XVIII

Le triomphe du Roi.

 

 

 

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Les choses que les hommes appellent présages, pressentiments, etc., sont, selon moi, pour la plupart, des riens; parfois seulement, il arrive que les événements probables projettent devant eux une ombre naturelle dont les gens superstitieux font un avertissement du Ciel; plus souvent, le même désir qui fait concevoir la chose en amène l'accomplissement, et le rêveur vit dans le résultat de sa propre action, de sa propre volonté, dans la réalisation mystérieuse et inconsciente de son effort.

Cependant, lorsque je raisonne ainsi avec calme et sens commun, le connétable de Zenda branle la tête et répond :

« Mais Rodolphe Rassendyll savait dès le début qu'il reviendrait à Strelsau et croiserait le fer avec le jeune Rupert. Sinon, pourquoi se serait-il exercé à l'escrime pour être plus fort à la seconde rencontre qu'à la première ? Dieu ne peut-il pas faire ce que Fritz de Tarlenheim ne peut pas comprendre ? Une belle idée, par ma foi !

Et il s'éloigne en grommelant : « Après tout, que ce soit inspiration ou illusion, je suis bien aise que Rodolphe l'ait eue; car si une fois l'on se rouille, il est presque impossible de redevenir de première force. »

M. Rassendyll avait force, volonté, sang-froid et, bien entendu, courage. Tout cela n'aurait pas suffi si son œil n'eût été parfaitement familiarisé avec sa tâche et si sa main ne lui avait pas obéi aussi promptement que le verrou glisse dans une rainure bien huilée. Pourtant, l'agilité souple et l'audace sans rivale de Rupert furent bien près de l'emporter. Rodolphe était en danger de mort lorsque Rosa courut appeler du secours. Son habileté due à un long exercice, put soutenir la défensive. I1 ne chercha pas autre chose, et subit les attaques furieuses et les feintes traîtresses de Rupert dans une immobilité presque complète. Je dis presque, car les légers tours de poignet qui semblent n'être rien, sont tout en l'espèce, et lui sauvèrent la vie.

Il vint un moment, Rodolphe le vit et nous le signala lorsqu'il nous donna une légère esquisse de la scène, où Rupert de Hentzau sentit qu'il ne parviendrait pas à rompre la garde de son ennemi. La surprise, la vexation, quelque chose ressemblant à de l'amusement, tout cela mêlé, parut dans son regard. II ne pouvait pas s'expliquer comment tous ses efforts étaient vains, devant cette barrière de fer insurmontable dans son immobilité. Sa vive intelligence comprit aussitôt la leçon. Si son habileté n'était pas la plus grande, la victoire lui échapperait, car sa force d'endurance était moindre. Il était plus jeune et moins robuste, le plaisir avait prélevé sur lui sa dîme; peut-être aussi, une bonne cause est-elle une force. A l'instant même où il pressait Rodolphe presque contre la muraille, il sentait qu'il était au bout de ses succès. Mais le cerveau pouvait suppléer à la main.

Par une stratégie soudaine, il ralentit son attaque et recula même d'un pas ou deux. Aucun scrupule ne l'arrêtait, aucune loi d'honneur ne limiterait donc ses moyens de défense. Reculant devant son adversaire, il parut à Rodolphe être saisi de crainte; il semblait désespéré; las, il l'était, mais il affectait une fatigue absolue. Rodolphe avançait, attaquait, pressait et rencontrait une défensive aussi parfaite que la sienne. Ils étaient revenus au milieu de la chambre, tout près de la table. Rupert, connue s'il avait des yeux derrière la tête, la contourna, ne l'évitant que d'un pouce. Sa respiration était haletante, pénible, heurtée, mais son œil restait vif et sa main sûre. Il n'avait plus de force que pour quelques instants, mais cela lui suffirait s'il pouvait atteindre son but et jouer le tour que son esprit fertile en basses conceptions, avait en vue. C'était vers la cheminée que sa retraite en apparence forcée, mais en réalité voulue, le dirigeait. Là était la lettre, là étaient les revolvers L'heure de penser aux risques était passée, celle de réfléchir à ce que l'honneur permettait ou défendait, n'avait jamais été connue de Rupert de Hentzau. S'il ne pouvait vaincre par la force et l'habileté, il vaincrait par la ruse et la trahison. Les revolvers étaient sur la cheminée; il méditait d'en prendre un s'il avait un instant pour le saisir.

