XVII

Le jeune Rupert et le Comédien

 

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Souvent je me représente le jeune Rupert debout où Rischenheim l'avait laissé, attendant le retour de son messager et guettant quelque signe qui apprît à Strelsau la mort du Roi que sa propre main avait tué. Son image est une de celles que la mémoire retient claire et distincte, tandis que le temps efface celle d'autres hommes meilleurs et plus grands. La situation dans laquelle il se trouvait ce matin-là était vraiment de nature à exercer l'imagination. Si l'on en excepte Rischenheim, un roseau sans résistance, et Bauer parti on ne savait où, il était seul contre tout un royaume qu'il venait de décapiter et contre un groupe d'hommes résolus qui ne connaîtraient ni repos, ni sécurité tant qu'il vivrait. Pour se protéger, il n'avait que sa vive intelligence, son courage et son secret. Cependant, il ne pouvait pas fuir, n'ayant aucune ressource, jusqu'à ce que son cousin lui en fournît, et à tout instant ses adversaires pouvaient être en situation de déclarer la mort du Roi et de soulever la population contre lui. De tels hommes ne se repentent pas, mais peut-être regrettait-il l'entreprise qui l'avait amené où il était et lui avait imposé un acte si terrible. Cependant, ceux qui le connaissaient bien sont autorisés à croire que le sourire s'accentua sur ses lèvres fermes et charnues, à mesure qu'il contemplait la ville inconsciente. J'aurais voulu le voir là, mais j'imagine que, de son côté, il eût beaucoup préféré se trouver en face de Rodolphe, car il ne désirait rien tant que de croiser l'épée avec lui et de décider ainsi de sa destinée.

A l'étage inférieur, la vieille femme faisait cuire un ragoût pour son dîner, maugréant de la longue absence du comte Rischenheim et de celle de ce coquin de Bauer, ivre sans doute dans quelque cabaret. Par la porte ouverte de la cuisine, on pouvait voir Rosa frottant ferme le carreau du corridor. Ses joues étaient colorées et ses yeux brillants; de temps en temps, elle interrompait sa tâche, levait la tête et semblait écouter. L'heure à laquelle le Roi devait avoir besoin d'elle, était passée et le Roi n'était pas venu. La vieille femme était bien loin de se douter pourquoi elle écoutait. Elle n'avait parlé que de Bauer. Pourquoi Bauer ne venait-il pas et qu'est-ce qui pouvait le retenir? C'était une grande chose de garder le secret du Roi et elle mourrait plutôt que de le trahir; car il avait été bon et gracieux pour elle et elle ne voyait pas dans Strelsau un homme qui lui fût comparable. Le comte de Hentzau était beau, beau comme le démon, mais elle lui préférait infiniment le Roi et le Roi s'était confié à elle; elle le défendrait de tout danger au péril de sa propre vie.

Un bruit de roues dans la rue! La voiture s'arrêta quelques portes plus loin, puis repassa devant la maison. La jeune fille leva la tête. La vieille femme absorbée dans sa besogne, ne prêta aucune attention. L'oreille fine et aux aguets de la jeune fille entendit un pas rapide au dehors. Enfin, on frappa! Un coup sec, puis cinq autres très légers. Cette fois, la vieille femme entendit, laissa tomber sa cuiller dans la casserole, enleva son ragoût du feu et se retourna en disant

« Voilà enfin le coquin! Ouvre-lui, Rosa. »

Avant qu'elle eût parlé, Rosa s'était élancée dans le corridor. Elle ouvrit et referma la porte. La vieille vint à celle de la cuisine. Le corridor et la boutique étaient sombres, les volets étant restés fermés, mais elle vit que l'homme, marchant près de Rosa, était plus grand que Bauer.

« Qui est là? cria la mère Holf d'une voix aigre. La boutique est fermée aujourd'hui, vous ne pouvez pas entrer.

- Mais je suis entré, » répondit-on, et Rodolphe s'avança vers elle. La jeune fille le suivait; les mains crispées et les yeux pleins d'ardeur.

« Ne me reconnaissez-vous pas? » demanda Rodolphe planté en face de la vieille femme et lui souriant. Dans cette demi obscurité du corridor au plafond bas, la mère Holf était fort intriguée. Elle connaissait l'histoire de Rodolphe Rassendyll, elle savait qu'il était de nouveau en Ruritanie; elle ne s'étonnait pas qu'il fût à Strelsau ; mais elle ignorait que Rupert eût tué le Roi et elle n'avait pas revu le Roi depuis que sa maladie, jointe au port de la barbe, avait altéré sa ressemblance absolue avec M. Rassendyll. Bref, elle ne pouvait pas dire si c'était vraiment le Roi ou son Sosie qui lui parlait.

