XVI

Une foule dans la Königstrasse.

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Le projet qui avait germé dans l'imagination du serviteur de M. Rassendyll et avait enflammé l'esprit aventureux et hardi de Sapt, comme l'étincelle allume les copeaux, avait été entrevu par plus d'un d'entre nous à Strelsau ; sans doute, nous ne l'envisagions pas froidement, comme le petit homme, et ne l'adoptions pas avec l'ardeur du connétable de Zenda, mais il était là, dans ma pensée, quelquefois sous forme de crainte, d'autres fois comme une espérance, tantôt semblant devoir être évité à tout prix, tantôt comme la seule ressource pour éviter un dénouement bien plus terrible. Je savais que Bernenstein pensait comme moi, car ni lui, ni moi n'avions pu former un projet raisonnable par lequel le Roi vivant pourrait disparaître comme par enchantement et le Roi mort prendre sa place. Le changement ne paraissait pouvoir se faire qu'en disant au moins une bonne partie de la vérité et, alors, que de bavardages, que de commentaires sur les relations de la Reine et de M. Rassendyll ! Qui n'aurait reculé devant cette alternative ? C'eût été exposer la Reine à tout ou presque tout le danger que lui avait fait courir la perte de la lettre. Influencés par la confiance de Rodolphe, nous admettions que la lettre serait reconquise et la bouche de Rupert fermée ; mais il en resterait assez pour faire parler et conjecturer indéfiniment, sans que le respect ou la charité retinssent personne. C'est pourquoi, en présence de toutes ces difficultés, de tous ces dangers, le plan conçu par James se présentait vaguement à nos cœurs et à nos esprits; c'est pourquoi nous échangions des regards, des allusions, des phrases incomplètes, ma femme, Bernenstein et moi, sans oser rien avouer ouvertement. De la Reine elle-même, je ne saurais rien dire. Ses pensées me paraissaient se borner au désir et à l'espoir de revoir M. Rassendyll comme il l'avait promis. A Rodolphe, nous n'avions rien osé dire du rôle que nos imaginations lui faisaient jouer. S'il l'acceptait, il faudrait que ce fût de sa propre volonté, poussé par le destin dont parlait le vieux Sapt et non par nos sollicitations. Ainsi qu'il l'avait dit, il concentrait pour le moment tous ses efforts sur la tâche qu'il avait résolu d'accomplir dans la vieille maison de la Königstrasse.

Nous savions parfaitement que la mort même de Rupert ne mettrait pas le secret en sûreté. Rischenheim, quoique prisonnier pour le moment, était vivant et ne pourrait pas être éternellement séquestré. Bauer était on ne savait où, libre d'agir et de parler. Cependant, au fond du cœur, nous ne craignions que Rupert et nous n’hésitions que sur la question de savoir si nous pourrions ou comment nous devrions exécuter ce projet. Car dans les moments de surexcitation, on se rit d'obstacles qui paraissent formidables par la suite, lorsque l'on a réfléchi avec calme.

Le message du Roi avait décidé la plus grande partie de la foule à se disperser bien à contre cœur.

Rodolphe avait pris une de mes voitures et était parti, non du côté de la Königstrasse, mais dans la direction opposée. Je supposai qu'il faisait un détour pour arriver sans être remarqué. La voiture de la Reine était encore devant ma porte, car il avait été convenu qu'elle se rendrait au Palais et attendrait là des nouvelles. Ma femme et moi devions l'accompagner. J'allai donc la trouver dans sa solitude et lui demandai s'il lui plairait de partir immédiatement. Je la trouvai pensive, mais calme. Elle m'écouta, se leva et me dit : « Fritz, je veux partir. » Puis subitement elle me demanda : « Où est le comte de Luzau-Rischenheim? » Je lui dis que Bernenstein le gardait prisonnier dans la petite pièce derrière la maison. Elle réfléchit un moment et reprit :

« Je veux le voir. Allez-me le chercher. Vous resterez pendant que je lui parlerai, mais personne d'autre. »  J'ignorais ses intentions, mais je ne voyais aucune raison de m'opposer à son désir et j'étais bien aise de trouver quelque chose qui l'aidât à passer cette heure d'attente. Je lui amenai donc Rischenheim. Il me suivit lentement et comme malgré lui; son esprit versatile avait passé de nouveau de l'impétuosité au découragement. Il était pâle et inquiet et lorsqu'il se trouva en présence de la Reine, l'air de bravade qu'il avait gardé devant Bernenstein fit place à un air honteux et sombre. Il ne put soutenir le grave regard qu'elle fixa sur lui.

