XIX
Pour l'amour de nous et pour l'honneur d'Elle.
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Rupert de Hentzau était mort. C'était la pensée qui, au milieu de toutes nos perplexités, me revenait et m'apportait un soulagement extraordinaire. A ceux qui ne se sont pas rendu compte en luttant contre lui de la grandeur de son audace et de la portée de ses desseins, il peut sembler incroyable que sa mort pût nous apporter un soulagement dans un moment où l'avenir était encore si sombre et si incertain. Pour moi, c'était une chose si importante, que j'avais peine à nous croire vraiment débarrassés de lui. Sans doute, il était mort, mais ne pouvait-il pas nous frapper encore de par delà le gouffre ?
Telles étaient les pensées à demi superstitieuses qui me traversaient l'esprit tandis que je regardais la foule obstinément assemblée en cercle devant le Palais. J'étais seul. Rodolphe était avec la Reine. Ma femme se reposait. Bernenstein prenait un repas pour lequel je ne me sentais pas d'appétit. Avec un effort, je me débarrassai de mes songeries et tâchai de fixer mon attention sur notre position actuelle. Nous étions enfermés dans un cercle de difficultés. Les résoudre, dépassait mes moyens, mais je savais ce que je désirais. Ce n'était pas de découvrir comment Rodolphe Rassendyll s'échapperait de Strelsau sans être reconnu; comment le Roi quoique mort reste Roi, et comment la Reine serait laissée, désespérée, sur son trône solitaire et lugubre. Peut-être un cerveau plus subtil que le mien trouverait-il mieux que moi une solution ? Mon imagination s'arrêtait avec amour sur le règne de celui qui était en ce moment roi à Strelsau, décidant à part moi, que donner un tel maître au royaume, serait une fraude splendide et si hardie qu'elle ne saurait être découverte. En fait de craintes à concevoir, il ne restait que le soupçon de la mère Holf : la crainte ou l'argent lui fermerait la bouche ; et ce que savait Bauer, mais les lèvres de Bauer pourraient aussi être closes et le seraient sous peu de jours. Ma rêverie me mena loin. Je vis l'avenir se dérouler devant moi, dans les annales d'un grand règne. Il me semblait que, par la violence et le sang répandu, nous avions vaincu le destin et que, se repentant par extraordinaire, il réparait l'erreur commise en ne faisant pas naître Rodolphe pour être roi.
Je rêvai ainsi pendant longtemps; je fus tiré de ma songerie par le bruit de la porte qui s'ouvrait, et en me retournant, j'aperçus la Reine. Elle était seule et s'approcha d'un pas timide. Elle contempla un instant le square et la foule, mais recula subitement comme si elle craignait qu'on ne la vît. Alors, elle s'assit et tourna son visage vers moi. Je lus dans ses yeux quelque chose de la lutte des émotions diverses qui l'agitaient; elle semblait vouloir à la fois me prier de ne pas la désapprouver et me demander ma sympathie, mon indulgence pour sa faute et pour son bonheur; les reproches qu'elle s'adressait jetaient une ombre sur sa joie, mais le rayon d'or brillait en dépit de tout. Je la regardais avec anxiété. Telle n'aurait pas été son attitude si elle était venue après un dernier adieu, car le rayonnement était là, quoique obscurci par le chagrin et la crainte.
« Fritz, commença-t-elle, avec douceur, je suis coupable, bien coupable. Dieu ne punira-t-il pas ma joie ? » J'ai peur de n'avoir pas prêté grande attention à son trouble, que je comprends si bien maintenant.
« Votre joie! Alors, vous l'avez décidé ? » Elle sourit un instant. Je balbutiai :
« Je veux dire que vous vous êtes entendus... »
De nouveau, ses yeux cherchèrent les miens et elle dit très bas :
« Quelque jour... pas encore : Oh! pas encore. Ce n'est pas possible maintenant. Mais un jour, Fritz, si Dieu n'est pas trop dur pour moi, je... je serai à lui, Fritz.
J'étais tout entier à ma vision, non à la sienne.
Je voulais qu'il fût roi. Quant à elle, peu lui importait ce qu'il serait, pourvu qu'il fût à elle et ne la quittât plus.