« Qui êtes-vous? » demanda-t-elle d'un ton bref et dur. La jeune fille dit avec un joyeux rire

« Mais, c'est le... »

Elle s'arrêta : peut-être le Roi voulait-il garder le secret sur son identité.

Rodolphe lui fit un signe de tête.

« Dites-lui qui je suis.

- Mais, ma mère, c'est le Roi, murmura Rosa riant, et rougissant; le Roi, mère!

- Oui, si le Roi vit, je suis le Roi, b répondit Rodolphe. Je suppose qu'il désirait découvrir jusqu'à quel point la vieille femme était informée.

Sans répondre, elle le dévisagea. Dans son trouble, elle oublia de lui demander comment il avait appris le signal qui devait le faire admettre.

« Je suis venu pour voir le comte de Hentzau, poursuivit Rodolphe : conduisez-moi vers lui immédiatement. »

En un instant, la vieille femme lui barra le passage, les poings sur les hanches et d'un air de défi.

« Personne ne peut voir le comte, dit-elle brusque­ment; il n'est pas ici.

- Comment le Roi ne peut pas le voir. Pas même le Roi?

- Le Roi? dit-elle, en le regardant fixement : êtes-vous le Roi? »

Rosa éclata de rire.

« Mère, dit-elle, vous avez dû voir le Roi cent fois.

- Le Roi ou son fantôme, qu'importe, » reprit Rodolphe légèrement.

La vieille femme se recula avec une frayeur soudaine. « Son fantôme? Est-il...

- Son fantôme! s'écria Rosa en riant : mais c'est le Roi lui-même, mère. Vous ne ressemblez guère à un fantôme, Sire. »

La mère Holf était devenue livide et ses yeux grands ouverts, restaient fixés sur Rodolphe. Peut-être soupçonna-t-elle que quelque chose était arrivé au Roi et que cet homme était venu à cause de cela, cet homme qui était vraiment l'image du Roi et aurait pu être son ombre. Elle s'appuya sur le chambranle de la porte, les soubresauts de sa vaste poitrine soulevant l'étoffe de sa robe brune. Après tout, c'était peut-être le Roi!

« Que Dieu nous vienne en aide! murmura-t-elle, pleine de crainte et de perplexité.

- Il nous aide, rassurez-vous. Où est le comte de Hentzau? »

La jeune fille s'était alarmée à la vue de l'agitation de sa mère.

« Il est là-haut, dans la mansarde, tout en haut de la maison, Sire, » dit-elle tout bas avec frayeur, pendant. que son regard se portait rapidement du visage terrifié de sa mère, aux yeux résolus et au sourire immuable de Rodolphe.

Ce qu'elle venait de dire lui suffit ; il passa rapidement à côté de la vieille femme et se mit à gravir l'escalier. Les deux femmes le suivaient des yeux, la mère Holf comme fascinée, Rosa alarmée, mais triomphante, car n'avait-elle pas fait ce que le Roi lui avait ordonné? Rodolphe tourna le coin du premier palier et disparut de leurs regards. La vieille femme marmottant et jurant, rentra en trébuchant dans sa cuisine, remit son ragoût sur le feu et le tourna sans y prendre garde. Sa fille la guettait sans comprendre qu'elle pût s'occuper de cuisine en pareil moment et soupçonnant bien que sa pensée devait être ailleurs. Bientôt; elle gravit, silencieusement et d'un pas furtif, l'escalier sur les traces de Rodolphe. Une fois, elle se retourna : sa mère continuait à agiter machinalement son ragoût. Rosa, courbée en deux, avança jusqu'à ce qu'elle aperçût le Roi qu'elle était si fière de servir. Il était arrivé à la porte de la grande mansarde où logeait Rupert de Hentzau. Elle le vit mettre une main sur la serrure; l'autre main était dans la poche de son habit. Aucun bruit ne venait de la chambre. Rupert avait entendu des pas au dehors et restait debout, écoutant. Rodolphe ouvrit la porte et entra. Rosa s'élança, gravit les dernières marches et arriva à la porte juste comme elle se refermait : elle s'accroupit, écouta ce qui se passait à l'intérieur et vit les ombres des deux hommes s'agiter, à travers les fentes des panneaux.