Je me retirai à l'autre extrémité de la pièce, mais elle était petite et j'entendis là ce qui se disait. J'avais mon revolver prêt dans le cas où Rischenheim tenterait de recouvrer sa liberté, mais il n'en était plus capable; la présence de Rupert était le tonique qui lui donnait force et audace, mais l’effet de la dernière dose était usé et il était retombé dans son irrésolution naturelle.

« Monsieur le comte, dit la Reine avec douceur, en lui faisant signe de s'asseoir, j'ai désiré vous parler parce que je ne veux pas qu'un gentilhomme de votre rang pense trop de mal de sa Reine. Le Ciel a voulu que mon secret n'en fût pas un pour vous; je peux donc parler sans détours. »

Rischenheim leva sur elle un regard terne, ne comprenant pas sa disposition d'esprit. Il s'était attendu à des reproches et il n'entendait que des excuses prononcées à voix basse.

« Et pourtant, continua-t-elle, c'est à cause de moi que le Roi est mort; et un humble et fidèle serviteur, saisi dans les filets de ma triste destinée, a donné sa vie pour moi sans le savoir. Au moment même où nous parlons, un gentilhomme assez jeune encore pour apprendre ce qu'est la vraie noblesse, peut être tué à cause de moi, tandis qu'un autre, que seule je n'ai pas le droit de louer, compte sa vie pour rien parce qu'il s'agit de me servir. Et envers vous, monsieur le comte, j'ai eu ce grand tort d'agir de telle sorte que vous avez été sans un voile d'excuse vous donnant l'apparence de servir le Roi en préparant mon châtiment. »

Rischenheim baissa les yeux et se tordit les mains nerveusement. Je retirai ma main de dessus mon revolver. Rischenheim ne bougerait plus désormais.

« Je ne sais pas, poursuivit la Reine, comme en rêve et comme si elle se parlait à elle-même plutôt qu'à lui, ou comme si elle avait presque oublié sa présence, en quoi ma grande infortune a servi les vues du Ciel. Peut-être, étant placée au-dessus de la plupart des femmes, dois-je être éprouvée plus qu'elles, et je crains d'avoir failli en cette grande épreuve. Cependant, si je pèse ma misère et la tentation que j'ai éprouvée, il semble à mes yeux humains que je n'ai pas failli grandement. Mon cœur n'est pas encore assez humilié ; l'œuvre de Dieu n'est pas achevée, mais le crime du sang versé retombe sur mon âme ; je ne peux plus voir l'image même de mon bien-aimé, qu'à travers ce brouillard rouge, de sorte que si ce qui paraissait être ma joie parfaite m'était accordé maintenant, cette joie me viendrait gâtée, tachée, empoisonnée. »

Elle s'arrêta et fixa les yeux sur lui, mais il ne remua, ni ne parla.

« Vous connaissez mon péché, reprit-elle, mon péché si grand dans mon coeur, et vous saviez combien peu mes actions y ont pourtant cédé. Avez-vous donc pensé, monsieur le comte, que le péché n'était pas puni, pour vous être chargé d'ajouter la honte à ma souffrance? Le Ciel était-il si indulgent, que les hommes dussent corriger son indulgence par leur sévérité? Cependant, je sais que, me sachant coupable, vous avez pu croire que vous ne faisiez pas de mal en aidant votre cousin, et vous absoudre sous prétexte que vous défendiez l'honneur du Roi. Ainsi, monsieur le comte, je vous ai fait commettre un acte que ni votre cœur, ni votre honneur ne pouvaient approuver. Je remercie Dieu que vous n'en ayez pas souffert davantage. »

Rischenheim commença à murmurer d'une voix basse et voilée, les yeux toujours baissés

« Rupert m'a persuadé. Il me disait que le Roi serait, très reconnaissant, qu'il me donnerait... »

Sa voix s'éteignit et il resta silencieux, se tordant les mains.