« Il prendra la couronne ! m'écriai-je triomphant.
- Non, non, il ne prendra pas la couronne : il va partir.
- Partir ! Il me fut impossible de dissimuler ma consternation.
- Oui, maintenant : mais pas... pas pour toujours, Ce sera long, oh ! bien long. Mais je peux m'y résigner si je sais que plus tard... »
Elle se tut et, de nouveau, me regarda avec des yeux qui imploraient le pardon et la sympathie.
« Je ne comprends pas, dis-je d'un ton brusque et, je le crains, un peu bourru.
- Vous ne vous trompiez pas, reprit-elle; ,je l'ai convaincu. Il voulait s'éloigner comme la première fois. Aurais-je dû le lui permettre ? Oui, oui; mais je n'ai pas pu. Fritz, n'en ai-je pas fait assez ? Vous ne savez pas ce que j'ai souffert. Et il faut que je souffre encore, car il va partir et le temps sera long. Mais à la fin, nous serons réunis. Dieu est miséricordieux. Nous serons ensemble... un jour.
- S'il part à présent, comment pourra-t-il revenir ?
- Il ne reviendra pas. J'irai à lui. Je renoncerai au trône et j'irai à lui, un jour, quand on pourra se passer de moi ici, quand j'aurai achevé mon... mon œuvre. »
J'étais consterné par cette destruction de mon rêve, mais cependant, je ne pouvais être dur pour elle; je pris sa main et la pressai. Elle murmura :
« Vous vouliez qu'il fût roi ?
- De tout mon cœur, Madame.
- Il n'a pas voulu, Fritz, non; et moi, je n'oserais pas non plus faire cela. »
Je tirai alors argument des difficultés pratiques.
« Mais comment réussira-t-il à partir ? demandai-je. *
- Je l'ignore, mais lui le sait : il a un plan. »
Nous retombâmes dans le silence : ses yeux devinrent plus calmes; elle semblait entrevoir, avec un espoir patient, le moment où son bonheur viendrait à elle.
J'étais comme un homme privé de la surexcitation de l'ivresse et tombé dans l'apathie.
« Je ne vois pas comment il pourra partir », dis-je avec humeur.
Elle ne me répondit pas. Un instant après, la porte se rouvrit et Rodolphe entra, suivi de Bernenstein. Tous deux portaient des bottes à l'écuyère et un manteau. Je lus sur le visage de Bernenstein exactement le même désappointement que je savais devoir être exprimé par le mien. Rodolphe paraissait calme, heureux même. Il marcha droit vers la Reine.
« Les chevaux seront ici dans quelques minutes, » dit-il doucement. Se tournant ensuite vers moi, il ajouta : « Vous savez ce que nous allons faire, Fritz ?
- Moi ? pas du tout, Sire; répondis-je d'un ton boudeur.
- Moi ! pas du tout, Sire, répéta-t-il, moitié gai, moitié moqueur. Puis il se plaça entre Bernenstein et moi et passa ses bras dans les nôtres. Oh ! Les deux scélérats sans scrupules ! Vous voilà aimables comme des ours parce que je ne veux pas être un voleur ! Pourquoi ai-je tué le jeune Rupert et vous ai-je laissé vivre, coquins ? »
Je sentais la pression amicale de sa main sur mon bras. Je ne pus lui répondre. A chacune de ses paroles, à chaque moment passé avec lui, mon chagrin devenait plus aigu. Bernenstein me regarda et leva les épaules avec désespoir. Rodolphe eut un petit rire.
« Vous ne me pardonnez pas de ne pas être un aussi grand gredin que Rupert, n'est-ce pas ? »
Je ne trouvai rien à dire, mais je retirai mon bras du sien, pris sa main et la serrai.
« Voilà, mon vieux Fritz ! » s'écria-t-il, et il prit la main de Bernenstein que celui-ci lui abandonna un peu à contrecœur.