Le stratagème qu'il adopta, était bien choisi. Il était trop tard pour demander un arrêt et le temps de respirer. M. Rassendyll comprenait l'avantage qu'il avait conquis; et de sa part, faire de la chevalerie eût été folie pure. Rupert était arrivé tout près de la cheminée. La sueur inondait son visage et sa poitrine semblait près d'éclater; cependant, il lui restait encore assez de force pour accomplir son dessein. Il desserra sans doute la main qui tenait son épée, car lorsque Rodolphe la toucha de nouveau, elle lui échappa. Rupert resta désarmé et Rodolphe immobile.

« Ramassez-la, dit M. Rassendyll, sans soupçonner la supercherie.

- Oui, et pendant ce temps-là vous m'embrocherez.

- Jeune niais, vous ne me connaissez donc pas encore ? »

Rodolphe abaissa son épée dont la pointe toucha le plancher; de la main gauche, il indiquait l'épée de Rupert. Cependant, quelque chose l'avertit. Peut-être une lueur dans les yeux de Rupert, lueur de dédain pour la simplicité de son adversaire, ou de triomphe devant le succès probable de son infamie. Rodolphe attendait.

« Vous jurez de ne pas me toucher pendant que je la ramasserai, demanda Rupert en reculant un peu, ce qui le rapprocha d'autant de la cheminée.

- J'ai promis. Ramassez-la. Je ne veux pas attendre plus longtemps.

- Vous ne me tuerez pas désarmé, cria Rupert, d'un ton de remontrance indignée.

- Non, niais... »

La phrase s'acheva par un cri. Rodolphe laissa tomber son épée et bondit en avant, car la main de Rupert; passée vivement derrière son dos, était sur la crosse d'un des pistolets. La traîtrise dont il avait eu quelque intuition sans parvenir à deviner en quoi elle consisterait, apparut en un éclair aux yeux de Rodolphe qui s'élança sur son ennemi et l'enferma dans ses longs bras. Mais Rupert tenait le revolver.

Probablement, ni l'un ni l'autre n'entendit ou ne remarqua les craquements du vieil escalier qui me semblaient assez bruyants pour réveiller un mort. Car Rosa avait donné l'alarme. Bernenstein et moi nous étions précipités les premiers ; Rischenheim nous suivait de près et sur ses talons se poussaient une vingtaine d'hommes. Nous avions eu de l'avance et pu gagner l'escalier sans obstacle. Rischenheim fut pris dans le remous du groupe qui luttait pour atteindre l'escalier. Bientôt cependant, ils se rapprochèrent de nous et nous les entendîmes au premier étage comme nous escaladions le dernier. J'entendais le bruit confus qui emplissait la maison, mais absorbé par le désir d'arriver à la chambre où se trouvait le Roi, c'est-à-dire Rodolphe, je ne faisais attention à rien. J'arrivais, Bernenstein sur mes talons. La porte ne résista pas une seconde; nous entrâmes. Bernenstein repoussa la porte et s'y adossa juste comme les autres assaillants atteignaient en masse le palier. A ce moment, un coup de pistolet retentit.

