert de lui. Le destin a ramené Rodolphe ici. Le destin veut qu'il soit Roi. Vous me dévisagez! Croyez-vous que je sois fou, mon­sieur le valet de chambre!

- Je crois, monsieur, que vous êtes plein de bon sens, si je peux me permettre de m'exprimer ainsi.

- De bon sens? Je ne sais trop, observa Sapt, avec un petit rire. Mais le destin est là; soyez-en sûr.

Les deux hommes étaient revenus dans leur petite chambre; ils avaient passé devant la porte de celle où gisaient les corps du Roi et du garde-chasse.

James restait debout près de la table. Sapt arpentait la pièce, tirant sa moustache et fendant l'air parfois de sa forte main velue.

« Je n'ose pas! murmura-t-il, je n'ose pas. C'est une chose qu'un homme ne peut pas faire de son autorité privée. Mais le destin le fera l Le destin le fera! Il nous l'imposera!

- Alors, mieux vaut que nous soyons prêts, suggéra James avec calme. »

Sapt se tourna vers lui vivement, presque avec colère. « On a souvent parlé de mon audacieux sang-froid. Par Jupiter! que dire du vôtre?

- Il n'y a pas de mal à être prêt, monsieur, » répondit James.

Sapt vint à lui et le prit par les épaules.

« Prêt? Comment? demanda-t-il dans un murmure bourru.

- L'huile, le bois, la lumière, monsieur.

- Où, mon garçon? Où? Voulez-vous dire près des corps?

- Pas où les corps sont en ce moment. II faut que chacun soit à la place qui lui convient.

- Alors, il faut que nous les changions de place?

- Mais oui! Et le chien aussi. »

Sapt lui lança un regard presque féroce, puis il éclata de rire.

« Ainsi soit-il! Prenez le commandement, dit-il. Le destin nous pousse. »

Immédiatement, ils se mirent à l'oeuvre. II semblait vraiment qu'une influence mystérieuse dominât Sapt. Il agissait comme en un demi-sommeil. Ils placèrent les corps là où chaque homme vivant se serait trouvé le soir, le Roi dans la chambre de parade, le garde chasse dans l'étroit cabinet où l'honnête garçon avait l'habitude de coucher. Ils déterrèrent le chien, Sapt ricanant convulsivement, James aussi grave que l'em­ployé des pompes funèbres dont il semblait parodier le rôle. Ils portèrent l'animal percé de balles dans la chambre du Roi. Ensuite, ils empilèrent le bois, l'arro­sèrent de la provision d'huile et placèrent à côté des bouteilles de spiritueux, afin qu'elles parûssent avoir éclaté sous l'action du feu et fourni un nouvel aliment à l'incendie. Tantôt il semblait à Sapt qu'ils jouaient à quelque jeu absurde qui finirait à leur gré, tantôt qu'ils obéissaient à quelque pouvoir mystérieux qui cachait son grand dessein à ses instruments. Le valet de M. Rassendyll se mouvait, arrangeait, plaçait tout aussi adroitement qu'il pliait les habits de son maître ou repassait ses rasoirs. Le vieux Sapt l'arrêta une fois au moment qu'il passait devant lui.

« Ne me croyez pas fou parce que je parle du destin, dit-il avec une sorte d'anxiété.

- Certes non, monsieur. Je n'y connais rien, mais j'aime à être prêt.

- Quel événement ce serait! » murmura Sapt.

La plaisanterie réelle ou factice du début avait com­plètement disparu. S'ils n'étaient pas sérieux, ils en avaient l'air; s'ils n'avaient pas les intentions que parais­saient indiquer leurs actes, ils ne pouvaient plus nier qu'ils avaient une espérance.

Quand ils eurent achevé leur tâche et se furent assis de nouveau en face l'un de l'autre dans la petite pièce de devant, tout le plan était tracé, les préparatifs étaient faits, tout était en bonne voie; ils n'attendaient plus que l'impulsion qui viendrait du hasard ou du destin et ferait une réalité du conte imaginé par le serviteur. Quand la chose fut faite, le sang-froid de Sapt, si rare­ment troublé et pourtant si complètement vaincu par cette idée insensée, lui revint aussitôt. Il alluma sa pipe et se renversa sur le dossier de son fauteuil, évidem­ment plongé dans ses réflexions.

« Il est deux heures, monsieur, dit James. Quelque chose a dû se passer à Strelsau.

- Oui, mais quoi? »

Tout à coup, ils entendirent frapper violemment à la porte. Absorbés dans leurs pensées, ils n'avaient pas remarqué que deux hommes arrivaient à cheval au Pavillon. Tous deux portaient l'uniforme vert et or des veneurs du Roi. Celui qui avait frappé, était Simon, le frère d'Herbert qui gisait mort dans sa petite chambre.

« Un peu dangereux, » murmura le connétable de Zenda en se hâtant vers la porte suivi par James.

Simon fut surpris quand Sapt ouvrit.

« Pardon, connétable, mais j'aurais besoin de voir Herbert. Puis-je entrer? Il sauta à bas de son cheval et jeta les rênes à son compagnon.

- A quoi bon entrer, dit Sapt? Herbert n'est pas ici.

- Pas ici? Où est-il alors?