« Bernenstein et moi partons de suite pour le Pavillon de chasse, oui et publiquement, aussi publiquement que possible. Je traverserai cette foule au beau milieu, me montrant à tous ceux qui voudront me regarder et je m'arrangerai pour faire savoir à tous où je vais. Nous arriverons de très bonne heure demain matin, avant qu'il fasse jour. Là, nous trouverons... ce que vous savez. Nous trouverons Sapt aussi et il mettra la dernière main à votre plan. Holà ! Qu'y a-t-il donc ? »
On entendait de nouvelles acclamations de la foule qui stationnait encore devant le Palais. Je courus à la fenêtre; l'ouvris vivement et vis de l'agitation au milieu des assistants. Puis j'entendis une voix sonore et stridente qui m'était bien connue.
« Faites place, coquins, faites place ! » Je me retournai très ému.
« C'est Sapt, dis-je. Il traverse la foule à cheval comme un fou, et votre domestique le suit de très près.
- Mon Dieu ! Qu'est-il arrivé ? Pourquoi ont-ils quitté le Pavillon ? » s'écria Bernenstein.
La Reine tressaillit effrayée, se leva vivement et vint passer son bras sous celui de Rodolphe. Nous entendions le peuple acclamant Sapt de bon cœur, et plaisantant James qu'on prenait pour un serviteur du connétable.
Les minutes semblaient bien longues, tandis que nous attendions perplexes et presque consternés. La même pensée était dans tous nos esprits et nous nous la communiquions par nos regards. Qu'est-ce qui pouvait leur avoir fait abandonner la garde qu'ils montaient autour du lieu qui renfermait le grand secret, sinon la découverte du secret ? Ils n'auraient certes pas quitté leur poste, aussi longtemps qu'il leur était possible de remplir leur mission de confiance. Par quel hasard imprévu le corps du Roi avait-il pu être découvert ? Alors, sa mort était connue, et d'un instant à l'autre, la nouvelle pouvait venir surprendre et stupéfier la ville.
Enfin, la porte s'ouvrit toute grande et l'on annonça le connétable de Zenda ! Sapt était couvert de poussière et de boue et James, entré sur ses talons, n'était pas en meilleur état. Evidemment, ils étaient venus a fond de train, car ils haletaient encore. Sapt, après un bref salut à la Reine, vint droit à Rodolphe.
« Est-il mort ? demanda-t-il sans préambule.
- Oui, Rupert est mort, répondit M. Rassendyll; je l'ai tué.
- Et la lettre ?
- Je l'ai brûlée.
- Et Rischenheim ? »
La Reine intervint.
« Le comte de Luzau-Rischenheim ne fera rien, ne dira rien contre moi, » affirma-t-elle.
Sapt leva un peu ses sourcils. « Bien ! et Bauer ?
- Bauer est libre, répondis-je.
- Hum ! Enfin, ce n'est que Bauer, » dit le connétable, l'air assez satisfait. Ses yeux tombèrent sur Rodolphe et Bernenstein. De la main, il désigna leurs bottes.
« Où donc allez-vous si tard ? demanda-t-il.
- D'abord ensemble au Pavillon pour vous y voir, puis moi seul à la frontière, répliqua M. Rassendyll.
- Une seule chose à la fois. La frontière attendra. Que veut de moi Votre Majesté au Pavillon ?
- Je veux m'arranger pour ne plus être Votre Majesté, » répliqua Rodolphe.
Sapt se jeta sur un siège et ôta ses gants.
« Allons, dit-il, racontez-moi ce qui s'est passé aujourd'hui à Strelsau. »
Nous fîmes un récit pressé mais complet. Il écouta sans donner beaucoup de signes d'approbation ou de blâme, mais il me sembla voir une lueur briller dans ses yeux, lorsque je décrivis comment toute la ville avait acclamé Rodolphe, son Roi, et comment la Reine l'avait reçu comme son mari aux yeux de tous.
De nouveau, l'espoir et la vision détruits par la calme résolution de Rodolphe m'inspirèrent. Sapt parlait peu, mais il avait l'air d'un homme qui tient une nouvelle en réserve. II paraissait comparer ce que nous lui disions avec quelque chose qu'il savait et que nous ignorions. Le petit valet de chambre restait tout ce temps à la porte, gardant un silence respectueux, mais je pouvais voir par un regard jeté sur sa vive physionomie, qu'il suivait tout ce qui se passait avec la plus profonde attention.
Quand tout fut dit, Rodolphe se tourna vers Sapt et lui demanda :
« Et votre secret ? Est-il en sûreté ?