Nous demeurâmes cloués sur place, Bernenstein contre la porte, moi un peu plus loin dans la chambre. Le spectacle qui s'offrait à nous, était bien de nature à nous arrêter. La fumée du coup tiré s'élevait en spirales, mais ni l'un ni l'autre des adversaires ne paraissait blessé. Le revolver fumant était dans la main de Rupert, mais Rupert était pressé contre le mur à côté de la cheminée. D'une main, Rodolphe lui avait cloué le bras gauche sur le lambris au-dessus de sa tête; de l'autre, il lui tenait le poignet droit. Je m'approchai lentement. Si Rodolphe était désarmé, j'avais le droit d'exiger une trêve et de rétablir l'égalité. Cependant, quoique Rodolphe fut désarmé, je ne fis rien. La vue de son visage m'arrêta. Il était très pâle et serrait les lèvres; mais ce furent ses yeux qui attirèrent surtout mou regard; ils étaient joyeux et sans merci. Je ne lui avais jamais vu cette expression. Je tournai le regard vers le visage du jeune Hentzau. Ses dents blanches mordaient sa lèvre supérieure, la sueur inondait son visage, les veines se gonflaient sur son front, ses yeux ne quittaient pas Rodolphe Rassendyll. Fasciné, je me rapprochai. Alors, je vis ce qui se passait. Pouce à pouce, le bras de Rupert se courbait, le coude ployait, la main qui avait visé presque horizontalement, visait maintenant la fenêtre; mais son mouvement ne s'arrêtait pas; elle décrivait un cercle, et le mouvement s'accélérait, car la force de résistance diminuait. Rupert était battu, il le sentait, et je vis dans ses yeux qu'il le savait. Je m'approchai de Rodolphe. Il m'entendit ou me sentit et détourna un instant son regard. Je ne sais ce que disait le mien, mais il secoua la tête et se retourna vers Rupert. Le revolver que tenait celui-ci, était dirigé contre son propre cœur. Le mouvement cessa. Le point voulu était atteint.

De nouveau, je regardai Rupert. Son visage était détendu; il y avait un léger sourire sur ses lèvres; il rejeta sa belle tête en arrière et l'appuya au lambris, ses yeux interrogeaient Rodolphe Rassendyll. Je tournai les miens vers l'endroit d'où devait venir la réponse, car Rodolphe n'en ferait pas en paroles. Par le plus vif des mouvements, il quitta le poignet de Rupert et lui saisit la main. Maintenant son index était posé sur celui de Rupert et celui de Rupert l'était sur la détente. Je n'ai pas le cœur pusillanime, mais je mis une main sur l'épaule de Rodolphe. Il n'y prit pas garde; je n'osai pas faire plus. Rupert me regarda, mais que pouvais-je lui dire ? De nouveau, mes yeux se fixèrent sur le doigt de Rodolphe. Enroulé autour de celui de Rupert, il ressemblait à un homme qui en étrangle un autre.

Je n'en dirai pas plus. Rupert sourit jusqu'au bout. Sa tête orgueilleuse, que la honte n'avait jamais courbée, ne le fut pas davantage par la crainte. Le doigt recourbé sur le sien resserra soudain sa pression ; il y eut un éclair, une détonation. Un instant, Rupert fut maintenu contre le mur par la main de Rodolphe; dès que cette main se retira, il tomba comme une masse dont on ne distinguait que la tête et les genoux.

A peine le coup était-il parti, que Bernenstein, criant et jurant, fut lancé loin de la porte par laquelle se précipitèrent Rischenheim et la vingtaine d'hommes qui le suivaient pour savoir ce qui s'était passé et où se trouvait le Roi. Bien au-dessus de toutes les voix, à l'arrière dé la foule, j'entendis le cri de Rosa. Aussitôt que tous furent entrés, le même charme qui nous avait paralysés, Bernenstein et moi, agit de même sur eux. Seul, Rischenheim eut un sanglot et courut près du corps de son cousin. Les autres demeuraient fascinés. Un instant, Rodolphe se tint en face d'eux; puis, sans un mot, leur tourna le dos. De la main qui venait de tuer Rupert de Hentzau, il prit la lettre sur la cheminée, regarda l'enveloppe et ouvrit la lettre. L'écriture mit fin à tous ses doutes. Il déchira la feuille en petits morceaux qu'il dispersa dans la flamme du foyer. Je crois que tous les yeux présents les suivirent du regard jusqu'à ce qu'il ne restât plus que des cendres noircies. Enfin, la lettre de la Reine était en sûreté ! Quand il eut ainsi scellé sa tâche, il se retourna de nouveau. Sans faire attention à Rischenheim accroupi près du cadavre de Rupert, il nous regarda, Bernenstein et moi, puis la, foule derrière nous. Il attendit un instant avant de parler; lorsqu'il le fit, ce fut d'une voix calme et lente, comme s'il choisissait soigneusement ses mots.