Rupert de Hentzau ne croyait pas aux revenants; les hommes qu'il tuait dormaient immobiles où ils étaient enterrés. Il en conclut que Rischenheim avait échoué dans sa mission, ce qui ne le surprit pas, et que son ancien ennemi entrait de nouveau en scène, ce dont je crois vraiment qu'il se réjouissait plutôt qu'il n'en était fâché. Quand Rodolphe entra, il était à mi-chemin entre la fenêtre et la table; il s'avança jusqu'à la table et y appuya le bout de deux doigts.

« Ah! le comédien! s dit-il, montrant ses dents blanches et secouant sa tête frisée, tandis que son autre main restait, comme celle de M. Rassendyll, dans la poche de son habit.

M. Rassendyll lui-même avait avoué autrefois qu'il lui déplaisait de s'entendre appeler comédien par Rupert. Il était maintenant un peu moins jeune et moins susceptible.

« Oui, le comédien, répliqua-t-il en souriant, mais son rôle sera plus court cette fois.

- Quel rôle? N'est-ce pas, comme autrefois, celui d'un roi avec une couronne en carton? demanda Rupert en s'asseyant sur la table. Sur ma foi, nous jouons une belle comédie à Strelsau! Vous avez une couronne en carton et moi, humble mortel, j'ai donné à l'autre une couronne céleste. Mais peut-être ce que je dis ne vous apprend rien?

- Non : je sais ce que vous avez fait.

- Je ne m'en vante pas. C'est plutôt l'acte du chien que le mien, répondit Rupert avec indifférence. Toutefois, c'est fait! Il est mort, n'en parlons plus... Que me voulez-vous, comédien?

A la répétition de ce mot, pour elle si mystérieux, la jeune fille regarda et écouta avec un redoublement d'attention. Que voulait dire le comte par ces mots : l'autre et une couronne céleste?

« Pourquoi ne pas m'appeler roi? dit Rodolphe.

- On vous appelle ainsi à Strelsau?

- Ceux qui savent que je suis roi. - Et ils sont...

- Quelque vingtaine.

- Et ainsi, répliqua Rupert, la ville est tranquille et les drapeaux flottent encore sur le Palais?

- Vous vous attendiez à les voir abaisser ?

- On aime que ce qu'on a fait soit remarqué, dit Rupert d'un ton de reproche. Mais je pourrai les faire abaisser quand il me plaira.

- En contant vos nouvelles? Cela serait-il bon pour vous?

- Pardon! Puisque le Roi a deux vies, il est naturel qu'il y ait deux morts.

- Et après la seconde?

- Je vivrai en paix, mon ami, grâce à certaine source de revenu que je possède. Il frappa la poche de son habit avec un rire de défi. Par le temps qui court, les reines elles-mêmes doivent être prudentes lorsqu'il s'agit de leurs lettres. Nous vivons dans un siècle moral.

- Vous n'en êtes pas responsable, dit Rodolphe toujours souriant.

- Je fais ma petite protestation, mais que me voulez-vous, comédien? car je commence à vous trouver un peu ennuyeux. »

Rodolphe devint grave. I1 se rapprocha de la table et dit d'une voix basse et sérieuse :

« Monsieur le comte, vous êtes seul maintenant en cette affaire. Rischenheim est prisonnier. Quant à votre coquin de Bauer, je l'ai rencontré hier soir et je lui ai cassé la tête.

- En vérité?

- Vous tenez, vous savez quoi, dans vos mains. Si vous cédez, sur mon honneur, je sauverai votre vie.

- Alors, vous ne désirez pas mon sang. Certes, vous êtes le plus miséricordieux des comédiens!

- Je n'oserais même pas omettre de vous offrir la vie. Allons, monsieur, vous avez échoué : rendez la lettre.

- Vous me ferez partir sain et sauf, si je vous la donne?

- J'empêcherai votre mort, oui; et je vous verrai partir sain et sauf.

-. où?

- Pour une forteresse où un fidèle gentilhomme vous gardera.

- Pour combien de temps, mon cher ami?

-- Pour beaucoup d'années, j'espère, mon cher comte.

- Pour aussi longtemps, je suppose...

- Que le Ciel vous conservera en ce monde, comte. Il est impossible de vous laisser libre.