- Mais oui, en sûreté suffisante.
- Personne n'a vu ce que vous aviez à cacher ?
- Non : et personne ne sait que le Roi est mort.
- Alors; qu'est-ce qui vous amène ici ?
- Mais, la même raison qui allait vous amener au Pavillon, la nécessité d'une entrevue avec vous, Sire. - Mais le Pavillon ? Il n'est plus gardé ?
- Le Pavillon est en sûreté. »
Sans aucun doute, il y avait un secret, un secret nouveau, caché derrière ces paroles brèves et ces manières brusques. Ne pouvant plus y tenir, je m'élançai vers Sapt, en disant :
« Qu'y a-t-il ? Dites-le nous, connétable ? » Il me regarda et ensuite M. Rassendyll.
« Je voudrais connaître d'abord votre plan, lui dit-il. Comment comptez-vous expliquer votre présence en ville aujourd'hui, quand le Roi gît mort dans le Pavillon de chasse depuis hier soir ? »
Nous resserrâmes le cercle lorsque Rodolphe commença sa réponse. Sapt seul resta dans son fauteuil sans changer d'attitude. La Reine avait repris le sien et semblait prêter peu d'attention à ce que nous disions. Je crois qu'elle était encore en proie -à la lutte qui se passait dans son âme. La faute dont elle s'accusait et la joie qui envahissait tout son être sans qu'elle pût lui imposer silence, étaient aux prises entre elles, mais s'unissaient pour exclure toute autre pensée de son esprit.
« Dans une heure, reprit Rodolphe, il faudra que je sois parti.
- Si vous le désirez, c'est facile, dit Sapt.
- Voyons, Sapt, soyez raisonnable, répondit M. Ras,endyll en souriant. De bonne heure, demain matin, vous et moi...
- Ah! moi aussi ? demanda le connétable.
- Oui ! Vous, Bernenstein et moi serons au Pavillon.
- Ce n'est pas impossible, quoique j'en aie à peu près assez du cheval.
Rodolphe fixa son regard sur lui.
« Vous comprenez, dit-il ; le Roi arrive de bonne heure à son Rendez-vous de chasse....
- Je vous suis, Sire.
- Et que se passe-t-il alors, Sapt ? Se tue-t-il accidentellement d'une balle ?
- Dame ! Cela arrive quelquefois.
- Ou bien est-il tué par un assassin ?
- Mais vous avez désarmé le plus redoutable des assassins !
Même en ce moment, je ne pus m'empêcher de sourire de l'esprit bourru du vieux soldat et de la patience avec laquelle Rodolphe s'en amusait.
- Ou bien encore, le fidèle serviteur Herbert le tue-t-il d'une balle ?
- Eh quoi ! Faire du pauvre Herbert un assassin ?
- Oh non ! Par accident, et ensuite se tue-t-il de remords et de désespoir ?
- Tout cela est très joli. Mais les médecins ont une manière incommode de constater quand et comment un homme s'est tiré une balle.
- Mon bon connétable, les médecins ont des paumes dans les mains aussi bien que des idées dans l'esprit. Si vous remplissez les paumes de leurs mains, vous fournissez des suggestions à leur esprit.
- Je pense, dit Sapt, que les deux plans sont bons. Si nous choisissons le dernier, qu'arrive-t-il ?
- Demain, vers le milieu du jour, une nouvelle se répand comme un éclair dans toute la Ruritanie, voire même dans toute l'Europe; on apprend que le Roi, miraculeusement sauvé aujourd'hui...
- Dieu soit loué ! s'écria le colonel Sapt, et le jeune Bernenstein éclata de rire.
- Est mort dans des circonstances tragiques.
- Cela causera une grande douleur, ajouta Sapt.
- Pendant ce temps-là, je serai en sûreté au delà de la frontière.
- Oh ! en toute sûreté !
- Parfaitement, et dans l'après-midi de demain, vous et Bernenstein partirez pour Strelsau où vous apporterez le corps du Roi.