« Messieurs, dit-il, je rendrai compte moi-même de tout ce qui vient de se passer, quand le moment sera venu. Pour l'instant, qu'il vous suffise de savoir que ce gentilhomme étendu mort sous vos yeux, avait sollicité de moi une entrevue pour affaire secrète. Je suis venu ici, désirant le secret comme il prétendait le désirer. Et ici, il a essayé de me tuer. Ce qu'il est advenu de sa tentative, vous le voyez. »

Je m'inclinai profondément; Bernenstein fit de même et tous les autres suivirent notre exemple.

« On donnera un compte rendu complet de cette affaire, ajouta Rodolphe. Maintenant, que tout le monde se retire excepté le comte de Tarlenheim et le lieutenant de Bernenstein.

Très à contrecœur, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, la foule se retira. Rischenheim se releva.

« Restez si vous le désirez, » lui dit Rodolphe, et de nouveau Rischenheim s'agenouilla près du corps de son cousin.

Apercevant les deux lits près du mur, je touchai l'épaule de Rischenheim et lui en désignai un. Ensemble, nous soulevâmes le corps de Hentzau. Le revolver était encore dans sa main. Rischenheim le dégagea. Puis nous étendîmes le corps convenablement et nous le recouvrîmes du manteau, encore maculé de boue, qu'il portait lors de son expédition nocturne au Rendez-vous de chasse. Son visage n'était presque pas altéré; dans la mort comme dans la vie, il était le plus beau de la Ruritanie. Je parierais que bien des cœurs tendres souffrirent, que bien des beaux yeux s'emplirent de larmes, lorsque la nouvelle de sa mort se répandit. Il y a encore à Strelsau des dames qui, bien que honteuses de leur fidélité à sa mémoire, ne peuvent pas oublier et portent des souvenirs de lui.

Moi-même qui avais tant de raisons de le mépriser et de le haïr, je remis ses cheveux en ordre sur son front, tandis que Rischenheim sanglotait et que Bernenstein, la tête appuyée sur son bras que soutenait la cheminée, se refusait à regarder le mort. Rodolphe seul semblait ne pas penser à lui. Ses yeux avaient perdu leur étrange expression de joie cruelle et retrouvé leur sérénité. Il prit son propre revolver sur la cheminée et le mit dans sa poche, replaçant avec soin celui de Rupert où il avait été.

« Venez; dit-il; allons apprendre à la Reine qu'il ne pourra plus faire usage de sa lettre. »

Par un mouvement involontaire, j'allai à la fenêtre et regardai au dehors. On me vit d'en bas et je fus salué d'une grande acclamation. La foule augmentait sans cesse devant la porte : on accourait de tous les quartiers de la ville, car les nouvelles portées par le petit groupe qui avait réussi à pénétrer dans la mansarde, s'étaient répandues avec la rapidité de la flamme dans une forêt. Elles seraient connues de tout Strelsau dans quelques minutes, du royaume entier dans une heure, et de l'Europe presque aussi vite.

Rupert était mort et la lettre détruite, mais que dirions-nous à cette foule immense au sujet de son Roi ? Un sentiment de complète impuissance m'envahit et se traduisit par un rire absurde. Bernenstein, debout près de moi, regarda aussi dans la rue et tourna vers moi un visage dont l'expression témoignait de son ardeur.

« Vous aurez une marche triomphale d'ici à votre palais, » dit-il à Rodolphe.

M. Rassendyll ne répondit pas, mais vint à moi et me prit le bras. Nous sortîmes, laissant Rischenheim auprès du corps. Je ne pensai pas à lui. Bernenstein crut sans doute qu'il tiendrait la parole donnée à la Reine, car il nous suivit sans hésitation.