« Je sais, je sais, dit la Reine; mais vous n'auriez pas cédé à de tels arguments si mon péché ne vous avait pas aveuglé. »

Elle se tourna subitement vers moi, les yeux pleins de larmes et tendit les mains de mon côté.

« Et, cependant, dit-elle, votre femme sait ce qu'il en est et elle m'aime toujours, Fritz.

- Elle ne serait pas ma femme, si elle ne vous aimait pas, m'écriai-je, car moi et tous les miens ne demandons qu'à mourir pour Votre Majesté.

- Elle sait tout et elle m'aime toujours, » répéta la reine. J'étais heureux de voir qu'elle trouvait une consolation dans l'affection d'Helga. C'est vers les femmes que les femmes se tournent dans leurs épreuves, et pourtant ce sont les femmes qu'elles craignent.

« .Mais Helga n'écrit pas de lettres, ajouta la Reine.

- Non, sans doute, » répondis-je avec un sourire forcé. Il est vrai que Rodolphe Rassendyll ne lui avait pas fait la cour.

Elle se leva en disant :

« Allons au Palais. » Rischenheim fit involontairement un pas vers elle.

« Eh bien! monsieur le comte, dit-elle en se tournant vers lui, voulez-vous aussi venir au Palais? »

J'intervins.

« Le lieutenant Bernenstein aura soin, » dis-je... mais je m'arrêtai. Le moindre geste de sa main suffisait pour m'imposer silence.

« Voulez-vous venir avec moi? demanda-t-elle encore à Rischenheim.

- Madame, balbutia-t-il, Madame. »

Elle attendit. J'attendis aussi, quoiqu'il m'impatientât un peu, Tout à coup, il ploya le genou, mais il n'osa pas toucher la main de la Reine. Elle se rapprocha et la lui tendit en disant tristement

« Ah! si en pardonnant, je pouvais me faire pardonner ! »

Rischenheim saisit sa main et la baisa. Je l'entendis balbutier :

« Ce n'était pas moi. Rupert m'excitait contre vous et je ne pouvais pas lui résister.

- Voulez-vous venir au Palais avec moi ? » répéta-t-elle en retirant sa main, mais souriante.

Je me permis cette remarque :

« Le comte de Luzau-Rischenheim sait des choses que presque tout le monde ignore, Madame. »

Elle se tourna vers moi avec dignité, presque avec mécontentement :

« On peut compter sur le silence du comte de Luzau-Rischenheim. Nous ne lui demandons pas de faire quoi que ce soit contre son cousin; nous ne lui demandons que son silence.

- Oui, répondis-je, bravant sa colère, mais quelle garantie aurons-nous ?

- Sa parole d'honneur, monsieur le comte. »

Je savais qu'en m'appelant M. le comte, elle m'exprimait son déplaisir, car excepté dans les circonstances officielles, elle m'appelait toujours Fritz.

« Sa parole d'honneur! dis-je, d'un ton grondeur; en vérité, Madame...

- Il a raison, dit Rischenheim, il a raison.

- Non, il a tort, répliqua la Reine en souriant. Le comte tiendra la parole qu'il m'a donnée. »

Rischenheim la regarda comme s'il allait lui parler, mais il se tourna vers moi et dit à voix basse :

« Par le Ciel, je tiendrai ma parole, Tarlenheim. Je servirai la Reine en tout.

- Monsieur le comte, dit-elle, toute gracieuse, en même temps que triste, vous allégez mon fardeau, non seulement en m'aidant, mais parce que je sais désormais que votre honneur n'est plus terni à cause de moi. Allons au Palais. »

Elle se rapprocha de lui et ajouta

« Nous irons ensemble. »

Il n'y avait plus rien à faire qu'à se fier à lui. Je savais que je ne la ferais pas changer d'idée.

« Je vais voir, dis-je, si la voiture est prête.

- C'est cela, Fritz, ».dit la Reine.