Rodolphe, après un moment d'hésitation, murmura « Il faudra le raser. Et si les médecins veulent discuter la question de savoir depuis combien de temps il est mort, eh bien ! comme je vous l'ai dit : remplissez leurs mains. »
Sapt resta silencieux quelques instants, comme s'il réfléchissait au plan. Il présentait certes des dangers, mais le succès avait enhardi Rodolphe, et il avait appris combien le soupçon est lent à naître si la supercherie est assez audacieuse. Ce sont seulement les tromperies probables qui sont découvertes.
« Eh bien ? que dites-vous ? » demanda M. Rassendyll. Je remarquai qu'il ne dit rien à Sapt de ce que lui et la Reine avaient résolu de faire plus tard.
Le front de Sapt se ridait. Je le vis regarder James et le plus fugitif sourire se montra sur les lèvres du serviteur.
« C'est dangereux, naturellement, reprit Rodolphe, mais je crois que lorsqu'ils verront le corps du Roi... - Là est la difficulté, interrompit Sapt; on ne pourra pas voir le corps du Roi. »
Rodolphe le regarda étonné. Puis parlant très bas, de peur que la Reine n'entendît et ne fût peinée, il ajouta « Il faudra l'ensevelir avec soin, vous comprenez : il suffira que quelques personnages officiels se trouvent là. » Sapt se mit debout devant M. Rassendyll.
« Le plan est bon, mais il a un défaut capital, » dit-il d'une voix singulière, encore plus dure qu'à l'ordinaire. J'étais sur des charbons ardents, car j'aurais parié ma vie qu'il nous réservait quelque étrange nouvelle.
« Il n'y a pas de corps, » dit-il.
M. Rassendyll lui-même perdit son sang-froid. Il s'élança vers Sapt et lui saisit le bras.
« Pas de corps ! que voulez-vous dire ? » s'écria-t-il. Sapt lança un nouveau regard à James et commença son récit d'une voix monotone, mécanique, comme s'il répétait une leçon apprise par cœur, ou jouait un rôle que l'habitude lui rendait familier.
« Ce pauvre garçon d'Herbert avait eu l'imprudence de laisser une bougie allumée à l'endroit où l'on serrait l'huile et le bois de chauffage, dit-il. Cet après-midi, vers six heures, nous nous étendîmes, James et moi, pour faire une sieste après notre repas. Vers sept heures, James vint à moi et m'éveilla. Ma chambre était pleine de fumée; le Pavillon flambait. Je sautai de mon lit; le feu avait fait trop de progrès pour que nous puissions essayer de l'éteindre. Nous n'avions qu'une pensée... » Il s'arrêta subitement et regarda James.
« Qu'une pensée : sauver notre compagnon, dit James gravement.
- Sauver notre compagnon, répéta Sapt. Je me précipitai vers sa chambre; j'ouvris la porte et essayai d'entrer. C'était la mort certaine. James tenta d'entrer, mais recula aussi. Je fis une nouvelle tentative. James me tira en arrière; ce n'eût été qu'une mort de plus. Il fallut nous sauver; nous gagnâmes la porte. Le Pavillon tout entier était en flammes. Nous ne pouvions rien faire qu'assister au désastre et voir le bois si vite enflammé, noircir, se réduire en cendres et la flamme s'éteindre. Nous savions que tous ceux restés dans l'intérieur, devaient assurément être consumés par le feu. Que pouvions-nous faire ? Enfin, James partit pour chercher du secours. Il trouva une troupe de charbonniers qui revinrent avec lui. Il n'y avait plus de flamme. Tous, nous nous approchâmes des ruines carbonisées. Tout était en cendres. Mais (il baissa la voix) nous trouvâmes ce qui nous parut être le corps de Boris le lévrier. Dans un autre endroit, était un cadavre carbonisé dont le cor de chasse fondu en une masse de métal, nous fit reconnaître Herbert le garde forestier.
« Il y avait encore un autre cadavre presque informe et tout à fait méconnaissable. Nous le vîmes et les charbonniers aussi. D'autres paysans arrivèrent qui avaient été attirés par la vue des flammes. Personne ne pouvait dire de qui était ce cadavre. Seuls James et moi le savions. Nous montâmes alors à cheval pour venir ici prévenir le Roi. »
Sapt finit son histoire ou sa leçon. La Reine laissa échapper un sanglot et se couvrit le visage de ses mains. Bernenstein et moi, stupéfaits, comprenant à peine si l'étrange histoire était sérieuse ou non, demeurions immobiles, les yeux stupidement fixés sur Sapt. Enfin, écrasé; par toute cette étrangeté, rendu à demi idiot par le bizarre mélange de comique et de tragique dans la diction de Sapt, je le tirai par sa manche et demandai moitié riant, moitié suffoqué par l'étonnement.