- Alors, c'est là votre offre?

- L'extrême limite de l'indulgence, » répondit Rodolphe.

Rupert éclata de rire. Sans doute, il y avait dans son rire de la gaieté réelle. Il alluma une cigarette et se mit à fumer en souriant.

« Je vous ferais tort en exigeant autant de votre bonté, » dit-il, et par pure insolence, cherchant encore à montrer à M. Rassendyll en quelle piètre estime il le tenait et la lassitude que lui causait sa présence, il leva les deux bras au-dessus de sa tête et bâilla comme un homme accablé de fatigue et d'ennui.

Cette fois, il avait dépassé le but. D'un bond, Rodolphe fut sur lui; de ses mains, il lui saisit les poignets et grâce à sa force supérieure, il ploya le corps souple de Rupert jusqu'à ce que sa tête et son buste fussent à plat sur la table. Ni l'un ni l'autre ne parla; leurs yeux se rencontrèrent; ils entendirent leur respiration et sentirent leur haleine sur leur visage. La jeune fille avait vu le mouvement de Rodolphe, mais la fente ne lui permettait pas de voir les deux hommes placés comme ils l'étaient alors. Elle resta à genoux et attendit. Lentement et avec une force patiente, Rodolphe commença à rapprocher les bras de son ennemi l'un près de l'autre.

Rupert avait lu son dessein dans ses yeux et résistait de tous ses muscles tendus. Il semblait que ses bras dussent se briser; mais petit à petit, ils furent rapprochés l'un de l'autre, les coudes se touchaient presque, puis les poignets s'unirent involontairement. La sueur perlait sur le front du comte; elle coulait en larges gouttes sur celui de Rodolphe. Les deux poignets étaient l'un contre l'autre; les longs doigts vigoureux de la main droite de Rodolphe; laquelle tenait déjà un des poignets se glissèrent graduellement autour de l'autre. La pression semblait avoir engourdi les bras de Rupert et il se débattait plus faiblement. Les longs doigts étaient enroulés autour des deux poignets, peu à peu et timidement, la pression de l'autre main se détendit; puis cessa. Une seule main pourrait-elle tenir les deux poignets? Rupert fit un effort désespéré. Le sourire de M. Rassendyll lui répondit. Il pouvait tenir les deux poignets d'une main, pas pour longtemps, non, mais pour un instant et, pendant cet instant, la main gauche de Rodolphe, libre enfin, se posa avec précipitation sur la poitrine du comte. Il portait le même habit qu'avait déchiré le chien au Pavillon de chasse. Rodolphe l'ouvrit violemment et y introduisit sa main.

« Que Dieu vous maudisse! » gronda Rupert de Hentzau.

Mais M. Rassendyll souriait toujours. Il prit la lettre et reconnut aussitôt le cachet de la Reine. Rupert fit un nouvel effort. La main gauche de Rodolphe céda et il n'eut que le temps de sauter de côté, tenant sa proie. En un clin d'œil, il eut son revolver en main. Pas trop tôt, car celui de Rupert était en face de lui ; trois ou quatre pieds seulement séparaient les deux pistolets.

Certes, il y a beaucoup à dire contre Rupert de Hentzau et il est presque impossible de lui appliquer les lois de la mansuétude chrétienne, mais aucun de ceux qui l'ont connu, ne peut l'accuser d'avoir jamais reculé devant le danger ou la crainte de la mort. Ce ne fut pas un sentiment de cette nature, mais une froide considération du pour et du contre qui arrêta sa main à ce moment. Même en supposant qu'il sortît victorieux du duel et que tous deux ne mourussent pas, le bruit des armes à feu diminuerait beaucoup ses chances de salut. De plus, il était célèbre comme homme d'épée et se croyait très supérieur à Rodophe sous ce rapport. Le fer lui donnait plus d'espoir d'être victorieux et de pouvoir fuir sans danger. Il ne tira donc pas, mais dit, sans abaisser son arme.

« Je ne suis pas un bravache des rues et n'excelle pas aux combats de portefaix. Voulez-vous, maintenant, vous battre comme un gentilhomme? Il y a une paire d'épées dans la boîte que vous voyez là-bas`? »

M. Rassendyll, de son côté, ne perdait pas un instant de vue le péril qui menaçait toujours la Reine.

Tuer Rupert ne la sauverait pas si lui-même succombait sans avoir eu le temps de détruire la lettre. Or, le revolver de Rupert visant son cœur, il ne pouvait ni la déchirer ni la jeter dans le feu qui brûlait de l'autre côté de la chambre. D'autre part, il ne redoutait pas un combat à l'épée, car il n'avait jamais cessé de pratiquer l'escrime et avait acquis beaucoup plus d'habileté qu'à l'époque de son premier voyage à Strelsau.