Comme je passais, elle m'arrêta un instant et murmura

« Faites lui voir que vous avez confiance en lui. »

Je m'approchai du comte et lui tendis la main. Il la prit et la pressa.

« Sur mon honneur ! » dit-il.

En sortant, je trouvai Bernenstein assis dans le vestibule. Le lieutenant était un diligent et prudent jeune homme. Il paraissait examiner son revolver avec le plus grand soin.

« Vous pouvez rentrer ça, dis-je avec humeur (je n'avais pas été charmé de donner une poignée de main à Rischenheim) ; il n'est plus prisonnier. Il est des nôtres maintenant.

- Ah bah ! » s'écria Bernenstein, sautant sur ses pieds.

Je lui contai brièvement ce qui s'était passé et comment la Reine avait conquis pour son propre service l'instrument de Rupert.

« Je crois qu'il sera fidèle, » dis-je en terminant, et je le croyais, quoique que je me fusse bien passé de son secours.

Une lueur brilla dans les yeux de Bernenstein, et je sentis trembler la main qu'il posa mon épaule.

Il murmura :

« Alors, il n'y a plus que Bauer, si Rischenheim est avec nous, seulement Bauer ! »

Je savais très bien ce qu'il voulait dire. Rischenheim une fois réduit au silence, Bauer était, avec Rupert lui-même, le seul homme qui connût la vérité, le seul qui menaçât notre grand projet avec une force toujours croissante, à mesure que les obstacles disparaissaient. Mais je ne voulus pas regarder Bernenstein, craignant d'avouer, même avec mes yeux, combien ma pensée répondait à la sienne. Il était, plus hardi ou moins scrupuleux, comme il vous plaira.

Il poursuivit :

« Oui, si nous pouvons fermer la bouche à Bauer... »

Je l'interrompis avec aigreur.

« La Reine attend sa voiture, dis-je.

– Ah ! oui, sans doute, la voiture. »

Il me fit tourner sur moi-même, de sorte que je fus forcé de le regarder; alors, il sourit et répéta :

« Seulement Bauer maintenant!

- Et Rupert, répliquai-je avec humeur.

- Oh! Rupert ne doit plus exister à cette heure, » répondit-il joyeusement.

Sur ce, il sortit sur le seuil du vestibule et prévint les gens de la Reine de son approche. Il faut convenir que le jeune Bernenstein était un agréable complice, son égalité d'âme était presque semblable à celle de Rodolphe. Je leur étais inférieur.

J'allai au Palais avec la Reine et ma femme; les deux autres suivaient dans une seconde voiture. Je ne sais ce qu'ils se dirent en route, mais Bernenstein se montrait fort poli envers son compagnon quand je les rejoignis. Dans notre voiture, ce fut surtout ma femme qui parla. Elle remplit, d'après ce que Rodolphe lui avait dit, les vides de nos renseignements sur la manière dont il avait passé la nuit à Strelsau; et lorsque nous arrivâmes, nous étions au courant de tous les détails. La Reine dit peu de chose. L'inspiration qui lui avait dicté son appel à Rischenheim semblait avoir disparu; elle était de nouveau en proie aux craintes et aux appréhensions. Je compris son inquiétude quand tout à coup elle toucha ma main de la sienne et murmura

« Il doit être à la maison maintenant ! »

Nous n'avions pas à passer par la Königstrasse et nous arrivâmes au Palais sans aucune nouvelle de notre chef (tous nous le considérions comme tel, la Reine la première). Elle ne parla plus de lui, mais ses yeux me suivaient comme si elle me demandait silencieusement un service; je ne devinais pas lequel. Bernenstein avait disparu et avec lui le comte repentant. Les sachant ensemble, j'étais tranquille, Bernenstein surveillerait son compagnon. J'étais intrigué par le muet appel de la Reine, et je brûlais de recevoir des nouvelles de Rodolphe. Il nous avait quittés depuis deux heures, et pas un mot de lui ou sur lui ne nous était parvenu. Enfin, je ne pus me contenir davantage. La Reine était assise, la main dans celle de ma femme. Je m'étais placé à l'autre extrémité de la pièce, pensant qu'elles pourraient avoir à causer, mais elles n'avaient pas échangé une parole. Je me levai brusquement et m'approchai d'elles.