« Quel était l'autre cadavre, Sapt ? »
Il tourna vers moi ses petits yeux perçants, avec une gravité persistante et une effronterie imperturbable
« Celui d'un M. Rassendyll, un ami du Roi qui, avec son valet de chambre James, attendait le retour du Roi parti pour Strelsau. Ce serviteur ici présent, est prêt à partir pour l'Angleterre afin d'annoncer la nouvelle à sa famille. »
Depuis quelque temps, la Reine écoutait, les yeux fixés sur Sapt et elle tendait un bras vers lui comme pour le supplier de lui expliquer cette énigme. Quelques mots avaient suffi pour exposer son stratagème dans toute sa simplicité. Rodolphe Rassendyll était mort, son corps réduit en cendres; le Roi vivait et occupait son trône à Strelsau. C'est ainsi que Sapt avait subi la contagion de la folie de James, le valet de chambre, et avait mis en action l'étrange fable que le petit homme avait imaginée pour faire passer le temps au Rendez-vous de chasse !
Tout à coup, M. Rassendyll dit d'une voix claire et brève :
« Tout cela n'est qu'un mensonge, Sapt, et ses lèvres se contractèrent dédaigneusement.
- Ce n'est pas un mensonge que le Pavillon soit brûlé, ainsi que les corps qui s'y trouvaient, ni qu'une cinquantaine de gens le savent et que personne ne pourrait reconnaître le cadavre du Roi. Quant au reste, c'est un mensonge, mais je crois que la partie de vérité peut suffire. »
Les deux hommes se tenaient en face l'un de l'autre, se défiant des yeux. Rodolphe avait saisi la signification du tour audacieux que Sapt et James avaient joué. Il était désormais impossible d'apporter le corps du Roi à Strelsau. Il semblait non moins impossible de déclarer que l'homme brûlé au Pavillon, avait été le Roi. Ainsi, Sapt forçait la main à Rodolphe; il avait été inspiré par le même rêve que nous et doué d'une hardiesse plus indomptable que la nôtre. Mais quand je vis la manière dont Rodolphe le regardait, je me demandai s'ils ne quitteraient pas la Reine pour aller vider une querelle mortelle. M. Rassendyll, pourtant, dompta sa colère.
« Vous êtes tous résolus à faire de moi un misérable, dit-il froidement. Fritz et Bernenstein m'y poussent; vous, Sapt, essayez de m'y forcer. James est sans doute du complot ?
- Je l'ai suggéré, monsieur, répondit James, non d'un ton de défi, ou irrespectueux, mais comme pour obéir, ainsi que le voulait son devoir, à la question sous-entendue de son maître.
- Je m'en doutais ! Vous tous ! Eh bien ! je ne veux pas avoir la main forcée. Je vois maintenant qu'il n'y a plus qu'un moyen de me tirer de cette affaire et ce moyen, je l'emploierai.
Aucun de nous ne parla. Nous attendîmes qu'il lui plût de continuer. Il reprit :
« De la lettre de la Reine, je n'ai rien à dire et ne dirai rien. Mais je dirai à tous que je ne suis pas le Roi, mais Rodolphe Rassendyll et que j'ai joué le rôle de roi simplement pour servir la Reine et punir Rupert de Hentzau. Cela suffira pour déchirer le filet dont Sapt a voulu m'envelopper. »
Il parlait froidement et avec calmé, de sorte que lorsque je le regardai, je fus stupéfait de voir que ses lèvres se contractaient et que son front était humide de sueur. Alors, je compris quelle lutte soudaine, rapide et terrible l'avait torturé avant que, vainqueur de lui-même, il eût repoussé la tentation. J'allai à lui et lui serrai la main; cela sembla le soulager et l'adoucir.
« Sapt! Sapt! dit-il, vous avez failli faire de moi un coquin !