- Il est sorti depuis le matin avec le Roi?

- Ah! il est avec le Roi? Alors, je suppose qu'il est à Strelsau?

- Si vous savez cela, Simon, vous en savez plus long que moi.

- Mais le Roi est à Strelsau, monsieur.

- Comment diable cela se fait-il? II n'a pas dit un mot de cela. Il s'est levé de bonne heure, et est parti à cheval avec Herbert, disant seulement qu'il reviendrait ce soir.

- Il est allé à Strelsau, monsieur. J'arrive de Zenda et l'on sait que Sa Majesté a été en ville avec la Reine. Ils étaient tous deux chez le comte Fritz de Tarlen­heim.

- Je suis charmé de le savoir. Mais le télégramme relatif au Roi et à la Reine ne disait-il pas où était Herbert?

Simon se mit à rire.

« Herbert n'est pas un roi, monsieur. Enfin, je revien­drai demain matin, car j'ai besoin de le voir bientôt. Il sera de retour à ce moment, n'est-ce pas, monsieur?

- Oui, Simon; votre frère sera ici demain matin.

- Et j'amènerai la charrette pour emporter le san­glier au château, car j'imagine que vous ne l'avez pas mangé tout entier? »

Sapt rit; Simon, flatté, rit encore plus.

« Nous ne l'avons même pas encore fait cuire, dit Sapt, mais je ne réponds de rien pour demain­

- Très bien, monsieur! Nous verrons! A propos, une autre nouvelle circule. On prétend avoir vu le comte Rupert de Hentzau en ville.

- Rupert de Hentzau! Allons donc! C'est absurde, mon brave Simon. Il n'oserait pas se montrer; il sait, trop bien que cela pourrait lui coûter la vie.

- Ah! qui sait? c'est peut-être ce qui a conduit le Roi à Strelsau.

- Cela suffirait, en effet, si la nouvelle était vraie, admit Sapt.

- Eh bien! bonjour, monsieur.

- Bonjour, Simon. »

Les deux veneurs s'éloignèrent. James les suivit des yeux pendant quelques instants, puis il dit :

« On sait que le Roi est à Strelsau et maintenant voilà qu'on en dit autant du comte de Hentzau. Comment le comte de Hentzau peut-il avoir tué le Roi ici dans la forêt de Zenda, monsieur? »

Sapt le regarda presque avec crainte.

« Comment le corps du Roi peut-il arriver à la forêt de Zenda? poursuivit James. Ou comment le corps du Roi peut-il aller à la ville de Strelsau?

- Assez de vos damnées énigmes! s'écria Sapt. Avez­-vous juré de me pousser jusqu'au bout! »

Le valet de chambre s'approcha et lui posa une main sur l'épaule.

- Vous avez, déjà une fois, entrepris une chose aussi difficile, monsieur, dit-il.

- C’était pour sauver le Roi.

- Et maintenant, c'est pour sauver la Reine et vous­-même, cuir si nous n'aboutissons pas, il faudra qu'on sache la vérité sur mon maître. »

Sapt ne lui répondit pas. Ils reprirent leurs sièges en silence. Ils restèrent là, fumant sans parler, tandis que le long après-midi s'écoulait et que les ombres des arbres s'allongeaient. Ils ne pensèrent ni à boire, ni à manger. Ils restèrent immobiles. Une seule fois, James se leva pour allumer un petit feu de broussailles. Le crépuscule tombait. De nouveau, James se leva pour allumer la lampe. Il était près de six heures et aucune nouvelle n'arrivait de Strelsau. Enfin, on entendit les sabots d'un cheval. Les deux hommes se précipitèrent vers la porte, puis dehors, sur la route gazonnée qui donnait accès au Pavillon. Ils oubliaient leur secret; la porte restait ouverte derrière eux. Sapt courut comme il ne l'avait pas fait depuis bien longtemps et distança James. Il arrivait un message de Strelsau!

Le connétable, sans un mot d'accueil au messager, saisit l'enveloppe, la déchira et lut en balbutiant tout bas : « Bonté du Ciel! Bonté du Ciel! »

Puis il se détourna et marcha rapidement à la ren­contre de James qui, se voyant battu à la course, s'était remis au pas. Mais le messager avait ses préoccupations comme le connétable. L'un et l'autre voulaient une cou­ronne! Il s'écria indigné

« Je n'ai pas repris haleine depuis Hofbau, monsieur. N'aurai-je donc pas ma couronne? »

Sapt s'arrêta et retourna sur ses pas. Quand il leva les yeux en payant la couronne qu'il venait de tirer de sa poche, il y avait un singulier sourire sur sa large figure, battue par la tempête.

« Ah! oui, dit-il. Tout homme méritant une couronne, l'aura si je peux la lui donner. »

Puis de nouveau, il se rapprocha de James qui l'avait rejoint et lui mettant une main sur l'épaule

« Venez, mon faiseur de rois, » dit-il.

James leva un instant les yeux vers son visage. Ceux du connétable lui rendirent son regard avec un signe de tête.

Ils rentrèrent dans le Pavillon où étaient étendus le Roi mort et son garde-chasse. En vérité, le destin avait pris les rênes!

 

Chapitre XVI.

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