« Comme il vous plaira, dit-il. Pourvu que nous vidions le différend ici et tout de suite, peu m'importe de quelle manière.

- Alors, mettez votre revolver sur la table et je déposerai le mien à côté.

-Je vous demande pardon, répliqua Rodolphe en souriant, mais il faut que vous déposiez le vôtre le premier.

- Il paraît que je dois me fier à vous, mais que vous ne voulez pas vous fier à moi!

- Précisément. Vous savez que vous pouvez vous fier à moi et vous savez aussi bien que je ne peux pas me fier à vous. »

Une rougeur subite couvrit le visage de Rupert. Il voyait, par moments, comme en un miroir, d'après leur physionomie, le cas que les honnêtes gens faisaient de lui; et je crois qu'il haïssait M. Rassendyll, moins parce qu'il se jetait à la traverse de son entreprise que parce qu'il pouvait mieux que personne lui montrer la façon dont on le jugeait. Il fronça les sourcils et serra les lèvres.

« Oui, dit-il d'un ton sardonique, mais, si vous ne tirez pas, vous détruirez la lettre ; je connais vos fines distinctions.

- De nouveau, je vous demande pardon. Vous savez très bien que, lors même que tout Strelsau serait à la porte, je ne toucherais pas à la lettre. »

Furieux, Rupert jeta, en jurant, son revolver sur la table. Rodolphe s'avança et déposa le sien à côté, puis il les prit tous deux et traversa la chambre pour aller les mettre sur la cheminée; entre les deux, il plaça la lettre. Un grand feu brillait dans la grille; du moindre geste, il pouvait y jeter la lettre, mais il la déposa soigneusement sur la cheminée et se tournant vers Rupert avec un léger sourire, lui dit :

« Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons reprendre l'assaut que Fritz de Tarlenheim interrompit un jour dans la forêt de Zenda. »

Pendant tout ce temps, ils avaient parlé à voix presque basse, l'un résolu; l'autre furieux, et la jeune fille n'avait pu saisir qu'un mot ça et là. Mais tout à coup, elle vit luire l'acier à travers la fente de la porte. Haletante, elle pressa son visage contre le panneau, s'efforçant de mieux voir et de mieux entendre. Car Rupert de Hentzau avait sorti les épées de leur boîte et les avait mises sur la table. Avec un léger salut, Rodolphe en prit une et tous deux se mirent en position. Tout à coup, Rupert abaissa son arme. Le froncement de ses sourcils disparut et il parla de son ton railleur habituel.

« A propos, dit-il, nous nous laissons peut-être emporter par nos sentiments. Avez-vous plus envie maintenant, qu'autrefois d'être roi de Ruritanie ? Parce que, dans ce cas, je serais le plus fidèle de vos sujets.

- Vous me faites trop d'honneur, comte.

- A condition, bien entendu, que je serais un des plus favorisés d'entre vos sujets et le plus riche. Allons, allons, l'imbécile est mort maintenant; il a vécu comme un niais et il est mort de même. La place est vide. Un mort n'a pas de droits et on ne lui fait pas tort. Que diable! C'est une bonne loi, n'est-ce pas? Prenez sa place et sa femme. Vous pourrez me payer mon prix, alors. Ou bien êtes-vous toujours aussi vertueux? Par ma foi! comme certains hommes apprennent peu du monde dans lequel ils vivent! Si j'avais votre chance...

- Allons donc, comte, vous seriez le dernier à vous fier au comte Rupert de Hentzau

- Si je m'arrangeais pour qu'il trouvât le marché avantageux?

- Mais c'est un homme qui prendrait le salaire et trahirait son associé. »

Une fois encore, Rupert rougit. Quand il parla de nouveau, sa voix était dure, froide et basse.

« Par Dieu! Rodolphe Rassendyll, je vais vous tuer ici et tout de suite.

- Essayez : je ne demande pas mieux que de vous voir essayer.

- Et puis, je proclamerai dans tout Strelsau ce qu'est cette femme! »

Il sourit en guettant le visage de Rodolphe.