Sapt ne répondit pas. Il avait marché avec colère par la chambre. Il s'arrêta brusquement devant Rodolphe et montrant la Reine de la main :
« Moi, faire de vous un coquin ! s'écria-t-il. Et que faites-vous de notre Reine que nous servons tous ? Que fera d'elle cette vérité que vous voulez proclamer ? N'ai-je pas entendu dire qu'elle vous avait accueilli comme son mari bien-aimé devant tout Strelsau ? Croira-t-on qu'elle ne connaissait pas son mari ? Oui, vous pouvez vous montrer, vous pouvez dire qu'on s'est trompé. Croira-t-on qu'elle aussi s'est trompée ? La bague du Roi était-elle à votre doigt ? Où est-elle ? Et comment M. Rassendyll a-t-il pu passer des heures avec la Reine, chez Fritz de Tarlenheim, pendant que le Roi était au Pavillon de chasse ? Déjà un roi et deux autres hommes sont morts pour qu'on ne pût prononcer un mot contre elle, et vous, vous serez celui qui mettra en branle toutes les langues de Strelsau et qui la fera montrer du doigt par tous ceux qui la soupçonneront !
Rodolphe ne répondit rien. Dès que Sapt avait prononcé le nom de la Reine, il s'était rapproché d'elle et avait laissé tomber sa main sur le dossier de son fauteuil. Elle avait levé une des siennes pour la joindre à celle de Rodolphe et ils étaient restés ainsi ; mais je vis qu'il était devenu très pâle.
« Et nous, vos amis, poursuivit Sapt, car nous vous avons été fidèles comme à la Reine, par Dieu ! Fritz, Bernenstein et moi, quel souci en prenez-vous ? S'il faut que cette vérité soit révélée, qui croira que nous sommes restés fidèles au Roi, que nous ignorions le tour joué au Roi, que nous n'en avons pas été complices... peut-être aussi complices de son assassinat ? Ah ! Rodolphe Rassendyll, Dieu me préserve d'avoir une conscience qui m'empêche d'être fidèle à la femme que j'aime et aux amis qui m'aiment. »
Je n'avais jamais vu le vieux connétable si ému. Il m'entraîna comme il entraîna Bernenstein. Je sais maintenant que nous n'étions que trop disposés à nous laisser convaincre, ou, plutôt, qu'emportés par notre désir passionné, nous étions tout convaincus d'avance. Son appel ému nous parut être un argument. Du moins, le danger qu'il signalait pour la Reine était réel et grand.
Subitement, un changement se fit en lui. Il saisit la main de Rodolphe et lui parla d'une voix basse et entrecoupée, dont la douceur ne ressemblait en rien à son âpreté habituelle.
« Enfant, reprit-il, ne dites pas non ! Voici la plus belle des femmes languissant après celui qu'elle aime, et le plus beau pays du monde languissant après son vrai Roi, et les meilleurs amis du monde, oui, par le Ciel ! les meilleurs, dévorés du désir de vous avoir pour maître.
« Je ne sais rien de votre conscience, mais je sais ceci le Roi est mort et sa place est vide, et je ne vois pas pourquoi le Dieu tout-puissant vous aurait envoyé ici, si ce n'est pour la prendre. Allons, enfant ! pour l'amour de nous et pour l'honneur d'Elle ! Quand le Roi vivait, je vous aurais tué plutôt que de vous laisser usurper son trône. Il est mort ! Maintenant... pour l'amour de nous et pour l'honneur d'Elle !
J'ignore quelles pensées traversèrent l'esprit de M. Rassendyll. Son visage était impassible et rigide. Il ne bougea pas lorsque Sapt eut fini, mais resta comme il était, immobile pendant longtemps. Puis il inclina lentement la tête vers la Reine et la regarda dans les yeux. Elle lui rendit son regard et, enfin, emportée par l'espoir fougueux du bonheur immédiat, par son amour pour lui et fière de lui voir offrir le rang suprême, elle s'élança de son siège et tombant à genoux devant Rodolphe, s'écria :
Oui, oui ! Pour l'amour de moi, Rodolphe, pour l'amour de moi !
- Êtes-vous donc aussi contre moi, ma Reine ? dit-il en caressant sa chevelure fauve.