Il n'y avait personne derrière la porte, aucun bruit dans la maison, et le tumulte de la rue ne nous parvenait que comme un rugissement voilé. Au pied de l'escalier, nous trouvâmes les deux femmes. La mère Holf se tenait sur le seuil de la cuisine, l'air stupéfait et terrifié. Rosa s'appuyait sur elle; mais aussitôt que Rodolphe parut, elle s'élança et se jeta à genoux devant lui, se répandant en remerciements incohérents adressés au Ciel qui l'avait sauvé. Il se pencha vers elle et lui parla tout bas; elle rougit de fierté. Il parut hésiter un instant en regardant ses mains; il ne portait pas d'autre bague que celle donnée par la Reine autrefois. Alors; il tira sa chaîne, en détacha sa montre d'or et me montra au revers le monogramme R. R.

« Rudolfus Rex, » murmura-t-il avec un sourire énigmatique, et il mit la montre dans la main de la jeune fille en lui disant : « Gardez-la en souvenir de moi. »

Elle riait et sanglotait en même temps, tandis que d'une main, elle prenait la montre et de l'autre tenait la main de Rodolphe.

« I1 faut me laisser partir, lui dit-il avec douceur ; j'ai beaucoup à faire. »

Je la pris par le bras et la fis relever. Rodolphe s'avança vers la vieille femme et lui parla d'une voix nette et sévère.

« Je ne sais pas, dit-il, jusqu'à quel point vous étiez du complot tramé dans votre maison. Pour le moment, je veux bien l'ignorer, car je ne trouve aucun plaisir à découvrir la trahison et à châtier une vieille femme. Mais prenez garde ! Au premier mot, à la première tentative contre moi, le Roi, le châtiment vous atteindra prompt et sévère. Si vous m'importunez, je ne vous épargnerai pas. Malgré les traîtres, je suis encore roi à Strelsau. »

I1 s'arrêta, les yeux bien fixés sur elle; ses lèvres tremblèrent et son regard s'abaissa. Il répéta :

« Oui, je suis roi à Strelsau. Surveillez vos mains et votre langue. »

Elle ne répondit rien. II passa. Je le suivais. Quand je passai devant la vieille femme, elle me saisit le bras et murmura :

« Au nom de Dieu! Qui est-il? Qui est-il? »

- Etes-vous folle? répliquai-je en levant les sourcils. Ne reconnaissez-vous pas le Roi quand il vous parle. Vous ferez bien de vous rappeler ce qu'il a dit; il a des serviteurs qui exécuteront ses ordres. »

Elle me lâcha et recula d'un pas. Le jeune Bernenstein, lui, sourit. Lui, du moins, trouvait dans cette affaire plus de plaisir que d'inquiétude.

Nous les quittâmes ainsi; la vieille femme terrifiée, mais incertaine, la jeune fille, les joues roses, les yeux brillants et serrant dans sa main le souvenir que le Roi lui-même lui avait donné.

Bernenstein eut plus de présence d'esprit que moi. Il courut en avant de nous deux et ouvrit la porte toute grande; puis saluant très bas, il s'effaça pour laisser passer Rodolphe. La rue était pleine d'un bout à l'autre, et un immense cri d'enthousiasme fut poussé par des milliers de voix. Chapeaux et mouchoirs furent agités avec une joie folle et un loyalisme triomphant. La nouvelle du danger auquel le Roi avait échappé s'était répandue avec la rapidité de l'éclair et tous voulaient le féliciter. On avait saisi un landau qui passait et l'on en avait dételé les chevaux. Il était devant la porte de la maison. Rodolphe s'était arrêté un instant sur le seuil et avait soulevé son chapeau. Son visage restait calme et je ne vis aucun tremblement dans sa main. En un instant, une douzaine de bras le saisirent doucement et le poussèrent en avant. Il monta dans la voiture; nous le suivîmes, Bernenstein et moi, tête nue, et nous nous assîmes en face de lui. La foule, pressée comme les abeilles d'un ruche, entourait la voiture de telle sorte qu'il semblait impossible d'avancer sans écraser quelqu'un. Cependant, bientôt les roues tournèrent et commencèrent à nous traîner lentement. Rodolphe continuait de soulever son chapeau à droite et à gauche. A un certain moment, nos yeux se rencontrèrent et, en dépit de ce qui s'était passé et de ce qui nous attendait, tous trois nous échangeâmes un sourire.