« en garde, monsieur, dit celui-ci.

- Voilà, monsieur; je suis prêt. »

L'épée de Rodolphe avait touché la sienne.

La figure pâle de Rosa se pressait contre la fente. Elle entendait le bruit des épées qui se croisaient. De temps à autre, elle entrevoyait une forme qui se jetait vivement en avant ou reculait avec prudence. Son cerveau était presque paralysé. Ne connaissant ni l'esprit ni le cœur de Rupert, elle ne pouvait croire qu'il voulût tuer le Roi. Cependant, les paroles qu'elle avait saisies, étaient celles d'hommes qui se querellent et elle n'arrivait pas à se persuader que ce fût là une simple partie d'escrime. Ils ne parlaient plus maintenant, mais elle entendait leur respiration haletante et les mouvements incessants de leurs pieds sur le parquet. Puis un cri retentit, sonore et joyeux, ressemblant à un cri de triomphe.

« Presque! Presque! »

Elle reconnut la voix de Rupert de Hentzau, et ce fut le Roi qui répondit avec calme.

« Presque n'est pas tout à fait. »

De nouveau, elle écouta. Ils parurent s'arrêter un moment, car elle n'entendit plus que les respirations profondes d'hommes qui se reposent un instant au milieu d'un exercice violent. Puis le cliquetis recommença, et l'un des deux adversaires passa dans son rayon visuel. Elle reconnut la haute taille et les cheveux roux du Roi. Il semblait être poussé pas à pas en arrière et s'approcher de plus en plus de la porte. Enfin, il n'y eut plus qu'un pied entre lui et cette porte.- Rupert poussa un nouveau cri de joie.

« Je vous tiens à présent. Dites vos prières, roi Rodolphe. »

Dites vos prières! Donc c'était sérieux; ils se battaient et ne s'amusaient pas. Et sou Roi, son cher Roi dont la vie était en danger. Elle ne regarda plus qu'un instant. Avec un cri étouffé de terreur, elle se précipita dans l'escalier. Elle ne savait ce qu'il fallait faire, mais son cœur lui criait de faire quelque chose pour sauver le Roi. Arrivée au rez-de-chaussée, elle courut, les yeux hagards, à la cuisine.

Le ragoût était encore sur le feu et la vieille femme tenait toujours sa cuiller, mais elle ne la tournait plus dans le ragoût et s'était assise sur une chaise.

« Il tue le Roi ! Il tue le Roi! » criait Rosa; et elle saisit sa mère par le bras. « Mère, que faire? Il tue le Roi! » La vieille la regarda de ses yeux ternes, et avec un sourire à la fois stupide et rusé.

« Laisse-les tranquilles, dit-elle; il n'y a pas de Roi là!

- Si, si ! Il est là-haut avec le comte de Hentzau. Ils se battent. Mère, le comte Rupert le tuera.

- Laisse-les tranquilles. Lui, le Roi! » marmotta de nouveau la vieille.

Pendant un instant, Rosa la regarda désespérée de son impuissance. Mais tout à coup, ses yeux brillèrent. « Je vais appeler du secours, » dit-elle.

La vieille femme sortit tout à coup de sa torpeur. Elle bondit et saisit sa fille par les épaules.

Non, non, mumura-t-elle; tu... tu ne sais pas. Laisse-les tranquilles, sotte ! Ce n'est pas notre affaire; laisse-les en repos.

- Lâchez-moi, mère; lâchez-moi. Il faut que j'aide le Roi.

- Je ne te lâcherai pas; » répondit la mère Holf.

Mais Rosa était jeune et forte et son cœur était en émoi. « Il faut que j'obtienne du secours; » cria-t-elle, et elle échappa à l'étreinte de sa mère qu'elle envoya retomber sur sa chaise. Ensuite, Rosa s'enfuit le long du corridor et dans la boutique. Les verrous arrêtèrent un instant ses doigts tremblants, puis elle ouvrit violemment la porte. Elle fut saisie d'une nouvelle stupéfaction à la vue de la foule émue qui stationnait devant la maison. Ses yeux tombèrent sur l'endroit où je me trouvais avec Bernenstein et Rischenheim, et elle poussa son cri désespéré.

Au secours! Le Roi! Le Roi! »

D'un bond, je fus près d'elle et dans la maison, tandis que Bernenstein criait derrière moi :

« Vite ! plus vite ! »

 

 

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