« Avez-vous besoin de ma présence, Madame? demandai-je, ou me permettez-vous de m'éloigner quelques instants ?

- Où voulez-vous aller, Fritz, dit-elle en tressaillant, comme si je troublais ses pensées.

- A la Königstrasse, Madame. »

A ma vive surprise, elle se leva et me saisit la main. « Soyez béni, Fritz! s'écria-t-elle. Je crois que je n'aurais pas pu y tenir plus longtemps. Je ne voulais pas vous demander d'y aller, mais allez-y, mon cher ami, allez-y et apportez-moi de ses nouvelles. Oh! Fritz, il me semble que je rêve ce rêve une fois encore ! »

Ma femme leva les yeux sur moi en souriant bravement, mais ses lèvres tremblaient.

« Entrerez-vous dans la maison, Fritz, me demanda-t-elle.

- Non, à moins que cela ne paraisse nécessaire, chérie. »

Elle vint à moi et m'embrassa.

« Allez, si l'on a besoin de vous, dit-elle, et elle s'efforça de sourire à la Reine, comme pour lui dire qu'elle m'exposait volontiers au danger.

- J'aurais pu être une épouse comme elle, Fritz, me dit la Reine; oui, en vérité. »

Je n'avais rien à répondre et peut-être en cet instant ne l'aurai-je pas pu. Il y a dans le courage impuissant des femmes quelque chose qui m'amollit. Nous pouvons agir et combattre; elles ne peuvent qu'attendre inactives, cependant, elles atteignent leur but. Il me semble que s'il me fallait, dans certaines conjonctures, rester assis et penser, je deviendrais lâche.

Donc, je sortis, les laissant ensemble. J'échangeai mon uniforme pour des vêtements civils et j'eus soin de mettre un revolver dans ma poche. Ainsi préparé, je me glissai dehors et me rendis à pied à la Königstrasse.

L'après-midi s'avançait. Beaucoup de gens dînaient, et dans les rues l'affluence n'était pas considérable. Deux ou trois personnes seulement me reconnurent. Il n'y avait pas apparence d'agitation et les drapeaux flottaient toujours sur le Palais. Sapt gardait le secret, et toujours on croyait le Roi vivant et présent à Strelsau. Je craignais que l'on n'eût vu Rodolphe à son arrivée et je m'attendais à trouver une foule autour de la maison ; mais quand j'y arrivai, il n'y avait pas plus d'une douzaine de flâneurs. Je me mis à faire les cent pas de l'air le plus indifférent possible.

Bientôt la scène changea. Les ouvriers et les hommes d'affaires ayant fini de dîner, sortirent de leurs maisons et des restaurants. Ceux qui flânaient devant le n° 19 leur parlèrent, quelques-uns répondirent : « Vraiment ? » sourirent et passèrent ; ils n'avaient pas le temps de rester pour contempler un roi. Mais beaucoup attendirent, allumèrent leur pipe ou leur cigarette, regardant leur montre de temps à autre et, bientôt, il y eut environ deux cents personnes. Je cessai de marcher, car il y avait trop de foule sur le trottoir et je m'arrêtai sur le bord, un cigare à la bouche. Tout à coup, je sentis une main sur mon épaule et en me retournant, j'aperçus le lieutenant en uniforme avec Rischenheim.'

« Vous voilà aussi, lui dis-je; il me semble qu'il ne se passe rien d'extraordinaire. »

Le n° 19 ne donnait pas signe de vie. Les volets étaient fermés, la porte et la boutique fermées aussi. Bernenstein secoua la tête en souriant. Son compagnon ne prêta aucune attention à ses paroles. Il était évidemment fort agité. Ses yeux ne quittaient pas la porte de la maison. J'allais lui adresser la parole, lorsque mon attention fut attirée tout à coup et complètement par une tête entrevue à travers les épaules des assistants.