« Je voudrais bien qu'ils allassent un peu plus vite, » dit Rodolphe à voix basse, réprimant son sourire et recommençant à répondre par des salutations aux acclamations de ses sujets.

Mais pourquoi se seraient-ils pressés ? Ils ignoraient ce qu'apporteraient les quelques heures suivantes et la question si importante qui exigeait une solution immédiate. Bien loin de se hâter, on allongea la route par de nombreux arrêts, un entre autres devant la Cathédrale; là, un homme courut faire sonner un carillon de joie ; puis il y eut des présentations de bouquets par de jolies jeunes filles et d'impétueuses poignées de mains à échanger avec des sujets enthousiastes. Rodolphe garda un calme imperturbable et joua son rôle royal au naturel. J'entendis Bernenstein murmurer : « Par le Ciel ! Il faut qu'il y reste ! »

Enfin, nous arrivâmes en vue du Palais. Là aussi, il y avait une grande agitation. Beaucoup d'officiers et de soldats s'y trouvaient. Je vis la voiture du chancelier arrêtée près de l'entrée, et une douzaine de riches équipages attendaient le moment du pouvoir approcher. Nos chevaux humains avancèrent lentement jusqu'à l'entrée. Helsing était sur les marches et accourut vers la voiture pour recevoir le Roi avec un empressement passionné. Les cris de la foule devinrent encore plus bruyants.

Mais tout à coup, le silence se fit; il ne dura qu'un instant et fut le prélude d'une acclamation assourdissante. Je regardais Rodolphe. Je le vis tourner la tête subitement et ses yeux étincelèrent. Je suivis son regard. Là-haut, sur la plus haute marche du large escalier de marbre, la Reine était debout, pâle comme le marbre même et lui tendait les mains. Le peuple l'avait vue; c'est à elle que s'était adressée la dernière acclamation. Ma femme se tenait tout près derrière elle, et un peu plus en arrière, d'autres de ses dames. Nous sautâmes hors de la voiture, Bernenstein et moi. Après un dernier salut au peuple, Rodolphe nous suivit. Il monta jusqu'à l'avant-dernière marche, et là, il ploya le genou et baisa la main de la Reine. J'étais tout près de lui et lorsqu'il leva les yeux vers son visage, je l’entendis qui disait :

« Tout va bien. Il est mort et la lettre est brûlée. »

De la main, elle le releva. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne put parler. Elle passa son bras sous celui de Rodolphe et ils restèrent ainsi un instant, faisant face à tout Strelsau. De nouveau, les cris retentirent. Le jeune Bernenstein s'élança en avant, agitant son casque et criant comme un fou : « Dieu sauve le Roi ! » Emporté par sou enthousiasme, je suivis son exemple. Le peuple répéta l'exclamation avec une ferveur sans bornes et tous, petits et grands dans Strelsau, acclamèrent ce jour-là Rodolphe Rassendyll roi de Ruritanie. Il n'y avait pas eu de manifestation pareille depuis le retour d'Henri le Lion, après ses longues guerres, c'est-à-dire depuis cent cinquante ans.

« Et pourtant, me dit tout bas le vieux Helsing, les agitateurs politiques prétendent qu'il n'y a plus d'enthousiasme pour la maison d'Elphsberg ! » Il prit une pincée de tabac avec une satisfaction dédaigneuse. Bernenstein interrompit ses acclamations un instant, puis se remit à l'œuvre. J'avais repris possession de moi-même et je regardais, haletant, le foule au-dessous de moi. Le crépuscule tombait et les figures devenaient indistinctes. Cependant, tout à coup, je crus en reconnaître une qui dardait sur moi un ardent regard; c'était le visage pâle d'un homme dont la tête était entourée d'un bandeau. Je saisis le bras de Bernenstein et murmurai : « Bauer ! » en le désignant du doigt. Au même instant, il disparut, quoiqu'il semblât impossible à un homme de se mouvoir dans cette foule si compacte. Il était venu comme un avertissement audacieux au milieu du faux triomphe et avait disparu non moins rapidement, laissant derrière lui le souvenir de notre péril. Mon cœur défaillit tout à coup et j'aurais volontiers crié à ce peuple d'en finir avec son absurde enthousiasme.

Enfin, nous partîmes ! Sous prétexte de fatigue, la porte fut fermée à tous ceux qui désiraient exprimer leurs félicitations, mais on ne put disperser la foule qui continua, satisfaite et obstinée, à enfermer le Palais dans une haie vivante. Nous entendions encore les rires et les vivats, du petit salon donnant sur les jardins.

Rodolphe nous avait priés de venir, ma femme et moi; Bernenstein avait assumé la tâche de garder la porte. La nuit tombait vite; les jardins étaient d'autant plus silencieux que l'on entendait au loin le grondement de la foule. Ce fut là que Rodolphe nous raconta sa lutte avec Rupert de Hentzau dans la mansarde de la vieille maison, passant sur les détails aussi légèrement que possible. La Reine restait debout près de son fauteuil, sans lui permettre de se lever. Quand il termina en lui disant comment il avait brûlé sa lettre, elle se baissa subitement et le baisa sur le front. Puis elle regarda Helga bien en face, presque d'un air de défi, mais Volga courut à elle et la prit dans ses bras.

Rodolphe restait assis, la tête appuyée sur sa main. Il leva une fois les yeux vers les deux femmes, puis me fit signe de venir à lui. Je m'approchai, mais pendant quelques instants, il ne parla pas. De nouveau, il me fit signe de la main appuyée au bras de son fauteuil, je baissai la tête tout près de la sienne.

« Fritz, me dit-il enfin, très bas, aussitôt qu'il fera tout à fait nuit, il faudra que je parte; Bernenstein viendra avec moi; vous resterez ici.

- Où pourrez-vous aller?

- Au Pavillon de chasse. Il faut que je voie Sapt et que je m'entende avec lui. »

Je ne comprenais pas quel plan il pouvait avoir conçu, ni quel projet il croyait pouvoir mener à bien, mais pour le moment, mon esprit n'était occupé que du tableau que j'avais sous les yeux. Je murmurai :

« Et la Reine ? »

Si bas que je parlasse, elle entendit. Elle tressaillit et se tourna tout à coup vers nous sans quitter la main d'Helga. Ses yeux interrogèrent nos visages et en un instant, elle devina de quoi nous avions parlé.

Un moment encore, elle nous regarda, puis soudain, elle s'élança vers Rodolphe, se jeta à genoux devant lui et appuya ses mains sur ses épaules. Elle oubliait notre présence et tout au monde, absorbée tout entière dans la crainte de le perdre de nouveau.

« Pas une seconde fois, Rodolphe, mon bien-aimé ; pas une seconde fois ! Je n'y résisterais pas. »

Alors, elle courba la tête sur les genoux de Rodolphe et sanglota. Il leva la main et caressa doucement la chevelure de la Reine, mais il ne la regarda pas. Ses yeux restaient fixés sur le jardin qui devenait de plus en plus obscur et morne. Il serrait les lèvres. Son visage était pâle et tiré. Après l'avoir contemplé quelques instants, j'attirai ma femme vers une table placée à une certaine distance, et là, nous nous assîmes. On entendait encore le tumulte et les acclamations de la foule joyeuse et surexcitée. A l'intérieur, rien que les sanglots de la Reine. Rodolphe caressait sa chevelure fauve et sondait la nuit de ses yeux fixes et tristes.

Elle leva la tête et le regarda.

« Vous me briserez le coeur, » dit-elle.

 

Chapitre XIX.

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