L'individu que j'aperçus portait un large chapeau mou, brun et abaissé sur les yeux. Néanmoins, on pouvait voir au-dessous un bandage blanc qui faisait le tour de la tête. Je ne pouvais voir le visage, mais la forme de la tête m'était bien connue. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût Bauer. Sans rien dire à Bernenstein, je fis le tour de la foule et j'entendis une voix qui disait :

« C'est absurde! qu'est-ce que le Roi ferait dans une pareille maison ? »

On s'adressait à l'un des pauvres flâneurs qui s'étaient arrêtés là, il répondit :

« Je ne sais pas ce que le Roi peut faire là, mais le Roi ou son Sosie est certainement entré et n'est certainement pas reparti. »

J'aurais voulu pouvoir me faire connaître et décider ces gens à s'en aller, mais ma présence aurait nui à mes paroles et convaincu tout le monde que le Roi était bien dans la maison. Je restai donc en dehors de la foule et me glissai sans être remarqué vers l'homme à la tête bandée. Evidemment, la blessure de Bauer n'était pas très sérieuse puisqu'elle ne l'avait pas empêché de quitter l'infirmerie où la police l'avait fait porter. Il était venu, comme moi, attendre l'issue de la rencontre entre Rodolphe et Rupert au n° 19 de la Königstrasse.

II ne me voyait pas, car il regardait la maison aussi attentivement que Rischenheim. Evidemment, ils ne s'étaient pas aperçus, car autrement, Rischenheim aurait montré quelque embarras et Bauer quelque trouble. Je me faufilai vivement vers mon ex-domestique. Je ne pensais qu'à m'emparer de lui. Je ne pouvais oublier ces paroles de Bernenstein : « Seulement Bauer maintenant. » Si je pouvais saisir Bauer ! Nous étions en sûreté. Quelle sûreté ? Je ne me répondais pas, mais l'idée que l'on sait, me dominait. En sûreté quant à notre secret ! En sûreté quant à notre plan, ce plan devenu si cher à tous nos cœurs, à nous autres qui étions à Strelsau, aux deux associés qui gardaient le Pavillon de chasse. La mort de Bauer, la capture de Bauer, le silence de Bauer assuré par n'importe quel moyen, et le plus grand, le seul obstacle disparaissait. Bauer ne quittait pas la maison des yeux. Je me glissai avec précaution derrière lui. II avait une main dans la poche de son pantalon, ce qui laissait un espace entre son coude et son corps. J'y glissai mon bras gauche et m'accrochai fermement au sien.

Il se retourna et me vit.

« Nous nous retrouvons, Bauer, » lui dis-je. Il perdit contenance et me regarda, hébété.

« Espérez-vous aussi voir le Roi ? » lui demandai-je.

Il se remettait. Un sourire rusé se dessina sur ses lèvres.

« Le Roi ? dit-il.

- Dame ! N'est-il pas à Strelsau ? Qui vous a fait cette blessure à la tête ? »

Bauer fit un mouvement pour retirer son bras du mien. Il sentit que je le tenais bien.

« Où est mon sac ? » demandai-je.

Je ne sais pas ce qu'il aurait répondu, car à cet instant un bruit se fit entendre derrière la porte close. On aurait dit que quelqu'un accourait rapidement. Puis on entendit un juron lancé par une voix aiguë et rude, mais une voix de femme. Le cri de colère d'une jeune fille lui répondit. Impétueusement, je retirai mon bras de celui de Bauer et m'élançai en avant. J'entendis un ricanement et me retournant, je vis disparaître l'homme à la tête bandée qui fuyait rapidement. Je n'avais pas le loisir de m'occuper de Bauer, car je voyais deux hommes fendre la foule sans prêter la moindre attention aux protestations. Ces deux hommes étaient Bernenstein et Rischenheim. Sans perdre un instant, je me frayai un chemin à travers la foule pour les rejoindre. Tout le monde s'écartait avec plus ou moins de bonne volonté. Nous étions tous trois au premier rang, lorsque la porte s'ouvrit violemment, et une jeune fille sortit en courant.

Sa chevelure était en désordre, son visage pâle, ses yeux pleins de terreur. Arrêtée sur le seuil, faisant face à la foule, qui en un instant était devenue trois fois plus nombreuse, et ne sachant guère ce qu'elle faisait, elle criait épouvantée.

« Au secours ! Au secours ! Le Roi ! Le Roi ! »

 

Chapitre XVII.

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